[Extraits de vie]Brindillette

Hurlevent, mardi soir, 21h, taverne du cochon siffleur

« ça va Bernard ? »
S'il pose la question c'est parce que Bernard est pas vraiment dans son assiette. Son regard va de son verre à son ami en hésitant. Il sait pas bien lui même comment il va alors il attend avant de répondre.
« Ben je pense.
- T'as une tête bizarre, t'as vu un jambon qui parle ou quoi ? »
- Ben... presque. » Il soupire et l'autre attend la suite sans le brusquer. « Y'avait une nénette dans un arbre juste à l'entrée. Une elfe de la nuit là, grandes oreilles. Tu sais ce qu'elle foutait dans l'arbre ?
- Nan. Mais tu vas me le dire. 
- Accroche-toi. Elle était là, recroquevillée, en dépassant partout de sa branche hein, pour pioncer. 
- Ouais, ben c'est une elfe, ils sont pas comme nous. 
- Attends. Tu sais pourquoi elle allait passer la nuit là ? 
- Nan.Vas-y.
- Pour éviter... les Gniontiphores. »
L'autre le regarde incrédule.
« Les quoi ?
-C'est ce que je lui ai demandé. Les Gniontiphores ce sont des monstres arracheurs d'entrailles qui raffolent des boudins et andouilles d'elfes et qui pullulent dans le coin. S'ils vous voient ou vous sentent, c'est fini pour vous. Heureusement, ils ne sortent que la nuit et le seul moyen de leur échapper consiste à rejoindre la branche la plus inconfortable d'un arbre où ils iront jamais vous chercher. 
- Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? 
- Elle m'a sorti ça tel quel. Et moi je lui ai dit : 'Qu'est-ce que c'est que ces conneries ?'. Et elle m'a dit qu'heureusement pour elle, elle avait croisé Léon le traqueur de Gniontiphores qui lui avait expliqué tout ça et que grâce à ses conseils, elle passerait une nuit tranquille. Mais que demain, elle allait devoir se faire une couronne en crottes de lapin pour éviter qu'ils reviennent. J'y dis 'Léon quoi ?' et elle me répond 'Léon Barvin, le traqueur de Gniontiphores'. »

La chute. Toujours la meilleure avec Bernard. L'autre se prit à rire gaiement.
«Haha ! Sacré Léon ! Ça m'étonne pas de lui. 
- Ouais, sacré Léon. 
- Elle y est toujours, sur son arbre ? 
- Ben... je suppose, j'ai pas insisté. J'ai bien fait ? Ou j'aurais du lui dire qu'il s'était foutu de sa gueule ? Elle avait pas l'air malheureuse tu sais. »
Voilà, fallait qu'il se justifie. Il a toujours été comme ça Bernard.
« Bah, tu t'en fous, c'est pas tes affaires. T'as rien fait de mal toi. Sacré Léon...
- Ouais. Enfin, c'pas banal. »
- Non ça, ça vaut le jambon qui parle. »

Et pendant ce temps, dans un arbre noueux, une petite Brindille qui ne ressemble que de loin à une brindille...

« Quand les Gniontiphores seront partis, je redescendrai. Parce qu'on dort pas bien ici. Moi j'aime mieux les lits. Mais les lits ça coûte cher. Mais bon voilà. Moi, je sais pas. Je sais pas trop quoi dire. Mais j'ai un poulet. C'est Poulet. Je sais pas trop quoi dire, parce que comprends jamais comme il faut. Alors j'hésite. Et puis je dis rien. Mais moi j'ai envie de parler, parce que... je sais pas, parce que j'aime bien. Alors je dis rien et après je parle.

Je sais jamais non plus si les gens se moquent ou pas. S'ils font ça pour faire mal ou pas. C'est bizarre quand ils me regardent et parlent. Moi je pense que non, parce que j'ai rien fait, je leur ai rien fait, alors y'a pas de raison. Mais Maman dit que c'est souvent comme ça les gens. Qu'il leur faut pas de raison. Que moi je suis une raison ambulante. Elle a voulu m'expliquer, mais ça non plus j'ai pas compris. Je suis pas bête, je suis juste comme ça.

Je suis différente et c'est pas grave. Ma maman m'a dit que c'était pas grave. Et que même si c'était pas ma maman, parce que c'est pas ma vraie maman, ben ça serait pareil. Que c'était pas ma faute. Qu'un jour on saurait peut-être pourquoi. Et même que si ça se trouve que j'ai pas toujours été comme ça. C'est ça qu'elle m'a dit. Un trau-ma-tisme. Moi j'en sais rien.

Mon poulet c'est comme un ami mais non-pas-trop parce que quand même, il doit obéir sinon il fait n'importe quoi. Mais je l'aime bien et je le rassure quand il a peur. Je suis triste quand il a l'air perdu. Je suis un peu comme sa maman mais je suis pas bête, je sais que je suis pas une poule ! Mais je suis grande maintenant, faut que je m'en occupe. Parce qu'il a personne. Maman ne s'occupe plus de moi. C'est pas parce qu'elle veut pas, c'est parce qu'elle est plus là. Mais je dis ' maman dit' parce que je suis trop habituée. Elle parle mieux que moi. Pardon. Elle' parlait' mieux que moi.

Je regarde les gens et je leur fais de grands sourires, parce que je suis contente : je suis pas toute seule. Et eux ils rigolent... alors je me dis qu'ils sont contents aussi. Mais leur rire est pas comme le mien. J'ai pas l'impression qu'ils rient avec moi. Alors je me dis que je suis pas sûre. Pas sur le moment non, mais après. Parce que je suis pas bête hein. Et parce qu'ils ne sont plus là surtout. Je suis toute seule. Je suis contente parce qu'il y a des gens partout, mais en fait après il n'y a jamais plus personne. Ils repartent entre eux. Ils ont l'air heureux. Et il fait nuit.

Alors je regarde les pierres, et les petits insectes, et puis je leur raconte tout ça et je dis que demain eh ben y'aura plein de monde encore, et ce sera sûrement pas pareil. Et que ce sera mieux. Et puis à Poulet aussi. Parce que c'est comme des amis. Je sais bien que ce sont pas des amis, je suis pas bête. Mais c'est comme ça. A qui je le raconte alors ? Bon. Je sais pas s'ils ont tous leur maman les gens qui rient. J'espère.

J'aime bien quand on peut manger et que c'est donné. Mais c'est pas souvent. Ma maman elle faisait des beignets. J'ai essayé d'en retrouver. J'ai mangé des beignets mais c'étaient pas les mêmes. J'aime toujours mieux ceux de Maman. Maman elle m'a donné son collier. 'C'est Elune et les nuages' c'est ce qu'elle m'a dit. Elle passe son doigt sur le collier et elle me raconte. Et elle me touche les cheveux et elle sourit. Et je suis contente. Elle m'a dit qu'avec ça je penserai à elle. Et c'est vrai. Mais j'ai plus le collier. Il me l'a volé alors je peux plus le regarder.

Mais je pense quand même à elle, même sans, ça marche. Maman m'avait dit qu'on me le prendrait pas parce que c'est du toc. Mais que je devais faire attention quand même parce qu'on sait jamais. Les gens des fois. J'ai fait attention. Mais il l'a pris quand même, parce qu'il a cassé la corde. J'avais gardé la corde cassée alors. Parce que c'était encore un peu le collier. Mais ça c'est l'autre qui me l'a pris, parce que c'est pour rire parce que j'avais l'air bête avec. C'est vrai parce qu'il a ri. Mais j'ai plus eu la corde, il l'a jetée je crois, il sait plus.

C'est une grande ville Hurlevent. Demain j'essayerai d'y dormir parce que là-bas y'a pas de Gniontiphores mais là je suis rentrée trop tard. C'est grand en plus. Les gens parlent mais ils ne se regardent pas toujours mais y'en a plein. C'est pas très calme, sauf près de l'eau. Mais l'eau elle a pas l'air heureuse. C'est plein de pierres, et elles sont taillées. Je sais pas si on peut leur parler mais je fais quand même. J'ai hâte que ce soit demain. Parce que demain, ce sera forcément mieux.

Mais maintenant je vais essayer de dormir parce que demain matin, je dois aller ramasser des crottes de lapins. Pour la prochaine fois. Alors c'est pas grave si je vous laisse. Bonne nuit madame l'araignée. »