De l'autre côté des abysses
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De l'autre côté des abysses
J'aime les histoires.
J'aime beaucoup les écouter et je ne les raconte pas trop mal, je crois. Mon répertoire est assez riche et je fais en sorte qu'il le reste, que ce soit par des choses que j'ai vécues, entendues, ou même inventées. Et ces dernières ne sont parfois pas les plus étranges, ni les plus farfelues.
On dira que je me débrouille en matière d'histoires, donc, par contre je ne sais pas parler de moi. Déjà, parce que je n'aime pas ça, et ensuite, parce que je n'arrive jamais à trouver les bons mots ou les bonnes tournures de phrase pour m'exprimer. Un conte, c'est facile : il y a en général une structure, une trame, un début et une fin ; il suffit ensuite de broder tout autour, de s'amuser avec les détails ou les métaphores, bref de jouer dans la fioriture sans trop en faire pour que l'ensemble reste digeste. Par contre, parler de sa propre histoire... Entre ce que je ne veux pas dire, ce que je ne peux pas dire, ce que j'ai oublié ou que ma mémoire a déformé, il va m'être vraiment difficile de faire quelque chose de construit. Mais essayons tout de même.
Je commencerai par le milieu. Ce qu'il y a avant, je n'ai pas envie d'en parler. Cela fait partie des choses sur lesquelles mes yeux ne peuvent se poser que de biais. Parce qu'elles blessent. Parce qu'elles sont laides. Et parce qu'elles m'effraient encore aujourd'hui, même si le temps a passé. Le milieu de mon histoire commence par une taverne. On ne parle pas assez des tavernes ; pourtant, il n'y a pas meilleur endroit pour faire des rencontres qu'elles soient anodines ou déterminantes, échanger des rires ou des coups, lancer des paris et prêter serment autour d'une chope, écouter des histoires ou même en raconter. C'est un excellent début pour un récit, une taverne, un excellent début tout court, surtout si, comme moi du haut de mes dix-sept printemps d'alors, on cherche à se construire une seconde existence.
J'avais fait un très long voyage pour venir sur Theramore. Revenir, en fait, puisque c'est en Âprefange que j'avais grandi. Revoir les murailles de la ville, pénétrer dans son enceinte ou arpenter les rues pavées ne me fit ni chaud ni froid ; comme toute cité, Theramore m'était étrangère. Il n'y avait guère que le port pour faire battre mon coeur, d'envie, d'appréhension et d'impatience. J'étais venu uniquement pour cela : embarquer à nouveau après une longue période d'exil. La ville ne serait qu'un passage transitoire, peu agréable et vite oublié.
Ma gorge me brûlait à force d'avoir soif, c'est donc assez naturellement que j'ai pris le chemin de la taverne. C'était le début de la soirée, en pleine cohue. Il a fallu que je joue des coudes pour me frayer un passage mais, enfin, j'étais assis sur un coin de banc, et j'avais du rhum devant moi. Insipide au possible, d'ailleurs. Ce qui n'avait pas grande importance au point où j'en étais.
Quel monde il y avait ce soir-là ! Ca riait et ça braillait de partout, à s'en coller le vertige. D'autant plus que j'étais resté longtemps sans côtoyer de présence humaine ; oui, vraiment très longtemps, au point que l'instinct me commandait de me lever et de partir, de retrouver un peu de silence et de calme. Je me fis violence, cela dit. Le calme et le silence, après tout, j'en avais largement eu mon content ces derniers mois. Je refermai mes mains autour de ma chope, encore à demi pleine, et j'attendis.
J'attendais que le malaise s'en aille. Hélas, passer de l'environnement discret de la lisière à l'agitation colorée des tavernes et des bordels, cela ne se fait pas en un clin d'oeil, ni sans douleur. Habitués à capter le son le plus ténu et le moindre mouvement, mes sens se retrouvaient surchargés. Ajoutant la fatigue du voyage à cela, mon humeur, de lasse, se fit massacrante. J'essayais, pour me calmer, de penser à Elle, et du bonheur que j'aurais à chevaucher de nouveau Son échine ; s'il fallait pour cela supporter quelques heures toute cette cacophonie, je pouvais bien ravaler un moment mon impatience, non ?
En fait, je crus vraiment que j'allais y arriver. Je restais concentré sur la surface du liquide dans ma chope, troublé à chaque coup donné contre la table. J'essayais de faire abstraction du vacarme alentours. De ne pas grimacer aux explosions de rire sur ma gauche, de ne pas fixer trop longuement le jupon de la serveuse penchée sur une autre tablée. Oui, la tension allait retomber petit à petit jusqu'à devenir supportable. C'est ce que j'ai cru, jusqu'à ce qu'un type trouve bon de s'installer près de moi.
Jusqu'ici, on m'avait laissé tranquille. D'une, je n'avais pas l'air jouasse, et les clients ne font en général pas grand cas des gens silencieux, trop captivés par leur propre débauche. De deux, je savais que mon état de morosité dégageait une sorte d'aura d'hostilité latente, comme chez beaucoup de gens, une aura qui décourage inconsciemment les autres de pénétrer dans votre espace vital. Et de trois, j'avais déjà une certaine carrure, sans être massif pour autant. Une bonne taille, des épaules larges et des mains solides. Un ensemble de signaux suffisants pour que je puisse avoir la paix... Jusqu'à maintenant.
- C'est libre ? "
Evidemment connard, s'il n'y a personne sur le banc, c'est que la place est disponible... J'avais horreur de ces formules de politesse. Des mots gâchés pour rien. Je répondis quelque chose, il s'installa, souriant, avec son air de jouvencelle et, après avoir observé la salle, se mit à me fixer.
On aurait pu en rester là, pourtant. Découragé par mon peu de répondant suite à ses tentatives de dialogue, il se serait concentré sur son rhum, renonçant à nouer je ne sais quels liens sociaux avec ma personne. Se serait ensuite probablement levé pour rejoindre une tablée plus accueillante, comme celle du fond par exemple, et m'aurait oublié. Et j'aurais eu la paix. Pourquoi faut-il toujours que les gens provoquent ?
- Et qu'est-ce qu'une personne d'humeur aussi réjouissante fait dans cette taverne ? "
Fichu connard.
- Tu te fous de ma gueule ? "
Regarde, moi aussi je peux faire dans la rhétorique.
Pas du tout, voyons, qu'il répondit avec son grand sourire, tandis que je tâchais de ravaler une montée d'agressivité. Ce qui était inutile en soi. Il m'avait payé un second rhum, et me fixait toujours. Il cherchait, en fait. Ma main se resserra sur la anse de ma chope, tandis que je le remerciais, au fond de moi, de me fournir un prétexte à extérioriser mon humeur. Il voulait que je sorte de mes gonds. C'était parfait. Au final, je n'attendais que ça.
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J'aime beaucoup les écouter et je ne les raconte pas trop mal, je crois. Mon répertoire est assez riche et je fais en sorte qu'il le reste, que ce soit par des choses que j'ai vécues, entendues, ou même inventées. Et ces dernières ne sont parfois pas les plus étranges, ni les plus farfelues.
On dira que je me débrouille en matière d'histoires, donc, par contre je ne sais pas parler de moi. Déjà, parce que je n'aime pas ça, et ensuite, parce que je n'arrive jamais à trouver les bons mots ou les bonnes tournures de phrase pour m'exprimer. Un conte, c'est facile : il y a en général une structure, une trame, un début et une fin ; il suffit ensuite de broder tout autour, de s'amuser avec les détails ou les métaphores, bref de jouer dans la fioriture sans trop en faire pour que l'ensemble reste digeste. Par contre, parler de sa propre histoire... Entre ce que je ne veux pas dire, ce que je ne peux pas dire, ce que j'ai oublié ou que ma mémoire a déformé, il va m'être vraiment difficile de faire quelque chose de construit. Mais essayons tout de même.
Je commencerai par le milieu. Ce qu'il y a avant, je n'ai pas envie d'en parler. Cela fait partie des choses sur lesquelles mes yeux ne peuvent se poser que de biais. Parce qu'elles blessent. Parce qu'elles sont laides. Et parce qu'elles m'effraient encore aujourd'hui, même si le temps a passé. Le milieu de mon histoire commence par une taverne. On ne parle pas assez des tavernes ; pourtant, il n'y a pas meilleur endroit pour faire des rencontres qu'elles soient anodines ou déterminantes, échanger des rires ou des coups, lancer des paris et prêter serment autour d'une chope, écouter des histoires ou même en raconter. C'est un excellent début pour un récit, une taverne, un excellent début tout court, surtout si, comme moi du haut de mes dix-sept printemps d'alors, on cherche à se construire une seconde existence.
J'avais fait un très long voyage pour venir sur Theramore. Revenir, en fait, puisque c'est en Âprefange que j'avais grandi. Revoir les murailles de la ville, pénétrer dans son enceinte ou arpenter les rues pavées ne me fit ni chaud ni froid ; comme toute cité, Theramore m'était étrangère. Il n'y avait guère que le port pour faire battre mon coeur, d'envie, d'appréhension et d'impatience. J'étais venu uniquement pour cela : embarquer à nouveau après une longue période d'exil. La ville ne serait qu'un passage transitoire, peu agréable et vite oublié.
Ma gorge me brûlait à force d'avoir soif, c'est donc assez naturellement que j'ai pris le chemin de la taverne. C'était le début de la soirée, en pleine cohue. Il a fallu que je joue des coudes pour me frayer un passage mais, enfin, j'étais assis sur un coin de banc, et j'avais du rhum devant moi. Insipide au possible, d'ailleurs. Ce qui n'avait pas grande importance au point où j'en étais.
Quel monde il y avait ce soir-là ! Ca riait et ça braillait de partout, à s'en coller le vertige. D'autant plus que j'étais resté longtemps sans côtoyer de présence humaine ; oui, vraiment très longtemps, au point que l'instinct me commandait de me lever et de partir, de retrouver un peu de silence et de calme. Je me fis violence, cela dit. Le calme et le silence, après tout, j'en avais largement eu mon content ces derniers mois. Je refermai mes mains autour de ma chope, encore à demi pleine, et j'attendis.
J'attendais que le malaise s'en aille. Hélas, passer de l'environnement discret de la lisière à l'agitation colorée des tavernes et des bordels, cela ne se fait pas en un clin d'oeil, ni sans douleur. Habitués à capter le son le plus ténu et le moindre mouvement, mes sens se retrouvaient surchargés. Ajoutant la fatigue du voyage à cela, mon humeur, de lasse, se fit massacrante. J'essayais, pour me calmer, de penser à Elle, et du bonheur que j'aurais à chevaucher de nouveau Son échine ; s'il fallait pour cela supporter quelques heures toute cette cacophonie, je pouvais bien ravaler un moment mon impatience, non ?
En fait, je crus vraiment que j'allais y arriver. Je restais concentré sur la surface du liquide dans ma chope, troublé à chaque coup donné contre la table. J'essayais de faire abstraction du vacarme alentours. De ne pas grimacer aux explosions de rire sur ma gauche, de ne pas fixer trop longuement le jupon de la serveuse penchée sur une autre tablée. Oui, la tension allait retomber petit à petit jusqu'à devenir supportable. C'est ce que j'ai cru, jusqu'à ce qu'un type trouve bon de s'installer près de moi.
Jusqu'ici, on m'avait laissé tranquille. D'une, je n'avais pas l'air jouasse, et les clients ne font en général pas grand cas des gens silencieux, trop captivés par leur propre débauche. De deux, je savais que mon état de morosité dégageait une sorte d'aura d'hostilité latente, comme chez beaucoup de gens, une aura qui décourage inconsciemment les autres de pénétrer dans votre espace vital. Et de trois, j'avais déjà une certaine carrure, sans être massif pour autant. Une bonne taille, des épaules larges et des mains solides. Un ensemble de signaux suffisants pour que je puisse avoir la paix... Jusqu'à maintenant.
- C'est libre ? "
Evidemment connard, s'il n'y a personne sur le banc, c'est que la place est disponible... J'avais horreur de ces formules de politesse. Des mots gâchés pour rien. Je répondis quelque chose, il s'installa, souriant, avec son air de jouvencelle et, après avoir observé la salle, se mit à me fixer.
On aurait pu en rester là, pourtant. Découragé par mon peu de répondant suite à ses tentatives de dialogue, il se serait concentré sur son rhum, renonçant à nouer je ne sais quels liens sociaux avec ma personne. Se serait ensuite probablement levé pour rejoindre une tablée plus accueillante, comme celle du fond par exemple, et m'aurait oublié. Et j'aurais eu la paix. Pourquoi faut-il toujours que les gens provoquent ?
- Et qu'est-ce qu'une personne d'humeur aussi réjouissante fait dans cette taverne ? "
Fichu connard.
- Tu te fous de ma gueule ? "
Regarde, moi aussi je peux faire dans la rhétorique.
Pas du tout, voyons, qu'il répondit avec son grand sourire, tandis que je tâchais de ravaler une montée d'agressivité. Ce qui était inutile en soi. Il m'avait payé un second rhum, et me fixait toujours. Il cherchait, en fait. Ma main se resserra sur la anse de ma chope, tandis que je le remerciais, au fond de moi, de me fournir un prétexte à extérioriser mon humeur. Il voulait que je sorte de mes gonds. C'était parfait. Au final, je n'attendais que ça.
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Saig Segondell- Personnages Joués : Mer d'huile
Re: De l'autre côté des abysses
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J'ouvris les hostilités sans crier gare. Pas de courbettes, pas de préliminaires, pas de ronds-de-jambe. Juste le bock rempli de rhum projeté à son visage tandis que je me levais du même mouvement, pour attaquer dans la suite directe du geste. Il évita, mais ne se redressa pas. Souriait comme un abruti. Ce n'était pas le genre de sourire qu'on peut voir affiché sur les lèvres des gens sûrs de leur force, c'était vraiment juste un rictus moqueur et provocateur, qui me hérissa encore plus. Je le jaugeais très rapidement. Mince, presque frêle, la carrure d'une anguille. Il serait souple, rapide peut-être. Mais il ne pouvait pas être plus rapide que moi.
Je lui fis quitter sa satanée chaise pour le renverser à terre, dans le but de l'y coincer. Là, il y eut quelque chose... Je ne sais pas bien quoi. Un bruit très ténu, comme un déchirement, et il n'était plus là. Dans d'autres temps j'aurais cru à une illusion mais je savais désormais les reconnaitre ; il s'agissait plutôt d'une sorte de tour de magie, donc je me tins prêt, muscles tendus, à fondre sur lui dès qu'il réapparaîtrait.
La cohue tout autour, en nous voyant nous battre, avait changé. De joyeuse et braillarde, elle était devenue grondante, pleine d'éclats, comme si je l'avais teintée de mon agressivité. Le tenancier beuglait. Des clients se levaient prêts à en découdre, avec nous pour nous arrêter ou bien juste parce que cela les amusait, les serveuses nous foudroyaient du regard. Je me baissai pour esquiver un projectile, donnai un coup d'épaule à un type qui tentait de me saisir. Mes doigts cherchèrent le couteau dans ma manche et l'y trouvèrent.
Je crois bien que j'ai saisi mon arme sans vraiment y réfléchir, vraiment par pur réflexe, par pur instinct. Me battre n'était jamais synonyme de correction, ni de gentille tape du genre de celles qu'on réserve aux gosses insolents pour les moucher. J'avais appris à neutraliser et à tuer. Point. Même si, il est vrai, j'aimais faire durer les combats, et j'aime toujours cela d'ailleurs. Le langage du corps est celui que je parle le mieux, et il n'y a pas de meilleure occasion pour le laisser s'exprimer dans toute sa brutalité, dans toute sa vérité, dans toute sa beauté.
Ca hurlait tout autour, sauvage. J'étais enfin à mon aise.
Il réapparut brutalement, à mes pieds, saisissant ma cheville pour me faire tomber. J'accompagnai le geste sans grand mal, me servant de l'élan offert pour me réceptionner rapidement et empoigner la chaise à côté, avant de lui balancer au visage. Il avait de bons réflexes, mais beaucoup trop d'hésitations. Défendait, répliquait à peine. Bordel, qu'est-ce qu'il craignait ? S'il n'était pas capable de tout donner en se battant, il ne pouvait pas me vaincre. Et en effet, il n'y eut pas longtemps à attendre avant que je parvienne à le coincer au sol, poing levé, prêt à le démolir pour de bon.
J'ai dit que j'étais vif ; sans conteste, je le suis. J'ai été formé à bonne école, hélas, il m'arrive parfois d'oublier que d'autres ont reçu meilleur enseignement. Quand on saisit mon poing, je pensai à un ivrogne de plus suffisamment stupide pour vouloir intervenir dans MA bagarre. Un bon coup de coude, puis un pivot du buste le temps de le saisir au col pour le projeter droit devant suffiraient à m'en débarrasser. Sauf que mes mains n'attrapèrent que le vent, et que les siennes me saisirent, elles. Mon dos percuta une table, renversant une bonne partie de ce qui s'y trouvait. La douleur et la surprise m'immobilisèrent un bref instant.
C'était une saleté d'Elfe, un Haut-Elfe probablement. J'avais entendu parler de ces gens-là, et pas qu'en bien. Des types hautains, des sorciers, des sales traîtres qu'on disait même, pas le genre auquel se fier. On ne m'avait par contre jamais vanté leurs qualités de lutteurs. Pris de colère je m'élançai à nouveau, prêt à lui faire payer autant son "coup de chance" que son interférence dans notre combat. De même, le type auquel j'avais voulu casser la figure chercha à l'attaquer, oubliant pour un temps qu'il était mon adversaire. Une bagarre, c'est sacré, bon sang !
Mais ce fut peine perdue. Le non-humain était trop leste, trop rapide et trop précis, un vrai serpent, ou un vrai fauve. Nous n'étions pas assez coordonnés pour en venir à bout. Il nous mit à la porte comme les derniers des ivrognes, baignade dans la fontaine en prime.
Trempé, je lâchai une bordée d'insultes, ce qui fit hurler de rire mon compagnon d'infortune.
- Fais pas cette gueule. On s'en tire pas mal, il aurait pu nous tuer. "
Je dus admettre qu'il avait raison, même si cela ne faisait passer qu'à moitié l'humiliation subie. Assis sur le rebord, il semblait avoir déjà digéré, lui, et souriait à nouveau. C'est une chose que j'admire même encore aujourd'hui, cette faculté à sourire et à rire qu'importe la situation.
- Je suis Lann. Et toi ? "
Là, je crois bien que j'ai hésité avant de répondre. Des noms, j'en avais eus tellement, mais les plus récents étaient chargés de tant d'horreurs, et suivis par tant de fantômes qu'il était exclu que je m'en serve à nouveau. Il me fallut chercher loin dans ma mémoire. Saig, je répondis enfin, puisqu'après tout c'était là le nom que m'avaient donné mon père et ma mère. Un bon nom, encore à peu près vierge, comme une page vaguement froissée mais tout de même utilisable.
Ca sembla le satisfaire. On discuta, un peu. Je me suis foutu de lui quand il déclara qu'il voulait embarquer. Ca se voyait qu'il n'était pas un fils des flots, pas la carrure, pas le regard, pas la mise, et je ne parle pas de ses mains de jouvencelle, trop fines et trop blanches, sans un cal valable. J'ai vaguement tenté de le décourager. Je lui ai parlé des tempêtes et d'Elle, brièvement. Bien sûr, cela ne l'a pas convaincu, mais de toute façon j'étais persuadé qu'au bout de quelques jours de mer - si toutefois il trouvait un équipage qui veuille bien de lui - il rentrerait tête et queue basses, comme la plupart de ceux qui essaient de s'encanailler sur les flots et s'aperçoivent qu'ils n'ont vraiment pas l'étoffe pour cela.
Je l'ai quand même remercié avant de le quitter. Après tout, c'était grâce à lui si j'avais pu étancher ma soif d'empoignades, de quoi partir en mer le coeur serein, et l'esprit déjà plus léger. Il a repris le chemin de la taverne ; pas question que je le suive après la rossée qu'on avait prise. Alors, j'ai traversé les rues jusqu'aux docks, jusqu'à trouver la grève et l'horizon, et je me suis installé là, face à Elle, à rêver patiemment jusqu'aux premières heures de l'aube.
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J'ouvris les hostilités sans crier gare. Pas de courbettes, pas de préliminaires, pas de ronds-de-jambe. Juste le bock rempli de rhum projeté à son visage tandis que je me levais du même mouvement, pour attaquer dans la suite directe du geste. Il évita, mais ne se redressa pas. Souriait comme un abruti. Ce n'était pas le genre de sourire qu'on peut voir affiché sur les lèvres des gens sûrs de leur force, c'était vraiment juste un rictus moqueur et provocateur, qui me hérissa encore plus. Je le jaugeais très rapidement. Mince, presque frêle, la carrure d'une anguille. Il serait souple, rapide peut-être. Mais il ne pouvait pas être plus rapide que moi.
Je lui fis quitter sa satanée chaise pour le renverser à terre, dans le but de l'y coincer. Là, il y eut quelque chose... Je ne sais pas bien quoi. Un bruit très ténu, comme un déchirement, et il n'était plus là. Dans d'autres temps j'aurais cru à une illusion mais je savais désormais les reconnaitre ; il s'agissait plutôt d'une sorte de tour de magie, donc je me tins prêt, muscles tendus, à fondre sur lui dès qu'il réapparaîtrait.
La cohue tout autour, en nous voyant nous battre, avait changé. De joyeuse et braillarde, elle était devenue grondante, pleine d'éclats, comme si je l'avais teintée de mon agressivité. Le tenancier beuglait. Des clients se levaient prêts à en découdre, avec nous pour nous arrêter ou bien juste parce que cela les amusait, les serveuses nous foudroyaient du regard. Je me baissai pour esquiver un projectile, donnai un coup d'épaule à un type qui tentait de me saisir. Mes doigts cherchèrent le couteau dans ma manche et l'y trouvèrent.
Je crois bien que j'ai saisi mon arme sans vraiment y réfléchir, vraiment par pur réflexe, par pur instinct. Me battre n'était jamais synonyme de correction, ni de gentille tape du genre de celles qu'on réserve aux gosses insolents pour les moucher. J'avais appris à neutraliser et à tuer. Point. Même si, il est vrai, j'aimais faire durer les combats, et j'aime toujours cela d'ailleurs. Le langage du corps est celui que je parle le mieux, et il n'y a pas de meilleure occasion pour le laisser s'exprimer dans toute sa brutalité, dans toute sa vérité, dans toute sa beauté.
Ca hurlait tout autour, sauvage. J'étais enfin à mon aise.
Il réapparut brutalement, à mes pieds, saisissant ma cheville pour me faire tomber. J'accompagnai le geste sans grand mal, me servant de l'élan offert pour me réceptionner rapidement et empoigner la chaise à côté, avant de lui balancer au visage. Il avait de bons réflexes, mais beaucoup trop d'hésitations. Défendait, répliquait à peine. Bordel, qu'est-ce qu'il craignait ? S'il n'était pas capable de tout donner en se battant, il ne pouvait pas me vaincre. Et en effet, il n'y eut pas longtemps à attendre avant que je parvienne à le coincer au sol, poing levé, prêt à le démolir pour de bon.
J'ai dit que j'étais vif ; sans conteste, je le suis. J'ai été formé à bonne école, hélas, il m'arrive parfois d'oublier que d'autres ont reçu meilleur enseignement. Quand on saisit mon poing, je pensai à un ivrogne de plus suffisamment stupide pour vouloir intervenir dans MA bagarre. Un bon coup de coude, puis un pivot du buste le temps de le saisir au col pour le projeter droit devant suffiraient à m'en débarrasser. Sauf que mes mains n'attrapèrent que le vent, et que les siennes me saisirent, elles. Mon dos percuta une table, renversant une bonne partie de ce qui s'y trouvait. La douleur et la surprise m'immobilisèrent un bref instant.
C'était une saleté d'Elfe, un Haut-Elfe probablement. J'avais entendu parler de ces gens-là, et pas qu'en bien. Des types hautains, des sorciers, des sales traîtres qu'on disait même, pas le genre auquel se fier. On ne m'avait par contre jamais vanté leurs qualités de lutteurs. Pris de colère je m'élançai à nouveau, prêt à lui faire payer autant son "coup de chance" que son interférence dans notre combat. De même, le type auquel j'avais voulu casser la figure chercha à l'attaquer, oubliant pour un temps qu'il était mon adversaire. Une bagarre, c'est sacré, bon sang !
Mais ce fut peine perdue. Le non-humain était trop leste, trop rapide et trop précis, un vrai serpent, ou un vrai fauve. Nous n'étions pas assez coordonnés pour en venir à bout. Il nous mit à la porte comme les derniers des ivrognes, baignade dans la fontaine en prime.
Trempé, je lâchai une bordée d'insultes, ce qui fit hurler de rire mon compagnon d'infortune.
- Fais pas cette gueule. On s'en tire pas mal, il aurait pu nous tuer. "
Je dus admettre qu'il avait raison, même si cela ne faisait passer qu'à moitié l'humiliation subie. Assis sur le rebord, il semblait avoir déjà digéré, lui, et souriait à nouveau. C'est une chose que j'admire même encore aujourd'hui, cette faculté à sourire et à rire qu'importe la situation.
- Je suis Lann. Et toi ? "
Là, je crois bien que j'ai hésité avant de répondre. Des noms, j'en avais eus tellement, mais les plus récents étaient chargés de tant d'horreurs, et suivis par tant de fantômes qu'il était exclu que je m'en serve à nouveau. Il me fallut chercher loin dans ma mémoire. Saig, je répondis enfin, puisqu'après tout c'était là le nom que m'avaient donné mon père et ma mère. Un bon nom, encore à peu près vierge, comme une page vaguement froissée mais tout de même utilisable.
Ca sembla le satisfaire. On discuta, un peu. Je me suis foutu de lui quand il déclara qu'il voulait embarquer. Ca se voyait qu'il n'était pas un fils des flots, pas la carrure, pas le regard, pas la mise, et je ne parle pas de ses mains de jouvencelle, trop fines et trop blanches, sans un cal valable. J'ai vaguement tenté de le décourager. Je lui ai parlé des tempêtes et d'Elle, brièvement. Bien sûr, cela ne l'a pas convaincu, mais de toute façon j'étais persuadé qu'au bout de quelques jours de mer - si toutefois il trouvait un équipage qui veuille bien de lui - il rentrerait tête et queue basses, comme la plupart de ceux qui essaient de s'encanailler sur les flots et s'aperçoivent qu'ils n'ont vraiment pas l'étoffe pour cela.
Je l'ai quand même remercié avant de le quitter. Après tout, c'était grâce à lui si j'avais pu étancher ma soif d'empoignades, de quoi partir en mer le coeur serein, et l'esprit déjà plus léger. Il a repris le chemin de la taverne ; pas question que je le suive après la rossée qu'on avait prise. Alors, j'ai traversé les rues jusqu'aux docks, jusqu'à trouver la grève et l'horizon, et je me suis installé là, face à Elle, à rêver patiemment jusqu'aux premières heures de l'aube.
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Saig Segondell- Personnages Joués : Mer d'huile
Re: De l'autre côté des abysses
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Un port ne dort jamais. Bien avant l'aurore, le retour des pêcheurs de nuit et l'agitation habituelle qui accompagne le déchargement de leurs filets s'ajoutèrent au bruit du ressac. On avait allumé des flambeaux sur les pontons, de grandes torches qui chassaient la nuit que la lumière du phare n'arrivait pas à dissiper. Certains équipages chantaient dans leurs embarcations, avant d'amarrer. Dans la pénombre, ça avait quelque chose d'irréel. J'ai toujours trouvé ce chant très beau, quelle que soit la gorge de laquelle il émane. C'est un hommage des marins, rendu à Elle, non seulement pour la remercier d'une bonne pêche mais aussi, tout simplement, de les avoir laissés en vie. Il y en a peu qui l'entonnent encore maintenant.
Une petite foule s'amassait près des docks. De grands filets furent jetés sur le bois trempé des pontons, et on s'affaira à re-trier la pêche, rejetant de côté les poissons qui ne seraient pas vendus. Parmi ces rebuts qui n'intéresseraient pas les marchands, je vis piocher des enfants et des femmes, à gestes furtifs, probablement trop pauvres pour survivre autrement qu'en grappillant de la sorte. De temps en temps, l'un d'eux se voyait offrir un poisson bien gras et bien brillant, par charité peut-être, ou par arrangement convenu avant le départ du chalutier. C'était le temps du troc et des petits pactes conclus rapidement, avant la criée. Même le guet fermait les yeux là-dessus.
Il y eut un concert de cris un peu plus loin. On avait apparemment halé dans un filet deux jeunes batteurs des eaux, ces espèces de monstres placides qui vivent près des rivages et qui peuvent s'avérer parfois très dangereux pour les nageurs. Les marins ne les apprécient pas parce qu'ils mangent leur pêche, mais leur huile se vend bien, je crois. Une petite nuée munie de couteaux épais s'affairait déjà à les dépecer, et leur sang glissant ruissela rapidement parmi les autres liqueurs dégorgées par les poissons, les débris de nageoires, les coquillages invendables et autres morceaux de varech. L'odeur montait, prenait à la gorge. J'ai commencé à m'approcher.
Le chassé-croisé entre ceux qui débarquent et ceux qui vont appareiller avait débuté. Accrochés aux mâts comme des araignées, d'un navire à l'autre, des matelots roulaient ou dépliaient les voilures et se faisaient de grands signes. On vérifiait les noeuds d'amarres ou bien on s'apprêtait à les défaire. Des caisses massives raclaient sur le bois, prêtes à être stockées dans l'une ou l'autre soute. Partout ça criait ou ça s'engueulait, ça riait, ça s'appelait. Si l'un d'entre vous n'a jamais assisté à tout ça, qu'il aille en port, trois heures après la minuit, et qu'il reste là à regarder et à écouter. Ca vaut la peine d'être vécu, vraiment.
Mais revenons à l'histoire. J'étais venu pour embarquer, moi, peu m'importait sur quel navire, peu m'importait où, peu m'importait quoi. C'était Elle que je cherchais, tout le reste passait dès lors en second plan. J'ai assez vite repéré les files d'embarquement, à l'écart, et j'ai pris ma place entre deux marins.
Les méthodes de recrutement sont la plupart du temps assez simples dans ces moments-là. Pas le temps pour les discours, pas le temps de jauger, détailler, analyser en profondeur. Le type chargé de faire son choix le fait en général sur deux critères : ta charpente et tes mains. Voir si tes épaules sont suffisamment solides pour que tu puisses tirer et décharger du matériel, et compter le nombre de cals que tu portes aux paumes - sauf, bien sûr, ceux qui profitent de cet examen pour glisser quelques pièces afin de payer leur passage à bord. Personnellement, j'avais des mains solides et usées par la corde. Le métier et l'expérience, malgré mon relatif jeune âge, étaient écrits dessus, de fait je ne m'en faisais pas trop.
Le souci, quand mon tour est venu... C'est qu'en relevant la tête, j'ai croisé un regard familier. Je vous le donne en mille : c'était le non-humain de la soirée dernière, celui qui nous avait jeté de la taverne comme des malpropres. On s'est dévisagés un moment, en silence. Je l'avoue, l'idée m'a effleuré de quitter la file, par fierté, détestant l'idée de me mettre aux ordres de ce gars-là. Mais c'est aussi par fierté que je suis resté, et que je n'ai pas baissé les yeux face à lui.
Il a soupiré.
- Montre-moi tes mains. "
Je m'exécutai. Après quelques secondes, il m'a fait un signe de tête, et je suis allé assister l'un des débardeurs au travail.
J'avais un Capitaine. J'avais un équipage. J'allais enfin partir.
--
C'était grisant de voguer à nouveau. J'ai retrouvé le roulis avec bonheur, et je me suis suspendu aux vergues pour éprouver le lent balancement des mâts, près de la vigie. J'ai ajusté les palans et goûté l'écume au beaupré. Je faisais à nouveau ce pour quoi j'étais fait.
Ma seconde rencontre avec Lann' a eu lieu complètement par hasard. Ce devait être entre deux manoeuvres, sur le pont. J'étais tant concentré sur Elle et sur mon travail que je ne l'avais encore jamais aperçu et, à vrai dire, il n'avait pas du participer aux manoeuvres avant cela. Je n'ai pas caché ma surprise. Qu'est-ce qui était passé par la tête du Capitaine pour qu'il recrute un type pareil ?
- Je suis médecin de bord. "
Et prêtre, qui plus est. J'ai fait état de ma méfiance, je l'ai charrié aussi, je crois. Encore un puceau en robe de bure, j'ai dit. Il a souri. Quand j'y repense, je crois que je n'imaginais pas à quel point je me trompais à ce moment-là.
- Un prêtre, c'est juste un type qui manie la Lumière et l'Ombre. C'est des conneries, ce qu'on raconte. "
Possible, sauf que ce n'était pas la Lumière ou l'Ombre qui allaient l'aider à faire la différence entre un foc et une grand-voile, ni à border ou choquer une écoute. Apprends-moi, qu'il a demandé. Et c'est ce que j'ai fait.
Je l'ai donc un peu instruit. Qu'il sache au moins comment briquer le pont, ou qu'il puisse aider à hisser. Je lui ai même appris comment nouer, juste le nécessaire, ce qu'il y a de vital sur un navire. Puis je l'ai emmené aux mâts. C'est qu'il se débrouillait bien, le bougre ; il apprenait vite, surtout quand il s'agissait d'escalader les gréements. Pas le vertige, un bon équilibre, pas deux mains gauches. Je le bousculais pourtant pas mal, mais sans impatience et sans mépris, je crois. C'est juste que j'étais un gars vraiment très, très rustre à l'époque, et que je ne parlais pas beaucoup. Bien moins qu'aujourd'hui, en tout cas. Je préférais montrer par gestes, par exemples concrets, et réduisais au maximum l'emploi du langage articulé. Je me fichais de savoir si c'était une bonne façon de faire tant que cela fonctionnait.
Quoi qu'il en soit, bon professeur ou bon élève, Lann' trouva rapidement sa place et son utilité dans l'équipage. Et c'était tout ce qui importait.
--
Une petite foule s'amassait près des docks. De grands filets furent jetés sur le bois trempé des pontons, et on s'affaira à re-trier la pêche, rejetant de côté les poissons qui ne seraient pas vendus. Parmi ces rebuts qui n'intéresseraient pas les marchands, je vis piocher des enfants et des femmes, à gestes furtifs, probablement trop pauvres pour survivre autrement qu'en grappillant de la sorte. De temps en temps, l'un d'eux se voyait offrir un poisson bien gras et bien brillant, par charité peut-être, ou par arrangement convenu avant le départ du chalutier. C'était le temps du troc et des petits pactes conclus rapidement, avant la criée. Même le guet fermait les yeux là-dessus.
Il y eut un concert de cris un peu plus loin. On avait apparemment halé dans un filet deux jeunes batteurs des eaux, ces espèces de monstres placides qui vivent près des rivages et qui peuvent s'avérer parfois très dangereux pour les nageurs. Les marins ne les apprécient pas parce qu'ils mangent leur pêche, mais leur huile se vend bien, je crois. Une petite nuée munie de couteaux épais s'affairait déjà à les dépecer, et leur sang glissant ruissela rapidement parmi les autres liqueurs dégorgées par les poissons, les débris de nageoires, les coquillages invendables et autres morceaux de varech. L'odeur montait, prenait à la gorge. J'ai commencé à m'approcher.
Le chassé-croisé entre ceux qui débarquent et ceux qui vont appareiller avait débuté. Accrochés aux mâts comme des araignées, d'un navire à l'autre, des matelots roulaient ou dépliaient les voilures et se faisaient de grands signes. On vérifiait les noeuds d'amarres ou bien on s'apprêtait à les défaire. Des caisses massives raclaient sur le bois, prêtes à être stockées dans l'une ou l'autre soute. Partout ça criait ou ça s'engueulait, ça riait, ça s'appelait. Si l'un d'entre vous n'a jamais assisté à tout ça, qu'il aille en port, trois heures après la minuit, et qu'il reste là à regarder et à écouter. Ca vaut la peine d'être vécu, vraiment.
Mais revenons à l'histoire. J'étais venu pour embarquer, moi, peu m'importait sur quel navire, peu m'importait où, peu m'importait quoi. C'était Elle que je cherchais, tout le reste passait dès lors en second plan. J'ai assez vite repéré les files d'embarquement, à l'écart, et j'ai pris ma place entre deux marins.
Les méthodes de recrutement sont la plupart du temps assez simples dans ces moments-là. Pas le temps pour les discours, pas le temps de jauger, détailler, analyser en profondeur. Le type chargé de faire son choix le fait en général sur deux critères : ta charpente et tes mains. Voir si tes épaules sont suffisamment solides pour que tu puisses tirer et décharger du matériel, et compter le nombre de cals que tu portes aux paumes - sauf, bien sûr, ceux qui profitent de cet examen pour glisser quelques pièces afin de payer leur passage à bord. Personnellement, j'avais des mains solides et usées par la corde. Le métier et l'expérience, malgré mon relatif jeune âge, étaient écrits dessus, de fait je ne m'en faisais pas trop.
Le souci, quand mon tour est venu... C'est qu'en relevant la tête, j'ai croisé un regard familier. Je vous le donne en mille : c'était le non-humain de la soirée dernière, celui qui nous avait jeté de la taverne comme des malpropres. On s'est dévisagés un moment, en silence. Je l'avoue, l'idée m'a effleuré de quitter la file, par fierté, détestant l'idée de me mettre aux ordres de ce gars-là. Mais c'est aussi par fierté que je suis resté, et que je n'ai pas baissé les yeux face à lui.
Il a soupiré.
- Montre-moi tes mains. "
Je m'exécutai. Après quelques secondes, il m'a fait un signe de tête, et je suis allé assister l'un des débardeurs au travail.
J'avais un Capitaine. J'avais un équipage. J'allais enfin partir.
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C'était grisant de voguer à nouveau. J'ai retrouvé le roulis avec bonheur, et je me suis suspendu aux vergues pour éprouver le lent balancement des mâts, près de la vigie. J'ai ajusté les palans et goûté l'écume au beaupré. Je faisais à nouveau ce pour quoi j'étais fait.
Ma seconde rencontre avec Lann' a eu lieu complètement par hasard. Ce devait être entre deux manoeuvres, sur le pont. J'étais tant concentré sur Elle et sur mon travail que je ne l'avais encore jamais aperçu et, à vrai dire, il n'avait pas du participer aux manoeuvres avant cela. Je n'ai pas caché ma surprise. Qu'est-ce qui était passé par la tête du Capitaine pour qu'il recrute un type pareil ?
- Je suis médecin de bord. "
Et prêtre, qui plus est. J'ai fait état de ma méfiance, je l'ai charrié aussi, je crois. Encore un puceau en robe de bure, j'ai dit. Il a souri. Quand j'y repense, je crois que je n'imaginais pas à quel point je me trompais à ce moment-là.
- Un prêtre, c'est juste un type qui manie la Lumière et l'Ombre. C'est des conneries, ce qu'on raconte. "
Possible, sauf que ce n'était pas la Lumière ou l'Ombre qui allaient l'aider à faire la différence entre un foc et une grand-voile, ni à border ou choquer une écoute. Apprends-moi, qu'il a demandé. Et c'est ce que j'ai fait.
Je l'ai donc un peu instruit. Qu'il sache au moins comment briquer le pont, ou qu'il puisse aider à hisser. Je lui ai même appris comment nouer, juste le nécessaire, ce qu'il y a de vital sur un navire. Puis je l'ai emmené aux mâts. C'est qu'il se débrouillait bien, le bougre ; il apprenait vite, surtout quand il s'agissait d'escalader les gréements. Pas le vertige, un bon équilibre, pas deux mains gauches. Je le bousculais pourtant pas mal, mais sans impatience et sans mépris, je crois. C'est juste que j'étais un gars vraiment très, très rustre à l'époque, et que je ne parlais pas beaucoup. Bien moins qu'aujourd'hui, en tout cas. Je préférais montrer par gestes, par exemples concrets, et réduisais au maximum l'emploi du langage articulé. Je me fichais de savoir si c'était une bonne façon de faire tant que cela fonctionnait.
Quoi qu'il en soit, bon professeur ou bon élève, Lann' trouva rapidement sa place et son utilité dans l'équipage. Et c'était tout ce qui importait.
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Saig Segondell- Personnages Joués : Mer d'huile
Re: De l'autre côté des abysses
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Nous avons navigué quelque temps. Je passais la plupart du mien soit à abattre les corvées habituelles de la vie en mer - qui n'étaient rien d'autre, pour moi, qu'une source continuelle de bonheur et d'apaisement - soit à La contempler, d'un poste d'observation ou d'un autre. Son ventre, loin du rivage, s'était creusé. On le devinait noir et profond, sous la surface parsemée d'éclats de lumière. L'océan véritable n'est jamais transparent. Tout juste peut-on y saisir quelques silhouettes floues, quelques ombres, parfois l'image ternie d'un banc de corail loin dans les profondeurs. Il est par contre très mauvais signe d'y voir son reflet. Si la mer vous rend votre regard, c'est qu'Elle a décidé de vous faire sien. Et, croyez-moi : ce qu'Elle veut prendre, Elle le prend, quel que soit le temps passé, quelle que soit la distance entremise, quels que soient les obstacles que vous déciderez de mettre sur Sa route. Je suis bien placé pour le savoir, mais ceci n'est pas la même histoire et je n'en parlerai pas ici.
Parfois je les regardais, eux, tous les autres. Pas vraiment le Capitaine, pas vraiment le quartier-maître non plus, vu que ceux-là ne se montraient pas souvent. L'équipage, plutôt, et Lann' bien sûr. J'étais intrigué et impressionné par la manière, par l'aisance qu'il avait à nouer contact avec les autres matelots. Il n'était pas de leur monde, de mon monde, et pourtant ils lui souriaient comme à un frère. Il n'avait pas la carrure, pas la stature, et pourtant les bourrades qu'ils lui offraient n'étaient ni méprisantes ni insultantes.
Et moi ? C'était tout juste si je connaissais leurs noms. Je reconnaissais les visages, les yeux, les mains, je savais qui faisait quoi. Ils n'étaient, en quelque sorte, que le reflet de leur fonction. Des outils, des instruments. Ce n'était pas parce que je les méprisais, oh non ! J'étais tout simplement incapable... Incapable de les considérer autrement.
Un soir, alors que je regardais l'écume jaillir sous les hochements de la proue, Lann' vint me trouver. J'ai fait l'ignorant, le docile, quand il m'a pris l'épaule pour m'emmener vers la soute. Il souriait. Ce bougre sourit toujours. Il souriait comme à une bête que l'on essaie d'amadouer. Alors j'ai suivi, oui, tandis qu'il aurait été tellement plus confortable de dire non, de rabrouer, de grogner. On est descendu, et il y avait tous les autres, rassemblés en cercle. J'ai été conduit au centre, tous les regards sur moi. Cerné, j'étais. C'était vraiment désagréable, cela irritait tellement mon instinct qu'il m'a fallut beaucoup de sang-froid pour ne pas détaler, ou pour ne pas agresser l'un ou l'autre. Et puis... Je me sentais gauche, maladroit, affreusement con, tellement peu à ma place.
- Les gars, voici Saig, a commencé Lann'. Saig, voici Matt', voici Kelly, et lui c'est Jo', et lui... "
Ils y sont tous passés. Je les regardais comme si je les voyais pour la première fois, ils inclinaient la tête, ils souriaient, un peu curieux, un peu amusés, un peu goguenards. J'ai salué aussi, gauchement. Lann' m'a ensuite fourré des dés dans la paume. Des putain de dés.
- Tu joues avec nous ? "
J'ai dit oui, pourquoi pas. J'ai posé un tas de questions, en mâchant les mots, avec un ton sec et abrupt, et en détestant le son de ma voix. J'avais l'impression d'être un orc au milieu de gens de la Haute Cour Royale. Et le pire, je crois, c'est que j'avais envie de continuer, envie de faire comme eux, de devenir comme eux, de parler de tout et de rien, de rire pour rien, de faire toutes ces petites choses sans aucune utilité mais qui leur semblaient pourtant si importantes. Je me disais, c'est facile, tiens, regarde : si Lann' y arrive, tu peux bien le faire ! Ca doit s'apprendre, comme on apprend à Nouer et à naviguer. Mais non, ça ne s'apprend pas. En tout cas pas de la même manière, et pas aussi facilement.
On a joué, donc. Il fallait miser. J'ai rien, que j'ai dit. Alors on a misé nos paies. Une partie seulement. Quelques pièces. Ce n'était pas comme si j'en avais vraiment besoin, de toute manière, à part pour payer les prostituées du prochain port. J'ai fait rouler les dés quand c'était mon tour, je riais quand je les entendais rire, enfin, j'essayais. Ils avaient l'air de s'amuser, moi j'étais en plein désarroi.
Une autre fois, Lann est venu me trouver au sommet d'un mât, assis sur l'une des vergues - il avait pas l'intention de me foutre la paix, ce salaud.
- Ecoute, on va faire un truc. Questions-réponses. "
J'ai haussé les épaules. Il a dit, vas-y, commence, pose-moi une question. Alors j'ai posé la première qui est venue, tout naturellement.
- Tu aimes la mer ? "
Il a répondu par la positive, je crois, avant d'enchaîner sur un "et toi ?" que je sentais venir à des lieues. Alors... Alors j'ai répondu que non, je ne l'aimais pas. Et puis j'ai essayé de mettre des mots sur ce que j'éprouve pour Elle. J'ai essayé de la décrire, de dire à quel point elle m'était magnifique, et hideuse, et aveuglante. J'aurais voulu dire toutes les nuances qu'elle prend à l'ombre et au soleil, et comment elle frémit quand les tempêtes approchent, comme une femme qui bouge des hanches au début d'une danse. Je voulais faire en sorte que mes mots soient un hommage, un de plus, et qu'il puisse La toucher, La sentir rien qu'au son de mes paroles. L'admirer et La craindre, connaître son venin et son miel. En fait, j'ai du sortir deux ou trois phrases insipides, mais je n'avais probablement jamais autant parlé depuis quelques mois.
Lann' me regardait en m'écoutant, attentif, vaguement songeur. Je pense que j'avais finalement réussi à évoquer deux trois trucs, maladroitement, mais c'était déjà une petite victoire en soi. Il a parlé d'amusement ensuite, puis de sourire. Ca, ça m'a agacé. " Tu devrais sourire de temps en temps, au lieu de tirer la tronche sans arrêt !" Et de porter ses doigts à mes lèvres pour les étirer, comme un gamin. J'ai reculé la tête, j'ai plissé les yeux. Puis je lui ai expliqué qu'un sourire, c'était simplement une manière de montrer les crocs. De dire "regarde, je suis prêt à te mordre". Pour les bêtes, une menace et un défi, rien de plus, rien d'"amusant". Mon explication l'a rendu hilare. Alors je suis parti.
Je me suis enfermé dans un coin, j'ai cherché un miroir. J'ai scruté un moment l'image de l'homme à la jeune barbe hirsute qu'il me renvoyait, je l'ai trouvé dur, brutal, déplacé. Et j'ai essayé. De sourire comme ils faisaient. Lann' dit souvent que j'analyse trop, c'est vrai, je ne peux pas m'en empêcher. En les observant, j'avais examiné leurs manières de faire pour tenter de les reproduire, le sourire compris. Moi je souriais comme une bête, en retroussant légèrement les lèvres sur le début des gencives, et en gardant les yeux fixes. Eux, c'était quelque chose de plus fin, de plus nuancé. Cela étirait plus les lèvres, et créait des plis au coin des yeux. Cela passait surtout, et avant tout, par le regard. C'était horriblement dur à reproduire, bordel ! Je me suis entraîné toute la nuit.
Je crois bien que c'est dans cette période-là que j'ai commencé à me rendre compte de ce que j'étais devenu. Si loin enfermé à l'intérieur, que je n'étais plus qu'une somme d'instincts. De comportements copiés et reproduits. De schémas et de réflexes. Moins qu'un homme. Tellement moins.
Alors j'ai commencé à faire vraiment des efforts. Lann' allait m'y aider, il prenait cela à coeur. Je me disais qu'avec ce genre d'aide, je pourrais peut-être y parvenir, peut-être surmonter toutes les strates et les barricades derrière lesquelles je m'étais enfermé. Je m'y efforçais, j'espérais.
J'avais envie de voir comment c'était, de l'autre côté des abysses.
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Nous avons navigué quelque temps. Je passais la plupart du mien soit à abattre les corvées habituelles de la vie en mer - qui n'étaient rien d'autre, pour moi, qu'une source continuelle de bonheur et d'apaisement - soit à La contempler, d'un poste d'observation ou d'un autre. Son ventre, loin du rivage, s'était creusé. On le devinait noir et profond, sous la surface parsemée d'éclats de lumière. L'océan véritable n'est jamais transparent. Tout juste peut-on y saisir quelques silhouettes floues, quelques ombres, parfois l'image ternie d'un banc de corail loin dans les profondeurs. Il est par contre très mauvais signe d'y voir son reflet. Si la mer vous rend votre regard, c'est qu'Elle a décidé de vous faire sien. Et, croyez-moi : ce qu'Elle veut prendre, Elle le prend, quel que soit le temps passé, quelle que soit la distance entremise, quels que soient les obstacles que vous déciderez de mettre sur Sa route. Je suis bien placé pour le savoir, mais ceci n'est pas la même histoire et je n'en parlerai pas ici.
Parfois je les regardais, eux, tous les autres. Pas vraiment le Capitaine, pas vraiment le quartier-maître non plus, vu que ceux-là ne se montraient pas souvent. L'équipage, plutôt, et Lann' bien sûr. J'étais intrigué et impressionné par la manière, par l'aisance qu'il avait à nouer contact avec les autres matelots. Il n'était pas de leur monde, de mon monde, et pourtant ils lui souriaient comme à un frère. Il n'avait pas la carrure, pas la stature, et pourtant les bourrades qu'ils lui offraient n'étaient ni méprisantes ni insultantes.
Et moi ? C'était tout juste si je connaissais leurs noms. Je reconnaissais les visages, les yeux, les mains, je savais qui faisait quoi. Ils n'étaient, en quelque sorte, que le reflet de leur fonction. Des outils, des instruments. Ce n'était pas parce que je les méprisais, oh non ! J'étais tout simplement incapable... Incapable de les considérer autrement.
Un soir, alors que je regardais l'écume jaillir sous les hochements de la proue, Lann' vint me trouver. J'ai fait l'ignorant, le docile, quand il m'a pris l'épaule pour m'emmener vers la soute. Il souriait. Ce bougre sourit toujours. Il souriait comme à une bête que l'on essaie d'amadouer. Alors j'ai suivi, oui, tandis qu'il aurait été tellement plus confortable de dire non, de rabrouer, de grogner. On est descendu, et il y avait tous les autres, rassemblés en cercle. J'ai été conduit au centre, tous les regards sur moi. Cerné, j'étais. C'était vraiment désagréable, cela irritait tellement mon instinct qu'il m'a fallut beaucoup de sang-froid pour ne pas détaler, ou pour ne pas agresser l'un ou l'autre. Et puis... Je me sentais gauche, maladroit, affreusement con, tellement peu à ma place.
- Les gars, voici Saig, a commencé Lann'. Saig, voici Matt', voici Kelly, et lui c'est Jo', et lui... "
Ils y sont tous passés. Je les regardais comme si je les voyais pour la première fois, ils inclinaient la tête, ils souriaient, un peu curieux, un peu amusés, un peu goguenards. J'ai salué aussi, gauchement. Lann' m'a ensuite fourré des dés dans la paume. Des putain de dés.
- Tu joues avec nous ? "
J'ai dit oui, pourquoi pas. J'ai posé un tas de questions, en mâchant les mots, avec un ton sec et abrupt, et en détestant le son de ma voix. J'avais l'impression d'être un orc au milieu de gens de la Haute Cour Royale. Et le pire, je crois, c'est que j'avais envie de continuer, envie de faire comme eux, de devenir comme eux, de parler de tout et de rien, de rire pour rien, de faire toutes ces petites choses sans aucune utilité mais qui leur semblaient pourtant si importantes. Je me disais, c'est facile, tiens, regarde : si Lann' y arrive, tu peux bien le faire ! Ca doit s'apprendre, comme on apprend à Nouer et à naviguer. Mais non, ça ne s'apprend pas. En tout cas pas de la même manière, et pas aussi facilement.
On a joué, donc. Il fallait miser. J'ai rien, que j'ai dit. Alors on a misé nos paies. Une partie seulement. Quelques pièces. Ce n'était pas comme si j'en avais vraiment besoin, de toute manière, à part pour payer les prostituées du prochain port. J'ai fait rouler les dés quand c'était mon tour, je riais quand je les entendais rire, enfin, j'essayais. Ils avaient l'air de s'amuser, moi j'étais en plein désarroi.
Une autre fois, Lann est venu me trouver au sommet d'un mât, assis sur l'une des vergues - il avait pas l'intention de me foutre la paix, ce salaud.
- Ecoute, on va faire un truc. Questions-réponses. "
J'ai haussé les épaules. Il a dit, vas-y, commence, pose-moi une question. Alors j'ai posé la première qui est venue, tout naturellement.
- Tu aimes la mer ? "
Il a répondu par la positive, je crois, avant d'enchaîner sur un "et toi ?" que je sentais venir à des lieues. Alors... Alors j'ai répondu que non, je ne l'aimais pas. Et puis j'ai essayé de mettre des mots sur ce que j'éprouve pour Elle. J'ai essayé de la décrire, de dire à quel point elle m'était magnifique, et hideuse, et aveuglante. J'aurais voulu dire toutes les nuances qu'elle prend à l'ombre et au soleil, et comment elle frémit quand les tempêtes approchent, comme une femme qui bouge des hanches au début d'une danse. Je voulais faire en sorte que mes mots soient un hommage, un de plus, et qu'il puisse La toucher, La sentir rien qu'au son de mes paroles. L'admirer et La craindre, connaître son venin et son miel. En fait, j'ai du sortir deux ou trois phrases insipides, mais je n'avais probablement jamais autant parlé depuis quelques mois.
Lann' me regardait en m'écoutant, attentif, vaguement songeur. Je pense que j'avais finalement réussi à évoquer deux trois trucs, maladroitement, mais c'était déjà une petite victoire en soi. Il a parlé d'amusement ensuite, puis de sourire. Ca, ça m'a agacé. " Tu devrais sourire de temps en temps, au lieu de tirer la tronche sans arrêt !" Et de porter ses doigts à mes lèvres pour les étirer, comme un gamin. J'ai reculé la tête, j'ai plissé les yeux. Puis je lui ai expliqué qu'un sourire, c'était simplement une manière de montrer les crocs. De dire "regarde, je suis prêt à te mordre". Pour les bêtes, une menace et un défi, rien de plus, rien d'"amusant". Mon explication l'a rendu hilare. Alors je suis parti.
Je me suis enfermé dans un coin, j'ai cherché un miroir. J'ai scruté un moment l'image de l'homme à la jeune barbe hirsute qu'il me renvoyait, je l'ai trouvé dur, brutal, déplacé. Et j'ai essayé. De sourire comme ils faisaient. Lann' dit souvent que j'analyse trop, c'est vrai, je ne peux pas m'en empêcher. En les observant, j'avais examiné leurs manières de faire pour tenter de les reproduire, le sourire compris. Moi je souriais comme une bête, en retroussant légèrement les lèvres sur le début des gencives, et en gardant les yeux fixes. Eux, c'était quelque chose de plus fin, de plus nuancé. Cela étirait plus les lèvres, et créait des plis au coin des yeux. Cela passait surtout, et avant tout, par le regard. C'était horriblement dur à reproduire, bordel ! Je me suis entraîné toute la nuit.
Je crois bien que c'est dans cette période-là que j'ai commencé à me rendre compte de ce que j'étais devenu. Si loin enfermé à l'intérieur, que je n'étais plus qu'une somme d'instincts. De comportements copiés et reproduits. De schémas et de réflexes. Moins qu'un homme. Tellement moins.
Alors j'ai commencé à faire vraiment des efforts. Lann' allait m'y aider, il prenait cela à coeur. Je me disais qu'avec ce genre d'aide, je pourrais peut-être y parvenir, peut-être surmonter toutes les strates et les barricades derrière lesquelles je m'étais enfermé. Je m'y efforçais, j'espérais.
J'avais envie de voir comment c'était, de l'autre côté des abysses.
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Saig Segondell- Personnages Joués : Mer d'huile
Re: De l'autre côté des abysses
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Je ne suis pas un enfant de la Lumière. Ce qui ne signifie pas, pour autant, que j'en sois un de l'Ombre. Entendons-nous : j'avais été nourri, tout môme, aux histoires de Lumière et d'océan. Je n'ai jamais saisi la Lumière ; en revanche, je connais bien l'océan.
J'ai toujours eu du mal à comprendre cette espèce d'engouement, de véhémence voire de fanatisme qu'ont certaines personnes vis à vis de la Lumière. Surtout ceux en rouge et or. A croire que c'est Ragnaros qu'ils vénèrent, et non les Trois Vertus. Ma foi à moi ne se voit pas. Elle ne rayonne pas comme la Lumière peut resplendir dans les mains des croyants. Elle ne s'exhibe pas. Elle n'a pas de grande Cathédrale à son nom, ni de prêches officiels. Ceux qui la partagent ne se reconnaissent parfois même pas, car elle s'évoque à demi-mots ou ne s'évoque pas, plus par respect que par honte même si je sais parfaitement comment les gens réagiraient si j'en parlais vraiment : ils ne comprendraient pas. Ma foi est secrète, c'est bien mieux ainsi. Et elle est absolue.
Il y a cependant certains signes que je ne peux pas cacher. Certaines traditions, certaines expressions. Certaines peurs aussi. J'ai du faire face à l'une de ces peurs, lors de notre première escale. C'était une île, assez jolie, encore un peu sauvage et indomptée, peu peuplée. Le port fleurissait sur sa côte, dominé par une sorte de manoir de pierre en hauteur, probablement la demeure d'un seigneur local ou quelque chose du même genre. Nous avons mouillé sans encombres. J'ai vu la joie se peindre sur les visages des matelots. Enfin ! Enfin la terre ferme, le ravitaillement, la beuverie sans quart de garde et les femmes, bien sûr, les femmes toujours ! J'ai préféré pour ma part rester encore un peu auprès d'Elle et explorer rapidement la côte. Bien vite, j'ai vu quelque chose qui ne m'a pas plu.
Des foutues ruines, trolles de surcroît. Vous savez ce que l'on dit sur les ruines, non ? On dit que tout bâtiment mort est hanté. Ca vous fait rire, évidemment. Je ne parle pas de hantise au sens propre, je ne parle ni de fantômes ni de spectres, ni d'ombres malfaisantes accrochées aux murs, prêtes à fondre sur le voyageur imprudent qui se serait trop approché. Je parle d'échos et de souvenirs. Quelque chose de plus vaste qu'un "simple" revenant, et qui relève de la Grande Histoire. En l'occurrence, il y a très, très longtemps, l'Empire Troll L'avait défiée et je le savais. Marcher sur le sol de Ses ennemis risquait de provoquer Sa colère et je n'en avais aucune envie.
Comment voulez-vous expliquer cela, surtout quand vous n'êtes - comme moi à l'époque - qu'une espèce de rustre peinant à aligner trois phrases construites de suite ? Lann' m'a ri au nez, bien sûr. Il irait, lui. Il ne voyait pas le danger et puis, les vieilles pierres, ça piquait sa curiosité. Elles piquent la mienne aussi, il faut avouer. Sauf les vieilles pierres trolles. Sauf elles.
On a marché dans la jungle toute la journée. Lann' tournait comme un vautour auprès du moindre vestige croisé lors de nos pérégrinations, prenant des notes, même si je le soupçonnais de s'attarder exprès pour m'emmerder. Je n'ai rien dit. Je l'ai patiemment laissé faire, l'autorisant à m'accompagner jusqu'à la tombée du soir. Là, nous sommes rentrés au port, direction la taverne où l'équipage faisait bombance. Ce fut l'occasion de découvrir un aspect de la personnalité de Lann' qu'il ne m'avait pas encore révélé.
Il y avait quelques serveuses, assez mignonnes, une petite rousse notamment. La manière dont elles souriaient et roulaient des hanches laissait parfaitement sous-entendre qu'elles pouvaient faire bien plus que simplement servir repas et boissons. Je me suis concentré sur celle que j'avais décidé de faire mienne. Je l'ai longuement contemplée, mais pas en charmeur ni en séducteur, pas vraiment, non ; pour ces choses-là, on ne m'avait pas appris à être renard, mais loup. Prendre et consommer. Elles étaient faites pour ça après tout, non ?
Et là, cet abruti a décidé de s'en mêler... S'installant avec son foutu sourire, désignant les jeunes femmes du menton. J'ai eu peur qu'il ne veuille me voler ma proie. Alors, j'ai fait ce que tout prédateur fait lorsqu'un concurrent convoite le même gibier : j'ai grogné et claqué des crocs. "Dégage".
Ce qu'il n'a pas fait, comme de bien entendu. J'étais en train de réfléchir à la façon de le faire partir - manière forte, ou manière forte, le choix était maigre - quand il proposa un jeu, hélant les deux serveuses à portée dont ma rouquine. Elles se sont approchées, souriantes. Et là... Là, il s'est mis à leur faire la cour avec une habileté proprement déconcertante.
... Bon, certes, en vérité, je n'avais tout simplement jamais vu quelqu'un faire la cour à une femme, ce n'était pas mon milieu. Pour moi, cela se bornait à payer - et encore, quand il le fallait - prendre, repartir. Un droit. Un dû. Je ne connaissais pas le goût de l'attente. Celui de la manipulation d'autant moins.
Car c'était ça, au final, de mon point de vue : de la manipulation. Il flattait avec les mains et avec les mots. Le regard, aussi. Le sourire, bien sûr, et le timbre de la voix. Les laissait mener la danse pour mieux les cueillir ensuite. Tout comme, quand il s'agit de fleurs, il y a le choix de couper ou de cultiver : moi, j'arrachais, lui, il faisait resplendir. J'ai laissé faire de bout en bout. J'ai eu ma rouquine, finalement. Mais si Lann en avait décidé autrement, je sais qu'elle aurait été le voir lui plutôt que moi, sans la moindre hésitation. Sur le coup, j'en conçus non pas de l'admiration mais de la jalousie.
--
Après cela j'ai tenté de le faire parler, un peu. Combien de choses cachait-il encore ? D'où il venait, au final ? Est-ce qu'il était vraiment "prêtre" comme il l'affirmait ou... N'était-ce qu'une sorte de prétexte dissimulant d'autres identités, d'autres capacités ? Est-ce que le Capitaine savait ? Oui, sûrement. C'était peut-être pour cela qu'il l'avait recruté, finalement. Pour l'ombre derrière le masque.
Lann' éluda mes questions en faisant le pitre. Il m'aimait bien, qu'il disait. Il m'aimait bien parce que justement, je ne l'interrogeais pas trop sur son passé. Sur ce qu'il avait pu être. Sur ce qu'il avait pu vivre.
Alors, je n'ai pas insisté. Je n'aurais pas aimé qu'on insiste sur mon propre vécu, après tout. C'est resté, entre nous, comme une sorte de consensus. Peu importait ce que nous avions pu être l'un et l'autre, "avant" ; cela n'appartenait qu'à nous sauf si nous en décidions autrement.
J'ai passé une nuit intéressante, en tous les cas. Je suis allé à l'eau dès l'aurore et, ragaillardi tant par les caresses de la jeune serveuse que par Son étreinte, j'ai décidé que j'allais finalement suivre de loin l'expédition partant pour les ruines trolles. Juste au cas où. J'ai surveillé sans me montrer, il ne s'est rien passé. Malgré tout, pour être bien certain qu'il n'y aurait pas d'offense, je me suis approché une fois les lieux déserts, j'ai pris un morceau de pierre brisée dans la poussière, où se lisait encore la courbe d'un bas-relief en forme de cobra, et je l'ai porté à l'eau. Qu'Elle sache que, où que puissent nous porter nos pas, nous restions Ses enfants.
Le soir du deuxième jour est tombé, nous repartions le lendemain. La taverne était pleine de rires, pleine de chaleur. La petite rouquine m'a souri, mais mes flancs étaient apaisés pour cette fois. Sous l'insistance de certains, je me suis rapproché de la table de l'équipage, et j'ai écouté.
Après plusieurs parties de dés, leur intérêt se portait désormais sur les histoires des uns et des autres. La pire soirée de taverne. C'était touchant, j'ai trouvé. Un peu comme des enfants qui comptent leurs bosses. Enfin, ça les faisait s'esclaffer, les yeux brillants d'avoir trop bu. J'ai recueilli leurs récits dans ma mémoire, ça, je sais bien le faire, encore maintenant ; certains n'avaient ni queue ni tête, certains m'ont tiré un vrai sourire. Le tour de Lann' est venu. Enthousiaste et volubile, il a conté une sorte de petite guerre de clan entre mômes, lors de laquelle, confronté à l'un des "gros bras" ennemis, il a eu son heure de gloire, jouant d'agilité et de ruse pour vaincre son adversaire. C'était amusant en soi. Plus amusante encore, la conclusion, puisque après avoir fêté leur triomphe dans l'alcool, Lann' et les siens se sont faits rosser en retour. Il ne faut jamais baisser sa garde, même lorsqu'on pense avoir gagné ; le moindre ennemi un tant soit peu malin saura toujours en profiter. Cela m'a du coup rappelé l'une de mes propres expériences. Un vrai cauchemar. Donc une bonne histoire. J'ai hésité, puis j'ai haussé la voix.
- Et bien... Et bien moi... "
Ils se sont tous tournés vers moi, sourcils haussés. Je crois que le simple fait que je prenne la parole avait captivé leur attention ; c'était si rare. J'ai assez vite retrouvé les réflexes du temps où je savais conter, où je faisais de cette activité une part de mon prestige. Je mangeais encore les mots, mais mon intonation était correcte. Je me suis concentré sur ma voix et j'ai livré mon récit.
Je n'étais encore qu'un gosse quand c'est arrivé. Jeune mousse, du genre à sauter sur les quais pour nouer les amarres ou à se cacher derrière le mât quand le Capitaine aboie des ordres. Ca, me planquer, j'étais doué ! C'est d'ailleurs ce qui m'a sauvé ce soir-là.
On fêtait je ne sais plus quoi. Une victoire, un meurtre, un trésor, j'ai oublié. Ca braillait, ça riait, ça festoyait. Il y avait quelques filles de joie avec des bracelets à leurs poignets et des jupons tournoyants, d'un beau rouge vif. Je me souviens parfaitement de ce rouge-là, il est gravé derrière mes yeux. Gravé aussi, l'espèce de silence qui s'est abattu sur la taverne quand un type s'est levé, pétoire en main, braquée sur mon Capitaine. Il y a toujours comme un petit moment de flottement avant une détonation, vous avez remarqué ? En l'occurrence, l'arme de ce gars-là, ce n'était pas l'un de ces mousquets élégants que certains bourgeois aiment porter à la ceinture. Pas du genre à faire un joli petit trou bien net quand ça tire. Cette pétoire-là, rien qu'au canon, ça se voyait que ça envoyait de la rafale, à faire exploser les chairs, et ça n'a pas manqué. La tête du Capitaine a fait une fleur, à s'épanouir sur deux murs, avec un morceau d'épaule en prime pour faire bonne mesure. Gravé derrière mes yeux aussi, ce geyser de chair broyée.
Ce fut la débâcle ensuite. D'autres gars se sont levés parmi les clients, l'air sauvage, et ont commencé à tirer sur les autres membres de mon équipage. Il y avait de la fumée partout, et l'odeur de la poudre et du sang, et celle des cris. Je me suis glissé sous une table, affolé. L'une des filles a voulu faire pareil, et s'est pris une rafale dans le dos. Elle a repeint mes genoux avec ses tripes. Elle s'est effondrée sur moi, et sa robe a fait une corolle sur elle et moi.
Ca m'a fait sourire quand j'y ai repensé. C'était la première femme qui me tombait dans les bras, après tout ! En racontant, j'étais plus sensible à l'ironie de la chose qu'à l'horreur de ce que je rapportais. C'était lointain, tellement lointain. Ce pauvre gosse terrorisé, qui avait passé plusieurs heures à attendre dans le silence jusqu'à ce que l'odeur du sang devienne insupportable, osant enfin détaler après s'être assuré qu'il était seul, ce gamin aurait pu être n'importe qui sauf moi. Je n'assimilais pas. Il est plus simple de se détacher de ce genre de souvenir, vous savez.
Ils étaient tous silencieux quand j'ai terminé mon récit. J'étais assez fier, j'avais bien conté. Je n'ai pas trop compris leur expression. C'est Lann' qui a fini par détendre l'atmosphère, avec sa gouaille habituelle.
La beuverie et les rires ont repris, mais ce sentiment de malaise, sous-jacent, a persisté tout le reste de la soirée.
Je ne suis pas un enfant de la Lumière. Ce qui ne signifie pas, pour autant, que j'en sois un de l'Ombre. Entendons-nous : j'avais été nourri, tout môme, aux histoires de Lumière et d'océan. Je n'ai jamais saisi la Lumière ; en revanche, je connais bien l'océan.
J'ai toujours eu du mal à comprendre cette espèce d'engouement, de véhémence voire de fanatisme qu'ont certaines personnes vis à vis de la Lumière. Surtout ceux en rouge et or. A croire que c'est Ragnaros qu'ils vénèrent, et non les Trois Vertus. Ma foi à moi ne se voit pas. Elle ne rayonne pas comme la Lumière peut resplendir dans les mains des croyants. Elle ne s'exhibe pas. Elle n'a pas de grande Cathédrale à son nom, ni de prêches officiels. Ceux qui la partagent ne se reconnaissent parfois même pas, car elle s'évoque à demi-mots ou ne s'évoque pas, plus par respect que par honte même si je sais parfaitement comment les gens réagiraient si j'en parlais vraiment : ils ne comprendraient pas. Ma foi est secrète, c'est bien mieux ainsi. Et elle est absolue.
Il y a cependant certains signes que je ne peux pas cacher. Certaines traditions, certaines expressions. Certaines peurs aussi. J'ai du faire face à l'une de ces peurs, lors de notre première escale. C'était une île, assez jolie, encore un peu sauvage et indomptée, peu peuplée. Le port fleurissait sur sa côte, dominé par une sorte de manoir de pierre en hauteur, probablement la demeure d'un seigneur local ou quelque chose du même genre. Nous avons mouillé sans encombres. J'ai vu la joie se peindre sur les visages des matelots. Enfin ! Enfin la terre ferme, le ravitaillement, la beuverie sans quart de garde et les femmes, bien sûr, les femmes toujours ! J'ai préféré pour ma part rester encore un peu auprès d'Elle et explorer rapidement la côte. Bien vite, j'ai vu quelque chose qui ne m'a pas plu.
Des foutues ruines, trolles de surcroît. Vous savez ce que l'on dit sur les ruines, non ? On dit que tout bâtiment mort est hanté. Ca vous fait rire, évidemment. Je ne parle pas de hantise au sens propre, je ne parle ni de fantômes ni de spectres, ni d'ombres malfaisantes accrochées aux murs, prêtes à fondre sur le voyageur imprudent qui se serait trop approché. Je parle d'échos et de souvenirs. Quelque chose de plus vaste qu'un "simple" revenant, et qui relève de la Grande Histoire. En l'occurrence, il y a très, très longtemps, l'Empire Troll L'avait défiée et je le savais. Marcher sur le sol de Ses ennemis risquait de provoquer Sa colère et je n'en avais aucune envie.
Comment voulez-vous expliquer cela, surtout quand vous n'êtes - comme moi à l'époque - qu'une espèce de rustre peinant à aligner trois phrases construites de suite ? Lann' m'a ri au nez, bien sûr. Il irait, lui. Il ne voyait pas le danger et puis, les vieilles pierres, ça piquait sa curiosité. Elles piquent la mienne aussi, il faut avouer. Sauf les vieilles pierres trolles. Sauf elles.
On a marché dans la jungle toute la journée. Lann' tournait comme un vautour auprès du moindre vestige croisé lors de nos pérégrinations, prenant des notes, même si je le soupçonnais de s'attarder exprès pour m'emmerder. Je n'ai rien dit. Je l'ai patiemment laissé faire, l'autorisant à m'accompagner jusqu'à la tombée du soir. Là, nous sommes rentrés au port, direction la taverne où l'équipage faisait bombance. Ce fut l'occasion de découvrir un aspect de la personnalité de Lann' qu'il ne m'avait pas encore révélé.
Il y avait quelques serveuses, assez mignonnes, une petite rousse notamment. La manière dont elles souriaient et roulaient des hanches laissait parfaitement sous-entendre qu'elles pouvaient faire bien plus que simplement servir repas et boissons. Je me suis concentré sur celle que j'avais décidé de faire mienne. Je l'ai longuement contemplée, mais pas en charmeur ni en séducteur, pas vraiment, non ; pour ces choses-là, on ne m'avait pas appris à être renard, mais loup. Prendre et consommer. Elles étaient faites pour ça après tout, non ?
Et là, cet abruti a décidé de s'en mêler... S'installant avec son foutu sourire, désignant les jeunes femmes du menton. J'ai eu peur qu'il ne veuille me voler ma proie. Alors, j'ai fait ce que tout prédateur fait lorsqu'un concurrent convoite le même gibier : j'ai grogné et claqué des crocs. "Dégage".
Ce qu'il n'a pas fait, comme de bien entendu. J'étais en train de réfléchir à la façon de le faire partir - manière forte, ou manière forte, le choix était maigre - quand il proposa un jeu, hélant les deux serveuses à portée dont ma rouquine. Elles se sont approchées, souriantes. Et là... Là, il s'est mis à leur faire la cour avec une habileté proprement déconcertante.
... Bon, certes, en vérité, je n'avais tout simplement jamais vu quelqu'un faire la cour à une femme, ce n'était pas mon milieu. Pour moi, cela se bornait à payer - et encore, quand il le fallait - prendre, repartir. Un droit. Un dû. Je ne connaissais pas le goût de l'attente. Celui de la manipulation d'autant moins.
Car c'était ça, au final, de mon point de vue : de la manipulation. Il flattait avec les mains et avec les mots. Le regard, aussi. Le sourire, bien sûr, et le timbre de la voix. Les laissait mener la danse pour mieux les cueillir ensuite. Tout comme, quand il s'agit de fleurs, il y a le choix de couper ou de cultiver : moi, j'arrachais, lui, il faisait resplendir. J'ai laissé faire de bout en bout. J'ai eu ma rouquine, finalement. Mais si Lann en avait décidé autrement, je sais qu'elle aurait été le voir lui plutôt que moi, sans la moindre hésitation. Sur le coup, j'en conçus non pas de l'admiration mais de la jalousie.
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Après cela j'ai tenté de le faire parler, un peu. Combien de choses cachait-il encore ? D'où il venait, au final ? Est-ce qu'il était vraiment "prêtre" comme il l'affirmait ou... N'était-ce qu'une sorte de prétexte dissimulant d'autres identités, d'autres capacités ? Est-ce que le Capitaine savait ? Oui, sûrement. C'était peut-être pour cela qu'il l'avait recruté, finalement. Pour l'ombre derrière le masque.
Lann' éluda mes questions en faisant le pitre. Il m'aimait bien, qu'il disait. Il m'aimait bien parce que justement, je ne l'interrogeais pas trop sur son passé. Sur ce qu'il avait pu être. Sur ce qu'il avait pu vivre.
Alors, je n'ai pas insisté. Je n'aurais pas aimé qu'on insiste sur mon propre vécu, après tout. C'est resté, entre nous, comme une sorte de consensus. Peu importait ce que nous avions pu être l'un et l'autre, "avant" ; cela n'appartenait qu'à nous sauf si nous en décidions autrement.
J'ai passé une nuit intéressante, en tous les cas. Je suis allé à l'eau dès l'aurore et, ragaillardi tant par les caresses de la jeune serveuse que par Son étreinte, j'ai décidé que j'allais finalement suivre de loin l'expédition partant pour les ruines trolles. Juste au cas où. J'ai surveillé sans me montrer, il ne s'est rien passé. Malgré tout, pour être bien certain qu'il n'y aurait pas d'offense, je me suis approché une fois les lieux déserts, j'ai pris un morceau de pierre brisée dans la poussière, où se lisait encore la courbe d'un bas-relief en forme de cobra, et je l'ai porté à l'eau. Qu'Elle sache que, où que puissent nous porter nos pas, nous restions Ses enfants.
Le soir du deuxième jour est tombé, nous repartions le lendemain. La taverne était pleine de rires, pleine de chaleur. La petite rouquine m'a souri, mais mes flancs étaient apaisés pour cette fois. Sous l'insistance de certains, je me suis rapproché de la table de l'équipage, et j'ai écouté.
Après plusieurs parties de dés, leur intérêt se portait désormais sur les histoires des uns et des autres. La pire soirée de taverne. C'était touchant, j'ai trouvé. Un peu comme des enfants qui comptent leurs bosses. Enfin, ça les faisait s'esclaffer, les yeux brillants d'avoir trop bu. J'ai recueilli leurs récits dans ma mémoire, ça, je sais bien le faire, encore maintenant ; certains n'avaient ni queue ni tête, certains m'ont tiré un vrai sourire. Le tour de Lann' est venu. Enthousiaste et volubile, il a conté une sorte de petite guerre de clan entre mômes, lors de laquelle, confronté à l'un des "gros bras" ennemis, il a eu son heure de gloire, jouant d'agilité et de ruse pour vaincre son adversaire. C'était amusant en soi. Plus amusante encore, la conclusion, puisque après avoir fêté leur triomphe dans l'alcool, Lann' et les siens se sont faits rosser en retour. Il ne faut jamais baisser sa garde, même lorsqu'on pense avoir gagné ; le moindre ennemi un tant soit peu malin saura toujours en profiter. Cela m'a du coup rappelé l'une de mes propres expériences. Un vrai cauchemar. Donc une bonne histoire. J'ai hésité, puis j'ai haussé la voix.
- Et bien... Et bien moi... "
Ils se sont tous tournés vers moi, sourcils haussés. Je crois que le simple fait que je prenne la parole avait captivé leur attention ; c'était si rare. J'ai assez vite retrouvé les réflexes du temps où je savais conter, où je faisais de cette activité une part de mon prestige. Je mangeais encore les mots, mais mon intonation était correcte. Je me suis concentré sur ma voix et j'ai livré mon récit.
Je n'étais encore qu'un gosse quand c'est arrivé. Jeune mousse, du genre à sauter sur les quais pour nouer les amarres ou à se cacher derrière le mât quand le Capitaine aboie des ordres. Ca, me planquer, j'étais doué ! C'est d'ailleurs ce qui m'a sauvé ce soir-là.
On fêtait je ne sais plus quoi. Une victoire, un meurtre, un trésor, j'ai oublié. Ca braillait, ça riait, ça festoyait. Il y avait quelques filles de joie avec des bracelets à leurs poignets et des jupons tournoyants, d'un beau rouge vif. Je me souviens parfaitement de ce rouge-là, il est gravé derrière mes yeux. Gravé aussi, l'espèce de silence qui s'est abattu sur la taverne quand un type s'est levé, pétoire en main, braquée sur mon Capitaine. Il y a toujours comme un petit moment de flottement avant une détonation, vous avez remarqué ? En l'occurrence, l'arme de ce gars-là, ce n'était pas l'un de ces mousquets élégants que certains bourgeois aiment porter à la ceinture. Pas du genre à faire un joli petit trou bien net quand ça tire. Cette pétoire-là, rien qu'au canon, ça se voyait que ça envoyait de la rafale, à faire exploser les chairs, et ça n'a pas manqué. La tête du Capitaine a fait une fleur, à s'épanouir sur deux murs, avec un morceau d'épaule en prime pour faire bonne mesure. Gravé derrière mes yeux aussi, ce geyser de chair broyée.
Ce fut la débâcle ensuite. D'autres gars se sont levés parmi les clients, l'air sauvage, et ont commencé à tirer sur les autres membres de mon équipage. Il y avait de la fumée partout, et l'odeur de la poudre et du sang, et celle des cris. Je me suis glissé sous une table, affolé. L'une des filles a voulu faire pareil, et s'est pris une rafale dans le dos. Elle a repeint mes genoux avec ses tripes. Elle s'est effondrée sur moi, et sa robe a fait une corolle sur elle et moi.
Ca m'a fait sourire quand j'y ai repensé. C'était la première femme qui me tombait dans les bras, après tout ! En racontant, j'étais plus sensible à l'ironie de la chose qu'à l'horreur de ce que je rapportais. C'était lointain, tellement lointain. Ce pauvre gosse terrorisé, qui avait passé plusieurs heures à attendre dans le silence jusqu'à ce que l'odeur du sang devienne insupportable, osant enfin détaler après s'être assuré qu'il était seul, ce gamin aurait pu être n'importe qui sauf moi. Je n'assimilais pas. Il est plus simple de se détacher de ce genre de souvenir, vous savez.
Ils étaient tous silencieux quand j'ai terminé mon récit. J'étais assez fier, j'avais bien conté. Je n'ai pas trop compris leur expression. C'est Lann' qui a fini par détendre l'atmosphère, avec sa gouaille habituelle.
La beuverie et les rires ont repris, mais ce sentiment de malaise, sous-jacent, a persisté tout le reste de la soirée.
Saig Segondell- Personnages Joués : Mer d'huile
Re: De l'autre côté des abysses
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La mer, jusqu'ici, nous avait été bienveillante. Plate et frissonnante, à bercer la coque du navire et à souffler son haleine dans nos voiles. Cependant, le calme n'est qu'éphémère sur les flots. De chaton, le vent peut se faire tigre. De plaine, l'eau peut se changer en montagne. J'aime les tempêtes. Je les aime parce qu'elles rappellent aux hommes ô combien ils sont faibles face à Sa colère, et parce qu'elles sont le mouvement d'humeur qui les fait jeter face contre terre, tremblant de leur propre petitesse devant Sa majesté. Si tu veux apprendre à prier, disait quelqu'un, alors prends la mer. Rarement j'ai entendu quelque chose d'aussi vrai.
Une autre manifestation que je redoute bien plus, c'est la brume. Ennemie de tous les navigateurs, elle s'étend, pernicieuse, et rampe sur les ponts, lèche les cordages, perturbe les compas et les sens. Nous n'eûmes pas de tempête cette fois-ci mais la brume, elle, nous prit dans ses bras et nous enveloppa bien vite.
Je l'avoue sans honte aucune, j'avais peur. J'entendais le bois craquer et cela me rappelait d'autres craquements, plus sinistres et plus lointains. J'évitais l'horizon du regard pour éviter d'y surprendre des formes qui n'auraient pas dû s'y trouver. Les gens du rivage se moquent parfois de nos coutumes, à nous enfants des flots, ils nous disent peureux, à trembler pour des chimères. Mais n'importe quel homme devient superstitieux, lorsqu'il est livré à Elle. J'ai conscience de ma place, je sais ma fragilité, je me sais mortel et je connais mes limites. Je laisse l'assurance aux inconscients et aux fous.
La grande majorité de l'équipage était constituée de marins accomplis. Du genre à savoir ce qu'il faut craindre, quand se taire, quand baisser la tête. D'autres étaient nourris aux certitudes et aux statistiques. Ceux-là riaient face à nos murmures et nos appréhensions. Lann' en fut. Des conneries, qu'il disait. Il n'y a pas d'esprit. Il n'y a pas de fantômes. J'avais envie de le frapper. Je voulais lui montrer ce que j'avais vu, je voulais qu'il le vive aussi. Il n'y a que face à l'horreur qu'on peut comprendre ce qu'Elle est, loin des jolies légendes qu'on raconte en terre ferme. Mais l'horreur - heureusement, ou pas - n'émerge que rarement et ne se présente pas souvent à la face des hommes.
Il y eut pourtant une petite manifestation, en pleine nuit, tandis que nous avions laissé les voiles en berne pour éviter les pièges du brouillard. Un concert de plaintes, plongeant dans les graves ou volant dans les aigus, des hululements qui n'avaient rien d'humain. Comme la brume s'empare de tous les sons, l'écho avait quelque chose d'irréel, de terrifiant - d'autant plus que nous n'y voyions rien, pas la moindre gorge d'où de tels cris auraient pu jaillir. Avec ceux qui étaient encore sur le pont, nous nous sommes barricadés dans la cale, pris d'effroi. J'y ai vu une occasion de montrer à Lann ce qu'il fallait craindre et respecter ; je l'ai réveillé, juste pour qu'il écoute, juste pour qu'il entende. Evidemment, cet imbécile ne s'en est pas contenté. Il voulait voir.
Un groupe de trois ou quatre s'est enhardi à sortir. Ils sont restés un petit moment. En tendant l'oreille, j'ai cru saisir un juron, et je crois qu'à un moment ils se sont approchés de la balustrade pour se pencher vers l'eau. J'étais à la fois énervé par l'incrédulité de Lann', et à la fois assez satisfait. Je savais qu'ils ne verraient rien : la brume ne le permettrait pas. En ne voyant rien, ils ne pourraient pas s'assurer de la nature de la chose, quelle qu'elle fût, et cela me convenait. Le doute subsisterait. Le doute mène au respect, et à la révérence. J'ai su un peu plus tard que cet imbécile de quartier-maître avait parlé de baleines pour rationaliser la chose ; mais peu importait. Ils ne sauraient jamais, et j'avais confiance en Elle pour savoir garder ses secrets. Peut-être que ce premier doute allait fendiller - oh, rien qu'un peu - les jolies certitudes de Lanniey.
Peut-être allais-je pouvoir en faire un vrai marin.
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Au petit matin, la brume se leva et la mer sembla finalement bien vouloir nous laisser accoster sans dommages. Les discussions allaient bon train sur le phénomène perçu pendant la nuit, mais tout paraissait revenu à la normale. Je me suis détendu. Ce n'était qu'un petit avertissement, un clin d'oeil un brin inquiétant qu'Elle se permet d'offrir à ses enfants parfois. Cependant, il s'est passé quelque chose qui m'a fait revenir sur cette certitude, et redouter le pire. Ce quelque chose, ce fut le craquement de la coque sur un récif pernicieux, que les cartes - pourtant précises - avaient omis d'indiquer. Il a fallu écoper rapidement. Fort heureusement, nous étions proches de la côte, et nous avons pu mouiller en sûreté pour constater des dégâts et des réparations à faire ; mais je ne crois ni au hasard ni aux coïncidences, et il était évident, pour moi, qu'Elle avait mis le récif sur notre route pour nous prévenir ou nous punir.
Cela m'a beaucoup tourmenté. Qu'est-ce qu'il s'était passé ? Qu'avaient-ils fait, sur le pont, pendant que nous étions blottis à fond de cale ? L'avaient-ils provoquée d'une manière ou d'une autre pour qu'elle cherche vengeance ? Ou bien... Ou bien était-ce moi ? J'avais de nombreuses dettes envers Elle ; peut-être était-ce un signe à moi seul adressé, et que devais-je alors y lire ?
J'ai ruminé pendant des jours et des jours, alors que nous étions coincés sur le rivage déchiré d'Azshara. Oui, Azshara, en plus ! J'allais et venais, totalement intenable. Je guettais l'eau, avec la crainte au coeur, de peur d'y voir surgir d'anciens souvenirs ou d'autres avertissements. Je guettais Lann' aussi. Et je le vis sombrer doucement, d'enthousiaste devenir morose, de volubile se faire silencieux et terne.
C'était lui. Elle l'avait touché. Peut-être même qu'elle l'avait Marqué. J'en étais persuadé à présent.
De vieilles habitudes sont revenues. J'ai plongé à l'eau pendant que l'équipage était occupé à ne rien faire. J'ai nagé longtemps, jusqu'aux bancs de corail coloré. J'ai repéré les anémones chatoyantes et j'ai tiré mon couteau pour les défaire de la roche comme des patelles. Je les ai faites sécher ensuite, au soleil et, méthodiquement, je les ai pilées. On apprend beaucoup de choses quand on fréquente certains milieux. Notamment la confection d'élixirs et de drogues rares. Celle-là, je l'ai inspirée en vapeur, et je l'ai bue. Puis je suis revenu au rivage et j'ai cherché, jusqu'à trouver Lann', affalé sur un rocher.
Ma vue était troublée par les visions, mais j'ai gardé des gestes précis, habitués, je suis monté le rejoindre. Il m'est apparu tout environné de noirceur, et j'ai pris cela comme une confirmation de mes craintes. Quelque chose en moi a crié, a refusé de toutes ses forces, alors je l'ai pris, et je l'ai secoué. Je l'ai provoqué avec des mots et avec des gestes jusqu'à le faire sortir de ses gonds. C'est par la colère que l'on peut libérer la plupart des possédés, dit-on ; c'est du moins ce qu'on m'avait appris.
Mais il a fait quelque chose à quoi je ne m'attendais pas. Au lieu de me frapper physiquement, c'est une lame, courte et pointue, qui a plongé dans mon esprit. Très brièvement. Suffisant pour briser toute ma retenue. Car j'ai eu mal, vraiment ; et dans mon état, il suffisait d'un rien pour me faire totalement perdre pied.
J'ai hurlé, je l'ai frappé. Je ne voyais plus vraiment Lann', j'apercevais à la place une sorte de grande ombre, quelque chose de mouvant, noir et menaçant comme un requin qui nage juste sous la surface de l'eau. Nous avons roulé au bas du rocher, je l'ai pris à la gorge, car c'était mon ennemi, je l'ai cogné contre le sol puis je l'ai entraîné vers la mer, qui grondait à quelques pas. Je voulais le libérer, le laver de cette souillure infecte, l'aider, le soulager, le guérir. Je n'étais plus vraiment moi-même.
Mes doigts se sont fermés sur ses cheveux et j'ai plongé sa tête dans l'eau. Il s'est débattu. Je l'ai maintenu. J'attendais que les fantômes s'échappent et sortent de lui comme de l'huile sur l'eau écumante. Au lieu de ça, il s'est cambré, m'a saisi, m'a renversé. J'ai bu la tasse puis, en me redressant, l'ai contemplé.
- T'as gagné, vieux, qu'il a dit. Je vais te démolir."
On s'est jetés l'un sur l'autre ; je voulais l'empoigner et le renverser à la mer de nouveau pour finir ce que j'avais commencé. J'ai réussi. C'est en me retournant pour lui refaire face que j'ai senti la douleur. Quelque chose de vif et de violent comme une déchirure, étourdissant. En penchant la tête, j'ai vu alors la nappe rouge qui s'épanouissait sur ma chemise jusqu'à la détremper totalement. Ce même rouge me coula entre les doigts, chaud et poisseux, lorsque j'ai plaqué une main sur ma blessure. Ce n'était pas une vision, ça. C'était réel. Terriblement réel.
Entre incrédulité et reproche, j'ai balbutié.
- Enfoiré... Tu m'as planté, enfoiré !"
Levant les mains, se voulant apaisant, il s'est rapproché doucement de moi. Il s'excusait, me suppliait de revenir au bord, sinon j'allais me vider. J'ai tendu mon arme vers lui, en reculant ; j'ai hésité, abaissé mon bras, l'ai relevé puis baissé de nouveau, car mes forces me quittaient à la même vitesse que mon sang. On a trébuché jusqu'au rivage, sur lequel je me suis effondré. Au moins, la blessure m'avait rendu une bonne part de ma lucidité, même si j'avais encore de la peine à comprendre comment tout cela avait pu arriver - et s'enchaîner si vite. Lann' s'est penché sur moi, très pâle, on s'est bizarrement confondus en excuses alors que ce n'était vraiment pas l'urgence du moment ; il a fini par poser une main sur ma plaie, jusqu'à se vider, via Lumière, de toute son énergie pour me guérir. Il s'est affalé à l'instant où j'ai commencé à pouvoir me relever.
La mer, jusqu'ici, nous avait été bienveillante. Plate et frissonnante, à bercer la coque du navire et à souffler son haleine dans nos voiles. Cependant, le calme n'est qu'éphémère sur les flots. De chaton, le vent peut se faire tigre. De plaine, l'eau peut se changer en montagne. J'aime les tempêtes. Je les aime parce qu'elles rappellent aux hommes ô combien ils sont faibles face à Sa colère, et parce qu'elles sont le mouvement d'humeur qui les fait jeter face contre terre, tremblant de leur propre petitesse devant Sa majesté. Si tu veux apprendre à prier, disait quelqu'un, alors prends la mer. Rarement j'ai entendu quelque chose d'aussi vrai.
Une autre manifestation que je redoute bien plus, c'est la brume. Ennemie de tous les navigateurs, elle s'étend, pernicieuse, et rampe sur les ponts, lèche les cordages, perturbe les compas et les sens. Nous n'eûmes pas de tempête cette fois-ci mais la brume, elle, nous prit dans ses bras et nous enveloppa bien vite.
Je l'avoue sans honte aucune, j'avais peur. J'entendais le bois craquer et cela me rappelait d'autres craquements, plus sinistres et plus lointains. J'évitais l'horizon du regard pour éviter d'y surprendre des formes qui n'auraient pas dû s'y trouver. Les gens du rivage se moquent parfois de nos coutumes, à nous enfants des flots, ils nous disent peureux, à trembler pour des chimères. Mais n'importe quel homme devient superstitieux, lorsqu'il est livré à Elle. J'ai conscience de ma place, je sais ma fragilité, je me sais mortel et je connais mes limites. Je laisse l'assurance aux inconscients et aux fous.
La grande majorité de l'équipage était constituée de marins accomplis. Du genre à savoir ce qu'il faut craindre, quand se taire, quand baisser la tête. D'autres étaient nourris aux certitudes et aux statistiques. Ceux-là riaient face à nos murmures et nos appréhensions. Lann' en fut. Des conneries, qu'il disait. Il n'y a pas d'esprit. Il n'y a pas de fantômes. J'avais envie de le frapper. Je voulais lui montrer ce que j'avais vu, je voulais qu'il le vive aussi. Il n'y a que face à l'horreur qu'on peut comprendre ce qu'Elle est, loin des jolies légendes qu'on raconte en terre ferme. Mais l'horreur - heureusement, ou pas - n'émerge que rarement et ne se présente pas souvent à la face des hommes.
Il y eut pourtant une petite manifestation, en pleine nuit, tandis que nous avions laissé les voiles en berne pour éviter les pièges du brouillard. Un concert de plaintes, plongeant dans les graves ou volant dans les aigus, des hululements qui n'avaient rien d'humain. Comme la brume s'empare de tous les sons, l'écho avait quelque chose d'irréel, de terrifiant - d'autant plus que nous n'y voyions rien, pas la moindre gorge d'où de tels cris auraient pu jaillir. Avec ceux qui étaient encore sur le pont, nous nous sommes barricadés dans la cale, pris d'effroi. J'y ai vu une occasion de montrer à Lann ce qu'il fallait craindre et respecter ; je l'ai réveillé, juste pour qu'il écoute, juste pour qu'il entende. Evidemment, cet imbécile ne s'en est pas contenté. Il voulait voir.
Un groupe de trois ou quatre s'est enhardi à sortir. Ils sont restés un petit moment. En tendant l'oreille, j'ai cru saisir un juron, et je crois qu'à un moment ils se sont approchés de la balustrade pour se pencher vers l'eau. J'étais à la fois énervé par l'incrédulité de Lann', et à la fois assez satisfait. Je savais qu'ils ne verraient rien : la brume ne le permettrait pas. En ne voyant rien, ils ne pourraient pas s'assurer de la nature de la chose, quelle qu'elle fût, et cela me convenait. Le doute subsisterait. Le doute mène au respect, et à la révérence. J'ai su un peu plus tard que cet imbécile de quartier-maître avait parlé de baleines pour rationaliser la chose ; mais peu importait. Ils ne sauraient jamais, et j'avais confiance en Elle pour savoir garder ses secrets. Peut-être que ce premier doute allait fendiller - oh, rien qu'un peu - les jolies certitudes de Lanniey.
Peut-être allais-je pouvoir en faire un vrai marin.
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Au petit matin, la brume se leva et la mer sembla finalement bien vouloir nous laisser accoster sans dommages. Les discussions allaient bon train sur le phénomène perçu pendant la nuit, mais tout paraissait revenu à la normale. Je me suis détendu. Ce n'était qu'un petit avertissement, un clin d'oeil un brin inquiétant qu'Elle se permet d'offrir à ses enfants parfois. Cependant, il s'est passé quelque chose qui m'a fait revenir sur cette certitude, et redouter le pire. Ce quelque chose, ce fut le craquement de la coque sur un récif pernicieux, que les cartes - pourtant précises - avaient omis d'indiquer. Il a fallu écoper rapidement. Fort heureusement, nous étions proches de la côte, et nous avons pu mouiller en sûreté pour constater des dégâts et des réparations à faire ; mais je ne crois ni au hasard ni aux coïncidences, et il était évident, pour moi, qu'Elle avait mis le récif sur notre route pour nous prévenir ou nous punir.
Cela m'a beaucoup tourmenté. Qu'est-ce qu'il s'était passé ? Qu'avaient-ils fait, sur le pont, pendant que nous étions blottis à fond de cale ? L'avaient-ils provoquée d'une manière ou d'une autre pour qu'elle cherche vengeance ? Ou bien... Ou bien était-ce moi ? J'avais de nombreuses dettes envers Elle ; peut-être était-ce un signe à moi seul adressé, et que devais-je alors y lire ?
J'ai ruminé pendant des jours et des jours, alors que nous étions coincés sur le rivage déchiré d'Azshara. Oui, Azshara, en plus ! J'allais et venais, totalement intenable. Je guettais l'eau, avec la crainte au coeur, de peur d'y voir surgir d'anciens souvenirs ou d'autres avertissements. Je guettais Lann' aussi. Et je le vis sombrer doucement, d'enthousiaste devenir morose, de volubile se faire silencieux et terne.
C'était lui. Elle l'avait touché. Peut-être même qu'elle l'avait Marqué. J'en étais persuadé à présent.
De vieilles habitudes sont revenues. J'ai plongé à l'eau pendant que l'équipage était occupé à ne rien faire. J'ai nagé longtemps, jusqu'aux bancs de corail coloré. J'ai repéré les anémones chatoyantes et j'ai tiré mon couteau pour les défaire de la roche comme des patelles. Je les ai faites sécher ensuite, au soleil et, méthodiquement, je les ai pilées. On apprend beaucoup de choses quand on fréquente certains milieux. Notamment la confection d'élixirs et de drogues rares. Celle-là, je l'ai inspirée en vapeur, et je l'ai bue. Puis je suis revenu au rivage et j'ai cherché, jusqu'à trouver Lann', affalé sur un rocher.
Ma vue était troublée par les visions, mais j'ai gardé des gestes précis, habitués, je suis monté le rejoindre. Il m'est apparu tout environné de noirceur, et j'ai pris cela comme une confirmation de mes craintes. Quelque chose en moi a crié, a refusé de toutes ses forces, alors je l'ai pris, et je l'ai secoué. Je l'ai provoqué avec des mots et avec des gestes jusqu'à le faire sortir de ses gonds. C'est par la colère que l'on peut libérer la plupart des possédés, dit-on ; c'est du moins ce qu'on m'avait appris.
Mais il a fait quelque chose à quoi je ne m'attendais pas. Au lieu de me frapper physiquement, c'est une lame, courte et pointue, qui a plongé dans mon esprit. Très brièvement. Suffisant pour briser toute ma retenue. Car j'ai eu mal, vraiment ; et dans mon état, il suffisait d'un rien pour me faire totalement perdre pied.
J'ai hurlé, je l'ai frappé. Je ne voyais plus vraiment Lann', j'apercevais à la place une sorte de grande ombre, quelque chose de mouvant, noir et menaçant comme un requin qui nage juste sous la surface de l'eau. Nous avons roulé au bas du rocher, je l'ai pris à la gorge, car c'était mon ennemi, je l'ai cogné contre le sol puis je l'ai entraîné vers la mer, qui grondait à quelques pas. Je voulais le libérer, le laver de cette souillure infecte, l'aider, le soulager, le guérir. Je n'étais plus vraiment moi-même.
Mes doigts se sont fermés sur ses cheveux et j'ai plongé sa tête dans l'eau. Il s'est débattu. Je l'ai maintenu. J'attendais que les fantômes s'échappent et sortent de lui comme de l'huile sur l'eau écumante. Au lieu de ça, il s'est cambré, m'a saisi, m'a renversé. J'ai bu la tasse puis, en me redressant, l'ai contemplé.
- T'as gagné, vieux, qu'il a dit. Je vais te démolir."
On s'est jetés l'un sur l'autre ; je voulais l'empoigner et le renverser à la mer de nouveau pour finir ce que j'avais commencé. J'ai réussi. C'est en me retournant pour lui refaire face que j'ai senti la douleur. Quelque chose de vif et de violent comme une déchirure, étourdissant. En penchant la tête, j'ai vu alors la nappe rouge qui s'épanouissait sur ma chemise jusqu'à la détremper totalement. Ce même rouge me coula entre les doigts, chaud et poisseux, lorsque j'ai plaqué une main sur ma blessure. Ce n'était pas une vision, ça. C'était réel. Terriblement réel.
Entre incrédulité et reproche, j'ai balbutié.
- Enfoiré... Tu m'as planté, enfoiré !"
Levant les mains, se voulant apaisant, il s'est rapproché doucement de moi. Il s'excusait, me suppliait de revenir au bord, sinon j'allais me vider. J'ai tendu mon arme vers lui, en reculant ; j'ai hésité, abaissé mon bras, l'ai relevé puis baissé de nouveau, car mes forces me quittaient à la même vitesse que mon sang. On a trébuché jusqu'au rivage, sur lequel je me suis effondré. Au moins, la blessure m'avait rendu une bonne part de ma lucidité, même si j'avais encore de la peine à comprendre comment tout cela avait pu arriver - et s'enchaîner si vite. Lann' s'est penché sur moi, très pâle, on s'est bizarrement confondus en excuses alors que ce n'était vraiment pas l'urgence du moment ; il a fini par poser une main sur ma plaie, jusqu'à se vider, via Lumière, de toute son énergie pour me guérir. Il s'est affalé à l'instant où j'ai commencé à pouvoir me relever.
Saig Segondell- Personnages Joués : Mer d'huile
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