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5 Bis, Quai des Condamnés

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Message  Thilius Mer 08 Sep 2010, 12:06

Logée à l'angle d'une rue, face à l'une des murailles rondes de la Prison Hurleventoise, la demeure, avec ses fenêtres à barreaux fins, ses deux chiens-assis sur le toit, ses rideaux brodés toujours tirés au second étage et sa porte de chêne.

Ce n'est pas la plus belle, ce n'est pas la mieux située. Ce n'est pas la plus grande, et ce n'est pas la plus fastueuse. On en conviendra toutefois : il faut des fonds certains pour s'approprier ce genre de maisonnée, peut-être même une petite fortune - fortune dont les propriétaires se gardent bien, à raison, de faire étalage. Domicile élégant, mais on est bien loin de la majesté de la demeure Hedson, ou encore de l'extravagance du Manoir Bayle.


On vous dira, oh, non, ils ne sont pas bruyants, là-dedans. On ajoutera - avec le sourire - que c'est tant mieux, que cela change des explosions ou des rumeurs étranges qui montent parfois du Quartier Mage juste derrière. On glissera, ici ou là, qu'il se peut d'ailleurs qu'il y ait quelque sortilège là-dessous : certains arcanistes tiennent à leur discrétion, au point de veiller à ce qu'aucun bruit ne filtre de leur lieu de travail. Et on affirmera, enfin, que cela n'a pas vraiment d'importance, tant que le voisinage n'a pas à se plaindre.


***


Une poignée de minutes avant la mi-nuit. Il ne fait pas si sombre, au-dehors ; il y règne même une certaine agitation. Quelques passants flânent dans les rues, profitant de la fraîcheur de la soirée. Du quartier commerçant montent encore des éclats de voix, ceux des marchands alpaguant le badaud, habitués à poursuivre leur travail bien au-delà de la tombée du jour. Une nuit ordinaire en Hurlevent.

Dans la demeure, assis sur une chaise de bois près de l'entrée, un homme attend. Il est vêtu de la livrée noire, austère, des serviteurs, et garde la tête légèrement penchée comme une marionnette privée de fils, attendant la secousse qui la ramènera à la vie. Sur ses genoux, une épée. Son fil mainte fois aiguisé brille et resplendit, le plat du fer est si propre qu'on pourrait s'y mirer. Quelque part dans la pièce, une grande horloge à pendule égrène les secondes. Pas d'autre bruit. Pas de mouvement. Une odeur cependant, prenante, présente dans toute la bâtisse : un parfum d'éther et de vernis.

Dehors, les cloches sonnent minuit, bien vite rejointes par le tintement éraillé, aigrelet et un peu désuet, de l'horloge pré-citée. L'homme assis attend quelques secondes encore. Puis il frissonne, serre le poing. Pose avec délicatesse l'épée contre le mur et redresse lentement l'échine, se levant. Ses yeux fouillent la pièce vide, s'en vont bien vite vers l'entrée jusqu'à s'y river dans un regard mêlant espoir et appréhension. Mais personne ne frappe au battant, personne ne passe le seuil.

L'homme soupire, fait quelques pas, grimace quand ses os grincent. Il est encore jeune, pourtant ses gestes sont lents et précautionneux comme ceux d'un vieillard. Au fond de la pièce, un vaste bureau duquel il se rapproche. Sur le bureau, des parchemins, dont un début de lettre qu'il se garde bien de lire.


Minuit et trente minutes.


Les gestes de l'homme sont devenus beaucoup plus sûrs, précis, rapides, au bord de la fébrilité. Il fouille les tiroirs. Sa tête se relève fréquemment vers l'entrée et, de temps à autre, avec un regard tout aussi tendu, vers l'étage silencieux. Des rires à l'extérieur le font tressaillir, s'immobiliser, avant de reprendre sa recherche dans des affaires qui ne sont pas les siennes. Imperturbable, l'horloge oscille.


Minuit et quarante-cinq minutes.


Ca y est. Il a trouvé. Ca y est. L'homme se redresse d'un sursaut, avec un soupir tremblé. Il serre contre son coeur, comme s'il s'agissait de la plus précieuse des reliques, une vieille plume d'oie abîmée et noircie par l'usage. Qu'il berce, cajole, avant de reprendre ses esprits. A terre, c'est une liasse de parchemins cornés qui se voit étalée, accompagnée d'un petit encrier de verre. L'homme y trempe la plume mais avant d'écrire quoi que ce soit, se relit.


Trois heures passées de trente et une minutes.

La lumière de la lune à travers les vitraux de la Cathédrale, un peu plus blanche qu'hier. Pas encore tout à fait la bonne. Dans deux jours, à la même heure, réessayer.
Je crois que je savais prier avant, mais j'ai oublié comment faire.

Il hésite. Raye méthodiquement une part de la fin, d'un trait précis et soigné, et rajoute quelques mots.


La lumière de la lune à travers les vitraux de la Cathédrale, un peu plus blanche qu'hier. Pas encore tout à fait la bonne. Dans deux jours, à la même heure, réessayer.
Je crois que je savais prier avant, mais j'ai oublié comment faire et cela ne plairait pas à Monsieur si je le faisais sans le lui dire.

Minuit passée de cinquante-sept minutes.

Monsieur est retourné au Bois ce soir, et il a pris son arme. Il ne la prend pas pour les leçons de la petite demoiselle en bleu d'habitude. C'est peut-être qu'il y a là-bas quelque chose de nouveau. Ou quelque chose de plus ancien, qui s'était endormi et s'est à présent réveillé.
Monsieur a parlé de trois Dames. Il les appelle Exquises. Ca ne peut pas être la demoiselle en bleu, parce qu'il l'appelle Charmante. Il avait l'air content en tout cas, vraiment très content, peut-être pour ça qu'il a pris son arme. J'essaie de me souvenir de qui sont les trois Exquises, mais je ne vois rien d'autre que des os qui remuent.


L'horloge fait tinter son heure, carillonnant. L'homme sursaute presque. A l'étage, quelque chose grince.

Il fouille des yeux la volée de marches qui s'enroule vers les hauteurs de la demeure. Il tend l'oreille, longtemps, à s'en faire mal, pour bien se convaincre du silence. Et reprend son travail.


Une heure passée de trois minutes, quelque chose en haut a bougé. Mais c'est le plancher. C'est le plancher. C'est le plancher.

Une heure passée de neuf minutes.

Monsieur n'est toujours pas rentré. J'espère qu'il n'est rien arrivé à Monsieur.
En me concentrant bien, j'arrive à me rappeler d'un clapotis d'eau et d'une odeur de rose. Ou de miel, peut-être. Les trois Exquises sont sûrement de grandes dames du monde, de son entourage à Lui. Monsieur ferait tout pour Lui plaire, comme je fais tout pour plaire à Monsieur. Mais je n'aime pas. Monsieur n'est pas rentré. Je n'aime pas.


Il lève la tête vers l'entrée avec l'expression de celui qui espère être démenti. Attend. Attend encore, jusqu'à ce que l'appel de l'horloge le ramène à l'instant présent.


Une heure passée de trente et une minutes.

Je n'ai pas très envie de voir la couleur de la lune ce soir, je pense que j'y verrais un cadavre gonflé et ça ne me plairait pas, pas du tout. Il faut que je me concentre encore. Je serai avec Monsieur, et ce sera bien. Monsieur dit souvent que je n'ai pas assez d'imagination, alors je vais essayer de faire un effort.
Monsieur serait dans une grande salle de théâtre avec beaucoup de gradins, avec des gens qui rient et qui commentent entre eux. Il y aurait d'autres personnes sur la scène, qui souriraient moins, beaucoup moins, avec des yeux brillant comme des lanternes pâles. On entendrait alors une grande voix depuis les hauteurs, sans gorge visible, et cette voix dirait :
"Des convives sont attablés dans un fortin en Norfendre. Soudain l'alerte sonne : le fort est attaqué. Une moitié part pour le front, l'autre reste à discuter. Pourtant, au lendemain, ceux qui étaient partis défendre sont indemnes, et ceux qui sont restés ont péri. Pourquoi ?"

Une heure passée de quarante-neuf minutes.

J'entends des applaudissements.
Ca a bougé pour de bon en haut. Il faut vraiment que Monsieur revienne.


***


Les trois heures du matin tintent à peine quand une clé déverrouille l'entrée. L'individu qui passe le seuil le fait d'un pas rapide, en sifflotant un air enjoué. Ses cheveux roux sont relâchés sur ses épaules, son col est un peu défait, et de la boue macule ses bottes vernies.

L'homme en noir, assis sur sa chaise - plus de plume, plus de parchemin, plus d'encrier à son côté - se redresse à sa vue, referme le battant, et soulage le nouveau venu de ses effets, impassible.

- Bon retour chez vous, Monsieur.
- La glace !
dit Monsieur en riant, s'adressant apparemment à lui-même. La glace, ah, la douce ironie. C'était splendide, c'était parfait. Oh, Gwyvar'ch, sors-moi du vin, veux-tu ? Rien à signaler en mon absence ?
- Bien Monsieur,
répond l'intéressé en se détournant vers une pièce adjacente. Puis, avec une hésitation : Non, Monsieur. Si ce n'est qu'un chevalet a du tomber à l'étage, Monsieur."

L'autre perd légèrement son sourire.

- Es-tu allé voir ?
- Je n'ai pas osé, Monsieur."


Un silence passe, durant lequel les deux regards - d'un joli bleu pâle, tous les deux - montent brièvement vers l'escalier, vers l'étage sans lumière et silencieux.

- Ah... Bien, bien. Je vais m'en occuper. Mon vin, d'abord."

Il s'assoit, croise les jambes, grand prince, et attend. L'homme en noir se hâte de quitter la pièce. Dans les cuisines, ses gestes retrouvent leur sérénité, et son visage se permet même un début de sourire. Il est heureux. Il est soulagé.

Monsieur est rentré.
Tout va bien, maintenant.
Thilius
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Message  Thilius Dim 01 Mai 2022, 18:33

Logée au 5 bis, Quai des Condamnés, la demeure, avec ses fenêtres à barreaux fins, ses deux chiens-assis sur le toit, ses rideaux brodés toujours tirés au second étage et sa porte de chêne...


Une masure à l'abandon, depuis des années déjà. Une porte défoncée, des fenêtres brisées, et des parois dévorées par toutes les vignes sauvages rampant depuis les buissons du Quartier des Mages. Par le toit ça et là percé ont coulé cent pluies.

Cadavre de manoir, maison morte. Et pourtant : voilà que des mains zélées ont arraché les plants parasites, et que des semelles curieuses ont éparpillé les gravats. A l'étage, le soir, brûle la flamme d'une lampe à huile, sur laquelle se penchent, en ombres chinoises, des silhouettes affairées. Il faut nettoyer. Réparer. Retaper.

Au badaud qui se présenterait près de cet étrange chantier s'opposera une femme patibulaire, aux allures de soldate ou de cerberesse. Elle brandira, pour toute excuse, un vieux certificat de propriété signé du cadastre, confirmant l'attribution de cette ruine à un dénommé Linessa.
Thilius
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Message  Thilius Mer 04 Mai 2022, 10:02

Logée au 5 bis, Quai des Condamnés, la demeure, avec ses fenêtres à barreaux fins, ses deux chiens-assis sur le toit, ses rideaux brodés toujours tirés au second étage et sa porte de chêne...


L'activité s'est intensifiée. Il y a maintenant, environ, une dizaine d'ouvriers attelés à la tâche, qui s'épaulent, se hèlent et se relaient. Leur voix est forte mais leurs yeux filent de biais. Sur les habits des uns tremblent de petits grelots typiques des costumes circassiens ; dans le rire des autres brillent des dents aux reflets dorés.

Brouettes et chariots, planches et clous, truelles et mortiers. Tout le jour, le chant des marteaux et des objets qui tombent. De grosses mains arrachent le lierre, des bottes piétinent les buissons. Il faut faire place nette.

Au bord de la voie s'entassent des débris qui ne tarderont pas à être évacués : un vase cassé, une liasse de parchemins, un fauteuil éventré que constellent d'énormes moisissures, une petite commode en acajou colonisée puis désertée par trois générations de termites. Des ardoises, nettoyées une à une. Et de grands morceaux de poutre qui paraissent avoir brûlé : toute la charpente est à refaire, le travail sera long.

L'averse tombe sur le bois calciné. Elle emporte avec elle de minuscules miettes de charbon, et enfante de petits ruisseaux noirs comme des filets d'encre qui coulent le long des pavés, jusqu'aux rigoles des canaux.

Le soir, une lampe s'allume au deuxième étage, puis s'éteint immédiatement.
Thilius
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Message  Thilius Dim 08 Mai 2022, 10:03

Logée au 5 bis, Quai des Condamnés, la demeure, avec ses fenêtres à barrea x fins, ses deux chiens-assis sur le toit, ses rideaux brodés toujours tirés au second étage et sa porte de chêne...


Les herbes ont pourri pendant la nuit.

L'odeur de putréfaction est insupportable. Elle monte en remugles marécageux, bruns et gras, sourd depuis l'arrière de la demeure, là où sont entassés les reliquats des vignes vierges et autres buissons sauvages arrachés par les ouvriers. Ces tas de plantes mortes, jaunies et sèches, ont viré à un noir de lisier. Et empestent autant qu'un cadavre remonté des eaux.

Parmi les travailleurs, on s'affole, on ne comprend pas. La puanteur écoeure, contracte les gorges, pique les yeux. C'est finalement un gaillard solide qui, un morceau de tissu collé sur la bouche et le nez, de grosses larmes d'irritation coulant sur ses joues, se décide à mettre fin au scandale. Il fait charger les immondices dans de grandes brouettes, hâtivement bâchées, et admoneste ses compagnons : ils conduiront cette cargaison au-delà des murs de la ville, et s'en débarrasseront loin de la civilisation, quelque part dans les ténèbres de la forêt d'Elwynn.

A la mi-journée, alors que les herbes décomposées ont été évacuées, l'odeur persiste encore un peu. Elle plane, désagréable réminiscence, sur la rue en face, et on peut presque la percevoir de l'autre côté du quartier -- où elle prend les effluves âcres d'une fumée fine. Parfois, quand le vent tourne, elle semble monter des eaux du canal proche, et l'oeil se surprend alors à guetter, avec appréhension, le jaillissement de quelque forme morte à la surface, les flancs bleus et gonflés. Mais cela, fort heureusement, n'arrivera pas.
Thilius
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Message  Thilius Mer 11 Mai 2022, 17:30

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D'abord, un grand fracas. Puis, la demi seconde de silence qui suit une catastrophe : ce moment où l'esprit hébété se cristallise, ne réalise pas encore. Et enfin, les cris. Des appels effrayés, alarmés, mais étouffés par une voix qui les domine tous -- une voix aigue et rouge, trémulante, déchirée de douleur.

Le plancher du second a cédé. Des ouvriers qui étaient en train de hisser leur matériel dans le but de travailler sur la charpente du toit, la plupart s'en sont sortis sans dommages, ou avec quelques égratignures. Sauf un. Celui sous les pieds duquel le sol s'est effondré, et qui s'est retrouvé coincé à mi-torse entre les lattes et les moellons, la jambe lacérée sur toute sa longueur, le flanc percé d'énormes échardes.

Ils ont mis du temps à le dégager, aidés en cela, peut-être, par quelques volontaires extérieurs à leur équipe ; le blessé a perdu connaissance mais il est en vie, oui. On s'est hâté de le transporter jusqu'à l'aumônerie de la cathédrale où il restera pour des soins approfondis, et une convalescence nécessaire. Le reste des ouvriers a précocement plié bagage, clôturant leur journée de travail sur cet affreux accident.

On dit que le maître des lieux lui-même est passé, un peu plus tard. En coup de vent, pour constater les dégâts. Il n'aura pas rendu visite à la victime, mais de petites affiches ont fleuri ici et là dans le quartier, succinctes :

Recherche ouvriers qualifiés pour travaux de rénovation.
Expérience en charpenterie et maçonnerie demandée.
Laissez un message au Camp des Bûcherons, en Elwynn.
Sérieux exigé.

Le crépuscule tombe sur le manoir déserté. Au second, les vieux rideaux volent mollement dans leur absence de fenêtres, et les chats du quartier, peut-être attirés par l'odeur du sang dans la poussière et le bois, entrent en liberté. Leurs pattes légères ne font s'effondrer aucun appui ; leurs langues rêches fouillent les planches et les gravats, et dans la tiédeur du soir, leurs miaulements résonnent comme des plaintes.
Thilius
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Message  Thilius Dim 15 Mai 2022, 10:25

Logée au 5 bis, Quai des Condamnés, la demeure, avec ses fenêtres à barrea x fins, ses deux chiens-assis sur le toit, ses rideaux brodés toujours tirés au second étag  et sa porte de chêne...


Depuis l'accident, le chantier n'a pas repris. On aperçoit encore, par les bonnes fenêtres et avec le bon angle, l'effondrement du plancher, et ces lattes qui pendent misérablement dans le vide au-dessus de l'antique boudoir. Des chats faméliques se frottent à l'embrasure des fenêtres, raclant des flancs et des joues le cadre rongé de termites. Tout est paisible.

Aucune lumière dans la nuit, aucune odeur trouble, aucun cri. Contre la façade dégagée, un lierre sauvage s'est remis à ramper. Ses feuilles ont éclos et marbrent les pierres grises d'un vert presque jaune. Chose curieuse, malgré tout : la nature n'a pas tardé à reprendre ses droits ; elle foisonne, envahit l'arrière-cour, monte à l'assaut des moellons d'où elle a précédemment été arrachée. Comme s'il lui fallait rattraper le temps perdu, réaffirmer, sur le chantier et la masure assoupie, son entière domination.

Hélas, cette félicité de vieille ruine n'est pas faite pour durer. Il semble que l'offre en charpenterie ait trouvé preneur ; et on a vu des hommes passer, s'arrêter devant la demeure, jauger et pointer toit et fenêtres, en connaisseurs. A l'étage, les rideaux ont frémi, gonflés par le vent comme des voiles de navire ; et le manoir tout entier, à force de craquements et de grincements de bois fatigué, a paru soupirer. Laissera-t-on, un jour, ce cadavre d'échardes et de vieilles pierres tranquille ?
Thilius
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Message  Thilius Mer 18 Mai 2022, 19:27

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L'accalmie n'aura été que de courte durée : le chantier a repris de plus belle. Une nouvelle tête -- cheveux sombres, teint de poussière -- s'est jointe aux habitués, et celui-là aussi lève le marteau, et celui-là aussi fait chanter scie et ciseaux, et celui-là non plus ne se plaint pas malgré des journées de travail harassantes.

Près des murs grillés de lumière, l'air ondoie de chaleur ; même l'humidité stagnante des canaux tout proches ne permet pas de se rafraîchir. Tout est plein d'odeurs lourdes. Vernis, résines, sciures fraîches, moisissures sèches. Sueur et labeur, pain sec et herbes mortes. Au prix de nombreux efforts et malgré certains contretemps, l'ouvrage avance. La brisure au plancher, au second étage, est toute entière colmatée de nouvelles planches, solides et fortes comme le dos de ceux qui les ont portées. Il sera bientôt temps de s'occuper du reste, et notamment du toit. Bientôt, peut-être. Bientôt.

Avec la tombée du soir, tous les ouvriers se replient. Ils entreposent sacs et outils, se hèlent une dernière fois de voix éraillées par l'effort. Un seul d'entre eux, cependant, reviendra sur ses pas.

C'est un homme entre deux âges. Des cernes marqués et des joues creusées lui donnent l'air hagard de ceux qui n'ont pas dormi depuis longtemps, ou de ceux qui sont perdus, ou qui ont perdu quelque chose d'ancien, de secret, de chéri. Il fait face à la demeure rendue au silence jusqu'au prochain matin, et reste un moment planté là, le nez levé, avant de se détourner, pour marcher jusqu'au bord du canal. Là, ce sont les eaux qu'il contemple. Longtemps. Longtemps. Quand, sur un tressaillement, il revient à lui, les ombres sont déjà bleues et les lumières de Hurlevent palpitent comme des ventres de lucioles sous les porches et sur les ponts. Il recule d'un pas, effrayé, égaré ; ébauche un geste de dévotion ; puis enfin s'éloigne, d'une démarche de somnambule.
Thilius
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Message  Thilius Dim 22 Mai 2022, 09:11

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Il fait chaud. Il fait si chaud... Les crépuscules sont troubles de vapeurs et enfantent de nuits moites et agitées.
Les chats chantent dans le soir bleu.
Tous les chats chantent.
Leurs plaintes montent lentement, en vagues hypnotiques. Appels, sifflements, cris s'entremêlent. Une houle d'amour féroce -- d'abord les grondements, roulant bas comme des menaces, et le ton qui grimpe cran à cran -- crescendo -- jusqu'à parfois éclater en imprécations suraigues, insupportables comme le hurlement soudain d'un nourrisson ou le fracas d'une vaisselle cassée. Puis tout s'apaise. Et tout recommence.

Puis, peu après la totale tombée du soir, une rupture dans le vacarme. Une dissonance. Un cri trop brutal, trop agressif et trop douloureux pour la saison. Une fine odeur de chair brûlée. Et un félin qui jaillit comme une comète d'un recoin obscur de la maison -- puis qui s'enfuit au hasard en braillant sa souffrance, le poil entier léché de flammes.

Il n'ira pas vers l'eau du canal, hélas.
Il n'ira pas dans les buissons et les taillis secs qui auraient pu, à leur tour, s'embraser à la moindre étincelle -- il fait si chaud.
Il n'ira pas loin. Il mourra dans un coin quelques instants plus tard.

Au 5 bis, les chats ne chantent plus.
Thilius
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Message  Thilius Mer 25 Mai 2022, 18:21

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Depuis son lancement, le chantier a été émaillé de petits incidents -- désagréments de moyenne importance ou étranges faits de malchance ; et malgré cela, et malgré tout, les travaux avancent à bonne allure. Le squelette du toit, exposé à toutes les pluies et soufflé par tous les vents, a été purgé de ses éléments les plus abîmés, puis renforcé de nouvelles poutres. Au soleil, elles puent le vernis frais ; et c'est là, cependant, une odeur de propre, de neuf, de sain.

Les ardoises brillent et s'entrechoquent, posées une à une par des mains patientes. En vérité, on commence à entrevoir ce que cette demeure fut à l'apogée de sa splendeur -- ce qu'elle sera de nouveau, si les ouvriers ne relâchent pas leurs efforts et si les astres le veulent bien. En fin de journée, le propriétaire lui-même est venu, un court instant, admirer l'ouvrage, accompagné de sa soldate à l'air fermé. Il est reparti satisfait, avec un sourire et plus d'un encouragement.

Autre très bon signe : l'ouvrier blessé est enfin sorti de sa convalescence à l'aumônerie. Boiteux, affaibli, il ne reprendra pas le travail avec les autres. Il rentrera au camp que les siens ont dressé quelque part en Elwynn pour y lécher le reste de ses plaies. Il y sera fêté, choyé, réconforté. Protégé.

On en oublierait presque le visage tiraillé d'angoisse d'un autre travailleur, et les regards que ses collègues lui portent parfois, lourds de non-dits ; la relative absence de vie animalière dans les taillis bordant la demeure ; et celle, absolue, de miaulements la nuit venue.
Thilius
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Message  Tristan Sam 28 Mai 2022, 14:41

Il rêve qu’il passe la porte de la demeure du 5 bis, Quai des Condamnés. La porte s’ouvre sur une autre porte, qui s’ouvre sur une autre porte, qui s’ouvre sur…

Il se réveille avec une rage diffuse, inassouvie, comme un orage qui n’éclate pas. Il a de la fièvre.
Il est étendu sur une couchette de la caravane de l’Ancien et ses mains blessées pulsent contre son flanc.
Les premiers chants d’oiseaux traversent la nuit pâlissante. Il se sent enfermé, captif du toit solide et de la présence endormie de l’autre homme.
La faim et la soif le rongent ; il n’a pas rejoint la Troupe au dîner. Quand on lui a rendu visite, il a fait semblant de dormir.

En vérité, il a honte.
Les visions arrachées à la demeure sont des visions de mort, par la noyade ou par le feu. Des poutres carbonisées, des interdits rompus, une tristesse indicible ; des brasiers extatiques qui deviennent lancinants.
Les visions de mort sont initiatiques, souvent. La poussière efface les mensonges et divulgue de nouveaux symboles. Il s’en relève avec une vigueur renouvelée, comme rajeuni.
Pas ici.
Ici… les visions de la demeure n’accouchent aucune vie. Elles digèrent sa volonté et sa chair et vomissent le reste.
Il n’y arrive pas. Vraiment pas.
Le regard de Dame Marthe pèse sur sa nuque, lourd de critiques.

Il ouvre la porte de la caravane avec le coude.
Le camp est encore assoupi. Il observe le ciel ; les étoiles faiblissantes et le jonc de clarté qui émerge au loin.
Hier après l’avoir sorti évanoui des profondeurs de la demeure, on a lavé ses bras pour préserver les plaies. Mais il reste encore sur sa peau une limaille de terre et de racines moisies, qui lui est soudain insupportable.

Il se dirige vers la tente au baquet pour y faire ses ablutions.
Quand il veut défaire sa chemise il réalise que ses mains — amas de bandages ensanglantés — lui interdisent d’agir. Il reste figé un instant, inspirant expirant profondément.
Il s’imagine arracher le pansement avec les dents, révélant des doigts sans ongles à la pulpe écrasée, aux phalanges griffées. Il se voit plonger ces mains déchirées dans les gants de son armure et serrer le poing et lever son épée. Il voit la lame lui échapper des mains et le sang ruisseler sur ses coudes. Il entend une exclamation ravie et des applaudissements moqueurs. Il voit les pupilles vertes de Monsieur Linessa qui clignent dans l’ombre.
Non.
Il inspire. Expire.

Il se détourne de la tente, et vient s’asseoir près de la caravane d’Herald et Harold.
Il s’entraîne à formuler dans sa tête : “J’ai besoin d’aide pour…”
Tristan
Tristan


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Message  Thilius Dim 29 Mai 2022, 21:05

Logée au 5 bis, Quai des Condamnés, la demeu e, avec ses fenêtres à barrea x fins, ses deux chiens-assis sur le toit, ses rideaux brod s toujours tirés au second étag  et sa porte de chêne...


Comme à leur habitude, tous les six, ils sont arrivés ce matin.
Les deux colosses chauves ; le grand gaillard aux oreilles percées et à la voix de meneur ; le vieux bossu à l'air sagace ; le jeune homme aux joues maigres et aux yeux cernés ; et la pièce rapportée, l'homme aux cheveux noirs et au teint de poussière. Comme à l'ordinaire, ils ont installé leur charrette de matériel à l'arrière. La charrette était bâchée : il pleuvait, un peu.

Comme à leur habitude, ils sont arrivés ce matin. La demeure était paisible ; la ville était paisible. La lumière du jour dansait gentiment sur les canaux. Derrière les murs du Quartier des Mages, on devinait le murmure feutré d'une activité intellectuelle et foisonnante. Tout était tranquille ; et pourtant, ces ouvriers-là avaient le visage grave et tendu de soldats se préparant avant une bataille.

Contrairement à leur habitude, ils ont quitté le chantier bien plus tôt, aujourd'hui.
Ils se sont précipités hors de la demeure. Ils ont chargé leur charrette à l'arrière ; l'ont bâchée, bien qu'il ne pleuve plus. Se sont groupés tous ensemble pour quitter l'enceinte, et le quartier, et la ville ; en abandonnant leur matériel derrière eux.
Dans leurs yeux, un éclat d'urgence et d'horreur absolue.
Parmi eux, aucune trace de l'homme au teint de poussière et aux cheveux noirs.

Peu après leur départ, la demeure aura semblé trembler, grincer, craquer toute entière comme l'épave d'un navire heurtant l'estoc d'un récif. Elle sera cependant, malgré ce phénomène -- heureusement, ou trois fois hélas -- restée entière et sur pied.
Thilius
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Message  Thilius Jeu 02 Juin 2022, 01:38

Logée au 5 bis, Quai des Condamnés, la demeu e, avec ses fenêtres à barrea x fins, ses deux chiens-assis sur le toit, ses rideaux brod s toujours tirés au second étag  et sa porte de chêne...


Les outils gisent abandonnés sur le sol.

Un lierre sauvage serpente autour des manches des truelles et des marteaux. Lourd et lent, il glisse au pied de la demeure, embrasse amoureusement les moellons usés, déploie des feuilles tremblantes et mouillées. Entre les pierres, un jeune lézard palpite puis s'enfuit.
Les enduits, vernis et mortiers ont séché dans leurs pots. L'arrière-cour est en friche.
Sur le toit, les chiens-assis toisent la rue de leurs yeux creux.

La femme-soldat passe de temps en temps : de courtes rondes, lors desquelles elle s'assure que personne ne touche au matériel laissé en plan, ni ne cherche à pénétrer la bâtisse désertée. Elle-même n'en passe pas le seuil. Fort heureusement, il n'y a pas grand-monde à repousser.

Le 5 bis est en quarantaine.

Quand la nuit tombe, dans les heures dorées qui précèdent les heures bleues, la lumière frappe le côté de la façade. On y découvre alors, cachée immobile, une profonde fissure, qui court du pied du mur jusqu'au deuxième étage. Une crevasse oblique, semblable par sa couleur, noire et menaçante, à une longue veine de charbon.
Thilius
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Message  Thilius Dim 05 Juin 2022, 18:14

Logée au 5 bis, Quai des Condamnés, la demeu e, avec ses fenêtres à barrea x fins, ses deux chiens-assis sur  e toit, ses rideaux brod s toujours tirés au second étag  et sa porte de chêne...

DANGER - DEFENSE D'ENTRER

Le panneau, accroché de guingois, oscille au bord de la grille, entre les buissons. Avec son gros lettrage rouge, il attire l'oeil du passant qu'il est censé dissuader. Il n'y a plus d'ouvriers depuis des jours, et les rondes de la femme-soldat se sont espacées ; la pancarte apparaît à la fois comme une mesure de sûreté et un prétexte à son absence.

En journée, le 5 bis, avec son toit fraîchement refait et ses fenêtres vides, renvoie une impression de travail gâché, inachevé. De bête apathique tassée sur elle-même et abandonnée par tous ses maîtres. Le soir, elle récupère un peu de son aura sinistre, et expose à la lumière les multiples fissures enfantées par la première, profonde, qui lui court sur le flanc. L'avertissement du panneau devient alors beaucoup plus concret.

Défense d'entrer.

Les eaux du canal sont un peu plus noires. Les grands étiers qui quadrillent Hurlevent ont pour habitude de charrier leur lot de débris et d'immondices --  ici, c'est une conduite souterraine qui semble avoir lâché, et qui laisse s'écouler une boue sombre dans des eaux déjà troubles. Cet épais lisier, odorant uniquement s'il est remonté en surface, se déposera par le fond, en attendant d'être balayé par les courants et évacué vers la mer.

En silence et dans l'indifférence, le 5 bis saigne. Et ce n'est, hélas, pas une plaie qu'un peu de mortier saurait panser.
Thilius
Thilius


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Message  Thilius Dim 12 Juin 2022, 15:47

Libérée

-- Vous êtes sûr de vous, Monsieur ?"

L'aube est encore timide et l'agitation urbaine assourdie. Les toits brillent de la rosée du matin. Non loin de là, les eaux du canal chantent à peine : il n'y a pas beaucoup de vent. Monsieur Linessa et sa cerberesse se tiennent, seuls, devant les grilles du manoir.

-- Oui. J'en ai soupé, de cet endroit.
-- Vous avez conscience que tout ceci aurait pu finir de façon bien plus problématique ?
-- Oui. Oh oui."

Sur les murs de la demeure, les lézardes se sont figées. Elles marbrent le tour de la façade, semblables à de vieilles cicatrices qui ne progresseront plus, désormais. Plus d'accidents et de menaces sourdes, plus d'hommes fuyants chassés par l'horreur, plus de lumières étranges au second étage. Plus rien. Plus jamais.
Rien d'autre qu'une vieille maison usée par le temps.

-- Sauf votre respect, vous n'avez vraiment pas la cote avec les enfants, Monsieur.
-- Prends garde à ce que tu dis, Lilianne."

La femme-soldat n'insiste pas. Elle achève de rassembler les affaires abandonnées par les ouvriers : les truelles, les brouettes et les pots, les marteaux et les scies. Elle doit parfois les arracher des herbes folles qui ont envahi l'arrière-cour. Au milieu du lierre et du trèfle ont éclos une infinité de petites fleurs colorées.

-- Et pour le paladin ? Que fait-on, Monsieur ?
-- Bah." Linessa se frictionne les avant-bras, puis hausse les épaules. "Qu'il convole et en profite bien. Vous savez que je préfère mes ennemis proches de moi. Si possible avec une laisse ou deux."

Il tord un vilain sourire, ici, qui se mue en grimace quand il lève les yeux vers l'étage de son domicile, puis en frisson, à la pensée de ce qu'il a traversé. Il s'ébroue.

-- J'ai terminé, Monsieur."

Lilianne se tient devant la charrette chargée de toutes les reliques du chantier, et hoche la tête.

-- Nous en avons terminé."

Le geste sûr, Linessa lui-même retire le panneau DEFENSE D'ENTRER qu'il avait placé il y a de ça quelques jours, pour le remplacer par un autre, annonçant sobrement A VENDRE. Il sait, après tout, que la ville a pour projet d'installer des écuries : elle ne crachera sûrement pas sur une parcelle de terrain supplémentaire.
Ils s'éloignent, sans un regard en arrière.

Plus de boue noire, dans les tréfonds du canal.
Plus d'eaux stagnantes dans les sous-sols ou de flammes fantômes sur les poutres du toit.
Plus de rancoeur. Plus de colère. Plus de regret.

C'en est bel et bien fini, du 5 bis, Quai des Condamnés.


Hrp : Remerciements et explications:
Thilius
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Message  Tristan Lun 13 Juin 2022, 20:57

— “Monsieur, votre frère souhaite vous voir.”
Amaury ne relève pas la tête de l’épais livre de comptes. Il ne perçoit donc pas le regard appuyé de la femme en livrée de valet. L’intervention le fait seulement froncer les sourcils. Il répond, distrait :
— “Qu’il vienne. Depuis quand s’annonce-t’il ?”
— “Non, Monsieur. Il ne s’agit pas de Roland.”
Ah.
Il dépose sa plume pour saisir le bord du bureau, des deux mains. Ses doigts se crispent sur le bois massif. Briar l’observe avec sollicitude, bien qu’elle n’ajoute rien. Quand il a repris ses esprits, il se penche pour mettre de côté les derniers bons de commande à traiter.
— “Faîtes-le entrer.”
Briar s’incline et disparaît un moment dans le couloir, laissant la porte entrebâillée. Il guette sa foulée qui s’éloigne, et qui revient déjà, accompagnée d’une autre — plus lourde, métallique, grinçante. Bientôt, la main fine du valet pousse la porte et l’homme en armure se tient dans l’embrasure.
En premier lieu, c’est sa maigreur qu’il remarque. Amaury ne le reconnaît pas immédiatement. Cette stature courbée aux joues creuses n’est pas celle de son frère. Il se souvient d’un garçon imposant à l’ardeur inépuisable. L’homme au teint de poussière ne peut être celui qui les protégeait et les menait.
Il finit pourtant par distinguer chez le visiteur des traits communs, presque malgré lui : il reconnaît son propre nez, un peu busqué, et son front haut. De façon distante, il se remémore aussi la couleur des yeux et des cheveux de son frère. Tout concorde.
À la méfiance initiale se substitue une inquiétude latente. Une part de lui voudrait le faire asseoir près de la grande cheminée du salon et l’inviter à dîner autant de fois que nécessaire, jusqu’à ce qu’il retrouve de l’épaisseur.
L’homme en armure s’avance, le menton rentré dans le col de son vieux manteau. Amaury ne perçoit aucune émotion, et il comprend soudain que son frère n’est pas ici pour le voir.
— “Bonjour, Amaury.”
— “Bonjour, Tristan.” Il lui sourit avec tristesse. “Briar, vous pouvez nous laisser.”
Le valet referme la porte. Amaury désigne le siège confortable en face de lui, mais l’autre se contente de poser son gantelet sur le dossier. Et, sans leur laisser la moindre chance de vivre ces retrouvailles après dix ans, Tristan déclare de but en blanc :
— “J’ai besoin de ton aide.”
Amaury s’apprête à protester, mais Tristan continue, implacable :
— “Il me reste jusqu’à demain soir pour offrir des funérailles dignes à quelqu’un qui m’est cher. Je me suis déjà occupé de l’emplacement au cimetière. Il me faut un marbrier prêt à prendre une commande immédiate, et les fonds pour le payer. Je te rembourserai. Ce sera long mais je m’y engage.”
La voix de son frère est ferme mais Amaury réalise que Tristan ne le regarde pas vraiment ; il fixe un point au-dessus de sa tête.
Il est saisi par l’impulsion de se lever de sa chaise pour le frapper, pour le secouer, pour le serrer dans ses bras. Il voudrait hurler “qui es-tu ?” et le questionner sur son armure, sur son épée, sur l’emblème de l’Aube d’Argent qu’il vient juste de remarquer. Il n’en fait rien. Il accepte, saisissant que cette conversation — quel que soit le rôle qu'il y tienne — constituera son seul souvenir de son frère pour la prochaine décennie.
Aussitôt, l’homme en armure semble sur le départ.

Sur le seuil, il s’arrête brièvement. Sans se retourner, Tristan ajoute d’un ton différent, presque rêveur :
— “Je savais que tu serais désigné pour me remplacer. Je vois que tu t’en sors très bien.”
Et le fantôme effilé disparaît.

***

La pierre tombale est sobre, disposée dans une allée près du lac où le soleil rayonne directement :

Violette Minbert
10 ?? — 16
Elle a péri dans l’incendie d’une demeure qu’elle rêvait d’habiter.
Aujourd’hui, enfin libre.


Tristan referme le trou, de la taille d’un cercueil d’enfant, dans lequel gît seulement une gerbe de fleurs mauves.
Tristan
Tristan


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