Demain...Il fera beau !
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Demain...Il fera beau !
- Mary ! Tu m’écoutes ?!
Adossé à la tête de lit, l’homme croise les bras sur sa poitrine, les pupilles rivées sur la silhouette allongée à son côté. Couchée sur un flanc, les draps de lin usé relevés jusqu’à l’épaule, elle a la respiration lente et régulière de ceux qui naviguent dans les eaux profondes du sommeil. Il ne perçoit qu’une chevelure rousse, presque rouge, étalée comme une oriflamme sur la toile blanche de l’oreiller.
- Maudite ribaude ! Je ne te paye pas pour dormir !
La cabine tangue, le bois grince sous les assauts répétés de la houle. La femme bouge et s’allonge sur le dos. Une cicatrice s’étire sur sa joue, de la commissure des lèvres à l’oreille droite. Si elle fut belle un jour, l’âge et l’usure ont laissé sur ses traits leurs empreintes cuisantes. Ce qui faisait l’arrondi charmant des joues n’est plus que chair molle qui s’affaisse vers le menton. Ce qui était la pulpe délicieuse des lèvres n’est plus qu’écorce sèche et aplatie qui laisse filer l’air. Les cheveux roux, flamboyants, sont les derniers vestiges d’une splendeur passée. Les paupières hermétiquement closes, elle grogne.
- Mais je t’écoute mon chéri, je t’écoute…La voix pâteuse, murmurée, s’éteint sur un ronflement disgracieux. Un léger coup de genou dans ses côtes lui arrache un couinement porcin. Oui-oui j’écoute…Et donc cette Juliette, elle était très belle…
- Oui ! Les Rois se seraient damnés pour elle ! Si belle, si gracieuse ! Et son rire…Ah ma bonne Mary, t’ai-je déjà parlé de son rire cristallin ?...
L’œil du marin brille de ferveur, un sourire rêveur étire ses lèvres. Il passe la main dans sa barbe hirsute en laissant vagabonder ses pensées. Affalée sur le lit, la bonne Mary a la bouche entrouverte et exhale son haleine nauséabonde dans le petit espace clos de la cabine. Elle ronfle.
Il pince – pure gaminerie - le nez de Mary entre son pouce et son index. Celle-ci grimace, incommodée par la privation d’air, et finit par chasser la main d’un geste las et habitué.
- T’es vraiment chiant quand tu bois pas, Camille.
Maugréant, elle se redresse dans le lit, à hauteur du marin qui sourit. L’oreiller de plumes vole vers le visage de Camille avant de revenir faire son nid dans le creux des reins de Mary. L’homme âgé d’une petite quarantaine d’années rit, d’un rire éraillé, affecté par la consommation régulière de tabac et d’alcool. La peau burinée par les vents et les embruns illustre l’esprit résolument libre de l’homme qui l’habite. La barbe qui mange ses joues et cerne une bouche aux lèvres minces est comme décolorée, d’un blond presque blanc. Pourtant ses traits ont quelque chose d’altier, anguleux comme un éperon rocheux et ridés comme une mer agitée. La malice se lit dans le vert profond de ses prunelles.
- Tu ne m’aimes pas quand je suis sobre ?
- J’t’aime pas quand tu jacasses.
- Depuis quand on se connaît, Mary ?
- Trop longtemps.
Son ton n’admet aucune réponse pourtant Camille lève un index accusateur en la regardant.
- Ingrate ! J’suis un bon client, peut être ton meilleur ! T’es gonflée de cracher sur les pauvres gars dans mon genre qui ont pitié et qui viennent te voir…
A la lueur jaune de l’unique chandelle de l’habitacle, Mary roule vers Camille ses pupilles fatiguées. Cagneuse et maigre, la putain risque une main sur la cuisse ferme du matelot.
- Tu tiens vraiment à m’faire la conversation…?
- C’est le même prix ?
Il plisse les yeux, l’œil critique sur la main aventureuse.
Elle sourit. Il grimace en constatant l’état déplorable de la dentition – pour les chicots encore chaussés dans les gencives.
- Pour la parlotte, c’est le double. Ca rentre dans les extras.
- T’es gonflée.
- Et toi pas assez.
Le sourire s’élargit. La main habile remonte jusqu’au bas-ventre où même quelques pieuses caresses n’arrivent pas à attiser le désir et l’appétit de Camille.
- J’me demande pourquoi tu viens si souvent. Tu profites même pas de la marchandise.
- …Sans vouloir te vexer, ma tendre compagne, il n’y a plus beaucoup de viande consommable sur ta carcasse.
- Ouais ben ! Hein ! Y’a quelques années ils se bagarraient pour m’avoir …
Camille vient poser sa tête contre l’épaule décharnée de Mary en embrassant la peau parfumée – rhum et tabac froid.
- Quand on s’est rencontrés, tu étais belle.
- Faut dire que c’est pas ce qu’il y a de plus durable, la beauté. Surtout dans mon métier. Elle effleure sa joue balafrée du bout de l’index, profond sillon violacé qui la défigure. Heureusement que tu te calmes avec l’âge.
Camille frotte sa joue contre la chair molle du bras, fermant les yeux avec une grimace coupable.
- Parle pas de ça ! Même dans la tombe, j’continuerais à m’en vouloir. Mais l’amour, Mary ! L’amour pousse à toutes les folies.
- L’alcool aussi. Des violents j’en ai connu ! Mais t’étais un beau spécimen.
- J’allais mal. Mais tu as redonné vie au cœur meurtri qui battait au ralenti dans ma poitrine. Tu as porté sur mon front la chaleur de tes bai-
- Ah fi de garce ! Ne recommence pas avec tes rondeaux pour Saintes -nitouches !
Camille a maintenant la tête sur les cuisses osseuses de Mary qui caresse avec une tendresse toute maternelle la broussaille de ses cheveux blonds.
- J’aurais du t’épouser petite mère.
Elle rit, et il sourit aux éclats de voix stridents – presque tranchants – qui s’échappent de la gorge pâle pour percuter ses tympans. Même la coque s’agite.
- Dis pas de bêtises ! Et pourquoi tu l’as pas épousé, l’autre ?
- Juliette ? Mais parce que mon cœur est trop gros pour se satisfaire d’une seule femme. Et parce qu’une seule femme ne peut posséder tous les charmes, tous les délices de la nature féminine et...
- …Et en bref ?
- J’étais jeune et j’aspirais à tout sauf passer ma vie à remuer la terre et élever des bambins. J’suis un homme de la mer, moi, Madame ! Que Neptulon m’entende ! Il me faut de l’eau et de la houle. Il me faut la respiration monstrueuse de la mer pour m’apaiser. Il me faut les courants des profondeurs pour me guider. Et les embruns pour gonfler mes poumons. Va comprendre…
- T’as jamais regretté ?
- Si, un million de fois. Mais on fait quoi avec les regrets ? Les regrets sont comme les coquillages, creux.
Pincement douloureux des lèvres et regard voilé. La putain essaie de mettre de l’ordre dans les cheveux de Camille, secs et cassants comme la paille. Sous la caboche, ce sont les souvenirs qu’elle démêle.
- T’es un drôle de poisson, toi.
- Et toi une drôle de putain.
- C’pour ça qu’on s’entend bien ?
- Assurément.
Il sourit. Les bras de la ribaude, frêles brindilles, forment un étau protecteur, maternel, autour de son corps au cuir épais.
- Dis, Mary ?
- Oui ?
- Tu voudrais pas m’épouser ?
- Non. Dors.
Il obéit et s’endort dans le ventre du rafiot qui l’abrite pour la nuit, la tête sur les cuisses d’une putain déglinguée et presqu’édentée. Il visualise, derrière ses paupières closes, les vagues qui avancent, chevaux blancs qui galopent avec de larges plaques d’écumes aux sabots. Il entend le sifflement des crinières qui fouettent l’air. Sur leurs dos l’eau est verte, pleine de promesses et de dangers.
Comme le cœur des femmes.
Adossé à la tête de lit, l’homme croise les bras sur sa poitrine, les pupilles rivées sur la silhouette allongée à son côté. Couchée sur un flanc, les draps de lin usé relevés jusqu’à l’épaule, elle a la respiration lente et régulière de ceux qui naviguent dans les eaux profondes du sommeil. Il ne perçoit qu’une chevelure rousse, presque rouge, étalée comme une oriflamme sur la toile blanche de l’oreiller.
- Maudite ribaude ! Je ne te paye pas pour dormir !
La cabine tangue, le bois grince sous les assauts répétés de la houle. La femme bouge et s’allonge sur le dos. Une cicatrice s’étire sur sa joue, de la commissure des lèvres à l’oreille droite. Si elle fut belle un jour, l’âge et l’usure ont laissé sur ses traits leurs empreintes cuisantes. Ce qui faisait l’arrondi charmant des joues n’est plus que chair molle qui s’affaisse vers le menton. Ce qui était la pulpe délicieuse des lèvres n’est plus qu’écorce sèche et aplatie qui laisse filer l’air. Les cheveux roux, flamboyants, sont les derniers vestiges d’une splendeur passée. Les paupières hermétiquement closes, elle grogne.
- Mais je t’écoute mon chéri, je t’écoute…La voix pâteuse, murmurée, s’éteint sur un ronflement disgracieux. Un léger coup de genou dans ses côtes lui arrache un couinement porcin. Oui-oui j’écoute…Et donc cette Juliette, elle était très belle…
- Oui ! Les Rois se seraient damnés pour elle ! Si belle, si gracieuse ! Et son rire…Ah ma bonne Mary, t’ai-je déjà parlé de son rire cristallin ?...
L’œil du marin brille de ferveur, un sourire rêveur étire ses lèvres. Il passe la main dans sa barbe hirsute en laissant vagabonder ses pensées. Affalée sur le lit, la bonne Mary a la bouche entrouverte et exhale son haleine nauséabonde dans le petit espace clos de la cabine. Elle ronfle.
Il pince – pure gaminerie - le nez de Mary entre son pouce et son index. Celle-ci grimace, incommodée par la privation d’air, et finit par chasser la main d’un geste las et habitué.
- T’es vraiment chiant quand tu bois pas, Camille.
Maugréant, elle se redresse dans le lit, à hauteur du marin qui sourit. L’oreiller de plumes vole vers le visage de Camille avant de revenir faire son nid dans le creux des reins de Mary. L’homme âgé d’une petite quarantaine d’années rit, d’un rire éraillé, affecté par la consommation régulière de tabac et d’alcool. La peau burinée par les vents et les embruns illustre l’esprit résolument libre de l’homme qui l’habite. La barbe qui mange ses joues et cerne une bouche aux lèvres minces est comme décolorée, d’un blond presque blanc. Pourtant ses traits ont quelque chose d’altier, anguleux comme un éperon rocheux et ridés comme une mer agitée. La malice se lit dans le vert profond de ses prunelles.
- Tu ne m’aimes pas quand je suis sobre ?
- J’t’aime pas quand tu jacasses.
- Depuis quand on se connaît, Mary ?
- Trop longtemps.
Son ton n’admet aucune réponse pourtant Camille lève un index accusateur en la regardant.
- Ingrate ! J’suis un bon client, peut être ton meilleur ! T’es gonflée de cracher sur les pauvres gars dans mon genre qui ont pitié et qui viennent te voir…
A la lueur jaune de l’unique chandelle de l’habitacle, Mary roule vers Camille ses pupilles fatiguées. Cagneuse et maigre, la putain risque une main sur la cuisse ferme du matelot.
- Tu tiens vraiment à m’faire la conversation…?
- C’est le même prix ?
Il plisse les yeux, l’œil critique sur la main aventureuse.
Elle sourit. Il grimace en constatant l’état déplorable de la dentition – pour les chicots encore chaussés dans les gencives.
- Pour la parlotte, c’est le double. Ca rentre dans les extras.
- T’es gonflée.
- Et toi pas assez.
Le sourire s’élargit. La main habile remonte jusqu’au bas-ventre où même quelques pieuses caresses n’arrivent pas à attiser le désir et l’appétit de Camille.
- J’me demande pourquoi tu viens si souvent. Tu profites même pas de la marchandise.
- …Sans vouloir te vexer, ma tendre compagne, il n’y a plus beaucoup de viande consommable sur ta carcasse.
- Ouais ben ! Hein ! Y’a quelques années ils se bagarraient pour m’avoir …
Camille vient poser sa tête contre l’épaule décharnée de Mary en embrassant la peau parfumée – rhum et tabac froid.
- Quand on s’est rencontrés, tu étais belle.
- Faut dire que c’est pas ce qu’il y a de plus durable, la beauté. Surtout dans mon métier. Elle effleure sa joue balafrée du bout de l’index, profond sillon violacé qui la défigure. Heureusement que tu te calmes avec l’âge.
Camille frotte sa joue contre la chair molle du bras, fermant les yeux avec une grimace coupable.
- Parle pas de ça ! Même dans la tombe, j’continuerais à m’en vouloir. Mais l’amour, Mary ! L’amour pousse à toutes les folies.
- L’alcool aussi. Des violents j’en ai connu ! Mais t’étais un beau spécimen.
- J’allais mal. Mais tu as redonné vie au cœur meurtri qui battait au ralenti dans ma poitrine. Tu as porté sur mon front la chaleur de tes bai-
- Ah fi de garce ! Ne recommence pas avec tes rondeaux pour Saintes -nitouches !
Camille a maintenant la tête sur les cuisses osseuses de Mary qui caresse avec une tendresse toute maternelle la broussaille de ses cheveux blonds.
- J’aurais du t’épouser petite mère.
Elle rit, et il sourit aux éclats de voix stridents – presque tranchants – qui s’échappent de la gorge pâle pour percuter ses tympans. Même la coque s’agite.
- Dis pas de bêtises ! Et pourquoi tu l’as pas épousé, l’autre ?
- Juliette ? Mais parce que mon cœur est trop gros pour se satisfaire d’une seule femme. Et parce qu’une seule femme ne peut posséder tous les charmes, tous les délices de la nature féminine et...
- …Et en bref ?
- J’étais jeune et j’aspirais à tout sauf passer ma vie à remuer la terre et élever des bambins. J’suis un homme de la mer, moi, Madame ! Que Neptulon m’entende ! Il me faut de l’eau et de la houle. Il me faut la respiration monstrueuse de la mer pour m’apaiser. Il me faut les courants des profondeurs pour me guider. Et les embruns pour gonfler mes poumons. Va comprendre…
- T’as jamais regretté ?
- Si, un million de fois. Mais on fait quoi avec les regrets ? Les regrets sont comme les coquillages, creux.
Pincement douloureux des lèvres et regard voilé. La putain essaie de mettre de l’ordre dans les cheveux de Camille, secs et cassants comme la paille. Sous la caboche, ce sont les souvenirs qu’elle démêle.
- T’es un drôle de poisson, toi.
- Et toi une drôle de putain.
- C’pour ça qu’on s’entend bien ?
- Assurément.
Il sourit. Les bras de la ribaude, frêles brindilles, forment un étau protecteur, maternel, autour de son corps au cuir épais.
- Dis, Mary ?
- Oui ?
- Tu voudrais pas m’épouser ?
- Non. Dors.
Il obéit et s’endort dans le ventre du rafiot qui l’abrite pour la nuit, la tête sur les cuisses d’une putain déglinguée et presqu’édentée. Il visualise, derrière ses paupières closes, les vagues qui avancent, chevaux blancs qui galopent avec de larges plaques d’écumes aux sabots. Il entend le sifflement des crinières qui fouettent l’air. Sur leurs dos l’eau est verte, pleine de promesses et de dangers.
Comme le cœur des femmes.
Camille Darvell
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