Aubes
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Aubes
Au galop..
D'un murmure ma monture s'élance, suivie de près par la sienne. Les sabots se souillent et s'encrassent dans la boue, trouvent leur chemin péniblement sur les plaines trempées et ensanglantées. L'herbe est encore fraîche de la rosée du matin et un gazouillis esseulé, presque sinistre, annonce le lever du jour imminent. Nul rayon – comme toujours – seulement la pluie, grise, aussi mauvaise pour mon moral et le sien que n'importe laquelle de ces mauvaises nouvelles qui nous sont parvenues dans la nuit.
Les missives sont arrivées via plusieurs messagers, rapides, essoufflés, sales. Toutes urgentes. Pour autant que j'en sache, elles sont rares. Les bonnes encore plus. Nulle surprise à ce qu'elles soient de mauvais présages. Une plus grande à ce qu'elles annoncent une brèche dans le mur. L'horreur en apprenant que déjà des troupes Réprouvées entraient. Gilnéas n'a pas besoin de ça. Les monstres qui rôdent, tuent et propagent leur mal sont déjà de trop. Combien de guerres devrons-nous mener avant d'enfin connaître la paix que notre isolement devait garantir?
Nos lames sont déjà trempées par l'ichor infect que nous avons répandu. Lui et moi avons été envoyés vers le nord pour rendre compte de la situation – jouer les éclaireurs pour le maigre nombre de soldats envoyés là-bas. Quitter la ville en sachant quel sort pouvait nous attendre au-delà des remparts avait été dur; éliminer les morts-qui-marchent que nous avons croisé l'avait été aussi. Discrets et établis entre deux arbres, à la bordure des douves. Leur rapidité me rappelle celle des parasites.
Il est l'un des peu nombreux nouveaux à porter le tabard de la ville et il manie bien sa lame. Si toutes les recrues étaient comme lui, nous gagnerions un temps – et des paires de bras – précieux. Le fer suinte de ces fluides nauséabonds et trace notre sillage de ses gouttes, de la cité jusqu'au mur. Il sera sec avant dix heures, et nous n'aurons pas encore fait la moitié du voyage. L'ombre des nuages cherche à décrire ses serres, à imprimer ses motifs inquiétants sur l'herbe. Et pour seul compagnon le vent dans notre dos qui nous porte et nous siffle ses avertissements à l'oreille.. D'un grognement, la plainte s'échappe de ma gorge, retenant mal mes jurons. Nulle auberge sur notre itinéraire à laquelle faire escale, qui pourrait me consoler. Eux n'éprouvent ni fatigue, ni faim. Nous nous devons de leur tenir tête et mener à bien cette mission dans les plus prompts délais. C'est une menace que nous ne devons pas négliger, quand bien même le mur pourrait être réparé rapidement. J'ai confiance en nous et en nos capacités. Nous n'aurons pas à nous battre si nous sommes efficaces, et si nous ne le sommes pas, nous savons nous défendre.
Des pensées toutes plus sombres les unes que les autres se bousculent et c'est presque inconsciemment que je dirige ma monture, m'arrangeant pour que lui passe devant, que je n'ai qu'à le suivre plutôt que montrer la voie. Le soleil perce enfin son voile, timide à l'horizon, et il le restera jusqu'à son coucher. Il révèle le Royaume de Grisetête, le réveille, fier de sa puissance et sa technologie acquise, son autosuffisance; sa pluie. Mon coéquipier se retourne, vérifie ma présence et peut-être l'inexistence d'autres, dans notre dos; moins sûr de lui que moi à sa place, il y a un moment, il va devoir faire ses preuves - autant auprès de lui-même qu'aux yeux des supérieurs. Je l'aiderais, évidemment. Aucun Gilnéen ne peut se permettre de laisser un autre derrière lui alors que tous ces indices mènent à penser que le pays est au plus mal. Encore, le Mur est loin, droit devant, et si nous en apercevons la cime, nous devrons voyager plusieurs heures encore pour voir ce qu'il advient de ses racines. Trouver son chemin à travers les bois et les plaines immenses du royaume sera sa première épreuve.
Rentrer entier sera la suivante.
D'un murmure ma monture s'élance, suivie de près par la sienne. Les sabots se souillent et s'encrassent dans la boue, trouvent leur chemin péniblement sur les plaines trempées et ensanglantées. L'herbe est encore fraîche de la rosée du matin et un gazouillis esseulé, presque sinistre, annonce le lever du jour imminent. Nul rayon – comme toujours – seulement la pluie, grise, aussi mauvaise pour mon moral et le sien que n'importe laquelle de ces mauvaises nouvelles qui nous sont parvenues dans la nuit.
Les missives sont arrivées via plusieurs messagers, rapides, essoufflés, sales. Toutes urgentes. Pour autant que j'en sache, elles sont rares. Les bonnes encore plus. Nulle surprise à ce qu'elles soient de mauvais présages. Une plus grande à ce qu'elles annoncent une brèche dans le mur. L'horreur en apprenant que déjà des troupes Réprouvées entraient. Gilnéas n'a pas besoin de ça. Les monstres qui rôdent, tuent et propagent leur mal sont déjà de trop. Combien de guerres devrons-nous mener avant d'enfin connaître la paix que notre isolement devait garantir?
Nos lames sont déjà trempées par l'ichor infect que nous avons répandu. Lui et moi avons été envoyés vers le nord pour rendre compte de la situation – jouer les éclaireurs pour le maigre nombre de soldats envoyés là-bas. Quitter la ville en sachant quel sort pouvait nous attendre au-delà des remparts avait été dur; éliminer les morts-qui-marchent que nous avons croisé l'avait été aussi. Discrets et établis entre deux arbres, à la bordure des douves. Leur rapidité me rappelle celle des parasites.
Il est l'un des peu nombreux nouveaux à porter le tabard de la ville et il manie bien sa lame. Si toutes les recrues étaient comme lui, nous gagnerions un temps – et des paires de bras – précieux. Le fer suinte de ces fluides nauséabonds et trace notre sillage de ses gouttes, de la cité jusqu'au mur. Il sera sec avant dix heures, et nous n'aurons pas encore fait la moitié du voyage. L'ombre des nuages cherche à décrire ses serres, à imprimer ses motifs inquiétants sur l'herbe. Et pour seul compagnon le vent dans notre dos qui nous porte et nous siffle ses avertissements à l'oreille.. D'un grognement, la plainte s'échappe de ma gorge, retenant mal mes jurons. Nulle auberge sur notre itinéraire à laquelle faire escale, qui pourrait me consoler. Eux n'éprouvent ni fatigue, ni faim. Nous nous devons de leur tenir tête et mener à bien cette mission dans les plus prompts délais. C'est une menace que nous ne devons pas négliger, quand bien même le mur pourrait être réparé rapidement. J'ai confiance en nous et en nos capacités. Nous n'aurons pas à nous battre si nous sommes efficaces, et si nous ne le sommes pas, nous savons nous défendre.
Des pensées toutes plus sombres les unes que les autres se bousculent et c'est presque inconsciemment que je dirige ma monture, m'arrangeant pour que lui passe devant, que je n'ai qu'à le suivre plutôt que montrer la voie. Le soleil perce enfin son voile, timide à l'horizon, et il le restera jusqu'à son coucher. Il révèle le Royaume de Grisetête, le réveille, fier de sa puissance et sa technologie acquise, son autosuffisance; sa pluie. Mon coéquipier se retourne, vérifie ma présence et peut-être l'inexistence d'autres, dans notre dos; moins sûr de lui que moi à sa place, il y a un moment, il va devoir faire ses preuves - autant auprès de lui-même qu'aux yeux des supérieurs. Je l'aiderais, évidemment. Aucun Gilnéen ne peut se permettre de laisser un autre derrière lui alors que tous ces indices mènent à penser que le pays est au plus mal. Encore, le Mur est loin, droit devant, et si nous en apercevons la cime, nous devrons voyager plusieurs heures encore pour voir ce qu'il advient de ses racines. Trouver son chemin à travers les bois et les plaines immenses du royaume sera sa première épreuve.
Rentrer entier sera la suivante.
Jorra
Minuit
Il est tard; pas de feu, ce soir. Nous nous reposons, loin des Réprouvés mais aussi de la cité. Avant d'y retourner, nous nous accordons la nuit de repos. Mon partenaire est épuisé. Peu habitué aux voyages, je suppose. Encore une fois, je ressasse la manière dont je suis allé le chercher – moi-même, contre sa volonté, visiblement. J'essaie de percer ce qui l'entoure, manifestement en vain.
La porte grince; la poignée est rouillée et il me semble qu'elle s'effrite sous mes doigts. La nuit peint des ombres peu rassurantes sur les murs de Gilnéas et la pluie trempe les manteaux, l'orage gronde, jamais loin. Pas de chaleur, pas de lourdeur dans l'atmosphère. Tout est froid, quelques mendiants traînent dans les rues, grelottants et ruminants, évitant les gardes et les réprimandes. Froncement de sourcils, j'ai oublié le tabard. Inattention, rien de grave en soi. Le tissu de ma nation est à ma ceinture, frappe les mailles de ma cuisse au rythme du vent qui se lève. Pour un peu et ce serait le seul bruit qui anime les rues à cette heure: le claquement sec, rapide, le souffle de la brise qui s'étouffe. En claquant de la langue, je l'enfile par-dessus mon manteau: je me sais attendu, je les sens, ces regards à travers les carreaux sales. Des regards qui me dévisagent, pas habitués à voir qui que ce soit dehors par les temps qui courent – la nuit, surtout. De plus en plus et même la journée, les citoyens se cloîtrent, espérant provoquer un quelconque sentiment de sécurité.
Pourtant les disparitions n'ont jamais été si nombreuses.
D'autres paires d'yeux me regardent, impatientes, de l'intérieur de la maison qui me fait face. Petite, très, trop, coincée entre deux. Pas la place pour une famille à quatre, en tout cas. Il m'a semblé voir les carreaux de l'étage brisés, et quelques tuiles dans la rue. Je ne suis visiblement pas le seul à être malmené par le vent et leur toiture aurait besoin d'être changée. Si l'heure est tardive, ça n'a pas l'air de déranger ceux qui vivent ici. Une douce lumière tremblotte et éclaire les premiers pavés dispersés près de la maison, vestiges d'un chemin depuis longtemps oublié et que j'espère avoir retenu pour le faire en sens inverse. Quelques détails inutiles, dont je me souviens, quelque rat qui passe, proche, fuyant au moindre geste, le roulement du tonnerre qui, me semble-t-il me parvient, mais tellement lointain; l'ombre qui obstrue la lumière déjà faible, un instant. Quelqu'un qui passe, à l'intérieur. Un énième signe de l'attente de mon arrivée. La poignée, ébréchée, m'aurait probablement écorché la paume si elle n'était pas couverte de mailles, et tremble tellement que j'ai l'impression, en la tournant, qu'elle me reste en main. Les gonds grincent, crient douleur, alarme efficace, je suppose, envers l'intrus que je suis. Ça me fait même sursauter, je crois.
Aussitôt, je suis frappé par l'étouffante et obscure chaleur qui règne. Le vent, fourbe, se glisse entre moi et l'embrasure de la porte, vient faire mourir les flammes maigrelettes des bougies et s'enfuir par de minuscules meurtrières creusées dans le mur de pierre – l'érosion; ce faisant, il siffle, aigu, désagréable. Des craies sur un tableau. Je reste sur le pas de la porte, je m'habitue à la noirceur, même si je n'aime pas ça. Tous mes sens me crient de partir, mais mon tabard me dit le contraire. Je me rassure, arbore un fier sourire autocritique, une pensée pour ces histoires de fantômes que jamais je n'ai cru. Lourdement, ma botte se pose sur le plancher, l'autre la rejoint vite. Je referme et j'ai l'impression de claquer derrière moi la stèle de ma tombe. Ça sent la suie, le soufre, le brûlé, une odeur que je n'arrive pas à identifier, écoeurante, qui me prend à la gorge. Je déglutis, observe, cligne des yeux plusieurs fois, mais rien à faire: tout est toujours aussi noir, aussi peu distingué du fond, les reliefs ne se font pas. A l'étage, j'entends des pas, plus légers que les miens, plus pressés, aussi. Juste au-dessus de moi. Levant la tête, j'accueille sur mon visage quelque matière poudreuse. Je l'essuie d'un revers de poing: de la cendre, ou quelque chose qui y ressemble. Soudain, je comprends que ce ne sont pas les ténèbres qui se sont peintes sur les meubles et le plancher et les murs: c'est le feu, un feu éteint mais ravageur, qui a laissé les fondations intactes, ou en assez bon état pour que la maison ne s'effondre pas.
C'est un salon, un vestibule, une cuisine, une chambre, tout à la fois. Dans un coin, une table, dans l'autre, un lit, dans le troisième, de la vaisselle. C'est neuf, ça – mais mal rangé. Ma première pensée: c'est le bordel. Je regrette déjà d'être venu, d'avoir été envoyé chercher ce gosse dans cette maison de dingues. Enfin, je m'aperçois qu'une silhouette se détache en fond, pas assez noire pour rester invisible, elle, mais m'observant avec intérêt, comme un prédateur guette sa proie. Je reste silencieux, tendu, et porte même une main à l'épée, toujours dans son fourreau. Mon coeur a manqué un battement, je me souviens de la terreur qui s'est installée, juste un instant, au creux du ventre, se bloquant dans la gorge avant que je ne reprenne contenance. Il suffit que je brise ce silence lourd comme du plomb et angoissant comme mille violons mal accordés.
«Bonsoir.»
Pas de réponse. La silhouette s'approche, je distingue un tissu qui lui recouvre les épaules, et finalement le corps entier. Une robe. Nouvelle tentative, la voix plus claire.
«Bonsoir.
-Bonsoir. Vous étiez attendu.»
Un soupir de soulagement qu'un claquement de doigts, une incantation brève, interrompent. Une bougie s'allume. Enfin, les traits se révèlent. Une femme, pas si vieille que ça, la cinquantaine peut-être. C'est ce qu'on m'a dit, en tout cas. Une femme, deux enfants, pas de père, tu ramènes le plus grand. Elle fait plus vieille, beaucoup plus. Une beauté salie dont il ne reste rien que des ruines, une épave que personne ne pourra remonter. Elle porte la crêpe noire, qui ne dissimule en rien le profond désarroi dont est empreint son visage. Une femme en deuil. Mais au fond de ses yeux, c'est une abime de haine, de colère. Qu'elle ait eu deux plaies ou deux yeux n'aurait rien changé au spectacle effrayant. Je réalise que je n'ai pas répondu depuis déjà plusieurs secondes.
«Étant donné que vous nous avez vous-même écrit, je m'en serais douté. Par le vent et les temps qui sévissent, je n'avais d'autre choix que d'avancer prudemment. Comment vont-ils?
-Qui?
-Vos garçons.»
Silence.
Brisé:
«Vous voulez dire le bon à rien qu'il me reste.»
Le ton est dur, glacial, un venin qui brûle mes tympans et probablement le coeur de l'enfant qui a déjà dû les entendre.
« Je ne suis pas très renseigné, il faut croire.
-Vous faites mal votre travail. Il est en haut, comme toujours, probablement plongé dans l'un de ses livres inutiles. Je ne suis pas mécontente qu'il parte servir son pays.»
Elle prend le pas et grimpe les escaliers qui sont directement collés au capharnaüm. Si celui-ci avait été éclairé par la magicienne, bien que faiblement, le placard à balais dans lequel auraient pu être bâties les marches est du noir le plus complet. Quelques unes manquent. Je la suis, prestement, reprend, cherche à me détendre en écoutant le son de nos voix.
«Le royaume a toujours besoin de bras, surtout en ce moment alors que des choses inhumaines foulent nos rues et font crisser les tuiles de nos toits sous leurs griffes. Que s'est-il passé, ici, madame?..
-Vous n'avez pas besoin de savoir mon nom. Vous allez simplement l'emmener, faire de lui un soldat, peu importe. Il n'a plus rien à faire ici et ne trouvera pas d'occupation. Je ne veux plus de lui. Il a provoqué l'incendie.»
Je suis toujours décontenancé par le ton qu'elle emploie pour parler de son fils. Je ne réponds que d'un «ah» mal assuré, entre deux craquements de bois affaibli. J'essaie de m'accrocher à la rambarde, mais l'angle avec lequel elle peut s'incliner n'a rien d'intentionnel et je ne compte pas rendre l'habitation plus brisée qu'elle ne l'est. Bientôt, la lueur du clair de lune filtre à travers le plafond et nous indique notre destination; et nous débouchons enfin sur une deuxième pièce, la dernière. Si celle d'en bas contenait du mobilier en vrac et à foison, c'était tout le contraire ici. Un seul matelas, posé à même le sol. Les flammes n'ont pas l'air d'avoir léché les murs de l'étage, et de ce que j'ai vu jusque maintenant, je pensais que la mère dormait ici plutôt qu'en bas. A côté, des pages déchirées, des livres abîmés, vieux, ouverts et face au sol. On n'en prend pas soin, et quoi qu'en dise la vieille femme, il n'avait rien d'un rat de bibliothèque, à cet instant. Recroquevillé, contre le mur, silencieux.
Mais il s'était montré coopératif, n'avait pas résisté, s'était laissé mener, enfiler l'uniforme, avait suivi les ordres, appris les textes. Il ne parlait que lorsque c'était nécessaire. Il ne parlait pas assez. Il ne parlait que de travail. Silencieux, il l'avait été tout au long du voyage, et il l'était encore, là, assoupi contre un arbre.
Le sommeil agité – ou bien des épaules qui se brisent au rythme d'un sanglot. Tant que celui ci est silencieux, nous ne risquons rien. Qu'il passe une bonne nuit. Peut-être aura-t-il cessé de m'intriguer au réveil, demain..
La porte grince; la poignée est rouillée et il me semble qu'elle s'effrite sous mes doigts. La nuit peint des ombres peu rassurantes sur les murs de Gilnéas et la pluie trempe les manteaux, l'orage gronde, jamais loin. Pas de chaleur, pas de lourdeur dans l'atmosphère. Tout est froid, quelques mendiants traînent dans les rues, grelottants et ruminants, évitant les gardes et les réprimandes. Froncement de sourcils, j'ai oublié le tabard. Inattention, rien de grave en soi. Le tissu de ma nation est à ma ceinture, frappe les mailles de ma cuisse au rythme du vent qui se lève. Pour un peu et ce serait le seul bruit qui anime les rues à cette heure: le claquement sec, rapide, le souffle de la brise qui s'étouffe. En claquant de la langue, je l'enfile par-dessus mon manteau: je me sais attendu, je les sens, ces regards à travers les carreaux sales. Des regards qui me dévisagent, pas habitués à voir qui que ce soit dehors par les temps qui courent – la nuit, surtout. De plus en plus et même la journée, les citoyens se cloîtrent, espérant provoquer un quelconque sentiment de sécurité.
Pourtant les disparitions n'ont jamais été si nombreuses.
D'autres paires d'yeux me regardent, impatientes, de l'intérieur de la maison qui me fait face. Petite, très, trop, coincée entre deux. Pas la place pour une famille à quatre, en tout cas. Il m'a semblé voir les carreaux de l'étage brisés, et quelques tuiles dans la rue. Je ne suis visiblement pas le seul à être malmené par le vent et leur toiture aurait besoin d'être changée. Si l'heure est tardive, ça n'a pas l'air de déranger ceux qui vivent ici. Une douce lumière tremblotte et éclaire les premiers pavés dispersés près de la maison, vestiges d'un chemin depuis longtemps oublié et que j'espère avoir retenu pour le faire en sens inverse. Quelques détails inutiles, dont je me souviens, quelque rat qui passe, proche, fuyant au moindre geste, le roulement du tonnerre qui, me semble-t-il me parvient, mais tellement lointain; l'ombre qui obstrue la lumière déjà faible, un instant. Quelqu'un qui passe, à l'intérieur. Un énième signe de l'attente de mon arrivée. La poignée, ébréchée, m'aurait probablement écorché la paume si elle n'était pas couverte de mailles, et tremble tellement que j'ai l'impression, en la tournant, qu'elle me reste en main. Les gonds grincent, crient douleur, alarme efficace, je suppose, envers l'intrus que je suis. Ça me fait même sursauter, je crois.
Aussitôt, je suis frappé par l'étouffante et obscure chaleur qui règne. Le vent, fourbe, se glisse entre moi et l'embrasure de la porte, vient faire mourir les flammes maigrelettes des bougies et s'enfuir par de minuscules meurtrières creusées dans le mur de pierre – l'érosion; ce faisant, il siffle, aigu, désagréable. Des craies sur un tableau. Je reste sur le pas de la porte, je m'habitue à la noirceur, même si je n'aime pas ça. Tous mes sens me crient de partir, mais mon tabard me dit le contraire. Je me rassure, arbore un fier sourire autocritique, une pensée pour ces histoires de fantômes que jamais je n'ai cru. Lourdement, ma botte se pose sur le plancher, l'autre la rejoint vite. Je referme et j'ai l'impression de claquer derrière moi la stèle de ma tombe. Ça sent la suie, le soufre, le brûlé, une odeur que je n'arrive pas à identifier, écoeurante, qui me prend à la gorge. Je déglutis, observe, cligne des yeux plusieurs fois, mais rien à faire: tout est toujours aussi noir, aussi peu distingué du fond, les reliefs ne se font pas. A l'étage, j'entends des pas, plus légers que les miens, plus pressés, aussi. Juste au-dessus de moi. Levant la tête, j'accueille sur mon visage quelque matière poudreuse. Je l'essuie d'un revers de poing: de la cendre, ou quelque chose qui y ressemble. Soudain, je comprends que ce ne sont pas les ténèbres qui se sont peintes sur les meubles et le plancher et les murs: c'est le feu, un feu éteint mais ravageur, qui a laissé les fondations intactes, ou en assez bon état pour que la maison ne s'effondre pas.
C'est un salon, un vestibule, une cuisine, une chambre, tout à la fois. Dans un coin, une table, dans l'autre, un lit, dans le troisième, de la vaisselle. C'est neuf, ça – mais mal rangé. Ma première pensée: c'est le bordel. Je regrette déjà d'être venu, d'avoir été envoyé chercher ce gosse dans cette maison de dingues. Enfin, je m'aperçois qu'une silhouette se détache en fond, pas assez noire pour rester invisible, elle, mais m'observant avec intérêt, comme un prédateur guette sa proie. Je reste silencieux, tendu, et porte même une main à l'épée, toujours dans son fourreau. Mon coeur a manqué un battement, je me souviens de la terreur qui s'est installée, juste un instant, au creux du ventre, se bloquant dans la gorge avant que je ne reprenne contenance. Il suffit que je brise ce silence lourd comme du plomb et angoissant comme mille violons mal accordés.
«Bonsoir.»
Pas de réponse. La silhouette s'approche, je distingue un tissu qui lui recouvre les épaules, et finalement le corps entier. Une robe. Nouvelle tentative, la voix plus claire.
«Bonsoir.
-Bonsoir. Vous étiez attendu.»
Un soupir de soulagement qu'un claquement de doigts, une incantation brève, interrompent. Une bougie s'allume. Enfin, les traits se révèlent. Une femme, pas si vieille que ça, la cinquantaine peut-être. C'est ce qu'on m'a dit, en tout cas. Une femme, deux enfants, pas de père, tu ramènes le plus grand. Elle fait plus vieille, beaucoup plus. Une beauté salie dont il ne reste rien que des ruines, une épave que personne ne pourra remonter. Elle porte la crêpe noire, qui ne dissimule en rien le profond désarroi dont est empreint son visage. Une femme en deuil. Mais au fond de ses yeux, c'est une abime de haine, de colère. Qu'elle ait eu deux plaies ou deux yeux n'aurait rien changé au spectacle effrayant. Je réalise que je n'ai pas répondu depuis déjà plusieurs secondes.
«Étant donné que vous nous avez vous-même écrit, je m'en serais douté. Par le vent et les temps qui sévissent, je n'avais d'autre choix que d'avancer prudemment. Comment vont-ils?
-Qui?
-Vos garçons.»
Silence.
Brisé:
«Vous voulez dire le bon à rien qu'il me reste.»
Le ton est dur, glacial, un venin qui brûle mes tympans et probablement le coeur de l'enfant qui a déjà dû les entendre.
« Je ne suis pas très renseigné, il faut croire.
-Vous faites mal votre travail. Il est en haut, comme toujours, probablement plongé dans l'un de ses livres inutiles. Je ne suis pas mécontente qu'il parte servir son pays.»
Elle prend le pas et grimpe les escaliers qui sont directement collés au capharnaüm. Si celui-ci avait été éclairé par la magicienne, bien que faiblement, le placard à balais dans lequel auraient pu être bâties les marches est du noir le plus complet. Quelques unes manquent. Je la suis, prestement, reprend, cherche à me détendre en écoutant le son de nos voix.
«Le royaume a toujours besoin de bras, surtout en ce moment alors que des choses inhumaines foulent nos rues et font crisser les tuiles de nos toits sous leurs griffes. Que s'est-il passé, ici, madame?..
-Vous n'avez pas besoin de savoir mon nom. Vous allez simplement l'emmener, faire de lui un soldat, peu importe. Il n'a plus rien à faire ici et ne trouvera pas d'occupation. Je ne veux plus de lui. Il a provoqué l'incendie.»
Je suis toujours décontenancé par le ton qu'elle emploie pour parler de son fils. Je ne réponds que d'un «ah» mal assuré, entre deux craquements de bois affaibli. J'essaie de m'accrocher à la rambarde, mais l'angle avec lequel elle peut s'incliner n'a rien d'intentionnel et je ne compte pas rendre l'habitation plus brisée qu'elle ne l'est. Bientôt, la lueur du clair de lune filtre à travers le plafond et nous indique notre destination; et nous débouchons enfin sur une deuxième pièce, la dernière. Si celle d'en bas contenait du mobilier en vrac et à foison, c'était tout le contraire ici. Un seul matelas, posé à même le sol. Les flammes n'ont pas l'air d'avoir léché les murs de l'étage, et de ce que j'ai vu jusque maintenant, je pensais que la mère dormait ici plutôt qu'en bas. A côté, des pages déchirées, des livres abîmés, vieux, ouverts et face au sol. On n'en prend pas soin, et quoi qu'en dise la vieille femme, il n'avait rien d'un rat de bibliothèque, à cet instant. Recroquevillé, contre le mur, silencieux.
Mais il s'était montré coopératif, n'avait pas résisté, s'était laissé mener, enfiler l'uniforme, avait suivi les ordres, appris les textes. Il ne parlait que lorsque c'était nécessaire. Il ne parlait pas assez. Il ne parlait que de travail. Silencieux, il l'avait été tout au long du voyage, et il l'était encore, là, assoupi contre un arbre.
Le sommeil agité – ou bien des épaules qui se brisent au rythme d'un sanglot. Tant que celui ci est silencieux, nous ne risquons rien. Qu'il passe une bonne nuit. Peut-être aura-t-il cessé de m'intriguer au réveil, demain..
Dernière édition par Jorra le Lun 28 Oct 2013, 10:06, édité 1 fois
Jorra
Re: Aubes
Nous rentrons. Proches d'un village. Nous apercevons ses lumières, au loin, à l'est. Si je ne me trompe pas, ils y exploitent une mine. Tant que nous pouvons dormir à l'abri de murs et d'autres soldats, ça me convient. Je suis harassé et je ne suis pas le seul. Ça fait deux jours qu'on n'a pas dormi. Nous avons du partir en catastrophe alors qu'ils lançaient leurs molosses à nos trousses. Des horreurs faites de tissus putréfiées, de griffes et de crocs, bave acide, yeux de haine. Bordé de roches, tel un tunnel tant celles-ci sont hautes, le chemin jusque là-bas est trop visible, trop offert. C'est le terrain propice à une embuscade, et à la manière avec laquelle il porte sa main gantée à son épée – vivement, presque dans un sursaut - lui aussi l'a deviné.
Chaque mouvement est deviné. Attendu. Traqué. Les brindilles, la terre craquent sous nos trop lourdes bottes de mailles et nos ombres nous trahissent, trop mouvantes dans cet univers immobile. Trop de couleur dans ce monde minéral. Nos armures fièrement portés ne nous aideront pas si l'attaque se fait de dos, privilégiant l'égorgement. Froncement de sourcils. Relève la tête. Hrm. Dégaine. Tu ne sais pas ce que tu affrontes, mais peu importe, après tout. Tant que c'est de chair et d'os – et ça doit l'être: Gilnéas n'est pas réputée pour ses fantômes – tu peux toujours trancher la tête. Quoi que ce soit, il va falloir qu'on le débusque. Je n'aime pas être la proie. On continue. J'ai pensé à haute voix, je crois. Nos montures reprennent le pas, moins assurées, elles aussi. Elles piaffent, plus de peur que d'impatience. Pas faites pour le combat, plutôt pour la fuite. Et elles sentent aussi l'odeur. Celle qui soudain assaille nos narines, celle du sang, de la terre, fétide, douceâtre, entêtante. Fascinante et malsaine. C'est un monstre qui nous guette.
C'est l'heure de faire tes preuves, recrue.
L'attaque vient d'un pic situé dans notre dos, mais de seulement quelques mètres. Si silencieux qu'il ait été jusqu'à présent, son appétit – sa famine, à en juger la peau qui moule les os – le pousse à l'impatience, la précipitation; et donc à l'abandon des codes de la chasse, la discrétion, la finesse. Assez idiot pour nous laisser le temps de nous retourner et l'aviser. Ce n'est pas un prédateur, mais une bête affamée. Elle a l'air de l'être plus que nous. Victoire sera nôtre, je peux déjà le prédire. S'il ne veut pas être dominant, je le serais. Souris, tes bras vont enfin se dégourdir sans que ça ne risque ton pays tout entier. C'est un éclair noir sur un chemin de terre noire qui se découpe à peine dans une nuit noire encore trop présente alors que le soleil devrait déjà pointer le bout de son nez. L'aube est trop lointaine pour songer à ce qu'elle nous sauve.
Je distingue quatre pattes, un museau; un grognement, un hennissement, et nos deux montures sont à terre. La puanteur me prend à la gorge autant que la surprise. L'un des canassons se relève. Mon compagnon a encore un pied à l'étrier et il se maintient à grand peine sur le côté, traîné dans une course qui pourrait lui être mortelle si l'un des sabots rencontrait son crâne. Ruade d'un corps lourd, énorme, sur le mien. Je l'ai sous-estimé. D'une charge il nous a tous deux mis en déroute. Si l'attaque manque de classe, elle est violente et trop brutale pour deux types chétifs comme nous. Juste le temps de lever le bras. Le gauche. Espère que les mailles retiendront les crocs, c'est ta dernière chance, mon vieux. Un juron m'échappe et au loin j'entends un choc sourd, celui du corps de mon coéquipier qui s'est enfin défait de son piège. Viens m'aider, bon sang! Je sens les canines raclant l'os, et les griffes cherchant à me labourer l'abdomen. Que restera-t-il du tissu patriotique après ça? Je me serais mis à rire tout seul si je ne sentais pas ce bras prêt à se fendre et à laisser déferler sur mon cou cette gueule avide de ma chair. Le sang et la salive me salissent le visage et inondent ma vision.
Je suffoque. La fatigue et les courbatures me lancent, l'adrénaline ne suffit pas à me relever. Il rugit, probablement contre l'affront que je lui fais en refusant de lui offrir un repas facile. Cette pensée me motive. Il suffirait de deux coups pour me dégager. Reprends-toi. Frappe! D'abord du genou, puis du revers du poing, – celui que tu sens encore, qui laisse dépasser le pommeau de ta lame. Alors que le deuxième coup se porte, que je me mets à genoux, un choc retentit, un craquement. Je sens une éraflure sur l'aine, ou plutôt une entaille, profonde – la gerbe de sang est vive, et coule le long de ma cuisse. Il a fini par venir et porter le coup de grâce rapidement. C'est un coup en traître. La lame a traversé le corps velu du monstre et est ressortie par le plexus, m'a blessé. Une chance que je l'ai dégagé de sur moi avant d'être cloué au sol avec lui. Je me relève sur mes deux pieds, titubant. Des lambeaux du tabard restent à mon cou, mais il n'a pas entamé le ventre. Je crois que je n'arrive plus à bouger mes doigts, sur la gauche.
Dépêche-toi, petit. Peu importent les montures, filons droit vers le refuge, le village. Arrête de regarder mon bras, je sais que ça pisse le sang.. Et ça attire les prédateurs.
Chaque mouvement est deviné. Attendu. Traqué. Les brindilles, la terre craquent sous nos trop lourdes bottes de mailles et nos ombres nous trahissent, trop mouvantes dans cet univers immobile. Trop de couleur dans ce monde minéral. Nos armures fièrement portés ne nous aideront pas si l'attaque se fait de dos, privilégiant l'égorgement. Froncement de sourcils. Relève la tête. Hrm. Dégaine. Tu ne sais pas ce que tu affrontes, mais peu importe, après tout. Tant que c'est de chair et d'os – et ça doit l'être: Gilnéas n'est pas réputée pour ses fantômes – tu peux toujours trancher la tête. Quoi que ce soit, il va falloir qu'on le débusque. Je n'aime pas être la proie. On continue. J'ai pensé à haute voix, je crois. Nos montures reprennent le pas, moins assurées, elles aussi. Elles piaffent, plus de peur que d'impatience. Pas faites pour le combat, plutôt pour la fuite. Et elles sentent aussi l'odeur. Celle qui soudain assaille nos narines, celle du sang, de la terre, fétide, douceâtre, entêtante. Fascinante et malsaine. C'est un monstre qui nous guette.
C'est l'heure de faire tes preuves, recrue.
L'attaque vient d'un pic situé dans notre dos, mais de seulement quelques mètres. Si silencieux qu'il ait été jusqu'à présent, son appétit – sa famine, à en juger la peau qui moule les os – le pousse à l'impatience, la précipitation; et donc à l'abandon des codes de la chasse, la discrétion, la finesse. Assez idiot pour nous laisser le temps de nous retourner et l'aviser. Ce n'est pas un prédateur, mais une bête affamée. Elle a l'air de l'être plus que nous. Victoire sera nôtre, je peux déjà le prédire. S'il ne veut pas être dominant, je le serais. Souris, tes bras vont enfin se dégourdir sans que ça ne risque ton pays tout entier. C'est un éclair noir sur un chemin de terre noire qui se découpe à peine dans une nuit noire encore trop présente alors que le soleil devrait déjà pointer le bout de son nez. L'aube est trop lointaine pour songer à ce qu'elle nous sauve.
Je distingue quatre pattes, un museau; un grognement, un hennissement, et nos deux montures sont à terre. La puanteur me prend à la gorge autant que la surprise. L'un des canassons se relève. Mon compagnon a encore un pied à l'étrier et il se maintient à grand peine sur le côté, traîné dans une course qui pourrait lui être mortelle si l'un des sabots rencontrait son crâne. Ruade d'un corps lourd, énorme, sur le mien. Je l'ai sous-estimé. D'une charge il nous a tous deux mis en déroute. Si l'attaque manque de classe, elle est violente et trop brutale pour deux types chétifs comme nous. Juste le temps de lever le bras. Le gauche. Espère que les mailles retiendront les crocs, c'est ta dernière chance, mon vieux. Un juron m'échappe et au loin j'entends un choc sourd, celui du corps de mon coéquipier qui s'est enfin défait de son piège. Viens m'aider, bon sang! Je sens les canines raclant l'os, et les griffes cherchant à me labourer l'abdomen. Que restera-t-il du tissu patriotique après ça? Je me serais mis à rire tout seul si je ne sentais pas ce bras prêt à se fendre et à laisser déferler sur mon cou cette gueule avide de ma chair. Le sang et la salive me salissent le visage et inondent ma vision.
Je suffoque. La fatigue et les courbatures me lancent, l'adrénaline ne suffit pas à me relever. Il rugit, probablement contre l'affront que je lui fais en refusant de lui offrir un repas facile. Cette pensée me motive. Il suffirait de deux coups pour me dégager. Reprends-toi. Frappe! D'abord du genou, puis du revers du poing, – celui que tu sens encore, qui laisse dépasser le pommeau de ta lame. Alors que le deuxième coup se porte, que je me mets à genoux, un choc retentit, un craquement. Je sens une éraflure sur l'aine, ou plutôt une entaille, profonde – la gerbe de sang est vive, et coule le long de ma cuisse. Il a fini par venir et porter le coup de grâce rapidement. C'est un coup en traître. La lame a traversé le corps velu du monstre et est ressortie par le plexus, m'a blessé. Une chance que je l'ai dégagé de sur moi avant d'être cloué au sol avec lui. Je me relève sur mes deux pieds, titubant. Des lambeaux du tabard restent à mon cou, mais il n'a pas entamé le ventre. Je crois que je n'arrive plus à bouger mes doigts, sur la gauche.
Dépêche-toi, petit. Peu importent les montures, filons droit vers le refuge, le village. Arrête de regarder mon bras, je sais que ça pisse le sang.. Et ça attire les prédateurs.
Jorra
Re: Aubes
Un nouveau jour, un nouveau pas. Je ne m'éveille que peu et chaque réveil est insoutenable. Une fièvre me trempe le front et me fait délirer, me fend le crâne en deux et fait se hérisser mon échine sous des frissons brûlants. Je distingue autour de moi des ruelles que j'oublierais vite. J'avance. Je ne marche pas et je ne suis tiré par personne. En face de moi, entre les larmes de mon éveil, je distingue le type qui m'a accompagné pour sa première mission. Le martèlement des sabots qui résonne dans ma tête et frappe mes tympans comme mille coups de marteaux, et le roulis irrégulier qui m'agite et me donne envie de vomir ma bile en l'absence de repas, m'indiquent que c'est une charrue qui nous transporte.
S'il était un fardeau pour moi lorsque l'on est parti, c'est lui qui m'aide à présent; et à chaque réveil c'est un nouveau lieu que je découvre, dont je ne me souviendrais pas au prochain. Des lueurs et des couleurs folles dansent devant mes yeux, le ciel semble battre comme un coeur en crachant ses gouttes glaciales, s'ouvrir, m'aspirer. Le soleil levant agresse mes rétines comme si je n'avais pas vu une lumière depuis des mois. Hallucinations, je suppose?... J'entends à peine, en fond, la foule qui s'agite. Nous sommes dans un quartier pauvre. Le spectacle d'un gamin perdu et d'un cadavre qui bouge n'a pas l'air de les surprendre plus que ça. Striant mon regard levé vers les nuages, les fils à linge sont tendus dans le vain espoir qu'un peu de soleil vienne sécher ces guenilles, haillons, troués de toute part et gouttant leur jus infâme sur mon visage. Je me demande jusqu'à quel point il a dû négocier pour que ce marchand accepte de nous transporter. Pourquoi est-ce qu'il ne me ramène pas à la caserne? Est-ce qu'il sait au moins où c'est?
Je sens à peine le bandage qui entoure mon bras meurtri. Mes doigts ne bougent toujours pas, et je doute de retrouver l'usage de ce membre un jour. J'ai chaud, j'ai chaud, j'ai chaud. Et la pluie me trempe.. L'atmosphère m'étouffe, la chair encore à vif sous le lin me lance, je suffoque. Jusqu'à présent roulé en position foetale, je sens soudain mes muscles se tendre, et comme un spectateur, je constate plus que ne ressens de violentes convulsions qui m'agitent. A quoi bon me battre? J'ai déjà un pied dans la tombe. Des pensées fusent, seulement latentes sous la douleur, le besoin de repartir. Je ne me sentais pas si mal immédiatement après la blessure, et tout bien réfléchi et quitte à y passer, j'aurais préféré que ce monstre m'éventre et que tout se termine rapidement. Je manque de souffle, je n'entends plus que le silence des badauds impressionnés ou effrayés par les spasmes qui suivent, une toux sèche, violente. Le goût du sang sur ma langue. Je perds mon souffle, et je me sens m'en aller à nouveau.. Lumière, qu'Elle me prenne durant mon sommeil; je m'abats à nouveau, m'affale.
Je suis retenu dans ce monde de conscience par une voix que je n'ai que trop peu entendu jusqu'à ce jour, cet instant. C'est le gosse, il m'appelle. Il me défie de tenir le coup, de ne pas partir. Je déchiffre à l'intonation de sa voix, je crois. Je n'entends rien qu'un bourdonnement et sous-jacents, ces ordres, timides encore. Je rouvre les yeux, en cligne, tousse à nouveau; vois son visage, là-haut, qui me semble si loin, s'agiter pour crier des mots que je n'arrive plus à percevoir. Je sombre et plutôt que la rage de vivre, c'est la fureur pure et simple qui monte en moi – ou plutôt qui animent les ombres qui m'enferment. Une autre hallucination. Non. C'est autre chose. Mon champ de vision s'obstrue.. Non.. J'ai l'impression qu'on me le vole. Un grondement sourd brûle ma gorge, et les mailles qui me couvraient encore percent ma peau en se défaisant, et mon armure devient trop étroite. Et enfin je retrouve la douce chaleur de l'inconscience, celle qui me plonge dans le mutisme, l'immobilité, l'incapacité.
Je deviens spectateur, le médium dont avait besoin la Bête pour se manifester. Peu à peu tous mes sens s'amenuisent, me sont enlevés; ma vue, ça fait un moment que je ne l'ai plus. Si j'arrivais encore à percevoir ces appels – et quelques cris de panique, ils se sont tus; les odeurs de pourriture, de sueur et de pluie fraîche ne me parviennent plus. Je ne sens plus les échardes de la charrette se planter dans mes doigts crispés, je ne sens plus la douleur lancinante, rampante; et bientôt les pensées s'arrêtent.
S'il était un fardeau pour moi lorsque l'on est parti, c'est lui qui m'aide à présent; et à chaque réveil c'est un nouveau lieu que je découvre, dont je ne me souviendrais pas au prochain. Des lueurs et des couleurs folles dansent devant mes yeux, le ciel semble battre comme un coeur en crachant ses gouttes glaciales, s'ouvrir, m'aspirer. Le soleil levant agresse mes rétines comme si je n'avais pas vu une lumière depuis des mois. Hallucinations, je suppose?... J'entends à peine, en fond, la foule qui s'agite. Nous sommes dans un quartier pauvre. Le spectacle d'un gamin perdu et d'un cadavre qui bouge n'a pas l'air de les surprendre plus que ça. Striant mon regard levé vers les nuages, les fils à linge sont tendus dans le vain espoir qu'un peu de soleil vienne sécher ces guenilles, haillons, troués de toute part et gouttant leur jus infâme sur mon visage. Je me demande jusqu'à quel point il a dû négocier pour que ce marchand accepte de nous transporter. Pourquoi est-ce qu'il ne me ramène pas à la caserne? Est-ce qu'il sait au moins où c'est?
Je sens à peine le bandage qui entoure mon bras meurtri. Mes doigts ne bougent toujours pas, et je doute de retrouver l'usage de ce membre un jour. J'ai chaud, j'ai chaud, j'ai chaud. Et la pluie me trempe.. L'atmosphère m'étouffe, la chair encore à vif sous le lin me lance, je suffoque. Jusqu'à présent roulé en position foetale, je sens soudain mes muscles se tendre, et comme un spectateur, je constate plus que ne ressens de violentes convulsions qui m'agitent. A quoi bon me battre? J'ai déjà un pied dans la tombe. Des pensées fusent, seulement latentes sous la douleur, le besoin de repartir. Je ne me sentais pas si mal immédiatement après la blessure, et tout bien réfléchi et quitte à y passer, j'aurais préféré que ce monstre m'éventre et que tout se termine rapidement. Je manque de souffle, je n'entends plus que le silence des badauds impressionnés ou effrayés par les spasmes qui suivent, une toux sèche, violente. Le goût du sang sur ma langue. Je perds mon souffle, et je me sens m'en aller à nouveau.. Lumière, qu'Elle me prenne durant mon sommeil; je m'abats à nouveau, m'affale.
Je suis retenu dans ce monde de conscience par une voix que je n'ai que trop peu entendu jusqu'à ce jour, cet instant. C'est le gosse, il m'appelle. Il me défie de tenir le coup, de ne pas partir. Je déchiffre à l'intonation de sa voix, je crois. Je n'entends rien qu'un bourdonnement et sous-jacents, ces ordres, timides encore. Je rouvre les yeux, en cligne, tousse à nouveau; vois son visage, là-haut, qui me semble si loin, s'agiter pour crier des mots que je n'arrive plus à percevoir. Je sombre et plutôt que la rage de vivre, c'est la fureur pure et simple qui monte en moi – ou plutôt qui animent les ombres qui m'enferment. Une autre hallucination. Non. C'est autre chose. Mon champ de vision s'obstrue.. Non.. J'ai l'impression qu'on me le vole. Un grondement sourd brûle ma gorge, et les mailles qui me couvraient encore percent ma peau en se défaisant, et mon armure devient trop étroite. Et enfin je retrouve la douce chaleur de l'inconscience, celle qui me plonge dans le mutisme, l'immobilité, l'incapacité.
Je deviens spectateur, le médium dont avait besoin la Bête pour se manifester. Peu à peu tous mes sens s'amenuisent, me sont enlevés; ma vue, ça fait un moment que je ne l'ai plus. Si j'arrivais encore à percevoir ces appels – et quelques cris de panique, ils se sont tus; les odeurs de pourriture, de sueur et de pluie fraîche ne me parviennent plus. Je ne sens plus les échardes de la charrette se planter dans mes doigts crispés, je ne sens plus la douleur lancinante, rampante; et bientôt les pensées s'arrêtent.
Jorra
Re: Aubes
A mi-chemin entre deux mondes, je refais surface, une fois de plus. Une énième perte de conscience, un énième réveil après le remède, le rituel, l'opération en urgence. Le moignon me brûle, et c'est chaque fois un déchirement de l'intérieur lorsque je sens mes doigts bouger encore, que l'impression de pouvoir me servir, toujours, de ce bras, me vient, et qu'au final une nouvelle déception s'entasse sur les précédentes. J'ai l'impression d'être au lendemain d'une cuite, puissance mille. Nauséeux et un goût amer en bouche, celui du sang – le mien probablement – et autre chose, l'acidité de l'une des fioles qui se mêle au sucré d'une autre. Je titube. Je découvre à nouveau mon corps d'Homme, et j'ai pourtant l'impression de ne plus y être à ma place. Par réflexe à la douleur, ce n'est pas un gémissement mais presque un jappement que je pousse. Ni Homme ni Bête, hein.. J'aurais aimé que ça ne se vérifie pas autant. J'aurais aimé m'assimiler à au moins l'un des deux entièrement et pas me sentir.. Amputé d'autre chose que de mon bras.
Je ne devrais pas être debout si peu de temps après avoir recouvré ce corps, je ne devrais même pas être conscient. Les efforts que je fournis depuis plusieurs jours risquent de me tuer à petit feu et je ne sais même pas pourquoi je le fais – les fournir. Depuis la Forêt Noire, j'avais une monture et je devrais m'estimer heureux de ne pas en avoir chuté pendant l'une de ces nombreuses absences. J'ai du l'abandonner pour que l'on ne me repère pas de trop loin. Et maintenant, à m'appuyer à chacune des rambardes qui jonchent encore les campagnes dévastées, je dois être assez semblable, si on ne me regarde pas de près, à ces morts qui marchent. Je devine ma pâleur; la main qu'il me reste et les jambes me soutiennent à peine. Comment vais-je pouvoir rejoindre la ville dans cet état?.. Le gamin y est, lui. Il ne m'a pas attendu pour reprendre les armes et suivre le Prince.
Je n'ai eu qu'un récit succinct des évènements qui se sont déroulés pendant que la malédiction avait pris le pas sur « moi », et je ne reconnais plus ma région, ma patrie, mes terres. Les plaines sont désertes et au loin ou plus proches se dessinent les volutes malsaines et verdâtres de leur Peste. Le silence règne, toujours, depuis mon Réveil, et mes tympans en battent sourdement, comme à la recherche du moindre bruit, du moindre bruissement, de la moindre brindille écrasée, tant de signes qui pourraient mener à croire que la vie n'a pas encore abandonné, ici. Les lignes de l'horizon m'apparaissent comme distordues, dansantes, mouvantes; jamais immobiles, stables, comme elles devraient l'être, alors que la cité, et avec elle les troupes, les derniers Gilnéens massés pour se battre, est encore trop loin. L'idée de me blottir dans ce fossé, là, au bord de la route, est permanente est tentatrice, mais le royaume risque d'avoir besoin de chaque paire de bras.. Voire chaque bras, en l'occurrence, pour défaire la Reine noire et ses projets d'asservissement.
Le regard vague, dans lequel courent encore trop de couleurs indéfinissables, et qu'un timide rayon de soleil bien vite noyé derrière les lourds nuages de la pluie qui s'annonce suffit à aveugler, j'avale la distance jusque là-bas, mètre par mètre, et ce minute par minute. J'ai l'impression d'être vieux avant l'heure. Ce serait plus simple d'accepter ce que je suis, prendre cette forme hideuse, couverte de poils et dont les crocs jaillissent du museau comme autant de lames effilées, et filer à travers champs, ventre à terre. Il me suffirait d'une heure, peut-être moins. Et curieusement c'est la pensée de le retrouver et pouvoir veiller sur lui à nouveau qui me fait mettre un pied devant l'autre. Il n'a jamais parlé – pas vraiment en tout cas – mais il m'a sauvé la vie deux fois; et en a probablement sauvé plusieurs autres en me maintenant en place, ou au moins occupé dans cette charrue lorsque la Bête a pris le dessus, assez longtemps pour que je sois mis hors d'état de nuire rapidement.
D'autre part, ce qu'on m'a dit de son départ se résumait à « Il n'a pas pris son armure, ni son tabard, simplement un couteau, et il a détalé en apprenant que le Prince comptait reprendre la ville avec d'autres résistants »; quelques mots rapides, et lancés par un médecin de fortune, à la manque, mais suffisants, suffisants en tout cas pour me laisser, derrière toutes ces intuitions et émotions contradictoires, cette sensation d'alarme, en fond, bien claire, elle – qu'il allait avoir besoin que je rembourse mes dettes très, très rapidement.
Et je crois que c'est cette sensation plus que l'envie d'occuper mes jambes, plus que celle de servir mon pays, qui me fait avancer, malgré ce bras qui je crois saigne encore, cette fatigue à tuer n'importe qui, et, inconsciente, cette crevasse entre le moi actuel et le moi ancien – définitive.
Je ne devrais pas être debout si peu de temps après avoir recouvré ce corps, je ne devrais même pas être conscient. Les efforts que je fournis depuis plusieurs jours risquent de me tuer à petit feu et je ne sais même pas pourquoi je le fais – les fournir. Depuis la Forêt Noire, j'avais une monture et je devrais m'estimer heureux de ne pas en avoir chuté pendant l'une de ces nombreuses absences. J'ai du l'abandonner pour que l'on ne me repère pas de trop loin. Et maintenant, à m'appuyer à chacune des rambardes qui jonchent encore les campagnes dévastées, je dois être assez semblable, si on ne me regarde pas de près, à ces morts qui marchent. Je devine ma pâleur; la main qu'il me reste et les jambes me soutiennent à peine. Comment vais-je pouvoir rejoindre la ville dans cet état?.. Le gamin y est, lui. Il ne m'a pas attendu pour reprendre les armes et suivre le Prince.
Je n'ai eu qu'un récit succinct des évènements qui se sont déroulés pendant que la malédiction avait pris le pas sur « moi », et je ne reconnais plus ma région, ma patrie, mes terres. Les plaines sont désertes et au loin ou plus proches se dessinent les volutes malsaines et verdâtres de leur Peste. Le silence règne, toujours, depuis mon Réveil, et mes tympans en battent sourdement, comme à la recherche du moindre bruit, du moindre bruissement, de la moindre brindille écrasée, tant de signes qui pourraient mener à croire que la vie n'a pas encore abandonné, ici. Les lignes de l'horizon m'apparaissent comme distordues, dansantes, mouvantes; jamais immobiles, stables, comme elles devraient l'être, alors que la cité, et avec elle les troupes, les derniers Gilnéens massés pour se battre, est encore trop loin. L'idée de me blottir dans ce fossé, là, au bord de la route, est permanente est tentatrice, mais le royaume risque d'avoir besoin de chaque paire de bras.. Voire chaque bras, en l'occurrence, pour défaire la Reine noire et ses projets d'asservissement.
Le regard vague, dans lequel courent encore trop de couleurs indéfinissables, et qu'un timide rayon de soleil bien vite noyé derrière les lourds nuages de la pluie qui s'annonce suffit à aveugler, j'avale la distance jusque là-bas, mètre par mètre, et ce minute par minute. J'ai l'impression d'être vieux avant l'heure. Ce serait plus simple d'accepter ce que je suis, prendre cette forme hideuse, couverte de poils et dont les crocs jaillissent du museau comme autant de lames effilées, et filer à travers champs, ventre à terre. Il me suffirait d'une heure, peut-être moins. Et curieusement c'est la pensée de le retrouver et pouvoir veiller sur lui à nouveau qui me fait mettre un pied devant l'autre. Il n'a jamais parlé – pas vraiment en tout cas – mais il m'a sauvé la vie deux fois; et en a probablement sauvé plusieurs autres en me maintenant en place, ou au moins occupé dans cette charrue lorsque la Bête a pris le dessus, assez longtemps pour que je sois mis hors d'état de nuire rapidement.
D'autre part, ce qu'on m'a dit de son départ se résumait à « Il n'a pas pris son armure, ni son tabard, simplement un couteau, et il a détalé en apprenant que le Prince comptait reprendre la ville avec d'autres résistants »; quelques mots rapides, et lancés par un médecin de fortune, à la manque, mais suffisants, suffisants en tout cas pour me laisser, derrière toutes ces intuitions et émotions contradictoires, cette sensation d'alarme, en fond, bien claire, elle – qu'il allait avoir besoin que je rembourse mes dettes très, très rapidement.
Et je crois que c'est cette sensation plus que l'envie d'occuper mes jambes, plus que celle de servir mon pays, qui me fait avancer, malgré ce bras qui je crois saigne encore, cette fatigue à tuer n'importe qui, et, inconsciente, cette crevasse entre le moi actuel et le moi ancien – définitive.
Jorra
Re: Aubes
Trop de blessés et trop de morts.
Je me sens inhumain. La marche sous cette forme au milieu d'autres, comme moi, des infectés, des maudits, fendant la foule de tous les gilnéens normaux, en sang ou pas, fiers de leur victoire amère. Il faut que je la retrouve, elle. Les cris résonnent encore dans mon crâne, le bras me lance.
Je réalise qu'en le perdant, l'alliance qui était au doigt a disparu. Je suppose qu'elle m'aurait brûlé la phalange si je l'avais gardé, trop de cris, trop de blessures. Ça me rappelle les siens, les siennes, lorsqu'elle se faisait mal, lorsque la folie l'a frappée.
Tu t'es mise à dessiner en même temps. Des croquis noirs et incompréhensibles. Tu n'avais aucun don pour ça. A charbonner des parchemins, torturés, que tu ne voulais pas que j'aperçoive seulement sous peine de subir tes morsures sauvages et jamais, jamais me laissant sans marque.
Un instant je perds le fil. Je perds pieds. Un instant, une fois de plus aujourd'hui, la réalité se dérobe à mes yeux, ma main, mes pattes. Mes sens. Et je reviens des mois, des années en arrière. Trop jeune, presque imberbe. Tu es là, en face. Ton regard est déjà fou, tu es recroquevillée au fond de cette pièce, maudite, celle de laquelle tu as gratté les murs jusqu'à te faire saigner les doigts, celle dans laquelle je t'entendais hurler, m'insulter, vouloir ma mort. Je t'ai sentie souvent percuter le battant de bois de la porte, seul rempart entre toi et moi, de l'épaule, si violemment que même moi j'en tressaillais.
Je connais la scène. Je la revois de mes propres yeux, je suis moi, le moi plus jeune, mais le moi malgré tout. Parfois, par intermittence, j'imagine comme quelqu'un d'extérieur aurait pu voir la scène. L'angle change et je me retrouve en haut, en bas. Parfois même je sors de la pièce, je préfère ne pas voir ce qu'il s'y passe. Et pourtant tout reste silencieux.
Tu as brisé les meubles. Tu as déchiré la couverture et sali le matelas. Tes colliers sont encore au sol, les mailles d'or y sont éparpillées.
J'avance. Vers toi.
J'ai trouvé la force, ce que je crois être la force, mais non, lâcheté. Tu me fixes. Docile aujourd'hui. Ce soir. Docile ce soir. Même pas de grognements. Si silencieuse que j'ai l'impression que tu sais déjà ce que je viens faire. Je ne demande pas pardon puisque là où tu es, tu ne m'entendras pas. Tu es déjà morte, pour moi.
Mes mains tremblantes se referment sur ton cou malingre.
En haut, en bas, je ne veux pas voir ce qu'il s'y passe. Spectateurs de mon imaginaire, fermez les yeux. Ce n'est pas un ordre, c'est une demande, une imploration, je ne veux pas voir ce que j'ai fait.
J'ai juste terminé ce que le destin avait commencé. La mort t'a voulue, elle m'a volé d'abord ton esprit. Je lui donne le corps.
Le bruit sourd de ce corps, de mon souvenir, qui retombe, me renvoie aux vrais souffrants. A ceux qui vivent encore assez pour gémir, qui ne sont pas encore assez fous pour hurler. J'ai du tomber.
C'est lui qui me porte. Qui me soutient plutôt. Je reprends forme humaine. On s'éloigne.
C'est ça, gamin. Eloigne-nous de la mort et de cette odeur âcre de sang et de poudre qui sature l'air. Merci.
Le dernier mot s'est échappé de mes lèvres en même temps qu'il m'est venu en pensée.
Il s'arrête net. Je fais de même. Ma tête repose sur son épaule et glisse lentement le long du bras. Les délires, la fièvre et cette journée auront eu raison du peu d'éveil qu'il me restait. Mais je tiens bon. Assez longtemps pour le voir tourner la tête, juste un peu, de quoi me fixer en coin.
Et dans ses yeux je vois la même lueur, dans son regard la même étincelle, que mes spectateurs imaginaires auront probablement vu dans le mien. Il prend la parole. Enfin, il prend la parole, et ses mots me glacent d'effroi. Trop vrais, trop brutaux.
"Les monstres ne parlent pas.."
Je me sens inhumain. La marche sous cette forme au milieu d'autres, comme moi, des infectés, des maudits, fendant la foule de tous les gilnéens normaux, en sang ou pas, fiers de leur victoire amère. Il faut que je la retrouve, elle. Les cris résonnent encore dans mon crâne, le bras me lance.
Je réalise qu'en le perdant, l'alliance qui était au doigt a disparu. Je suppose qu'elle m'aurait brûlé la phalange si je l'avais gardé, trop de cris, trop de blessures. Ça me rappelle les siens, les siennes, lorsqu'elle se faisait mal, lorsque la folie l'a frappée.
Tu t'es mise à dessiner en même temps. Des croquis noirs et incompréhensibles. Tu n'avais aucun don pour ça. A charbonner des parchemins, torturés, que tu ne voulais pas que j'aperçoive seulement sous peine de subir tes morsures sauvages et jamais, jamais me laissant sans marque.
Un instant je perds le fil. Je perds pieds. Un instant, une fois de plus aujourd'hui, la réalité se dérobe à mes yeux, ma main, mes pattes. Mes sens. Et je reviens des mois, des années en arrière. Trop jeune, presque imberbe. Tu es là, en face. Ton regard est déjà fou, tu es recroquevillée au fond de cette pièce, maudite, celle de laquelle tu as gratté les murs jusqu'à te faire saigner les doigts, celle dans laquelle je t'entendais hurler, m'insulter, vouloir ma mort. Je t'ai sentie souvent percuter le battant de bois de la porte, seul rempart entre toi et moi, de l'épaule, si violemment que même moi j'en tressaillais.
Je connais la scène. Je la revois de mes propres yeux, je suis moi, le moi plus jeune, mais le moi malgré tout. Parfois, par intermittence, j'imagine comme quelqu'un d'extérieur aurait pu voir la scène. L'angle change et je me retrouve en haut, en bas. Parfois même je sors de la pièce, je préfère ne pas voir ce qu'il s'y passe. Et pourtant tout reste silencieux.
Tu as brisé les meubles. Tu as déchiré la couverture et sali le matelas. Tes colliers sont encore au sol, les mailles d'or y sont éparpillées.
J'avance. Vers toi.
J'ai trouvé la force, ce que je crois être la force, mais non, lâcheté. Tu me fixes. Docile aujourd'hui. Ce soir. Docile ce soir. Même pas de grognements. Si silencieuse que j'ai l'impression que tu sais déjà ce que je viens faire. Je ne demande pas pardon puisque là où tu es, tu ne m'entendras pas. Tu es déjà morte, pour moi.
Mes mains tremblantes se referment sur ton cou malingre.
En haut, en bas, je ne veux pas voir ce qu'il s'y passe. Spectateurs de mon imaginaire, fermez les yeux. Ce n'est pas un ordre, c'est une demande, une imploration, je ne veux pas voir ce que j'ai fait.
J'ai juste terminé ce que le destin avait commencé. La mort t'a voulue, elle m'a volé d'abord ton esprit. Je lui donne le corps.
Le bruit sourd de ce corps, de mon souvenir, qui retombe, me renvoie aux vrais souffrants. A ceux qui vivent encore assez pour gémir, qui ne sont pas encore assez fous pour hurler. J'ai du tomber.
C'est lui qui me porte. Qui me soutient plutôt. Je reprends forme humaine. On s'éloigne.
C'est ça, gamin. Eloigne-nous de la mort et de cette odeur âcre de sang et de poudre qui sature l'air. Merci.
Le dernier mot s'est échappé de mes lèvres en même temps qu'il m'est venu en pensée.
Il s'arrête net. Je fais de même. Ma tête repose sur son épaule et glisse lentement le long du bras. Les délires, la fièvre et cette journée auront eu raison du peu d'éveil qu'il me restait. Mais je tiens bon. Assez longtemps pour le voir tourner la tête, juste un peu, de quoi me fixer en coin.
Et dans ses yeux je vois la même lueur, dans son regard la même étincelle, que mes spectateurs imaginaires auront probablement vu dans le mien. Il prend la parole. Enfin, il prend la parole, et ses mots me glacent d'effroi. Trop vrais, trop brutaux.
"Les monstres ne parlent pas.."
Jorra
Re: Aubes
L'Eminence.
Immense plaine surplombant la mer. Les orcs sont ici. Manifestement Garrosh a cru bon de ne pas laisser Sylvanas diriger seule l'attaque. Je réalise avec amertume à quel point ce qui a fait notre force – notre auto-suffisance, notre autonomie – est devenue notre faiblesse la plus cruelle, la faille dans l'armure de Gilnéas, celle dans laquelle la Horde mord à pleine dents. La patrie est encore endeuillée de son fils, Liam, et pourtant sous mes yeux, elle crache au visage des peaux-vertes et les piétine sans pitié. Nous découvrons un peuple et des alliés. Il y a de l'espoir. Nous avons suivi la retraite jusqu'ici suite à la contre-attaque des réprouvés sur notre capitale. La peste nous a délogés, mais la promesse d'une vengeance sera tenue. Ces aberrations peuvent prendre nos bâtiments, elles peuvent nous frapper et nous mettre à terre, mais jamais nous n'y resterons. Trop de fierté, qu'ils n'arriveront pas à prendre.
Je l'ai emmené sur un morceau de roche, escarpé, donnant vue entière sur cet énorme champ de bataille. Machines de guerre kal'doreis et orques se mêlent et le sang de trois peuples se mêlent à la pluie, encore drue, perçant nos peaux comme des aiguilles – elle nous rappelle pourquoi nous nous battons. En voyant l'attaque retenue assez longtemps pour organiser l'exode, je me résous à me dire qu'il s'agit de la fin d'une vie et le début d'une autre. Plus de Gilnéas, plus de ce Mur que j'avais tant soutenu. Le monde nous accueillerait si nous arrivions à nous sortir du piège que nous avons nous-mêmes monté: la solitude. Le gamin est assis dans la boue. Je vais mieux. Pas lui. Il semble toujours ailleurs, à fixer le ciel d'un regard absent, et si je ne voyais pas sa gorge s'animer au rythme de sa respiration, j'aurais juré qu'il était mort. Il n'a plus reparlé. La bouche résolument fermée, gardant ses secrets pour lui. Tant mieux, j'en ai aussi.
Sa vie est devenue aussi importante que la mienne. Si nous nous échappons, c'est à deux et il le sait. J'arrive à le lire derrière ce qui voile son regard. Je n'arrive pas à déterminer cependant s'il me suit parce qu'il n'a pas la force de protester ou de son plein gré. J'imagine que ça n'a pas d'importance. Une fois tous deux sortis d'ici, le temps guérira les blessures. Elles guérissent ou s'oublient. La mienne s'est oubliée et est toujours aussi douloureuse. J'ai peu de sang sur les mains, mais ce sang est le plus précieux que j'ai pu trouver. Gâchis. Bonheur éphémère, bafoué par la maladie et la dégénérescence mentale. Un secret qui s'est ancré aux pavés de la cité au fur et à mesure que les années ont passé, s'est imprégné dans les murs de cette chambre, qui a donné son odeur amère à mon uniforme et qui pèse sur mon conscience; le poids de l'injustice, celui qu'on ressent lorsqu'on joue les bourreaux gratuitement, ce soulagement égoïste que sa mort m'a octroyé. Trop vite suivi par la torture et le dégoût de ce que je suis devenu.
Je lui fais un sourire. Il est ma chance de me racheter. Il est plus âgé que le fils que j'aurais voulu, mais il fait un bon candidat malgré tout. Une flamme depuis trop longtemps éteinte se ravive depuis que j'ai ressenti ce besoin de le rejoindre lors de la reprise de la ville: celle d'une protection nécessaire, la sensation d'être utile – d'avoir de nouveau quelqu'un qui compte, mine de rien. Qu'il en ait conscience ou pas n'importe que peu au final. J'ai été égoïste et je le reste. L'aube se lève sur un bateau elfique et éclaire la suite de ma vie. J'émerge peut-être enfin des eaux sombres dans lesquelles je m'étais enfoncé, et c'est un nouveau souffle.
La pluie cesse un instant. Un instant durant lequel nos regards se croisent. Il est à quelques mètres mais je perçois nettement l'immobilisme sur ses traits, son air imperturbable, pas froid pourtant, juste désintéressé, les yeux à demi-clos, de tout ce qui nous entoure. Une nouvelle fois, je me demande comment cette coquille vide a pu m'aider après la bataille. Il guérirait, j'en étais certain. Il me semblait pourtant que sa place était pour le moment dans une chaise roulante, et ailleurs qu'à proximité d'un front.
Courage. Les voiles se gonflent et les amarres n'attendent que la sûreté d'une mer débarrassée des projectiles pour être lâchées. Une fois ailleurs, nos démons ne nous hanterons plus. Nous pourrons les oublier.
Il me sourit. Faiblement.
Immense plaine surplombant la mer. Les orcs sont ici. Manifestement Garrosh a cru bon de ne pas laisser Sylvanas diriger seule l'attaque. Je réalise avec amertume à quel point ce qui a fait notre force – notre auto-suffisance, notre autonomie – est devenue notre faiblesse la plus cruelle, la faille dans l'armure de Gilnéas, celle dans laquelle la Horde mord à pleine dents. La patrie est encore endeuillée de son fils, Liam, et pourtant sous mes yeux, elle crache au visage des peaux-vertes et les piétine sans pitié. Nous découvrons un peuple et des alliés. Il y a de l'espoir. Nous avons suivi la retraite jusqu'ici suite à la contre-attaque des réprouvés sur notre capitale. La peste nous a délogés, mais la promesse d'une vengeance sera tenue. Ces aberrations peuvent prendre nos bâtiments, elles peuvent nous frapper et nous mettre à terre, mais jamais nous n'y resterons. Trop de fierté, qu'ils n'arriveront pas à prendre.
Je l'ai emmené sur un morceau de roche, escarpé, donnant vue entière sur cet énorme champ de bataille. Machines de guerre kal'doreis et orques se mêlent et le sang de trois peuples se mêlent à la pluie, encore drue, perçant nos peaux comme des aiguilles – elle nous rappelle pourquoi nous nous battons. En voyant l'attaque retenue assez longtemps pour organiser l'exode, je me résous à me dire qu'il s'agit de la fin d'une vie et le début d'une autre. Plus de Gilnéas, plus de ce Mur que j'avais tant soutenu. Le monde nous accueillerait si nous arrivions à nous sortir du piège que nous avons nous-mêmes monté: la solitude. Le gamin est assis dans la boue. Je vais mieux. Pas lui. Il semble toujours ailleurs, à fixer le ciel d'un regard absent, et si je ne voyais pas sa gorge s'animer au rythme de sa respiration, j'aurais juré qu'il était mort. Il n'a plus reparlé. La bouche résolument fermée, gardant ses secrets pour lui. Tant mieux, j'en ai aussi.
Sa vie est devenue aussi importante que la mienne. Si nous nous échappons, c'est à deux et il le sait. J'arrive à le lire derrière ce qui voile son regard. Je n'arrive pas à déterminer cependant s'il me suit parce qu'il n'a pas la force de protester ou de son plein gré. J'imagine que ça n'a pas d'importance. Une fois tous deux sortis d'ici, le temps guérira les blessures. Elles guérissent ou s'oublient. La mienne s'est oubliée et est toujours aussi douloureuse. J'ai peu de sang sur les mains, mais ce sang est le plus précieux que j'ai pu trouver. Gâchis. Bonheur éphémère, bafoué par la maladie et la dégénérescence mentale. Un secret qui s'est ancré aux pavés de la cité au fur et à mesure que les années ont passé, s'est imprégné dans les murs de cette chambre, qui a donné son odeur amère à mon uniforme et qui pèse sur mon conscience; le poids de l'injustice, celui qu'on ressent lorsqu'on joue les bourreaux gratuitement, ce soulagement égoïste que sa mort m'a octroyé. Trop vite suivi par la torture et le dégoût de ce que je suis devenu.
Je lui fais un sourire. Il est ma chance de me racheter. Il est plus âgé que le fils que j'aurais voulu, mais il fait un bon candidat malgré tout. Une flamme depuis trop longtemps éteinte se ravive depuis que j'ai ressenti ce besoin de le rejoindre lors de la reprise de la ville: celle d'une protection nécessaire, la sensation d'être utile – d'avoir de nouveau quelqu'un qui compte, mine de rien. Qu'il en ait conscience ou pas n'importe que peu au final. J'ai été égoïste et je le reste. L'aube se lève sur un bateau elfique et éclaire la suite de ma vie. J'émerge peut-être enfin des eaux sombres dans lesquelles je m'étais enfoncé, et c'est un nouveau souffle.
La pluie cesse un instant. Un instant durant lequel nos regards se croisent. Il est à quelques mètres mais je perçois nettement l'immobilisme sur ses traits, son air imperturbable, pas froid pourtant, juste désintéressé, les yeux à demi-clos, de tout ce qui nous entoure. Une nouvelle fois, je me demande comment cette coquille vide a pu m'aider après la bataille. Il guérirait, j'en étais certain. Il me semblait pourtant que sa place était pour le moment dans une chaise roulante, et ailleurs qu'à proximité d'un front.
Courage. Les voiles se gonflent et les amarres n'attendent que la sûreté d'une mer débarrassée des projectiles pour être lâchées. Une fois ailleurs, nos démons ne nous hanterons plus. Nous pourrons les oublier.
Il me sourit. Faiblement.
Jorra
Re: Aubes
Pas de cri, pas d'annonce. Juste le silence avant la détonation, monstrueuse, happant tous les autres sons et soufflant une fumée noirâtre au nord de la région, après que leur engin volant se soit écrasé.
Les combats ne font plus rage dans les plaines. Nous voyons au loin les bateaux réprouvés s'avancer, menaçants et prêts à cracher leurs tonneaux de peste sur la région, et tuer ce qui ne l'a pas encore été. L'après-midi se termine alors que nous nous relevons enfin. Ni lui ni moins n'étions en mesure de nous battre, malgré les lourdes épées ornant nos dos. Lui groggy, moi un bras en moins, deux cibles faciles, et deux cadavres facilement raccommodés pour les Réprouvés. Nous ne nous battons pas, mais nous survivons. Deux âmes en peine éloignée du gros des Gilnéens. Peut-être que nous ne méritons pas cette survie, finalement.
De loin, le spectacle est dégoûtant. Les corps jonchent le champ de bataille à quasiment tous les endroits où le regard peut se poser – pas de répit. Le sang coule à travers l'herbe comme un torrent infâme qui se déverse sur les pavés de Quilleport, emporté par la pluie et la boue. Parfois, on ne voit dépasser de l'herbe haute et sauvage qu'une main tendue vers le ciel. D'autres fois la verdure est couchée et a laissé place à une charpie écarlate. Peaux-vertes ou pas, ceux là ne pourront pas être relevés. Je m'étire. L'air est saturé de cette odeur âcre et polluante, l'une de celles qui dévorent la gorge et font tousser lourdement, depuis que le zeppelin a explosé. Il s'agissait de la tête de pont de leur offensive. Les voiles elfiques ne tarderont pas à être gonflées et je me doute bien qu'ils ne feront pas d'appel pour savoir qui y manquerait avant de partir. Il nous faut nous hâter à présent. Il s'agit de notre salut. A cette pensée, l'excitation s'empare de moi et aucune force ne peut retenir un sourire sur mes lèvres. Je sens mon coeur palpiter et je m'apercois enfin que j'avais ignoré, oublié ce simple fait depuis trop longtemps: je suis en vie.
Tremblant d'impatience, je me tourne vers lui, vers toi, et amorce une phrase pour t'annoncer la nouvelle, que tu l'entendes ou pas, que tu sois là, ou ailleurs, dans les limbes de ta conscience.
Non, tu n'es plus là. Définitivement plus. Le masque immonde s'assure de te reprendre à moi et à mon regard protecteur, le rictus de ton bourreau, planqué derrière cet arbre auquel tu étais assis, adossé, me promet le pire des trépas pour toi, la pire des destinées. Le sang bat à ma tempe, et pendant un instant je n'entends que ça, que ça, le bruit sourd d'un battement de coeur trop vieux, trop blessé; aucun vacarme. Le nuage verdâtre qui s'échappe des bombonnes, celui là même qu'il te fait respirer, ce poison abject qui te tuera proprement, assez proprement pour que tu puisses être relevé sans trop de travail, et tu me laisseras seul. Il me semble que l'espace d'une seconde, la vague question « comment est-il arrivé là sans que je ne le sente? » m'a effleuré l'esprit, trop compliquée pour que mon cerveau ne la formule clairement. Je reste ici abasourdi, de longues secondes. Leur peste te dévorera l'intérieur et te rendra probablement fou avant de te tuer. Tes yeux se révulsent déjà et ta bouche est ouverte, dans ce masque qu'il t'a collé, sur un cri muet, que je devine être le cri d'une âme qui se déchire déjà.
Je bondis. Je me transforme, perds le contrôle. Je brise mon armure de mailles et seuls quelques lambeaux de la fière Gilnéas pendent encore à mon cou massif. Je ne me sens pas humain. Mais je vais te sauver malgré tout. Mon premier réflexe a été de trancher net ce tuyau, celui qui relie l'arme du meurtre à ses réserves. Mauvaise idée. Mon deuxième a été de chercher à atteindre ce Réprouvé et te venger, toi que je crois déjà mort. Idée fatale. Je l'ai seulement bousculé, il a trébuché sur cette Peste. Le tuyau s'échappe de ses mains, et comme s'il s'agissait d'une eau sous trop de pression, un lourd gaz m'entoure subitement, fait s'agiter le tuyau follement. Je retiens mon souffle mais je sais que je ne serais pas sauf. Peu importe. Je continue de chercher à tâtons, sans m'éloigner plus de toi, toi que j'ai juré de protéger, toi qui m'as fait échouer, et pourtant.. Fou de rage et de douleur, il ne me faut que quelques secondes pour réfléchir, des éclairs clairvoyants traversent ma tête, me font voir d'abord que je survis, que je ne ressens ni la douleur ni le changement. Peu importe la peste, elle ne me fait rien. Puis encore un autre, une certitude cette fois, sans que l'explication ne se fasse, je n'en ai pas le temps. La malédiction m'immunise.
Tu ne me feras pas échouer, gamin.
J'ouvre les yeux et m'agenouille. Tu es déjà blafard, et tes lèvres produisent une écume inquiétante. Foudroyé, hein? Je serais ton remède et on s'échappera. Du genou je cale son corps maigrelet contre l'écorce. De la patte j'écarte violemment la maille de son cou. Des crocs je goûte son sang et sa chair et je lui transmets le don.
Si ses tremblements ne s'arrêtent pas, au moins ses yeux se rouvrent et ce qui les voilait est percé: tu me fixes. Effaré. Tu sais ce que je viens de faire et j'en suis certain. Tu sais ce que ça implique et nous saurons trouver de l'aide, nous saurons te soigner à ton tour. Les elfes sont là, juste en bas, si proches, et pourtant personne ne s'attardera à aider deux crétins qui se sont éloignés des réfugiés. Pas de temps à perdre. Les crocs encore dégoulinant de ce fluide amer, je me redresse, reprend ma forme originelle, celle de peau et d'ongles, et te tend la main. Un sourire, un murmure. Nous allons surv..
Le métal tordu et rouillé mord ma hanche au plus profond, s'y loge, entre le rein et les côtes. J'entends un sifflement, un rire guttural, du bas-parler, rapidement les couleurs reviennent devant mes yeux, bien avant que la douleur, la vraie douleur, pas celle immédiate, ne me fasse hurler. Et je bloque, je bloque, je bloque, en forme humaine. Machinalement je cherche à attraper cette épée qui s'est faufilée à travers mon torse, sur un côté, referme mollement une main dessus. Je vois, trouble, flou, en arrière-plan, tes yeux paniqués. Avec un effort qui aurait du lui couter à lui aussi un avant-bras, il retire péniblement son arme en m'entaillant les doigts. Je tangue, je ne me situe plus. La vie s'échappe au rythme des petites gerbes de sang qui le font de mon corps. Adieu rêves d'absolution, de nouvelle vie. Je vais m'éteindre misérablement presque nu, au milieu de la boue et la Peste, sans un dernier combat.
Mes dernières forces servent à te pousser loin, le plus loin possible. Tu n'opposes aucune résistance, tu n'en es pas capable. Vaguement, je te vois rouler la pente vers Quilleport.
Enfin je me retourne vers toi, bourreau, toi cloporte qui ris de moi, insecte que j'ai eu la faiblesse de laisser me surprendre. Et ma jambe droite, le côté que tu as creusé, flanche, ne me laisse qu'un appui. Tu as le temps de préparer le coup fatal et tu le prends, ce temps. Oscillant entre les regards moqueurs de tes orbites vides et ce qui ressemble à des insultes dans ta langue de chien. La sangle qui retenait l'épée à mon dos a lâché avec le reste et se trouve derrière mon adversaire. Je n'ai aucune chance. Le désespoir et la panique s'emparent de moi et ma main se crispe sur ce trou sanglant dans mes entrailles. Un instant j'ai eu peur. Un instant j'ai vu ta lame fondre sur le côté et un instant, je t'ai cru capable de me défaire du bras qu'il me restait. Non. Tu ne l'as pas fait. Tu m'as laissé le temps d'un dernier geste de défi, de mépris. Je crache à ton visage putréfié et je ne ploierais pas devant l'ennemi.
La douleur, cette fois, est instantanée. Hurlement. Le sang, sur la gauche, et tu recules en laissant ton arme là, dans ma poitrine et en me laissant, à mon tour et emporté par l'élan du coup, rouler sur l'herbe, enfonçant un peu plus le métal dans ma chair, perforant un peu plus ce qui restait du poumon que tu as atteint. Je sombre entre la conscience et la mort, déjà. Je sens sous moi les pierres et les cailloux qui m'entaillent et, moins vivement, la caresse de l'herbe. Je sens le sable, le gravier et la terre salir mes blessures. Je sens une pluie qui ne s'arrête pas et qui trempe ma peau, colle mes cheveux à mon visage. J'oublie déjà mon adversaire, j'oublie déjà ce qu'il est et la menace qu'il représente, j'oublie de me demander s'il va revenir ou pas.
Et ma dégringolade s'arrête à côté de mon protégé, celui qui m'a coûté la vie. Il ne bouge pas. Je distingue à peine son visage qui est rivé contre le sol, mais ses yeux cherchent les miens. Je ne bouge plus, déjà les forces me quittent et mon corps s'agite des derniers spasmes.
Il murmure mon nom.
J'ai oublié le sien.
Dans les profondeurs, le noir qui m'engouffre, je trouve le moyen de marmonner, la bouche crachant mes fluides entre chaque mot: Deviens le meilleur.
Il fait silence. Ses yeux sont clos.
Ma gorge s'assèche. Ma main se tend vers lui, agitée de violents tremblements. Ultime soubresaut. Plus de gestes. Plus la force. Pas de larmes. Juste ce vide qui m'oppresse. Ma flamme ne devait pas être assez vivace pour briller longtemps. J'oublie le reste. J'oublie la dernière volonté et j'oublie de tourner mes pensées vers celle que j'ai aimé.
Je meurs à l'Eminence.
Les combats ne font plus rage dans les plaines. Nous voyons au loin les bateaux réprouvés s'avancer, menaçants et prêts à cracher leurs tonneaux de peste sur la région, et tuer ce qui ne l'a pas encore été. L'après-midi se termine alors que nous nous relevons enfin. Ni lui ni moins n'étions en mesure de nous battre, malgré les lourdes épées ornant nos dos. Lui groggy, moi un bras en moins, deux cibles faciles, et deux cadavres facilement raccommodés pour les Réprouvés. Nous ne nous battons pas, mais nous survivons. Deux âmes en peine éloignée du gros des Gilnéens. Peut-être que nous ne méritons pas cette survie, finalement.
De loin, le spectacle est dégoûtant. Les corps jonchent le champ de bataille à quasiment tous les endroits où le regard peut se poser – pas de répit. Le sang coule à travers l'herbe comme un torrent infâme qui se déverse sur les pavés de Quilleport, emporté par la pluie et la boue. Parfois, on ne voit dépasser de l'herbe haute et sauvage qu'une main tendue vers le ciel. D'autres fois la verdure est couchée et a laissé place à une charpie écarlate. Peaux-vertes ou pas, ceux là ne pourront pas être relevés. Je m'étire. L'air est saturé de cette odeur âcre et polluante, l'une de celles qui dévorent la gorge et font tousser lourdement, depuis que le zeppelin a explosé. Il s'agissait de la tête de pont de leur offensive. Les voiles elfiques ne tarderont pas à être gonflées et je me doute bien qu'ils ne feront pas d'appel pour savoir qui y manquerait avant de partir. Il nous faut nous hâter à présent. Il s'agit de notre salut. A cette pensée, l'excitation s'empare de moi et aucune force ne peut retenir un sourire sur mes lèvres. Je sens mon coeur palpiter et je m'apercois enfin que j'avais ignoré, oublié ce simple fait depuis trop longtemps: je suis en vie.
Tremblant d'impatience, je me tourne vers lui, vers toi, et amorce une phrase pour t'annoncer la nouvelle, que tu l'entendes ou pas, que tu sois là, ou ailleurs, dans les limbes de ta conscience.
Non, tu n'es plus là. Définitivement plus. Le masque immonde s'assure de te reprendre à moi et à mon regard protecteur, le rictus de ton bourreau, planqué derrière cet arbre auquel tu étais assis, adossé, me promet le pire des trépas pour toi, la pire des destinées. Le sang bat à ma tempe, et pendant un instant je n'entends que ça, que ça, le bruit sourd d'un battement de coeur trop vieux, trop blessé; aucun vacarme. Le nuage verdâtre qui s'échappe des bombonnes, celui là même qu'il te fait respirer, ce poison abject qui te tuera proprement, assez proprement pour que tu puisses être relevé sans trop de travail, et tu me laisseras seul. Il me semble que l'espace d'une seconde, la vague question « comment est-il arrivé là sans que je ne le sente? » m'a effleuré l'esprit, trop compliquée pour que mon cerveau ne la formule clairement. Je reste ici abasourdi, de longues secondes. Leur peste te dévorera l'intérieur et te rendra probablement fou avant de te tuer. Tes yeux se révulsent déjà et ta bouche est ouverte, dans ce masque qu'il t'a collé, sur un cri muet, que je devine être le cri d'une âme qui se déchire déjà.
Je bondis. Je me transforme, perds le contrôle. Je brise mon armure de mailles et seuls quelques lambeaux de la fière Gilnéas pendent encore à mon cou massif. Je ne me sens pas humain. Mais je vais te sauver malgré tout. Mon premier réflexe a été de trancher net ce tuyau, celui qui relie l'arme du meurtre à ses réserves. Mauvaise idée. Mon deuxième a été de chercher à atteindre ce Réprouvé et te venger, toi que je crois déjà mort. Idée fatale. Je l'ai seulement bousculé, il a trébuché sur cette Peste. Le tuyau s'échappe de ses mains, et comme s'il s'agissait d'une eau sous trop de pression, un lourd gaz m'entoure subitement, fait s'agiter le tuyau follement. Je retiens mon souffle mais je sais que je ne serais pas sauf. Peu importe. Je continue de chercher à tâtons, sans m'éloigner plus de toi, toi que j'ai juré de protéger, toi qui m'as fait échouer, et pourtant.. Fou de rage et de douleur, il ne me faut que quelques secondes pour réfléchir, des éclairs clairvoyants traversent ma tête, me font voir d'abord que je survis, que je ne ressens ni la douleur ni le changement. Peu importe la peste, elle ne me fait rien. Puis encore un autre, une certitude cette fois, sans que l'explication ne se fasse, je n'en ai pas le temps. La malédiction m'immunise.
Tu ne me feras pas échouer, gamin.
J'ouvre les yeux et m'agenouille. Tu es déjà blafard, et tes lèvres produisent une écume inquiétante. Foudroyé, hein? Je serais ton remède et on s'échappera. Du genou je cale son corps maigrelet contre l'écorce. De la patte j'écarte violemment la maille de son cou. Des crocs je goûte son sang et sa chair et je lui transmets le don.
Si ses tremblements ne s'arrêtent pas, au moins ses yeux se rouvrent et ce qui les voilait est percé: tu me fixes. Effaré. Tu sais ce que je viens de faire et j'en suis certain. Tu sais ce que ça implique et nous saurons trouver de l'aide, nous saurons te soigner à ton tour. Les elfes sont là, juste en bas, si proches, et pourtant personne ne s'attardera à aider deux crétins qui se sont éloignés des réfugiés. Pas de temps à perdre. Les crocs encore dégoulinant de ce fluide amer, je me redresse, reprend ma forme originelle, celle de peau et d'ongles, et te tend la main. Un sourire, un murmure. Nous allons surv..
Le métal tordu et rouillé mord ma hanche au plus profond, s'y loge, entre le rein et les côtes. J'entends un sifflement, un rire guttural, du bas-parler, rapidement les couleurs reviennent devant mes yeux, bien avant que la douleur, la vraie douleur, pas celle immédiate, ne me fasse hurler. Et je bloque, je bloque, je bloque, en forme humaine. Machinalement je cherche à attraper cette épée qui s'est faufilée à travers mon torse, sur un côté, referme mollement une main dessus. Je vois, trouble, flou, en arrière-plan, tes yeux paniqués. Avec un effort qui aurait du lui couter à lui aussi un avant-bras, il retire péniblement son arme en m'entaillant les doigts. Je tangue, je ne me situe plus. La vie s'échappe au rythme des petites gerbes de sang qui le font de mon corps. Adieu rêves d'absolution, de nouvelle vie. Je vais m'éteindre misérablement presque nu, au milieu de la boue et la Peste, sans un dernier combat.
Mes dernières forces servent à te pousser loin, le plus loin possible. Tu n'opposes aucune résistance, tu n'en es pas capable. Vaguement, je te vois rouler la pente vers Quilleport.
Enfin je me retourne vers toi, bourreau, toi cloporte qui ris de moi, insecte que j'ai eu la faiblesse de laisser me surprendre. Et ma jambe droite, le côté que tu as creusé, flanche, ne me laisse qu'un appui. Tu as le temps de préparer le coup fatal et tu le prends, ce temps. Oscillant entre les regards moqueurs de tes orbites vides et ce qui ressemble à des insultes dans ta langue de chien. La sangle qui retenait l'épée à mon dos a lâché avec le reste et se trouve derrière mon adversaire. Je n'ai aucune chance. Le désespoir et la panique s'emparent de moi et ma main se crispe sur ce trou sanglant dans mes entrailles. Un instant j'ai eu peur. Un instant j'ai vu ta lame fondre sur le côté et un instant, je t'ai cru capable de me défaire du bras qu'il me restait. Non. Tu ne l'as pas fait. Tu m'as laissé le temps d'un dernier geste de défi, de mépris. Je crache à ton visage putréfié et je ne ploierais pas devant l'ennemi.
La douleur, cette fois, est instantanée. Hurlement. Le sang, sur la gauche, et tu recules en laissant ton arme là, dans ma poitrine et en me laissant, à mon tour et emporté par l'élan du coup, rouler sur l'herbe, enfonçant un peu plus le métal dans ma chair, perforant un peu plus ce qui restait du poumon que tu as atteint. Je sombre entre la conscience et la mort, déjà. Je sens sous moi les pierres et les cailloux qui m'entaillent et, moins vivement, la caresse de l'herbe. Je sens le sable, le gravier et la terre salir mes blessures. Je sens une pluie qui ne s'arrête pas et qui trempe ma peau, colle mes cheveux à mon visage. J'oublie déjà mon adversaire, j'oublie déjà ce qu'il est et la menace qu'il représente, j'oublie de me demander s'il va revenir ou pas.
Et ma dégringolade s'arrête à côté de mon protégé, celui qui m'a coûté la vie. Il ne bouge pas. Je distingue à peine son visage qui est rivé contre le sol, mais ses yeux cherchent les miens. Je ne bouge plus, déjà les forces me quittent et mon corps s'agite des derniers spasmes.
Il murmure mon nom.
J'ai oublié le sien.
Dans les profondeurs, le noir qui m'engouffre, je trouve le moyen de marmonner, la bouche crachant mes fluides entre chaque mot: Deviens le meilleur.
Il fait silence. Ses yeux sont clos.
Ma gorge s'assèche. Ma main se tend vers lui, agitée de violents tremblements. Ultime soubresaut. Plus de gestes. Plus la force. Pas de larmes. Juste ce vide qui m'oppresse. Ma flamme ne devait pas être assez vivace pour briller longtemps. J'oublie le reste. J'oublie la dernière volonté et j'oublie de tourner mes pensées vers celle que j'ai aimé.
Je meurs à l'Eminence.
Jorra
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