Secrets des hauts-quartiers
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Secrets des hauts-quartiers
Quartiers riches de Hurlevent, dix ans auparavantSurplombant la vallée de son regard, il rêve.
La falaise s'effrite et s'écroule par endroits, sous la force du cataclysme déchaîné autour de lui. Son image se brouille, grésille, comme si les millions de molécules qui le composent s'évaporent de temps à autre dans l'air lourd de chaleur et d'humidité.
Les arbres, sous son regard bleu, grandissent, s'épanouissent et tendent leurs ramures vers le ciel, déployant leur plumage vert émeraude un instant, puis ils le perdent et prennent une teinte noire – ils meurent. Ils s'assèchent et tombent en cendres, poussière d'écorce, de songe et de vie, relique d'un instant qui, celui d'après, se transforme en une nouvelle plante, si semblable à la première d'abord et ensuite si différente.
Les étoiles, dans le ciel, scintillent, puis s'éteignent et implosent, mourantes.
Tout créé un tourbillon de folie, démentiel où la mort et la vie s'entrechoquent, s'épousent et s'embrassent, et seule une constante persiste : l'obscurité, rompue çà et là par le clignotement des astres.
Pourtant la nuit n'est pas là. Le soleil est présent, masqué par la lune : l'éclipse les enserre ensemble, l'ombre et la lumière réunies en un couple antithétique veillant sur ce paysage insolite et triste.
La neige et le givre ont recouvert les pavés cette nuit. Les pas font craqueler le sol, et le souffle s'échappe en maigre buée. Les arbres ont abandonné leur verdure depuis longtemps, et en ce jour se parent d'un manteau blanc. Peu nombreux sont les gens qui osent sortir, et quand il y en a, ils ne s'aventurent pas bien longtemps en dehors des foyers chauffés. Ici et là, deux ou trois mendiants se serrent les uns contre les autres pour survivre, bien vite chassés de ces quartiers par quelques gardes restant courageusement à leur poste. Les seuls à trouver le temps propice à leurs activités sont évidemment les enfants.
Quelques cris amusés, les piaillements du matin. Parfois une fenêtre subit l'assaut d'une boule de neige ayant manqué sa cible. Dans une cour, un garçon s'agace à rouler une boule jusqu'à lui donner une taille suffisante. Il se nomme Nathan, et est trop jeune pour savoir ce que la particule qui suit son prénom signifie. Pour le moment, la seule chose qui le préoccupe se résume à créer son propre homme de neige. Les joues rosies par le froid, le nez écarlate dépassant de son écharpe, il est emmitouflé dans des fourrures hors de prix, d'un blanc éclatant. S'il n'avait pas été brun, il serait passé inaperçu ou presque. La neige porte déjà les marques de ses jeux : ici un ange creusé, là un abri effondré.
Son terrain de jeu lui semble immense, seulement limité par les buissons qui séparent la propriété d'une ruelle qui l'a depuis toujours inquiété. Une peur fondamentale, sauvage, comme celle de la pénombre. Il ne la contrôle pas, et s'il s'y est aventuré une fois, il s'est bien vite enfui, persuadé que quelque chose le suivait. Il avait bien aperçu quelque chose, et il s'était dit qu'il attendrait un peu pour raconter ça à ses parents, histoire qu'ils le croient. Un peu, dans le jargon d'un enfant, se traduisait en fait par de longues années. Mais le temps passait vite.. Si vite que celui qu'il a accordé à ces réflexions lui a permis de former le corps de son nouvel ami enneigé. Il se met en tête de lui construire un deuxième étage. Il attrape une nouvelle poignée de flocons, et celle-ci lui échappe aussitôt.
Elle roule jusque sous les buissons.
Machinalement, il a déjà commencé à lui courir après. Il crie d'une voix fluette « Reviens ici, toi ! », et une fois arrivé à hauteur des haies, se laisse tomber assez rudement en riant sur le sol. Sentir son petit corps s'enfoncer dans les quelques centimètres de neige a quelque chose d'exaltant, et lui viennent déjà des milliers d'idées de jeu après son occupation. Il creuserait un terrier, peut-être. Il frémit à l'idée de coller son visage sur le sol et en voir l'empreinte exacte une fois qu'il se serait relevé ! Ça ne lui coûterait qu'un effort et un peu de courage pour affronter le froid. Mais avant, il allait retrouver cette boule de neige, et puisque ce bonhomme le contrarie décidément, il lui ferait un drôle de visage. Avec une branche. Et des cailloux.
Il tâtonne sous les branchages à la recherche de cette fameuse tête, et glisse un regard, puisqu'il ne la trouve pas. Ah ! Elle a roulé jusque sur les dalles de la fameuse ruelle. Qu'à cela ne tienne ! Enjamber la haie était un jeu d'enfant, et ça ne lui prendrait que.. Cinq secondes ! Il serait de retour très vite dans la sécurité de sa cour. Se redressant d'un bond, il prend son élan de quelques pas, puis saute trop loin. Il faillit percuter le mur voisin, celui de la maison d'à côté, mais se réceptionne correctement. Fièrement, il se redresse, les mains sur les hanches, et avise la fameuse boule de neige, seule.
« Alors comme ça, tu voulais échapper au Grand Nathan ? Toi, tu vas être le plus moche de tous les bonhommes de neige ! »
C'est une voix d'enfant qui lui répond, un peu plus grave que la sienne.
« Salut, Nathan ! »
Devant et derrière lui, la ruelle s'engouffre dans l'obscurité, encadrée de deux bâtisses démesurées. Il n'a pas l'intention de s'attarder, mais il n'a pas non plus l'habitude d'entendre quelqu'un ici. Bon. Il scrute attentivement les deux côtés. Il ne perçoit rien dans l'ombre, et il lui semble même que les flocons évitent de se poser sur ce sol là. Il fronce les sourcils.
« Qui c'est ? »
Pas de réponse. Silence.
Rien ne le brise.
Il n'y a qu'une chaleur soudaine qui le baigne, agréable d'abord. Puis il s'aperçoit que son impression était la bonne : si les flocons n'évitent pas de se poser ici, au moins fondent-ils. C'est rapidement insoutenable. Il cherche à revenir chez lui, pose la main sur les buissons qui ont déjà commencé à roussir. La température augmente de manière fulgurante, et certaines branches ont déjà commencé à s'embraser.
Il crie une fois, puis ne s'arrête plus. Seuls les visages de ses parents apparaissent aux fenêtres. Il les voit se précipiter, et sortir dans la cour. Il n'entend pas leurs appels, mais il sait que tout ira bien. Quand ils seront à la maison, il leur racontera ce qu'il avait vu, ce jour là. Mais il tourne la tête, affalé sur la frontière de la cour, les poumons intoxiqués par la fumée âcre qui s'élève en lourds nuages vers le ciel d'un blanc pur. Il tousse, les yeux grands ouverts, et n'arrive bientôt plus à s'égosiller. Il cherche à économiser son souffle.
Fasciné, il n'a le temps de voir de la déflagration qui le soufflera que la couleur orange éclatante, celle qui illumine cette fameuse rue, carbonisant tout sur son passage.
Jorra
Re: Secrets des hauts-quartiers
Je me revois enfant agrippé de toutes mes forces à la jambe de cet homme qui m'effrayait et qui devait devenir par la suite le seul en qui j'aurai toute confiance. Je me souviens d'une pensée qui m'a habité férocement, palpitant dans ma tête comme le faisait, paniqué, le petit cœur battant dans ma poitrine : la tour est trop grande pour deux. La porte s'est refermée sur la lumière du matin, et nous a plongés dans la pénombre, tranchant à ma vue les silhouettes de ceux qui m'ont donné la vie. Mes modèles s'en vont et ce souvenir est pénible. Les larmes tracent leurs sillons sur ma bouille ronde et misérable encore, imberbe, quatre ans, cinq ans à peine, et mes pleurs se muent en cris qui résonnent jusque là-haut, au sommet, les cris d'un braillard, les mêmes cris que j'utilise pour jouer la comédie habituellement, les cris que j'emploie lorsque je fais un caprice, et ce matin, le voici : je veux qu'ils reviennent.
Vingt-deux ans plus tard, je n'ai pas vraiment changé, finalement.
Ça va nous faire drôle, fiston. Tu l'as dit. Je me retrouve seul avec un homme aux tempes grisonnantes que je connais à peine, et eux n'ont pas jugé utile de m'expliquer la raison qui me pousserait à ne devoir les retrouver qu'entre quatre planches et me passer de leur présence pour le reste de ma vie. Comment peut-on se prétendre équilibré quand on n'a eu de guides que lors de sa petite enfance ?
Le flux des songes s'interrompt de nouveau et le passé se colle au présent comme un calque déformé.. Les deux tombes se confondent à une troisième. Les plaques s'y trouvent et mentionnent un nom l'espace d'un instant, et puis celui d'après, les sépultures deviennent anonymes. Je me revois encore jeune, toujours petit – comment ai-je pu grandir autant depuis ? - tenant la main de Will'. Aucune larme cette fois, seulement cette colère, ce sentiment d'injustice grondant, et celui, omniprésent, de mon incapacité. Rien n'est à ma portée, le monde est trop grand pour moi.
Aujourd'hui j'ai pris les armes, j'ai vu le monde, mais l'incapacité m'enserre toujours. Vos tombes ont été changées, et cet après-midi, mon dieu je ne sais même pas si c'est devant vos dépouilles que le sang a coulé, ou bien si votre meurtrier vous a mis hors de ma portée une seconde fois.
Et je me réveille, sans repos.
Vingt-deux ans plus tard, je n'ai pas vraiment changé, finalement.
Ça va nous faire drôle, fiston. Tu l'as dit. Je me retrouve seul avec un homme aux tempes grisonnantes que je connais à peine, et eux n'ont pas jugé utile de m'expliquer la raison qui me pousserait à ne devoir les retrouver qu'entre quatre planches et me passer de leur présence pour le reste de ma vie. Comment peut-on se prétendre équilibré quand on n'a eu de guides que lors de sa petite enfance ?
Le flux des songes s'interrompt de nouveau et le passé se colle au présent comme un calque déformé.. Les deux tombes se confondent à une troisième. Les plaques s'y trouvent et mentionnent un nom l'espace d'un instant, et puis celui d'après, les sépultures deviennent anonymes. Je me revois encore jeune, toujours petit – comment ai-je pu grandir autant depuis ? - tenant la main de Will'. Aucune larme cette fois, seulement cette colère, ce sentiment d'injustice grondant, et celui, omniprésent, de mon incapacité. Rien n'est à ma portée, le monde est trop grand pour moi.
Aujourd'hui j'ai pris les armes, j'ai vu le monde, mais l'incapacité m'enserre toujours. Vos tombes ont été changées, et cet après-midi, mon dieu je ne sais même pas si c'est devant vos dépouilles que le sang a coulé, ou bien si votre meurtrier vous a mis hors de ma portée une seconde fois.
Et je me réveille, sans repos.
Jorra
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