Pardon.
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Pardon.
- Je m'essaye à un rythme de narration que je n'utilise habituellement pas, à savoir les dialogues actifs. Je suis donc avide de critiques, que cela soit dans le fond comme dans la forme. Joyeuse lecture. -
Résidence secondaire d’Arbrun, de nos jours.
Forêt à perte de vue, brise matinale. L’aube s’annonçait à peine que parmi tout ce panorama assoupi se distinguait une fenêtre reflétant les lueurs d’une bougie embrasée.
Puis des ombres vinrent ternir cet éclat anodin. Trois silhouettes qui terminaient leurs derniers gestes pour finalement s’asseoir autour d’une paisible table. Agrémentée de pain, de beurre, de confiture, de couverts, de serviettes, et de trois bols de lait chaud ; elle serait le soutien inestimable pour entamer une douce journée.
Ainsi les protagonistes se mirent-ils à manger. À « grailler » comme ils aiment si bien le dire entre eux. Une femme plutôt âgée tenait un rythme lent mais régulier, ingérant les aliments sans sourciller. De l’autre, une femme plus jeune, approchant très probablement les vingt-cinq printemps. Et finalement, un jeune homme. L’on ne saurait deviner s’il avait passé la vingtaine ou non. Une chose était néanmoins certaine, il se goinfrait tel un mal nourri qui n’aurait plus aperçu la moindre parcelle de nourriture depuis des semaines.
- Arrête de t’enfiler les petits pains comme ça ! C’est sale et tu vas avoir mal au ventre toute la matinée. Fit la jeune femme, amusée. Elle l’observait avec une certaine curiosité qui se fit bien vite remarquée par la doyenne, arrêtant la bouchée qu’elle s’apprêtait à prendre pour relever les yeux vers le jeune glouton, employant un ton sec, presque incisif.
- Combien de temps cela fait-il que tu es ici, grhm ?
- Depuis une semaine, madame ! Répliqua-t-il aussitôt, sur un ton respectueux.
- Pourquoi es-tu venu ici ? Le cadre, la région ? Pour l’argent, grhm ? Elle lui lança un regard perçant, accusateur.
- À vrai dire, madame, c’est mon père qui m’a envoyé ici. Je ne sais pas tenir une épée et encore moins cracher du feu de mes mains. Alors il m’a dit que c’était le mieux que je puisse trouver. Dit-il en souriant, un peu gêné.
- Je vois. Je voiiiis. Et que savez-vous de ces lieux, grhm ? Elle prit son couteau à bout rond et tartina sa miche de pain, relevant un instant les yeux sur le jeune imprudent.
- Et bien... Il se frictionna le bras gauche de la main, un brin embarrassé.
- Je sais qu’ils appartiennent à la Baronne d’Arbrun, Laevena de son prénom ; à présent Vicomtesse d’Ormond. Épouse du Vicomte, Aristide de son prénom.
- Et que savez-vous d’elle, grhm ? Ajouta-t-elle en jouant des sourcils.
- Peu de choses, madame ! Qu’elle est une arcaniste talentueuse, dirige la baronnie d’Arbrun, qu’elle nous offre un toît sûr et nous rémunère convenablement pour ce que nous faisons. Et... et qu’elle est mignonne, il paraît. Il en sourit un instant, venant tremper sa tartine dans le lait pour ensuite la porter jusqu’à ses lèvres et croquer à pleines dents dedans.
- Ah vous, les hommes. Vous êtes tous les mêmes. Fut la seule réponse de la vieille peau, qui fit une pause, liant ses mains libres l’une à l’autre en croisant les doigts. Puis elle reprit.
- Vous ignorez même ce qu’elle est, mais déjà vous permettez-vous de la juger. Un peu d’argent, des rumeurs sur le physique ; et vous voilà parti dans des fantaisies grotesques. La jeune femme qui se contentait jusqu’à présent d’écouter la conversation fronça un tantinet les sourcils, penchant la tête vers la doyenne.
- Vous la trouvez laide ? Je la trouve charmante, moi.
- Ce n’est pas la question, jeune sotte. Cessez de vous limiter à la première impression et voyez plus profond. Je n’ai pas besoin de vous rappeler les évènements de la Troisième, n’est-ce pas ? Lui rétorqua-t-elle, inquisitrice à souhait.
- Non, je... j’étais jeune à ce moment-là, vous savez ? Je ne me souviens pas de grand chose... Dit-elle, presque dépitée par son ignorance. La mégère prit sa serviette et se tamponna les lèvres avec, ôtant miettes de pain et gouttes de lait.
- Vous savez que la baronnie est tombée pendant la Troisième, grhm ? Elle les observa successivement, ces derniers acquiesçant solennellement.
- Le Fléau pénétra les terres et dévasta hommes et récoltes. Répondit le jeune homme, timide.
- Ça, ce sont les récits officiels. Ceux qu’ont du vous conter votre père. Si je vous disais que la région fut perdue à cause de la Vicomtesse, que me répondriez-vous ? Annonça-t-elle, jouant abusivement des sourcils en observant les deux. Le turbulent se releva brutalement pour poser les paumes sur la table en bois, révolté.
- Calomnie ! Jamais elle n’aurait pu faire une chose pareille ! Retirez immédiatement ces pro...pos... Il dirigea son regard vers la jeune femme en même temps que le ton chutait. Elle était rivée sur son bol, épaules ratatinées.
- C’est une plaisanterie... pas vrai ?
La jouvencelle ne daigna répondre, alors il entreprit de poser un regard plombant à la vieille dame.
- Me regarder ainsi ne changera rien, jeune sot. Je puis néanmoins vous conter les dessous de l’affaire. Vous comprendrez bien vite pourquoi je prends soin de notre chère Baronne comme s’il s’agissait de ma propre fille.
Il acquiesça vivement, sans trop comprendre le pourquoi du comment. Il s'assit de nouveau et l’observa comme un enfant dévisage un adulte venant de lui révéler que les licornes n’existent pas.
- Vous savez qu’elle possède de dangereux attraits pour les arts occultes, grhm ?
- Je... Non, je l’ignorais.
Il écarquilla les yeux, consterné.
- Et vous approuvez une telle chose ?
- Par la Très Sainte, non. Mais ai-je vraiment le choix ? Et elle, l’a-t-elle eu ?
- On a toujours le choix.
- Taisez-vous. Vous êtes un imbécile qui se repose sur les bonnes morales, jusqu’à vous y noyer. Cracha-t-elle d’un ton sec et déplaisant, laissant le silence s’installer pour ensuite reprendre.
- Pour en revenir à nos moutons, saviez-vous que son frère aîné, Balest, était quant-à-lui un fin pratiquant des arts corrompus de son vivant ? Je suppose que non.
- En effet, je l’ignorais de même.
- Il faut dire qu’il était de nature curieuse. Dès qu’il en eut les capacités, il se mit à s’approcher de cette magie. Dangereusement. Sa sœur s’en rendit compte, et tenta quelques années durant de l’en détourner.
- Et alors ?
- Et alors elle y parvenait plus ou moins bien. Il faisait des progrès, puis des rechutes, ainsi de suite. Je le sais car j’étais et suis toujours sa plus fidèle conseillère. Expliqua-t-elle, s’affalant sur sa chaise en pianotant de ses doigts la table en bois.
- Et puis une semaine avant l’arrivée du Fléau, le paternel et Baron du domaine surprit Balest à la lecture d’un ouvrage... peu conseillé, dira-t-on. La vieille observa le jeune homme qui semblait boire ses paroles avec avidité, plus que curieux, il était passionné.
- Continuez, je vous en prie.
- Et bien la famille avait un point d’honneur à punir les égarés. C’en était devenu leur marque de fabrique, grhm. Alors imaginez bien que lorsque le paternel découvrit cela, il entra dans une rage noire qui se propagea dans tout le village. Le fils fut... torturé. Sous toutes les formes possibles et imaginables. Elle entreprit de calmer la narration en se relevant pour se servir un verre d’eau, buvant une gorgée ou deux. Elle regarda la jeune femme qui était toute aussi morne qu’avant d’un air désolé, puis revint à son affaire.
- Tout d’abord, ils le firent à l’abri des regards indiscrets. Puis ils l’immolèrent par le bucher. Sur la place principale. Lui qui n’avait fait comme mal que lire. Elle pesta un instant, serrant son poing qui reposait toujours sur le support.
- Mais... son propre fils ! Comment a-t-il pu ? Je veux dire...
- Le fanatisme, mon garçon. Rétorqua-t-elle avant qu’il n’ait le temps de poursuivre. Il cilla un instant, fermant finalement les yeux en soupirant, plaçant ses coudes sur la table tout en reposant son menton entre ses mains jointes.
- La Dame était avec moi, ici même ; lorsque ceci est arrivé. Je me souviens encore de sa gaieté débordante et innocente. Après une semaine passée ici, elle rentra après m’avoir saluée chaleureusement comme elle le faisait d’habitude.
- Et ensuite ?
- Je l’ignore. Je suis restée ici. Mais une semaine plus tard, j’ai aperçu au loin des lueurs. Des torches.
- Des rescapés ? Fit-il, contrarié.
- Précisément. Des civils et miliciens parvenus à échapper au Fléau. Ils étaient en piteux états. De vrais cadavres ambulants. Elle fit craquer sa nuque en dodelinant de la tête, enchaînant.
- Ils m’ont expliqué que quelques heures avant l’arrivée du Fléau que nous ne soupçonnions pas, Laevena revint dans la demeure principale. Certains me dirent qu’ils eurent entendu des cris d’effroi, des complaintes étouffées ; pour finalement voir quelques minutes après le bâtiment prendre feu. Le jeune homme, de son côté, semblait désemparé. Lèvres tremblotantes et yeux emplis d’incompréhension, il parvint finalement à parler.
- C’est... c’est un monstre que vous accueillez ici, alors ?! Il se dressa comme précédemment sur ses deux jambes, frappant presque des poings sur la table.
- Effectivement. Néanmoins, ce « monstre » est né suite à un véritable traumatisme. Je ne sais pas ce qu’il s’y est passé et ne le saurai probablement jamais. Elle observa le jouvenceau, troquant son air dur et implacable pour un mélange plus doux, tendant vers la compassion. Celui-ci en fut d’ailleurs surpris, et se laissa tomber sur sa chaise, bras pendants.
- Et que s’est-il passé, ensuite ? Après ça, le Fléau, l’incendie ? Demanda-t-il d’une voix éteinte.
- Elle est revenue ici. La voix fluette se fit à nouveau entendre après plusieurs minutes d’inactivité. La demoiselle lui sourit timidement, continuant.
- Je l’ai trouvée à quelques centaines de mètres d’ici. Elle observait la quasi-totalité de la vallée depuis le sommet du relief. Elle était... Elle tenta de mimer une sphère à l’aide de ses mains, continuant d’un son hésitant.
- ... Recroquevillée. Sur le coup, je fus terrorisée. J’ai entendu ce que nous avaient conté les villageois et je ne voyais plus en elle qu’une créature prête à se nourrir de mon âme. Je me suis tout de même approchée, et j’ai attrapé une branche pour lui titiller l’épaule avec. Elle n’a pas réagit.
- Vous avez persévéré ?
- Oui, mais cela n’a rien donné. Je n’avais pas envie de la voir et sûrement pas de lui parler. Elle fit silence, se levant pour aller se faire chauffer une casserole d’eau. La domestique du troisième-âge poursuivit à sa place.
- Alors elle est venue me chercher. Je m’y suis rendue et j’ai discuté avec elle - ou plutôt ai-je parlé et m’a-t-elle écouté - pendant près de deux heures. Finalement, je suis parvenue à lui faire décrocher un mot.
- Et quel était-il ?
- « Merci. » La femme âgée haussa les épaules.
- Et après ?
- Après ? J’ai prévenu les réfugiés que le Fléau ne tarderait pas à parvenir jusqu’ici. Je leur ai en conséquence indiqué un discret chemin menant vers l’Est. Ils sont partis à l’aube.
- Mais il n’est jamais venu ici, si ? Il lèva les bras, englobant l’ensemble de la cuisine avec.
- Effectivement, ce n’était qu’un prétexte pour les voir partir et ainsi éviter qu’ils croisent la Dame. Ils la considéraient responsable de la chute de la baronnie. Il faut dire que toutes les figures locales furent portées disparues suite à l'incendie. Et sans directions, la milice n'a su quoi faire face aux non-morts.
- Je ne comprends pas.
- Trois heures pour qu’elle décroche ses lèvres. Trois heures. Habituellement, je la fais rire, même si je n’en ai pas l’air, et sourire en un clin d’œil. Elle était dans un état que je ne souhaite à personne. La moindre insulte des villageois enragés aurait suffit à la ramener à sa folie. Je ne pouvais prendre le risque de mettre en jeu sa vie ou les leurs. L’observant avec insistance, elle fit bien comprendre au jeune arrivant que cela ne semblait à l’époque pas négociable. Il le comprit bien vite et ne rétorqua pas.
- Elle est ensuite restée ici des mois durant. Enfermée dans ses quartiers. Elle mangeait peu, voire pas du tout. Quelques rares fois, elle m’invitait à entrer lorsque je déposais son repas devant sa porte. Nous discutions, elle essayait de vider son sac.
- Par exemple ?
- Je préfère ne pas en parler.
- Hmpf.
- Parfois, j’apercevais des lueurs violacées et verdâtres au bas de ladite porte. Particulièrement tard, le soir. Vous pensez à ce que je pense, et vous avez raison. Sa folie l’a entraîné à concrétiser les recherches de son frère.
- Et vous n’avez rien fait ?
- À quoi bon ? Je ne suis pas sa mère, simplement sa domestique. Vous voudriez prendre le risque de perdre la vie pour une remarque mal placée ? C’est un sujet sensible, ne l’abordez jamais en sa présence.
L’homme vint avaler sa salive, acquiesçant sans chercher à contredire.
- Finalement, au bout de tout ce temps, elle s’est décidée à nous quitter. Elle disait avoir besoin de se changer les idées. Elle rencontra le Vicomte peu de temps après et depuis, elle revient nous voir de temps en temps. Cela fait d’ailleurs quelques mois que nous ne l’avons pas vue. Peut-être n’aurez-vous pas trop à attendre.
- À vrai dire, je ne suis pas vraiment pressé.
- Vous avez tort. C’est une âme torturée, mais foncièrement bonne. Elle est attentionnée et de plus en plus enjouée. Vous le constaterez bien assez vite de toute façon.
Résidence secondaire d’Arbrun, de nos jours.
Forêt à perte de vue, brise matinale. L’aube s’annonçait à peine que parmi tout ce panorama assoupi se distinguait une fenêtre reflétant les lueurs d’une bougie embrasée.
Puis des ombres vinrent ternir cet éclat anodin. Trois silhouettes qui terminaient leurs derniers gestes pour finalement s’asseoir autour d’une paisible table. Agrémentée de pain, de beurre, de confiture, de couverts, de serviettes, et de trois bols de lait chaud ; elle serait le soutien inestimable pour entamer une douce journée.
Ainsi les protagonistes se mirent-ils à manger. À « grailler » comme ils aiment si bien le dire entre eux. Une femme plutôt âgée tenait un rythme lent mais régulier, ingérant les aliments sans sourciller. De l’autre, une femme plus jeune, approchant très probablement les vingt-cinq printemps. Et finalement, un jeune homme. L’on ne saurait deviner s’il avait passé la vingtaine ou non. Une chose était néanmoins certaine, il se goinfrait tel un mal nourri qui n’aurait plus aperçu la moindre parcelle de nourriture depuis des semaines.
- Arrête de t’enfiler les petits pains comme ça ! C’est sale et tu vas avoir mal au ventre toute la matinée. Fit la jeune femme, amusée. Elle l’observait avec une certaine curiosité qui se fit bien vite remarquée par la doyenne, arrêtant la bouchée qu’elle s’apprêtait à prendre pour relever les yeux vers le jeune glouton, employant un ton sec, presque incisif.
- Combien de temps cela fait-il que tu es ici, grhm ?
- Depuis une semaine, madame ! Répliqua-t-il aussitôt, sur un ton respectueux.
- Pourquoi es-tu venu ici ? Le cadre, la région ? Pour l’argent, grhm ? Elle lui lança un regard perçant, accusateur.
- À vrai dire, madame, c’est mon père qui m’a envoyé ici. Je ne sais pas tenir une épée et encore moins cracher du feu de mes mains. Alors il m’a dit que c’était le mieux que je puisse trouver. Dit-il en souriant, un peu gêné.
- Je vois. Je voiiiis. Et que savez-vous de ces lieux, grhm ? Elle prit son couteau à bout rond et tartina sa miche de pain, relevant un instant les yeux sur le jeune imprudent.
- Et bien... Il se frictionna le bras gauche de la main, un brin embarrassé.
- Je sais qu’ils appartiennent à la Baronne d’Arbrun, Laevena de son prénom ; à présent Vicomtesse d’Ormond. Épouse du Vicomte, Aristide de son prénom.
- Et que savez-vous d’elle, grhm ? Ajouta-t-elle en jouant des sourcils.
- Peu de choses, madame ! Qu’elle est une arcaniste talentueuse, dirige la baronnie d’Arbrun, qu’elle nous offre un toît sûr et nous rémunère convenablement pour ce que nous faisons. Et... et qu’elle est mignonne, il paraît. Il en sourit un instant, venant tremper sa tartine dans le lait pour ensuite la porter jusqu’à ses lèvres et croquer à pleines dents dedans.
- Ah vous, les hommes. Vous êtes tous les mêmes. Fut la seule réponse de la vieille peau, qui fit une pause, liant ses mains libres l’une à l’autre en croisant les doigts. Puis elle reprit.
- Vous ignorez même ce qu’elle est, mais déjà vous permettez-vous de la juger. Un peu d’argent, des rumeurs sur le physique ; et vous voilà parti dans des fantaisies grotesques. La jeune femme qui se contentait jusqu’à présent d’écouter la conversation fronça un tantinet les sourcils, penchant la tête vers la doyenne.
- Vous la trouvez laide ? Je la trouve charmante, moi.
- Ce n’est pas la question, jeune sotte. Cessez de vous limiter à la première impression et voyez plus profond. Je n’ai pas besoin de vous rappeler les évènements de la Troisième, n’est-ce pas ? Lui rétorqua-t-elle, inquisitrice à souhait.
- Non, je... j’étais jeune à ce moment-là, vous savez ? Je ne me souviens pas de grand chose... Dit-elle, presque dépitée par son ignorance. La mégère prit sa serviette et se tamponna les lèvres avec, ôtant miettes de pain et gouttes de lait.
- Vous savez que la baronnie est tombée pendant la Troisième, grhm ? Elle les observa successivement, ces derniers acquiesçant solennellement.
- Le Fléau pénétra les terres et dévasta hommes et récoltes. Répondit le jeune homme, timide.
- Ça, ce sont les récits officiels. Ceux qu’ont du vous conter votre père. Si je vous disais que la région fut perdue à cause de la Vicomtesse, que me répondriez-vous ? Annonça-t-elle, jouant abusivement des sourcils en observant les deux. Le turbulent se releva brutalement pour poser les paumes sur la table en bois, révolté.
- Calomnie ! Jamais elle n’aurait pu faire une chose pareille ! Retirez immédiatement ces pro...pos... Il dirigea son regard vers la jeune femme en même temps que le ton chutait. Elle était rivée sur son bol, épaules ratatinées.
- C’est une plaisanterie... pas vrai ?
La jouvencelle ne daigna répondre, alors il entreprit de poser un regard plombant à la vieille dame.
- Me regarder ainsi ne changera rien, jeune sot. Je puis néanmoins vous conter les dessous de l’affaire. Vous comprendrez bien vite pourquoi je prends soin de notre chère Baronne comme s’il s’agissait de ma propre fille.
Il acquiesça vivement, sans trop comprendre le pourquoi du comment. Il s'assit de nouveau et l’observa comme un enfant dévisage un adulte venant de lui révéler que les licornes n’existent pas.
- Vous savez qu’elle possède de dangereux attraits pour les arts occultes, grhm ?
- Je... Non, je l’ignorais.
Il écarquilla les yeux, consterné.
- Et vous approuvez une telle chose ?
- Par la Très Sainte, non. Mais ai-je vraiment le choix ? Et elle, l’a-t-elle eu ?
- On a toujours le choix.
- Taisez-vous. Vous êtes un imbécile qui se repose sur les bonnes morales, jusqu’à vous y noyer. Cracha-t-elle d’un ton sec et déplaisant, laissant le silence s’installer pour ensuite reprendre.
- Pour en revenir à nos moutons, saviez-vous que son frère aîné, Balest, était quant-à-lui un fin pratiquant des arts corrompus de son vivant ? Je suppose que non.
- En effet, je l’ignorais de même.
- Il faut dire qu’il était de nature curieuse. Dès qu’il en eut les capacités, il se mit à s’approcher de cette magie. Dangereusement. Sa sœur s’en rendit compte, et tenta quelques années durant de l’en détourner.
- Et alors ?
- Et alors elle y parvenait plus ou moins bien. Il faisait des progrès, puis des rechutes, ainsi de suite. Je le sais car j’étais et suis toujours sa plus fidèle conseillère. Expliqua-t-elle, s’affalant sur sa chaise en pianotant de ses doigts la table en bois.
- Et puis une semaine avant l’arrivée du Fléau, le paternel et Baron du domaine surprit Balest à la lecture d’un ouvrage... peu conseillé, dira-t-on. La vieille observa le jeune homme qui semblait boire ses paroles avec avidité, plus que curieux, il était passionné.
- Continuez, je vous en prie.
- Et bien la famille avait un point d’honneur à punir les égarés. C’en était devenu leur marque de fabrique, grhm. Alors imaginez bien que lorsque le paternel découvrit cela, il entra dans une rage noire qui se propagea dans tout le village. Le fils fut... torturé. Sous toutes les formes possibles et imaginables. Elle entreprit de calmer la narration en se relevant pour se servir un verre d’eau, buvant une gorgée ou deux. Elle regarda la jeune femme qui était toute aussi morne qu’avant d’un air désolé, puis revint à son affaire.
- Tout d’abord, ils le firent à l’abri des regards indiscrets. Puis ils l’immolèrent par le bucher. Sur la place principale. Lui qui n’avait fait comme mal que lire. Elle pesta un instant, serrant son poing qui reposait toujours sur le support.
- Mais... son propre fils ! Comment a-t-il pu ? Je veux dire...
- Le fanatisme, mon garçon. Rétorqua-t-elle avant qu’il n’ait le temps de poursuivre. Il cilla un instant, fermant finalement les yeux en soupirant, plaçant ses coudes sur la table tout en reposant son menton entre ses mains jointes.
- La Dame était avec moi, ici même ; lorsque ceci est arrivé. Je me souviens encore de sa gaieté débordante et innocente. Après une semaine passée ici, elle rentra après m’avoir saluée chaleureusement comme elle le faisait d’habitude.
- Et ensuite ?
- Je l’ignore. Je suis restée ici. Mais une semaine plus tard, j’ai aperçu au loin des lueurs. Des torches.
- Des rescapés ? Fit-il, contrarié.
- Précisément. Des civils et miliciens parvenus à échapper au Fléau. Ils étaient en piteux états. De vrais cadavres ambulants. Elle fit craquer sa nuque en dodelinant de la tête, enchaînant.
- Ils m’ont expliqué que quelques heures avant l’arrivée du Fléau que nous ne soupçonnions pas, Laevena revint dans la demeure principale. Certains me dirent qu’ils eurent entendu des cris d’effroi, des complaintes étouffées ; pour finalement voir quelques minutes après le bâtiment prendre feu. Le jeune homme, de son côté, semblait désemparé. Lèvres tremblotantes et yeux emplis d’incompréhension, il parvint finalement à parler.
- C’est... c’est un monstre que vous accueillez ici, alors ?! Il se dressa comme précédemment sur ses deux jambes, frappant presque des poings sur la table.
- Effectivement. Néanmoins, ce « monstre » est né suite à un véritable traumatisme. Je ne sais pas ce qu’il s’y est passé et ne le saurai probablement jamais. Elle observa le jouvenceau, troquant son air dur et implacable pour un mélange plus doux, tendant vers la compassion. Celui-ci en fut d’ailleurs surpris, et se laissa tomber sur sa chaise, bras pendants.
- Et que s’est-il passé, ensuite ? Après ça, le Fléau, l’incendie ? Demanda-t-il d’une voix éteinte.
- Elle est revenue ici. La voix fluette se fit à nouveau entendre après plusieurs minutes d’inactivité. La demoiselle lui sourit timidement, continuant.
- Je l’ai trouvée à quelques centaines de mètres d’ici. Elle observait la quasi-totalité de la vallée depuis le sommet du relief. Elle était... Elle tenta de mimer une sphère à l’aide de ses mains, continuant d’un son hésitant.
- ... Recroquevillée. Sur le coup, je fus terrorisée. J’ai entendu ce que nous avaient conté les villageois et je ne voyais plus en elle qu’une créature prête à se nourrir de mon âme. Je me suis tout de même approchée, et j’ai attrapé une branche pour lui titiller l’épaule avec. Elle n’a pas réagit.
- Vous avez persévéré ?
- Oui, mais cela n’a rien donné. Je n’avais pas envie de la voir et sûrement pas de lui parler. Elle fit silence, se levant pour aller se faire chauffer une casserole d’eau. La domestique du troisième-âge poursuivit à sa place.
- Alors elle est venue me chercher. Je m’y suis rendue et j’ai discuté avec elle - ou plutôt ai-je parlé et m’a-t-elle écouté - pendant près de deux heures. Finalement, je suis parvenue à lui faire décrocher un mot.
- Et quel était-il ?
- « Merci. » La femme âgée haussa les épaules.
- Et après ?
- Après ? J’ai prévenu les réfugiés que le Fléau ne tarderait pas à parvenir jusqu’ici. Je leur ai en conséquence indiqué un discret chemin menant vers l’Est. Ils sont partis à l’aube.
- Mais il n’est jamais venu ici, si ? Il lèva les bras, englobant l’ensemble de la cuisine avec.
- Effectivement, ce n’était qu’un prétexte pour les voir partir et ainsi éviter qu’ils croisent la Dame. Ils la considéraient responsable de la chute de la baronnie. Il faut dire que toutes les figures locales furent portées disparues suite à l'incendie. Et sans directions, la milice n'a su quoi faire face aux non-morts.
- Je ne comprends pas.
- Trois heures pour qu’elle décroche ses lèvres. Trois heures. Habituellement, je la fais rire, même si je n’en ai pas l’air, et sourire en un clin d’œil. Elle était dans un état que je ne souhaite à personne. La moindre insulte des villageois enragés aurait suffit à la ramener à sa folie. Je ne pouvais prendre le risque de mettre en jeu sa vie ou les leurs. L’observant avec insistance, elle fit bien comprendre au jeune arrivant que cela ne semblait à l’époque pas négociable. Il le comprit bien vite et ne rétorqua pas.
- Elle est ensuite restée ici des mois durant. Enfermée dans ses quartiers. Elle mangeait peu, voire pas du tout. Quelques rares fois, elle m’invitait à entrer lorsque je déposais son repas devant sa porte. Nous discutions, elle essayait de vider son sac.
- Par exemple ?
- Je préfère ne pas en parler.
- Hmpf.
- Parfois, j’apercevais des lueurs violacées et verdâtres au bas de ladite porte. Particulièrement tard, le soir. Vous pensez à ce que je pense, et vous avez raison. Sa folie l’a entraîné à concrétiser les recherches de son frère.
- Et vous n’avez rien fait ?
- À quoi bon ? Je ne suis pas sa mère, simplement sa domestique. Vous voudriez prendre le risque de perdre la vie pour une remarque mal placée ? C’est un sujet sensible, ne l’abordez jamais en sa présence.
L’homme vint avaler sa salive, acquiesçant sans chercher à contredire.
- Finalement, au bout de tout ce temps, elle s’est décidée à nous quitter. Elle disait avoir besoin de se changer les idées. Elle rencontra le Vicomte peu de temps après et depuis, elle revient nous voir de temps en temps. Cela fait d’ailleurs quelques mois que nous ne l’avons pas vue. Peut-être n’aurez-vous pas trop à attendre.
- À vrai dire, je ne suis pas vraiment pressé.
- Vous avez tort. C’est une âme torturée, mais foncièrement bonne. Elle est attentionnée et de plus en plus enjouée. Vous le constaterez bien assez vite de toute façon.
Srem
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