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Morceaux d'automne

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Message  Caliel Dim 29 Sep 2013, 21:13

Elle ôte son casque. Les traits sont délicats et altiers, mais animés d'une colère guerrière. Camille Jeevas.
Il balbutie.
« Mais.. Vous n'étiez pas en ville. »
Et puis il distingue de forts relents émanant des gardes armurés. Sous les heaumes, les sourires sont réjouis mais édentés. Des regards où le désespoir s'est trop souvent ancré.
« Qui sont-ils ? Ce ne sont pas des gardes.
-Non, évidemment. Ce sont les braves de Ruisselune. »

Les braves de Ruisselune.  N'importe qui au village aurait ri. Même elle avait eu un sourire en coin en les désignant de cette manière. Quelques années plus tôt, elle ne se serait même jamais abaissée à les fréquenter. Elle aurait trouvé cela inconcevable. Non, pas inconcevable ; pas dans l'ordre des choses, plutôt. Car Camille Jeevas avait grandi dans le luxe et la richesse, et avait choisi son exil plutôt que sa mort. Camille Jeevas était une de ces femmes qui savent changer, et elle avait eu besoin de changer pour ne pas devenir folle, pour ne pas tuer quelqu'un. Oh, elle avait du le faire, depuis son arrivée au village. Plusieurs fois, même. Mais c'était avant que le désespoir ne s'y abatte et qu'il ne réduise ces hommes à ces poupées aux yeux creux, aux lèvres déchirées, aux joues percées par leurs os. Avant que leurs mouvements ne deviennent erratiques, que leur volonté ne se gèle dans le froid des hivers misérables, que le vent de révolte qui avait agité les vieilles enseignes des boutiques condamnées ne se baisse, ne ploie lui-même l'échine devant l'inéluctable destin des terres : l'oubli. Autrement dit, lorsque les hommes avaient encore cette faculté à deviner qu'elle n'en était pas un. Lorsque les hommes étaient brutaux et primitifs, ici à la Marche, et qu'ils l'avaient prise pour une faible qui ne saurait défendre ses bijoux, sa pitance ou son corps. Quelques années avaient suffi à ce que la braise de folie dans leurs yeux se taisent pour de bon, laissant des iris vides, les yeux des déjà morts.
Non, ils n'avaient aucune bravoure en eux, seulement un meurtre à venger. Une journée à occuper.
Elle sangla son armure, resserra son cache œil, accrocha son espadon fraîchement sorti des braises de la forge à son dos, et s'apprêta à sortir. Elle avait à voir quelqu'un ; aujourd'hui, elle veillerait un mort, plutôt que surveiller leurs errances dans les rues. A son retour victorieux en ville, ils avaient souri, et ce fait l'avait frappée au ventre comme un rude coup de poing : elle avait été fière. Elle ne l'avait pas fait pour eux, mais pour assouvir la soif de sang de celui qui l'avait faite fuir de sa vie d'avant. Sa vie riche et reposante. Sa vie d'amoureuse transie. Elle l'avait fait avec la ferme intention d'être son bourreau et de se délecter du sang de celui qui l'avait trop effrayée pour que son ego s'en sorte indemne. Elle n'avait pas eu satisfaction. En revenant, elle comprit que sa vocation n'était pas d'être une tueuse ; mais une meneuse. Pas de chance, Camille. Pas de tête tranchée, mais tu gagnes un instinct maternel. C'est bien ma veine. Tes enfants puent, ont des vêtements déchirés et des vies vides de sens. Comment as-tu pu en arriver là ?

Ruisselune était noyée dans le brouillard aujourd'hui, un brouillard épais à tel point qu'elle pouvait presque le sentir s'infiltrer dans ses poumons à chaque inspiration, un brouillard semblable à de la cendre qui recouvrait toutes les maisons, les rues et leurs enfants. Pas un bruit, ce matin. On apprenait à vivre dans le silence, ici, si bien qu'au moindre bruit les sens étaient alertés et le cœur paniquait un instant bref, de l'adrénaline pure, à flots dans les veines. On apprenait à vivre sans vie. Un gosse traînait là, en plein milieu du chemin, avec son chien à côté. Camille se fit la réflexion qu'elle ne pouvait pas deviner qui de l'animal ou de l'enfant était le plus maigre. Elle les reconnut cependant, une fois arrivée assez proche pour distinguer le visage et les tâches sur le pelage : elle connaissait le chien pour être le seul qu'on n'appelait pas ici en ville « le chien » ou « sale clébard », avec un coup de pied dans les côtes de la bestiole ou sans, selon l'humeur. Celui ci en l'occurence, tout le monde à Ruisselune l'aimait bien. Il venait parfois lorsque deux trois personnes trouvaient le courage de descendre à la planque des alcools et d'en ramener une bouteille miraculeuse – terrible efforts pour des carcasses décharnées – et puis se léchait les babines. On comprenait vite que le chien avait autant soif que les autres, et qu'il demandait le fond de la bouteille. On le lui laissait. Le garçon traînait souvent avec, mais elle ne parvint pas à se souvenir de son prénom. Pas de bonjour. Pas un regard. Elle continua. Le chien mourrait dans les mois qui suivraient. On le tuerait. Il l'accepterait, et ne chercherait à fuir qu'à la toute fin.
Elle n'était pas de celles qui craignent le froid, et aucun frisson ne la parcourut quand une violente bourrasque s'engouffra dans son armure. Elle sentit ses muscles s'engourdir et ses oreilles rougir, cependant. Elle accéléra le pas. Les toits disparaissaient dans le ciel, quand bien même ils n'étaient pas si hauts. Les maisons qui bordaient la route rocailleuse et pourrie de nids de poules étaient des formes sombres, des tâches d'aquarelle noires sous de la craie blanche, et le peintre avait oublié le soleil. Elle soupira, puis obliqua vivement, et entra dans une des ruines, sans frapper ni s'annoncer. Le blanc laiteux du dehors s'effaça pour une obscurité brune, dansante au rythme d'une unique bougie qui arriverait bientôt à la fin de sa vie. Elle se consommait, elle aussi. Elle repensa, à nouveau, à la flamme qui animait la brusquerie des paysans à son arrivée. Les escaliers s'étaient effondrés et nourrissaient ou abritaient des mites et des fourmis, qui si elles cherchaient la chaleur en fuyant la nature avaient du être déçues. Ainsi de l'étage, on ne pouvait plus voir que le jour qui passait et déchirait les ténèbres en leur sein, en plein milieu de la pièce où l'on débarquait en entrant. Il y a longtemps, elle avait du être confortable, agréable, jolie, cette maison. Maintenant, on dirait qu'il y a des rats crevés sous toutes les lattes du plancher. Bon sang ! Camille risqua un pas sur le parquet vermoulu, puis un autre. Les murs suintaient l'humidité et le froid, et quelques grosses araignées d'hiver avaient commencé à se réfugier ici, tissant leur lourde toile dans les coins. Elle en écrasa violemment une qui courait vers elle, sous le talon de sa botte, et prit un moment pour tourner le pied et s'assurer que sa souffrance ne dure pas – bien qu'au demeurant, c'était le dernier de ses soucis. Un type était allongé au sol. Il grelottait, sous une couverture épaisse. C'était lui qu'elle voulait voir. Ou plutôt, c'était lui qui avait demandé à la voir. Il était pâle, d'une maigreur effrayante, et avait les lèvres trempées d'un sang qu'il crachait en gros caillots quand la toux le prenait. Ses yeux enfoncés dans son crâne comme si on les y avait emboîtés profondément avec les pouces étaient bordés par les cernes de ceux qui ne dorment jamais - les cernes qui mangent la moitié du visage à terme. Il va mourir, se dit-elle implacablement : et elle sentit la main glacée du désarroi sur son estomac, malgré son imperméabilité imposée.

« Ah.. C'est pas dommage.. j'ai cru qu'j'allais bouffer les pissenlits par la racine avant d'te.. »
La silhouette étalée au sol s'interrompit, prise d'une quinte de toux violente. La voix était grave, rauque, désagréable, comme si chaque mot éraflait les cordes vocales un peu plus. Camille avait pourtant eu le temps de distinguer un sourire ensanglanté sur la figure du mourant. Il se tourna sur le ventre pour mieux cracher ses poumons. Elle attendait, bras croisés. Autoritaire.
« Si un jour on te dit qu'la mort vient paisiblement.. les crois pas ces foutus menteurs.. Sainte Lumière.. »
Il gémit.
Elle leva un sourcil, comme elle savait si bien le faire lorsque quelque chose l'impatientait. Elle avait une patience aux limites très courtes ; mais elle ne se sentait pas agacée. Elle savait ce qu'il voulait, et le voir ainsi la dégoûtait. Elle l'avait connu haut sur pattes, un grand gaillard que la vie avait forgé dans les champs et la sueur. Les muscles avaient fondu quand la maladie était apparue. Lumière, qu'il semble vieux.. On dirait qu'il a pris vingt ans en un seul.
« Ah, ouais.. ça fait peur, la maladie.. même mes gosses viennent plus m'voir.. (nouvelle toux) Tu sais pas c'qu'ils deviennent d'ailleurs ? »
Il marmonna deux prénoms, que Camille reconnût comme n'étant pas ceux de ses fils ; plus inquiétant encore, ses fils étaient morts alors que l'homme était encore en pleine forme, quelques années plus tôt.
« Ils sont bien gentils.. ça fait un bail que j'les ai pas vus.. il doit s'passer quelque chose d'intéressant dehors là.. pour qu'ils viennent p-
-Assez. Nous savons tous les deux pourquoi je suis là et je ne compte pas m'éterniser. »
Il leva la tête. Il la fixait, et ses yeux, dans les coins, étaient mangés par une substance laiteuse et sale. Il n'y avait plus aucune lucidité dans ceux là, aucune raison. La maladie l'avait rongé depuis trop longtemps pour que ces deux facultés survivent ; seule lui restait la résignation. Les ongles entamaient nerveusement le plancher pourri, des échardes molles – mais pointues – se fichant dans la chair, juste au-dessous. Il gémissait, de douleur, de crainte ; peu importait au final. Il gémissait et ce son était celui qui couvrait un homme de honte. Elle attendait patiemment, et il finit par reprendre la parole d'une voix cassée.
« Va falloir me porter.. ma p'tite dame.. si quelqu'un m'trouve baignant dans mon sang ici.. ils f'ront une enquête.. et tout.
-Comme si quelqu'un se souciait de ta misérable carcasse.. »
Elle avait souri et lui aussi. Ils avaient été proches, autrefois, ces quelques dix dernières années. Autrement dit, quand elle était arrivée ici. Proches en tant qu'ami ; aucun homme ne l'avait touchée depuis feu son mari. Mais elle et lui – l'homme à terre – étaient durs, et c'est sur ce terrain immeuble que leur amitié s'était forgée.
Jamais ils n'avaient été plus amusés qu'en voyant la mort arriver. Drôle de complicité pour de drôles de personnes.
« Ma pauv' noble.. J'sais qu't'as pas été habituée à ça.. Pourtant y a qu'quand tu tiens ton épée qu't'as ton plus joli sourire !
-C'est la première fois que tu me fais la cour. Arrête toi ici ; ton souvenir sera assez abîmé par ta maladie.
-Arh.. t'es dure avec moi, Camille.. »
Sur quoi il cracha une boule de sang ; puis une plainte plus longue, douloureuse, déchirante. Elle avait vu les hommes sangloter plus d'une fois ces dernières années, oubliant leurs existences laborieuses pour tenter de faire pleurer dans les chaumières, ou bien pour pleurer vraiment. Ils n'avaient pas demandé leur situation, et tous n'avaient pas son cœur de pierre, cette pierre froide, glaciale et inaltérable, fichée dans sa poitrine et battant à peine plus fort en ce moment, alors qu'elle voyait son seul ami se rouler dans ses crachats et dans son sang, puant la sueur et les vomissures, les bras raides et maigres, le front trempé, les yeux révulsés.
Il s'agitait encore quand elle empoigna son arme, la prit à deux mains, la leva au-dessus de sa tête, les muscles de ses bras bandés ; puis l'abattit brusquement, en silence d'abord, une, deux, trois fois ; puis dans un craquement de côtes, jusqu'à ce que le corps chétif cède. Un cri bref, rauque, de l'homme ; une gerbe de sang ; et c'en était fini. Proprement séparé, il n'altérerait plus l'image qu'elle garderait de lui. Elle n'était alors qu'une poupée de cire, les traits figés, l'oeil haineux. Doucement, elle posa l'épée au sol, essoufflée, et y prit place, assise, faisant cliqueter les plaques de son armure dans un fracas éphémère. Elle soupira, leva la tête vers le mince rayon de lumière blanchâtre, et lui fit un sourire épuisé.
« Assez, maintenant.. »
Caliel
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