Gardiennes
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Gardiennes
L'elfe de la nuit s'avança d'un pas lourd et solennel. Autour de lui, et en bas de la branche sur laquelle il se trouvait, le silence avait remplacé les sarcasmes dont il s'était abreuvé les oreilles une heure plus tôt. “Tu vas échouer. Tu n'as aucune chance d'y arriver. Tu devrais être heureux qu'on soit tous là pour voir ça : il y aura quelqu'un pour ramasser tes morceaux.” Leneden Sombrécorce ne lui avait rien épargné, avec son air si sûr de lui et ses feuilles de hêtre pourpre glissées le long de sa tignasse de cheveux blancs, et le reste des druides n'avait pas été plus tendre. Pourquoi l'auraient-ils été ? Kaeril Brisechêne avait grandi avec eux, et il s'était toujours montré le plus médiocre. Ressentir les messages portés par le vent lui avait demandé des décennies, et il se trompait encore sur leur sens plus d'une fois sur deux. Il n'ignorait rien de la faune ni de la flore d'Orneval, et pourtant, il n'avait jamais ressenti avec aucun animal assez d'affinité pour établir plus qu'un dialogue à peine maîtrisé : tout au plus réussissait-il à dévoiler sa présence, faisant fuir les bêtes au moment où les chasseurs s'apprêtaient à décocher leurs flèches. Et s'il avait finalement compris comment plier son esprit à la Nature assez bien pour maîtriser les bases du changeforme, cela lui avait encore pris trois fois le temps nécessaire à n'importe quel autre druide. Sans parler de son premier contact avec un aigle... Kaeril avait un jour sous-estimé la capacité de résistance de ces créatures nobles et fières, dont on ne pénétrait pas l'esprit aussi facilement. La pauvre créature était morte après seulement quelques minutes, et les Anciens avaient jeté sur lui un regard qui lui glaçait encore le sang lorsque le souvenir lui revenait.
En un millénaire entier, Kaeril ne s'était pas vraiment fait d'amis parmi les druides de la Serre qui avaient été élevés et formés en même temps que lui. Ni d'ennemis, d'ailleurs. Son incompétence chronique avait fini par susciter le rire, l’agacement souvent, puis le désintérêt et enfin l'indifférence générale. Alors quand le jour était finalement venu de prendre l'envol pour la première fois, le jour où il dompterait l'aspect du corbeau, quelques confrères étaient venus. Mais le kaldorei savaient que s'ils étaient là, en bas de l'arbre en train de l'observer attentivement, c'était davantage par respect des rites et des traditions que par amitié. Le corbeau était leur emblème, leur plus grande force, et ils en avaient fait leur raison d'être ce qu'ils étaient. Par conséquent, maîtriser son aspect était un des plus grands accomplissements qui soient. Tous se devaient d’être là pour l'avènement formel d’un nouveau druide accompli au sein de leurs rangs.
Kaeril s'était préparé pendant vingt ans exclusivement en vue de ce jour-là. Il portait sa tenue d’adepte, qui comportait des épaulières en cuir bouilli doublées d’un renforcement de plumes noires, une robe sans manches finement décorée aux couleurs de la Serre -le marron et la fougère-, et des gants assez fins pour ne pas gêner ses mouvements ; ses pieds, en revanche, demeuraient nus, afin de rester en contact avec l’écorce comme le voulait l’usage. Il se sentait tendu et nerveux, debout sur le rebord de la branche d’où il allait sauter, puis laisser sa peau et son esprit glisser jusqu’à s’élever, haut dans les airs. Au fond de lui, la lucidité lui criait également que parmi ceux venus l’observer, il ne s’en trouverait peut-être aucun pour lui porter secours s'il venait à s'écraser après soixante pieds de chute. Kaeril soupçonnait même que certains avaient parié là-dessus. Tout ce qu’il devait faire, c’était leur donner tort.
Il porta le regard droit et loin devant lui. Orneval était une mer d’arbres, où l’on voyait ça et là des pins tordus se dresser sur les flancs de collines pierreuses. Depuis les hauteurs, il pouvait distinguer très nettement la forêt qui s’étendait à perte de vue. Le crépuscule reflétait quelques derniers éclats de lumière à travers les branches, et il pouvait voir le soleil, immense et intimidant, se coucher au-delà de l’horizon, là où il n’allait jamais. Le kaldorei fit encore un pas en avant, le dernier. Puis il prit une profonde inspiration.
Il lui sembla, au moment où ses pieds quittèrent le sol, entendre un moineau s’échapper à tire-d’aile depuis une branche voisine. Il ne l’avait pas remarqué avant d’avoir sauté. Il n’avait rien remarqué, rien vu du tout. Lorsque son esprit entra en transe pour capter ceux des créatures environnantes, rien ne lui fit écho. Il ne perdit pas sa concentration, et pourtant, ni les plumes ni les ailes n’arrivaient, tandis que le jeune druide chutait tête la première vers une mort certaine. Il pouvait sentir l’odeur citronnée des aiguilles des sapins, si agréable, celle des champignons bruns qui poussaient sur les branches, plus particulière ; celle de sa propre sueur, de la peur qui parcourait sa peau et qu’il refusait d’analyser. Tant et si bien qu’au moment où son crâne vint heurter le sol de mousse et de jeunes pousses, il réalisa qu’il n’avait pas encore focalisé son attention sur le plus essentiel : la vie animale autour de lui, sur laquelle il devait s’accrocher. Les écureuils, les cerfs, les belettes, jusqu’aux insectes qui rampaient sur les troncs et dans les terriers, tout ce qu’il aurait dû entendre, voir et ressentir, et qu’il avait négligé. Seule la vie appelait la vie, rien n’était possible si l’on se croyait seul dans la Nature. Kaeril Brisechêne avait commis l’erreur de se croire seul dans cette épreuve, et cette erreur, l’elfe de la nuit la paierait de sa vie.
L’impact lui fit ouvrir les yeux. Haletant, il tendit une main tremblante loin devant lui, puis se redressa péniblement. Il resta ainsi de longues minutes, les yeux rivés sur le sol métallique de sa cage, la vue à moitié cachée par ses cheveux pourpres et sales tombant en chaos sur son front, inspirant à pleins poumons l’air lourd et humide, tâchant d’oublier son odeur de renfermé et de moisi. Il chassa le souvenir qui avait hanté ses rêves une fois de plus.
Kaeril ignorait combien de jours étaient passés depuis qu'il était à nouveau enfermé. Une nouvelle fois, la lumière du soleil ne parvenait pas jusqu'à l'endroit où il se trouvait. C'était aussi normal pour un refuge des saisons enfoncé sous les racines d'un chêne que ça l'avait été pour une cellule dans les geôles de Hurlevent. L'elfe avait arrêté d'essayer de tordre les barreaux de sa cage. Elle ne s'ouvrirait pas. Il avait aussi cessé de se balancer d'un côté et de l'autre lorsqu'il avait compris que s'il réussissait à la détacher, elle irait s'écraser une centaine de pieds en contrebas, et lui avec. “Assez de mauvaises chutes pour le restant de mes jours”, avait-il décidé, tout en esquissant un sourire à l’ironie de la situation.
Alors il avait attendu. Dormi, beaucoup. Étrangement, le sommeil lui venait plus aisément dans une telle situation : les souvenirs étaient le moyen d’évasion le moins coûteux et le moins risqué, et il n'y avait personne d'autre à surveiller que lui-même. Hurlevent n'était plus un problème. Thêmys et Lendrith Recellson avaient selon toute vraisemblance quitté la ville. Rislon Milloin et Alieg s'en sortaient certainement mieux sans lui. Quant à Neaniel... Aussi vrai qu'il aurait voulu être avec elle, Neaniel Snowhisper n'avait besoin de personne pour savoir quoi faire en cas de danger.
Deux mètres en contrebas, depuis le rebord du précipice, Risalyn Enyee observait le prêtre dans ses errements, une main apitoyée posée sur le front.
“Vraiment, lança la Gardienne, tu devrais t’habituer à dormir normalement. Tu vas en passer, des nuits ici, tu peux me croire.”
Kaeril se tourna vers elle. Sa natte bleutée était dissimulée sous le casque et l’armure de plaques, et de son visage malicieux, il ne put entrevoir que des yeux sombres sous une visière à moitié abaissée.
Risalyn avait des raisons de lui en vouloir. Les deux elfes avaient été amis dans leur enfance ; c’était un temps si lointain que Kaeril avait l’impression qu’il avait appartenu à un autre monde, à un autre homme. Un temps où leur monde était tellement moins grand et plus simple à comprendre : il était druide, elle était Sentinelle, et ils étaient tous deux rejetés dans leur ordre respectif. Chacun trouvait en l’autre la voix qui écoute, la main tendue dans les instants de désespoir, toutes ces nuits où même le temps paraissait long aux Enfants des Étoiles. Il avait été son confident le plus intime, et plus d’une fois il s’était pris à penser qu’elle l’était aussi pour lui. Il n’avait jamais éprouvé pour elle rien d’autre qu’une amitié sincère. L’inverse était moins évident : certains regards ne trompent pas... Kaeril regrettait un peu ce temps insouciant où il était parfaitement possible de s’accommoder d’une telle situation. Et puis, il y avait eu l’accident… le druide avait passé l’essentiel de la guerre à se remettre de la blessure. Puis il était devenu prêtre d’Élune, avait rejoint le nouveau continent à l’Est où vivaient ces humains si étranges et depuis, un abîme de peuples, de cultures et d’aventures impensables s’était ouvert entre eux.
“Pourquoi suis-je enfermé ?
- Parce que tu es devenu un danger pour toi-même et pour nous tous. As-tu la moindre idée de la dernière fois que tu as envoyé un rapport aux Soeurs d’Élune ?
- Onze mois, à quelques jours près, répondit Kaeril après un court instant de réflexion. Les grandes prêtresses sont-elles pressées de savoir si j’ai accompli ma mission ?
- Tout le monde était inquiet. Personne ne savait plus où tu étais, et voilà qu’on apprend que tu as été arrêté à Hurlevent ! Enfermé pendant sept jours en geôles pour agression !”
Kaeril força une grimace désappointée. Apparemment, les nouvelles même les plus insignifiantes couraient jusqu’ici.
“La Déesse me l’imposait. Je devais savoir la vérité, à n’importe quel prix.
- Mais quelle vérité, Kaeril !? tança la Gardienne sur un ton furieux. Tu as frappé des innocents, tu as menacé des pires souffrances à tours de bras. Une jeune humaine innocente est morte par ta faute ! Dans quel monde crois-tu qu’Élune approuverait un tel comportement ?
- Je n’ai pas tué Mademoiselle J., Risa. Je ne suis pour rien là-dedans.”
Il baissa piteusement la tête. La nouvelle de sa mort ne l’avait pas particulièrement affecté. Après les échanges houleux qu’ils avaient eus depuis le jour où il avait participé à son étrange jeu d’énigmes à Hurlevent, il l’avait considérée comme une menace, et elle, sans doute pas comme un ami. Mais cette annonce l’avait obligé à se rendre à l’évidence : Mademoiselle J. n’avait rien à voir avec Mauvais Présage. Elle n’avait jamais été près de l’égorger dans son sommeil, ni lui, ni aucun de ceux qui lui étaient chers. Et à présent, elle ne risquait plus jamais de lui causer le moindre tort ; elle ne rattraperait jamais celui que lui, il lui avait causé.
“Même si je t’expliquais, reprit-il, tu ne comprendrais pas.
- Peu importe, Kaeril, répondit-elle d’un ton qu’elle voulut indifférent, mais dans lequel il décela sans peine l’amertume. Peu importe. Tu ne sortiras plus d’ici. Tes actes irréfléchis menacent nos relations avec le peuple humain et l’intégrité de l’Alliance elle-même.
- Tu ne crois pas que tu exagères un peu ?”
Il lui sembla qu’il pouvait accepter beaucoup de reproches, surtout venant de Risalyn. Mais pas celui d’avoir trahi son peuple et leur cause.
“Qui a décidé que je devais être enfermé ?” ajouta-t-il.
Il était invraisemblable que Tyrande Murmevent en personne se soit penchée sur son cas. Il y avait forcément eu quelqu’un d’autre, quelqu’un de plus facile à deviner et à prévoir…
“Quelqu’un qui croit encore que tu peux retrouver la voie qui est la tienne, répondit Risalyn. Il est sans doute le seul.”
Le prêtre fronça les sourcils.
“Père ?
- Si tu l’avais écouté plus souvent, nous n’en serions pas là. Je regrette, Kaeril. Je ne peux plus rien pour toi tant que tu n’auras pas accepté ton véritable Destin et ce que tu es.”
L’affaire lui plaisait de moins en moins. Risalyn l’avait si souvent soutenu lorsqu’il avait douté de lui en tant que druide… Cela ne lui ressemblait pas. Il y avait forcément autre chose.
“Ça te va bien de me dire ça, lui lança-t-il, toi qui voulais devenir Sentinelle et qui te retrouve ici à devoir me surveiller.”
Elle le toisa d’un air si menaçant que, l’espace d’un instant, Kaeril crut qu’elle allait bondir au-dessus du vide, sauter sur sa cage, et venir lui lacérer les bras à travers les barreaux.
“Je n’ai pas demandé à être ici, figure-toi !”
Risalyn fit volte-face et resta un moment immobile, lui tournant le dos. Son coeur vacilla un instant. Tout de même, elle n’allait pas… Mais si. Elle pleurait. Kaeril Brisechêne en fut bouleversé malgré lui. C’était la première fois qu’il la voyait aussi furieuse et désemparée tout à la fois. Il la regarda faire un pas, puis un autre, avant de s’éloigner en direction des galeries tortueuses du refuge souterrain. Au moment où elle allait disparaître pour tourner dans une allée sans lumière et quitter sa vue, elle marqua un arrêt.
“Cette Gardienne, la jeune Snowhisper. Tu ne la reverras jamais.”
En un millénaire entier, Kaeril ne s'était pas vraiment fait d'amis parmi les druides de la Serre qui avaient été élevés et formés en même temps que lui. Ni d'ennemis, d'ailleurs. Son incompétence chronique avait fini par susciter le rire, l’agacement souvent, puis le désintérêt et enfin l'indifférence générale. Alors quand le jour était finalement venu de prendre l'envol pour la première fois, le jour où il dompterait l'aspect du corbeau, quelques confrères étaient venus. Mais le kaldorei savaient que s'ils étaient là, en bas de l'arbre en train de l'observer attentivement, c'était davantage par respect des rites et des traditions que par amitié. Le corbeau était leur emblème, leur plus grande force, et ils en avaient fait leur raison d'être ce qu'ils étaient. Par conséquent, maîtriser son aspect était un des plus grands accomplissements qui soient. Tous se devaient d’être là pour l'avènement formel d’un nouveau druide accompli au sein de leurs rangs.
Kaeril s'était préparé pendant vingt ans exclusivement en vue de ce jour-là. Il portait sa tenue d’adepte, qui comportait des épaulières en cuir bouilli doublées d’un renforcement de plumes noires, une robe sans manches finement décorée aux couleurs de la Serre -le marron et la fougère-, et des gants assez fins pour ne pas gêner ses mouvements ; ses pieds, en revanche, demeuraient nus, afin de rester en contact avec l’écorce comme le voulait l’usage. Il se sentait tendu et nerveux, debout sur le rebord de la branche d’où il allait sauter, puis laisser sa peau et son esprit glisser jusqu’à s’élever, haut dans les airs. Au fond de lui, la lucidité lui criait également que parmi ceux venus l’observer, il ne s’en trouverait peut-être aucun pour lui porter secours s'il venait à s'écraser après soixante pieds de chute. Kaeril soupçonnait même que certains avaient parié là-dessus. Tout ce qu’il devait faire, c’était leur donner tort.
Il porta le regard droit et loin devant lui. Orneval était une mer d’arbres, où l’on voyait ça et là des pins tordus se dresser sur les flancs de collines pierreuses. Depuis les hauteurs, il pouvait distinguer très nettement la forêt qui s’étendait à perte de vue. Le crépuscule reflétait quelques derniers éclats de lumière à travers les branches, et il pouvait voir le soleil, immense et intimidant, se coucher au-delà de l’horizon, là où il n’allait jamais. Le kaldorei fit encore un pas en avant, le dernier. Puis il prit une profonde inspiration.
Il lui sembla, au moment où ses pieds quittèrent le sol, entendre un moineau s’échapper à tire-d’aile depuis une branche voisine. Il ne l’avait pas remarqué avant d’avoir sauté. Il n’avait rien remarqué, rien vu du tout. Lorsque son esprit entra en transe pour capter ceux des créatures environnantes, rien ne lui fit écho. Il ne perdit pas sa concentration, et pourtant, ni les plumes ni les ailes n’arrivaient, tandis que le jeune druide chutait tête la première vers une mort certaine. Il pouvait sentir l’odeur citronnée des aiguilles des sapins, si agréable, celle des champignons bruns qui poussaient sur les branches, plus particulière ; celle de sa propre sueur, de la peur qui parcourait sa peau et qu’il refusait d’analyser. Tant et si bien qu’au moment où son crâne vint heurter le sol de mousse et de jeunes pousses, il réalisa qu’il n’avait pas encore focalisé son attention sur le plus essentiel : la vie animale autour de lui, sur laquelle il devait s’accrocher. Les écureuils, les cerfs, les belettes, jusqu’aux insectes qui rampaient sur les troncs et dans les terriers, tout ce qu’il aurait dû entendre, voir et ressentir, et qu’il avait négligé. Seule la vie appelait la vie, rien n’était possible si l’on se croyait seul dans la Nature. Kaeril Brisechêne avait commis l’erreur de se croire seul dans cette épreuve, et cette erreur, l’elfe de la nuit la paierait de sa vie.
L’impact lui fit ouvrir les yeux. Haletant, il tendit une main tremblante loin devant lui, puis se redressa péniblement. Il resta ainsi de longues minutes, les yeux rivés sur le sol métallique de sa cage, la vue à moitié cachée par ses cheveux pourpres et sales tombant en chaos sur son front, inspirant à pleins poumons l’air lourd et humide, tâchant d’oublier son odeur de renfermé et de moisi. Il chassa le souvenir qui avait hanté ses rêves une fois de plus.
Kaeril ignorait combien de jours étaient passés depuis qu'il était à nouveau enfermé. Une nouvelle fois, la lumière du soleil ne parvenait pas jusqu'à l'endroit où il se trouvait. C'était aussi normal pour un refuge des saisons enfoncé sous les racines d'un chêne que ça l'avait été pour une cellule dans les geôles de Hurlevent. L'elfe avait arrêté d'essayer de tordre les barreaux de sa cage. Elle ne s'ouvrirait pas. Il avait aussi cessé de se balancer d'un côté et de l'autre lorsqu'il avait compris que s'il réussissait à la détacher, elle irait s'écraser une centaine de pieds en contrebas, et lui avec. “Assez de mauvaises chutes pour le restant de mes jours”, avait-il décidé, tout en esquissant un sourire à l’ironie de la situation.
Alors il avait attendu. Dormi, beaucoup. Étrangement, le sommeil lui venait plus aisément dans une telle situation : les souvenirs étaient le moyen d’évasion le moins coûteux et le moins risqué, et il n'y avait personne d'autre à surveiller que lui-même. Hurlevent n'était plus un problème. Thêmys et Lendrith Recellson avaient selon toute vraisemblance quitté la ville. Rislon Milloin et Alieg s'en sortaient certainement mieux sans lui. Quant à Neaniel... Aussi vrai qu'il aurait voulu être avec elle, Neaniel Snowhisper n'avait besoin de personne pour savoir quoi faire en cas de danger.
Deux mètres en contrebas, depuis le rebord du précipice, Risalyn Enyee observait le prêtre dans ses errements, une main apitoyée posée sur le front.
“Vraiment, lança la Gardienne, tu devrais t’habituer à dormir normalement. Tu vas en passer, des nuits ici, tu peux me croire.”
Kaeril se tourna vers elle. Sa natte bleutée était dissimulée sous le casque et l’armure de plaques, et de son visage malicieux, il ne put entrevoir que des yeux sombres sous une visière à moitié abaissée.
Risalyn avait des raisons de lui en vouloir. Les deux elfes avaient été amis dans leur enfance ; c’était un temps si lointain que Kaeril avait l’impression qu’il avait appartenu à un autre monde, à un autre homme. Un temps où leur monde était tellement moins grand et plus simple à comprendre : il était druide, elle était Sentinelle, et ils étaient tous deux rejetés dans leur ordre respectif. Chacun trouvait en l’autre la voix qui écoute, la main tendue dans les instants de désespoir, toutes ces nuits où même le temps paraissait long aux Enfants des Étoiles. Il avait été son confident le plus intime, et plus d’une fois il s’était pris à penser qu’elle l’était aussi pour lui. Il n’avait jamais éprouvé pour elle rien d’autre qu’une amitié sincère. L’inverse était moins évident : certains regards ne trompent pas... Kaeril regrettait un peu ce temps insouciant où il était parfaitement possible de s’accommoder d’une telle situation. Et puis, il y avait eu l’accident… le druide avait passé l’essentiel de la guerre à se remettre de la blessure. Puis il était devenu prêtre d’Élune, avait rejoint le nouveau continent à l’Est où vivaient ces humains si étranges et depuis, un abîme de peuples, de cultures et d’aventures impensables s’était ouvert entre eux.
“Pourquoi suis-je enfermé ?
- Parce que tu es devenu un danger pour toi-même et pour nous tous. As-tu la moindre idée de la dernière fois que tu as envoyé un rapport aux Soeurs d’Élune ?
- Onze mois, à quelques jours près, répondit Kaeril après un court instant de réflexion. Les grandes prêtresses sont-elles pressées de savoir si j’ai accompli ma mission ?
- Tout le monde était inquiet. Personne ne savait plus où tu étais, et voilà qu’on apprend que tu as été arrêté à Hurlevent ! Enfermé pendant sept jours en geôles pour agression !”
Kaeril força une grimace désappointée. Apparemment, les nouvelles même les plus insignifiantes couraient jusqu’ici.
“La Déesse me l’imposait. Je devais savoir la vérité, à n’importe quel prix.
- Mais quelle vérité, Kaeril !? tança la Gardienne sur un ton furieux. Tu as frappé des innocents, tu as menacé des pires souffrances à tours de bras. Une jeune humaine innocente est morte par ta faute ! Dans quel monde crois-tu qu’Élune approuverait un tel comportement ?
- Je n’ai pas tué Mademoiselle J., Risa. Je ne suis pour rien là-dedans.”
Il baissa piteusement la tête. La nouvelle de sa mort ne l’avait pas particulièrement affecté. Après les échanges houleux qu’ils avaient eus depuis le jour où il avait participé à son étrange jeu d’énigmes à Hurlevent, il l’avait considérée comme une menace, et elle, sans doute pas comme un ami. Mais cette annonce l’avait obligé à se rendre à l’évidence : Mademoiselle J. n’avait rien à voir avec Mauvais Présage. Elle n’avait jamais été près de l’égorger dans son sommeil, ni lui, ni aucun de ceux qui lui étaient chers. Et à présent, elle ne risquait plus jamais de lui causer le moindre tort ; elle ne rattraperait jamais celui que lui, il lui avait causé.
“Même si je t’expliquais, reprit-il, tu ne comprendrais pas.
- Peu importe, Kaeril, répondit-elle d’un ton qu’elle voulut indifférent, mais dans lequel il décela sans peine l’amertume. Peu importe. Tu ne sortiras plus d’ici. Tes actes irréfléchis menacent nos relations avec le peuple humain et l’intégrité de l’Alliance elle-même.
- Tu ne crois pas que tu exagères un peu ?”
Il lui sembla qu’il pouvait accepter beaucoup de reproches, surtout venant de Risalyn. Mais pas celui d’avoir trahi son peuple et leur cause.
“Qui a décidé que je devais être enfermé ?” ajouta-t-il.
Il était invraisemblable que Tyrande Murmevent en personne se soit penchée sur son cas. Il y avait forcément eu quelqu’un d’autre, quelqu’un de plus facile à deviner et à prévoir…
“Quelqu’un qui croit encore que tu peux retrouver la voie qui est la tienne, répondit Risalyn. Il est sans doute le seul.”
Le prêtre fronça les sourcils.
“Père ?
- Si tu l’avais écouté plus souvent, nous n’en serions pas là. Je regrette, Kaeril. Je ne peux plus rien pour toi tant que tu n’auras pas accepté ton véritable Destin et ce que tu es.”
L’affaire lui plaisait de moins en moins. Risalyn l’avait si souvent soutenu lorsqu’il avait douté de lui en tant que druide… Cela ne lui ressemblait pas. Il y avait forcément autre chose.
“Ça te va bien de me dire ça, lui lança-t-il, toi qui voulais devenir Sentinelle et qui te retrouve ici à devoir me surveiller.”
Elle le toisa d’un air si menaçant que, l’espace d’un instant, Kaeril crut qu’elle allait bondir au-dessus du vide, sauter sur sa cage, et venir lui lacérer les bras à travers les barreaux.
“Je n’ai pas demandé à être ici, figure-toi !”
Risalyn fit volte-face et resta un moment immobile, lui tournant le dos. Son coeur vacilla un instant. Tout de même, elle n’allait pas… Mais si. Elle pleurait. Kaeril Brisechêne en fut bouleversé malgré lui. C’était la première fois qu’il la voyait aussi furieuse et désemparée tout à la fois. Il la regarda faire un pas, puis un autre, avant de s’éloigner en direction des galeries tortueuses du refuge souterrain. Au moment où elle allait disparaître pour tourner dans une allée sans lumière et quitter sa vue, elle marqua un arrêt.
“Cette Gardienne, la jeune Snowhisper. Tu ne la reverras jamais.”
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