Des sourires et des monstres
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Des sourires et des monstres
--- (Tranches de mauvaise vie) ---
« Je veux du vin. »
Il entre en fanfare. Referme la porte pour étouffer ce que dit la ville, dehors. Ce qu'elle raconte ne l'intéresse pas : ne l'intéresse plus, pour le moment.
Il est rentré. Il est chez lui.
Il se choisit le plus vaste des fauteuils.
Un gros et grand : avec des accotoirs de velours et une assise profonde.
Rouge comme du vin renversé.
Il s'y calfeutre, jette une jambe par-dessus la manchette et d'une main agrippe le dossier. Sa tête se renverse aussi. Ses cheveux cascadent.
Comme une flamme dans l'eau. Comme du sang dans l'eau.
Il sourit. C'est chez lui.
« Du vin », répète-t-il : et on lui obéit.
Une main lui porte un calice évasé, verse dedans un alcool aussi rouge que le fauteuil.
Il fait mine de ne pas voir les légères brèches qui gâchent le rebord de cristal. Se saisit du verre : il boit.
Une première grande goulée, pour goûter.
Son oreille distraite capte les craquements légers du bois tout autour, les soupirs tamisés de la bâtisse ; et les secondes égrenées en haut par quelque vieille horloge à pendule ; et la respiration retenue de celle qui l'a servi, juste derrière.
« Asseyez-vous, Lilianne ! Buvez avec moi ! Ce soir c'est fête, et le vin est bon. »
C'est la vérité : un bon vin, qui lui brûle les lèvres et les dents comme un feu parfumé.
Il l'embrase de la gorge jusqu'au ventre.
Elle s'assoit.
Lentement.
Face à lui, sur une chaise bien plus sobre, bien plus humble et bien plus austère. Assise, elle a les pieds joints : plus martiale que docile.
Ses mains se croisent sur son giron, et elle le regarde.
Plus haute. Plus large. Plus solide.
Sa mâchoire est serrée et ses lèvres font un pli sévère. Sur son armure, l'oeil des bougies luit et vacille.
L'épée est au fourreau.
« Que fêtons-nous, Monsieur ? »
« Une nomination. »
Il savoure son vin et son effet. Elle ne dit mot.
« La mienne, Lilianne ! Professeur. Je vais être professeur. Vous rendez-vous compte ! Moi, enseigner ? C'est une revanche, et c'est à la revanche que je bois ! »
« Oui, émet-elle humblement. Je sais à quel point la vengeance a de l'attrait, pour Monsieur. »
Le propos le crispe, ici. Il grimace. Elle sourit.
« Je n'ai pas très soif, Monsieur. »
« Alors je boirai pour deux. » Son enthousiasme se perd : devient marmonnant. Se fait justification. « Des années d'incompréhension et de persécution. Des années de douleur et de rancoeur. Ceci n'est pas qu'une vengeance, Lilianne : c'est une consécration. L'ironie est délicieuse et je compte en profiter : pour le peu qu'il me reste. »
Elle clôt les paupières, un court instant. Dans le silence, son soupir se fait ténu. Résolu. Lui, il fronce la paupière et sépare le verre de ses lèvres ; quelque chose, dans l'air ambiant, a changé, a glissé.
« C'est dommage, Monsieur. »
La demeure grince. Sur les chandeliers, la cire tombe à gouttes lourdes. Epais lait blanc.
Les flammes oscillent.
« Dommage, comment ça ? »
Avec un autre soupir et face à lui, elle se lève ; dans ses yeux, il lit de la pitié, de la résolution, et peut-être un rien de soulagement. Les siens se voilent de perplexité, de méfiance.
« Dommage d'avoir attendu tout ce temps pour être en paix avec vous-même, Monsieur. »
Alors, sans un bruit – pas même celui de l'acier glissant dans sa gaine – elle range son épée. Il a le temps d'apercevoir le fer aiguisé, la pointe sèche, les deux tranchants que rien n'ébrèche.
Et le sang noir, partout dessus.
Il hoquette.
Ses mains viennent pour la saisir. Se ravisent et se pressent sur sa propre poitrine, où le tissu de sombre s'imbibe.
L'ichor dégorgé, sur ses mains, tombe à grands bouillons. Le verre est lâché. Se brise au sol. Etale du rouge sur les tapis.
Sans bruit.
A l'étage, une horloge sonne dix coups.
A l'étage, l'horloge sonne dix coups.
Il prend une longue, longue, longue goulée d'air puis cille furieusement : il a le vertige, ou tout comme.
La pièce tangue.
Il se découvre assis dans le fauteuil. La jambe toujours jetée sur l'accoudoir. Le verre de vin toujours en main. La bouche ouverte et l'oeil écarquillé, sonné.
Personne en face, sur le siège vide.
Son premier réflexe est de palper sa poitrine, son cœur, par-dessus la riche étoffe dont il est vêtu ; rien n'a frappé ici, aucun fer pour le percer.
Il est indemne.
Il tend l'oreille, encore.
Le pas de Lilianne, métallique, si reconnaissable, résonne ailleurs. Dans d'autres quartiers. Elle a du partir après lui avoir servi le vin.
Ah, oui. Le vin.
Il porte le verre à ses lèvres, pour goûter. Puis grimace.
Ce n'est pas du tout un bon vin. L'alcool a un désagréable arrière-goût de cendres, de fumée et de poussière ; de dents broyées jusqu'à la pulpe ; de cuivre et de fer. Le vin de Monsieur Burchard.
Alors, à cet instant seulement, il s'autorise à faiblement sourire.
« C'est mieux ainsi, murmure-t-il, reprenant une gorgée de la liqueur infâme qu'il compte bien boire jusqu'au bout, jusqu'à la lie. C'est bien mieux ainsi. »
Il entre en fanfare. Referme la porte pour étouffer ce que dit la ville, dehors. Ce qu'elle raconte ne l'intéresse pas : ne l'intéresse plus, pour le moment.
Il est rentré. Il est chez lui.
Il se choisit le plus vaste des fauteuils.
Un gros et grand : avec des accotoirs de velours et une assise profonde.
Rouge comme du vin renversé.
Il s'y calfeutre, jette une jambe par-dessus la manchette et d'une main agrippe le dossier. Sa tête se renverse aussi. Ses cheveux cascadent.
Comme une flamme dans l'eau. Comme du sang dans l'eau.
Il sourit. C'est chez lui.
« Du vin », répète-t-il : et on lui obéit.
Une main lui porte un calice évasé, verse dedans un alcool aussi rouge que le fauteuil.
Il fait mine de ne pas voir les légères brèches qui gâchent le rebord de cristal. Se saisit du verre : il boit.
Une première grande goulée, pour goûter.
Son oreille distraite capte les craquements légers du bois tout autour, les soupirs tamisés de la bâtisse ; et les secondes égrenées en haut par quelque vieille horloge à pendule ; et la respiration retenue de celle qui l'a servi, juste derrière.
« Asseyez-vous, Lilianne ! Buvez avec moi ! Ce soir c'est fête, et le vin est bon. »
C'est la vérité : un bon vin, qui lui brûle les lèvres et les dents comme un feu parfumé.
Il l'embrase de la gorge jusqu'au ventre.
Elle s'assoit.
Lentement.
Face à lui, sur une chaise bien plus sobre, bien plus humble et bien plus austère. Assise, elle a les pieds joints : plus martiale que docile.
Ses mains se croisent sur son giron, et elle le regarde.
Plus haute. Plus large. Plus solide.
Sa mâchoire est serrée et ses lèvres font un pli sévère. Sur son armure, l'oeil des bougies luit et vacille.
L'épée est au fourreau.
« Que fêtons-nous, Monsieur ? »
« Une nomination. »
Il savoure son vin et son effet. Elle ne dit mot.
« La mienne, Lilianne ! Professeur. Je vais être professeur. Vous rendez-vous compte ! Moi, enseigner ? C'est une revanche, et c'est à la revanche que je bois ! »
« Oui, émet-elle humblement. Je sais à quel point la vengeance a de l'attrait, pour Monsieur. »
Le propos le crispe, ici. Il grimace. Elle sourit.
« Je n'ai pas très soif, Monsieur. »
« Alors je boirai pour deux. » Son enthousiasme se perd : devient marmonnant. Se fait justification. « Des années d'incompréhension et de persécution. Des années de douleur et de rancoeur. Ceci n'est pas qu'une vengeance, Lilianne : c'est une consécration. L'ironie est délicieuse et je compte en profiter : pour le peu qu'il me reste. »
Elle clôt les paupières, un court instant. Dans le silence, son soupir se fait ténu. Résolu. Lui, il fronce la paupière et sépare le verre de ses lèvres ; quelque chose, dans l'air ambiant, a changé, a glissé.
« C'est dommage, Monsieur. »
La demeure grince. Sur les chandeliers, la cire tombe à gouttes lourdes. Epais lait blanc.
Les flammes oscillent.
« Dommage, comment ça ? »
Avec un autre soupir et face à lui, elle se lève ; dans ses yeux, il lit de la pitié, de la résolution, et peut-être un rien de soulagement. Les siens se voilent de perplexité, de méfiance.
« Dommage d'avoir attendu tout ce temps pour être en paix avec vous-même, Monsieur. »
Alors, sans un bruit – pas même celui de l'acier glissant dans sa gaine – elle range son épée. Il a le temps d'apercevoir le fer aiguisé, la pointe sèche, les deux tranchants que rien n'ébrèche.
Et le sang noir, partout dessus.
Il hoquette.
Ses mains viennent pour la saisir. Se ravisent et se pressent sur sa propre poitrine, où le tissu de sombre s'imbibe.
L'ichor dégorgé, sur ses mains, tombe à grands bouillons. Le verre est lâché. Se brise au sol. Etale du rouge sur les tapis.
Sans bruit.
A l'étage, une horloge sonne dix coups.
A l'étage, l'horloge sonne dix coups.
Il prend une longue, longue, longue goulée d'air puis cille furieusement : il a le vertige, ou tout comme.
La pièce tangue.
Il se découvre assis dans le fauteuil. La jambe toujours jetée sur l'accoudoir. Le verre de vin toujours en main. La bouche ouverte et l'oeil écarquillé, sonné.
Personne en face, sur le siège vide.
Son premier réflexe est de palper sa poitrine, son cœur, par-dessus la riche étoffe dont il est vêtu ; rien n'a frappé ici, aucun fer pour le percer.
Il est indemne.
Il tend l'oreille, encore.
Le pas de Lilianne, métallique, si reconnaissable, résonne ailleurs. Dans d'autres quartiers. Elle a du partir après lui avoir servi le vin.
Ah, oui. Le vin.
Il porte le verre à ses lèvres, pour goûter. Puis grimace.
Ce n'est pas du tout un bon vin. L'alcool a un désagréable arrière-goût de cendres, de fumée et de poussière ; de dents broyées jusqu'à la pulpe ; de cuivre et de fer. Le vin de Monsieur Burchard.
Alors, à cet instant seulement, il s'autorise à faiblement sourire.
« C'est mieux ainsi, murmure-t-il, reprenant une gorgée de la liqueur infâme qu'il compte bien boire jusqu'au bout, jusqu'à la lie. C'est bien mieux ainsi. »
Thilius
Re: Des sourires et des monstres
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Les montagnes d'Alterac dressées sous un ciel bleu et nu. Il a toujours aimé ce long paysage, cette grande musique de cols et de sommets blancs ; le blanc surtout, c'est ce qu'il aime. La neige brillant là où la roche culmine. Blanche, blanche, blanche. Comme un sourire à l'envers.
Les fenêtres de la demeure sont toutes grandes ouvertes et la lumière – la lumière blanche du grand jour, du ciel pur – entre à flots. Il y a un vent léger qui soulève les rideaux vaporeux. Comme des jupons de femme. Gonflés et ondulants sous la main invisible qui les secoue.
Toute la famille est là. Le couvert a été dressé.
Les invités se font attendre.
Il y a sa mère. Elle est assise dans le coin, dans le fauteuil à bascule. Sa tête est levée : elle sourit. A elle-même, à tout, à rien. Elle a l'air heureuse. Ses mains sont posées sur son ventre, très rond, rond comme une lune cachée sous la robe tendue. Ses mains caressent, parfois. Avec une grande délicatesse et une grande douceur. Il y a des rides sur son front, des rides sur ses joues et des rides sous ses yeux vides ; et ses bras sont maigres ; et ses mains, un peu osseuses ; mais elle est encore belle, sa mère, belle d'être mère.
Il y a sa sœur. Elle va et vient comme une abeille empressée. Elle a posé la grande nappe blanche, elle a essuyé elle-même la porcelaine des assiettes et elle a mené les plats fumants. Ses yeux demeurent baissés mais, parfois, sous la frange des cils, ils lui jettent un éclair qu'il fait mine de ne pas voir.
Et il y a son père.
Son père est un homme grand aux dents très blanches – blanches comme la neige au sommet des montagnes. Il a de longues mains, et il rit comme on aboie. Il a mit un veston noir, très élégant, avec des boutons de manchette dorés. Il veut faire riche, son père, et son père présente bien ; il donne le change, facile.
Il l'admire, son père. Il le craint, son père.
Il lui sourit, son père, quand il lui réajuste le col et quand il lisse sa chemise aux épaules.
« Soyez sage, mon garçon. »
Et il est sage, oui. Il ne lève pas le menton. Silencieux et bien mis, il obéit. Il ne faudrait pas décevoir.
Les invités sont là, soudain.
Ils se ressemblent tous.
Silhouettes grises, anonymes, avec des sourires pâles. Leurs mots font de la fumée quand ils sortent de leur bouche : cendreux et insipides.
Dans le coin, sa mère oscille sur son fauteuil.
« Versez le vin, mon garçon ! » Et c'est ce qu'il fait. Il distribue des coupes de cristal remplies d'un vin très sombre ; le cristal est ébréché et ses doigts sont pleins de poussière, mais nul ne semble s'en offenser, ou le remarquer.
Près de la table, sa sœur découpe la viande.
A gestes lents. Très lents, très méticuleux.
La viande est noire. Elle craque sous la lame du couteau. Le jus qui s'en déverse est très rouge. Plus rouge que le vin.
Plus odorant, aussi.
C'est peut-être le spectacle de cette viande racornie qui cède comme une carapace d'insecte sous les efforts patients de sa sœur. C'est peut-être cette effervescence factice, tous ces gens inconnus qui se pressent partout et parlent de choses qu'il ne comprend pas. C'est peut-être sa mère tassée dans le coin, seule dans son monde, qui presse entre ses mains son ventre gonflé en lui murmurant des berceuses ; ce sont peut-être les veines saillantes qui courent entre ses doigts, comme de petits et noirs serpents.
Il étouffe. Veut de l'air, oppressé.
Son père n'est pas loin. Il cherche à l'appeler. Sa voix est si sourde qu'elle se perd dans le fracas des rires et des verres qui s'entrechoquent, et ses efforts sont repoussés par une marée de corps gris. Il lutte, pourtant ; un peu. Il veut dire à son père que quelque chose ne va pas ; qu'il y a quelque chose qui respire et qu'il l'entend dans les murs, là, tout près. Qu'il l'entend palpiter. Qu'il l'entend sinuer.
Son père n'entend pas.
Il fait plus sombre, d'un coup.
Pourtant, le ciel est toujours d'un beau bleu uni ; et la lumière entre toujours par les fenêtres à grands coups de couteau doré. On a allumé des cierges et des candélabres. On : sa sœur, sûrement, car il voit sa silhouette disparaître au détour d'un couloir, furtive : une ombre qui s'envole. Celles que les flammes étirent sur les murs sont de plus en plus noires.
Respirer devient difficile. Il regarde autour de lui. Songe à se cacher sous les pans de la longue nappe, à la table auquel aucun convive ne s'est assis – et pourtant la viande est rongée, rognée, le festin bien entamé par il ne sait quelle bouche invisible. Il a peur. La voix de son père s'élève au-dessus de la foule, mélodieuse : galvanisée. D'autres rires le frappent. Il recule en titubant.
Vers sa mère, silencieuse.
Il se recroqueville à ses pieds. Contre la cuisse de sa mère, sa joue se pose. Elle ne baisse pas les yeux vers lui, mais elle ne murmure plus non plus ; n'a pas cessé de sourire et – il le voit maintenant – ses mains vieillies et tordues sont crispées sur son ventre. Ce ventre qu'il voit palpiter comme les murs palpitent : comme une membrane. Pour un peu, il pourrait presque deviner la forme lovée à l'intérieur.
Une nouvelle fois, il frissonne ; l'angoisse lui serre la gorge et le cœur. Il veut trouver la force de parler. Ouvre la bouche. Inspire.
Mais les mots qui sonnent soudain, ces mots vibrant de crainte, étouffés, ne jaillissent pas de ses lèvres.
« Maman, ne le laisse pas entrer. »
Il ôte du ventre de sa mère sa propre main, avec un sursaut.
Tout le monde le regarde.
Il y a les invités, désapprobateurs pour certains, moqueurs pour tous les autres.
Il y a sa sœur, au milieu de la foule grise. Sa lèvre est levée sur un rictus. Sa main, fermée sur le couteau. Rouge.
Il y a sa mère. Qui le regarde sans le voir. Qui lui sourit en griffant son ventre. Le fauteuil grince.
Et il y a son père.
Son père est immense, soudain. Il lui sourit d'un sourire large et crispé. Ce sourire. Ses yeux sont durs, mais il y a au fond d'eux une étincelle qui, plus que tout le reste, l'emplit de terreur.
« Soyez sage, mon garçon. Soyez bien sage. »
Il veut fuir ; se cogne contre le mur derrière. Son père est penché sur lui. Il l'étouffe. Il l'écrase. Son visage, son sourire emplissent tout l'espace. Contre le poids de son père – le poids d'une montagne – il se débat et halète. Cherche à fermer les yeux. Cherche à hurler. Il sent le corps de son père faire basculer le sien ; et le monde entier bascule avec eux.
« Maman, ne le laisse pas entrer. »
Il hurle.
Il hurle, et il hurle encore après avoir ouvert les yeux, parce que les draps dévastés par ses gestes furieux lui couvrent la tête, et parce qu'il ne voit rien. De l'étoffe est entrée dans sa bouche. Il la mord, comme un animal. Le drap l'étouffe.
Affolé, terrifié, il gronde et sanglote et rue des quatre fers.
Une autre main s'en mêle, enfin. On lui attrape l'épaule, on tire fermement le drap, on le maintient pour mieux le dégager. Une voix s'élève.
« Sieur Linessa. Sieur Linessa, calmez-vous. »
Le drap arraché, une silhouette apparaît, penchée sur lui ; la lumière oscillante des chandelles joue sur ses traits informes, sa face laide, ses yeux très bleus. Monsieur Burchard.
Il ne reconnaît pas le mage tout de suite. Croit voir un autre visage, un visage autrement plus souriant ; et il glapit à nouveau. Frappe. Ses griffes cinglent ; un de ses ongles cède sur le coup, et la douleur vive fait encore grimper sa panique d'un autre cran.
Blessé, le mage s'interrompt, se crispe. Ne cherche plus à le maintenir bien qu'une main demeure tendue vers lui ; agenouillé sur les draps, prudent, il le regarde reculer précipitamment jusqu'à se tasser contre la tête du lit et y demeurer lové, tremblant, l'oeil écarquillé.
Mais Monsieur Burchard ne se démonte pas pour autant. Monsieur Burchard a l'habitude.
« Nous sommes le dix-huitième jour de ce mois, Sieur Linessa, il est trois heures du matin passées de vingt minutes. Vous êtes dans votre chambre à Hurlevent. Hier soir, nous avons dîné de soupe et de bœuf rôti, puis nous avons joué aux échecs jusqu'à ce qu'il se fasse tard. Vous avez perdu deux fois et pour vous venger, vous m'avez lancé l'échiquier à la figure. »
Et le monologue se poursuit, ennuyeux, morne, à mesure que la respiration du felmage s'apaise, que la terreur quitte ses yeux et qu'aux tremblements de ses membres succède une lassitude profonde, étourdissante. A la voix du mage, aux détails sans intérêt qu'il énumère patiemment, Thilius se raccroche. Ils sont autant d'ancres au réel. De fanaux contre les ombres du sommeil. Des piliers inébranlables.
Monsieur Burchard finit par s'interrompre quand Thilius, ayant rampé vers lui, cherche en silence le soutien de ses bras. Il acquiesce, fermant l'étreinte mais pas les paupières : veillant sans questionner et sans commenter. Prêt à rassembler ses forces pour une nuit longue et éprouvante.
Ce qu'elle sera. Ils le savent très bien tous deux.
Les fenêtres de la demeure sont toutes grandes ouvertes et la lumière – la lumière blanche du grand jour, du ciel pur – entre à flots. Il y a un vent léger qui soulève les rideaux vaporeux. Comme des jupons de femme. Gonflés et ondulants sous la main invisible qui les secoue.
Toute la famille est là. Le couvert a été dressé.
Les invités se font attendre.
Il y a sa mère. Elle est assise dans le coin, dans le fauteuil à bascule. Sa tête est levée : elle sourit. A elle-même, à tout, à rien. Elle a l'air heureuse. Ses mains sont posées sur son ventre, très rond, rond comme une lune cachée sous la robe tendue. Ses mains caressent, parfois. Avec une grande délicatesse et une grande douceur. Il y a des rides sur son front, des rides sur ses joues et des rides sous ses yeux vides ; et ses bras sont maigres ; et ses mains, un peu osseuses ; mais elle est encore belle, sa mère, belle d'être mère.
Il y a sa sœur. Elle va et vient comme une abeille empressée. Elle a posé la grande nappe blanche, elle a essuyé elle-même la porcelaine des assiettes et elle a mené les plats fumants. Ses yeux demeurent baissés mais, parfois, sous la frange des cils, ils lui jettent un éclair qu'il fait mine de ne pas voir.
Et il y a son père.
Son père est un homme grand aux dents très blanches – blanches comme la neige au sommet des montagnes. Il a de longues mains, et il rit comme on aboie. Il a mit un veston noir, très élégant, avec des boutons de manchette dorés. Il veut faire riche, son père, et son père présente bien ; il donne le change, facile.
Il l'admire, son père. Il le craint, son père.
Il lui sourit, son père, quand il lui réajuste le col et quand il lisse sa chemise aux épaules.
« Soyez sage, mon garçon. »
Et il est sage, oui. Il ne lève pas le menton. Silencieux et bien mis, il obéit. Il ne faudrait pas décevoir.
Les invités sont là, soudain.
Ils se ressemblent tous.
Silhouettes grises, anonymes, avec des sourires pâles. Leurs mots font de la fumée quand ils sortent de leur bouche : cendreux et insipides.
Dans le coin, sa mère oscille sur son fauteuil.
« Versez le vin, mon garçon ! » Et c'est ce qu'il fait. Il distribue des coupes de cristal remplies d'un vin très sombre ; le cristal est ébréché et ses doigts sont pleins de poussière, mais nul ne semble s'en offenser, ou le remarquer.
Près de la table, sa sœur découpe la viande.
A gestes lents. Très lents, très méticuleux.
La viande est noire. Elle craque sous la lame du couteau. Le jus qui s'en déverse est très rouge. Plus rouge que le vin.
Plus odorant, aussi.
C'est peut-être le spectacle de cette viande racornie qui cède comme une carapace d'insecte sous les efforts patients de sa sœur. C'est peut-être cette effervescence factice, tous ces gens inconnus qui se pressent partout et parlent de choses qu'il ne comprend pas. C'est peut-être sa mère tassée dans le coin, seule dans son monde, qui presse entre ses mains son ventre gonflé en lui murmurant des berceuses ; ce sont peut-être les veines saillantes qui courent entre ses doigts, comme de petits et noirs serpents.
Il étouffe. Veut de l'air, oppressé.
Son père n'est pas loin. Il cherche à l'appeler. Sa voix est si sourde qu'elle se perd dans le fracas des rires et des verres qui s'entrechoquent, et ses efforts sont repoussés par une marée de corps gris. Il lutte, pourtant ; un peu. Il veut dire à son père que quelque chose ne va pas ; qu'il y a quelque chose qui respire et qu'il l'entend dans les murs, là, tout près. Qu'il l'entend palpiter. Qu'il l'entend sinuer.
Son père n'entend pas.
Il fait plus sombre, d'un coup.
Pourtant, le ciel est toujours d'un beau bleu uni ; et la lumière entre toujours par les fenêtres à grands coups de couteau doré. On a allumé des cierges et des candélabres. On : sa sœur, sûrement, car il voit sa silhouette disparaître au détour d'un couloir, furtive : une ombre qui s'envole. Celles que les flammes étirent sur les murs sont de plus en plus noires.
Respirer devient difficile. Il regarde autour de lui. Songe à se cacher sous les pans de la longue nappe, à la table auquel aucun convive ne s'est assis – et pourtant la viande est rongée, rognée, le festin bien entamé par il ne sait quelle bouche invisible. Il a peur. La voix de son père s'élève au-dessus de la foule, mélodieuse : galvanisée. D'autres rires le frappent. Il recule en titubant.
Vers sa mère, silencieuse.
Il se recroqueville à ses pieds. Contre la cuisse de sa mère, sa joue se pose. Elle ne baisse pas les yeux vers lui, mais elle ne murmure plus non plus ; n'a pas cessé de sourire et – il le voit maintenant – ses mains vieillies et tordues sont crispées sur son ventre. Ce ventre qu'il voit palpiter comme les murs palpitent : comme une membrane. Pour un peu, il pourrait presque deviner la forme lovée à l'intérieur.
Une nouvelle fois, il frissonne ; l'angoisse lui serre la gorge et le cœur. Il veut trouver la force de parler. Ouvre la bouche. Inspire.
Mais les mots qui sonnent soudain, ces mots vibrant de crainte, étouffés, ne jaillissent pas de ses lèvres.
« Maman, ne le laisse pas entrer. »
Il ôte du ventre de sa mère sa propre main, avec un sursaut.
Tout le monde le regarde.
Il y a les invités, désapprobateurs pour certains, moqueurs pour tous les autres.
Il y a sa sœur, au milieu de la foule grise. Sa lèvre est levée sur un rictus. Sa main, fermée sur le couteau. Rouge.
Il y a sa mère. Qui le regarde sans le voir. Qui lui sourit en griffant son ventre. Le fauteuil grince.
Et il y a son père.
Son père est immense, soudain. Il lui sourit d'un sourire large et crispé. Ce sourire. Ses yeux sont durs, mais il y a au fond d'eux une étincelle qui, plus que tout le reste, l'emplit de terreur.
« Soyez sage, mon garçon. Soyez bien sage. »
Il veut fuir ; se cogne contre le mur derrière. Son père est penché sur lui. Il l'étouffe. Il l'écrase. Son visage, son sourire emplissent tout l'espace. Contre le poids de son père – le poids d'une montagne – il se débat et halète. Cherche à fermer les yeux. Cherche à hurler. Il sent le corps de son père faire basculer le sien ; et le monde entier bascule avec eux.
« Maman, ne le laisse pas entrer. »
Il hurle.
Il hurle, et il hurle encore après avoir ouvert les yeux, parce que les draps dévastés par ses gestes furieux lui couvrent la tête, et parce qu'il ne voit rien. De l'étoffe est entrée dans sa bouche. Il la mord, comme un animal. Le drap l'étouffe.
Affolé, terrifié, il gronde et sanglote et rue des quatre fers.
Une autre main s'en mêle, enfin. On lui attrape l'épaule, on tire fermement le drap, on le maintient pour mieux le dégager. Une voix s'élève.
« Sieur Linessa. Sieur Linessa, calmez-vous. »
Le drap arraché, une silhouette apparaît, penchée sur lui ; la lumière oscillante des chandelles joue sur ses traits informes, sa face laide, ses yeux très bleus. Monsieur Burchard.
Il ne reconnaît pas le mage tout de suite. Croit voir un autre visage, un visage autrement plus souriant ; et il glapit à nouveau. Frappe. Ses griffes cinglent ; un de ses ongles cède sur le coup, et la douleur vive fait encore grimper sa panique d'un autre cran.
Blessé, le mage s'interrompt, se crispe. Ne cherche plus à le maintenir bien qu'une main demeure tendue vers lui ; agenouillé sur les draps, prudent, il le regarde reculer précipitamment jusqu'à se tasser contre la tête du lit et y demeurer lové, tremblant, l'oeil écarquillé.
Mais Monsieur Burchard ne se démonte pas pour autant. Monsieur Burchard a l'habitude.
« Nous sommes le dix-huitième jour de ce mois, Sieur Linessa, il est trois heures du matin passées de vingt minutes. Vous êtes dans votre chambre à Hurlevent. Hier soir, nous avons dîné de soupe et de bœuf rôti, puis nous avons joué aux échecs jusqu'à ce qu'il se fasse tard. Vous avez perdu deux fois et pour vous venger, vous m'avez lancé l'échiquier à la figure. »
Et le monologue se poursuit, ennuyeux, morne, à mesure que la respiration du felmage s'apaise, que la terreur quitte ses yeux et qu'aux tremblements de ses membres succède une lassitude profonde, étourdissante. A la voix du mage, aux détails sans intérêt qu'il énumère patiemment, Thilius se raccroche. Ils sont autant d'ancres au réel. De fanaux contre les ombres du sommeil. Des piliers inébranlables.
Monsieur Burchard finit par s'interrompre quand Thilius, ayant rampé vers lui, cherche en silence le soutien de ses bras. Il acquiesce, fermant l'étreinte mais pas les paupières : veillant sans questionner et sans commenter. Prêt à rassembler ses forces pour une nuit longue et éprouvante.
Ce qu'elle sera. Ils le savent très bien tous deux.
Thilius
Re: Des sourires et des monstres
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C'est une bien mauvaise journée et la nuit venue ne lui a pas apporté la paix.
Alors, il est monté au second étage. A ouvert son atelier, a tiré le verrou pour que nul ne le dérange.
Il a retroussé les manches de sa chemise. Pilé les pigments.
Soigneusement.
Et maintenant, il peint.
Si sa peinture, en public, aime à se faire soignée et soigneuse – délicate – il n'en est rien, une fois livré à sa propre colère. Il jette les couleurs comme on crie. Travaille comme on tue.
A grands coups.
Le rouge est sur sa toile, bientôt. Et vient l'or glorieux, pareil au reflet d'une flamme dansante. Un feu sans fumée et sans ombre : surnaturel.
Il halète, il transpire. Balaie l'esquisse à grands revers de pinceaux.
Ce n'est pas une peinture publique, non. Ce n'est toutefois pas l'une des plus secrètes.
Celles-là, il se les réserve pour d'autres colères, pour d'autres cris et d'autres chagrins.
Pas les siens toujours.
Celles-là sont un art à part entière qu'il garde pudiquement.
Celles-là, cela fait longtemps qu'il ne s'y est pas risqué : parce que l'ouvrage l'épuise et le blesse, souvent, et parce qu'il lui faut la matière. La pâte scandaleuse. L'essence de sa magie : la plus infâme et la plus révoltante.
Non, non, ce n'est pas l'une de celles-là.
La minuit est depuis longtemps passée, mais il n'a pas entendu sonner les carillons. Ce n'est pas grave. Il recule de quelques pas, chancelle, essuie son front en nage pour mieux y étaler de longs traits colorés.
Un visage est né, au milieu des flammes maladives.
Le peintre sourit, surpris : curieux de voir ce qu'a enfanté sa propre rage, il tend le cou, puis tend le doigt, effleure.
Oh, oui, il le reconnaît.
Le cheveu clair où la lumière danse.
Le trait fin, confiant. Le menton sûr.
La cicatrice – qu'il a faite plus cruelle qu'elle ne l'est en vérité, élargie comme une plaie neuve.
Et l'oeil vert, intense, tant qu'il semble percer la toile.
« Ah, souffle-t-il alors. Oui. Oui. Je ne l'aime pas beaucoup, ce Monsieur Hathren. »
Il prend un temps pour se remémorer l'échange ; de sa colère longtemps touillée en dedans et à présent jetée sur la toile, il tire une satisfaction étrange, malsaine, tordue. Roule les souvenirs sous son crâne comme on roule sous sa langue une saveur amère.
Il ne l'aime pas beaucoup, non. Ni dans l'autorité, ni dans le propos. Ni dans la présence : bien trop calme, bien trop froide. Elégance de poignard.
Ni, surtout, dans la menace de l'Oeil qu'il lui rappelle bien trop.
De la peinture goutte au bout de ses ongles. Il la cueille de la langue, la savoure, s'en délecte. Goût de vieil alcool et de lait caillé.
« Fou ce que je ne l'aime pas. »
Alors, il est monté au second étage. A ouvert son atelier, a tiré le verrou pour que nul ne le dérange.
Il a retroussé les manches de sa chemise. Pilé les pigments.
Soigneusement.
Et maintenant, il peint.
Si sa peinture, en public, aime à se faire soignée et soigneuse – délicate – il n'en est rien, une fois livré à sa propre colère. Il jette les couleurs comme on crie. Travaille comme on tue.
A grands coups.
Le rouge est sur sa toile, bientôt. Et vient l'or glorieux, pareil au reflet d'une flamme dansante. Un feu sans fumée et sans ombre : surnaturel.
Il halète, il transpire. Balaie l'esquisse à grands revers de pinceaux.
Ce n'est pas une peinture publique, non. Ce n'est toutefois pas l'une des plus secrètes.
Celles-là, il se les réserve pour d'autres colères, pour d'autres cris et d'autres chagrins.
Pas les siens toujours.
Celles-là sont un art à part entière qu'il garde pudiquement.
Celles-là, cela fait longtemps qu'il ne s'y est pas risqué : parce que l'ouvrage l'épuise et le blesse, souvent, et parce qu'il lui faut la matière. La pâte scandaleuse. L'essence de sa magie : la plus infâme et la plus révoltante.
Non, non, ce n'est pas l'une de celles-là.
La minuit est depuis longtemps passée, mais il n'a pas entendu sonner les carillons. Ce n'est pas grave. Il recule de quelques pas, chancelle, essuie son front en nage pour mieux y étaler de longs traits colorés.
Un visage est né, au milieu des flammes maladives.
Le peintre sourit, surpris : curieux de voir ce qu'a enfanté sa propre rage, il tend le cou, puis tend le doigt, effleure.
Oh, oui, il le reconnaît.
Le cheveu clair où la lumière danse.
Le trait fin, confiant. Le menton sûr.
La cicatrice – qu'il a faite plus cruelle qu'elle ne l'est en vérité, élargie comme une plaie neuve.
Et l'oeil vert, intense, tant qu'il semble percer la toile.
« Ah, souffle-t-il alors. Oui. Oui. Je ne l'aime pas beaucoup, ce Monsieur Hathren. »
Il prend un temps pour se remémorer l'échange ; de sa colère longtemps touillée en dedans et à présent jetée sur la toile, il tire une satisfaction étrange, malsaine, tordue. Roule les souvenirs sous son crâne comme on roule sous sa langue une saveur amère.
Il ne l'aime pas beaucoup, non. Ni dans l'autorité, ni dans le propos. Ni dans la présence : bien trop calme, bien trop froide. Elégance de poignard.
Ni, surtout, dans la menace de l'Oeil qu'il lui rappelle bien trop.
De la peinture goutte au bout de ses ongles. Il la cueille de la langue, la savoure, s'en délecte. Goût de vieil alcool et de lait caillé.
« Fou ce que je ne l'aime pas. »
Thilius
Re: Des sourires et des monstres
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« J'étais pianiste, autrefois. »
Et alors le regard – ça ne manque jamais – se porte sur les paumes noires, tordues, sur les plaques qui gonflent ses phalanges, sur les ongles déchaussés, sur les stries ridant sa peau comme un vieux cuir sec, sur les petites griffes d'un joli noir de jais qui percent en plaies la pulpe de ses doigts : sur ces deux objets abominables que sont devenues ses mains.
« Si, si. »
Et alors le regard – ça ne manque jamais – se porte sur les paumes noires, tordues, sur les plaques qui gonflent ses phalanges, sur les ongles déchaussés, sur les stries ridant sa peau comme un vieux cuir sec, sur les petites griffes d'un joli noir de jais qui percent en plaies la pulpe de ses doigts : sur ces deux objets abominables que sont devenues ses mains.
« Si, si. »
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Elle lui fait de l’œil.
« Eh bien, Monsieur, dit l'autre femme – plus âgée, un chignon gris au sommet du crâne. Je pense que l'affaire est entendue. »
Cette femme qui lui parle est la tante : Gladys. Elle se tient droite, un peu raide. Son visage est encore rond malgré le temps qui avance sur ses traits ; la face est souriante, agréable. Il y a cependant de l'inquiétude au fond de sa prunelle. L'homme dans le fauteuil est Ariste, qu'elle a présenté comme son aimé, mais qui d'amour ne témoigne pas beaucoup.
Le fameux oncle Ariste.
L'oncle se tait, car il écrit. Sa main court et griffonne ; il n'écoute que d'une oreille, avec négligence. Les rares regards qu'il lui aura lancés étaient pourtant teintés de méfiance, de foudre froide.
« N'allez pas faire l'imbécile et vous promener entre les tombes. C'est tout. »
La voix de l'oncle est à sa semblance : austère. Aride.
« Faites votre travail. Uniquement votre travail. »
Il acquiesce poliment, sourit à l'homme puis à la tante, tour à tour. D'un bel air lisse et courtois de marchand. C'est exactement ce qu'il est depuis qu'il a passé le seuil de la demeure Orlshae : un menteur vernissé. Le dos droit, l'habit convenable et le col haut, strict ; les mains – qu'il avait longues et jolies, en ce temps-là – nues, parées de bagues. Il présente bien.
Il donne le change : facile.
La vérité, c'est que son travail n'est qu'une façade, un prétexte. Il ne vient pas en son nom, et il ne vient pas pour eux. L'objectif de la Cour qu'il sert est ailleurs ; lui est un pion qui se place de plein gré, savourant d'avance la partie.
Et pourtant. Et pourtant. Il ne peut empêcher son regard de revenir à elle.
Elle.
En retrait, la robe bien ajustée et les mains sagement croisées dans son dos. Rubans, froufrous, cheveux bien coiffés. Poupée à peine nubile. La lèvre rose, humide et délicate - le sourire qui fait semblant d'être malicieux n'est en fait que perfide.
Et elle, l'ingénue, la charmante petite, la fillette, l'enfant.
Lui fait de l’œil.
« Charmayne, fait la tante. Charmayne, avance, je te prie. »
La fillette s'exécute, à petits pas. Le contemple. N'a pas cessé, en vérité, depuis qu'il est entré.
« Va et montre la salle d'étude à ton nouveau précepteur. »
Il sait. Les plus beaux sourires sont toujours ceux des monstres.
« Eh bien, Monsieur, dit l'autre femme – plus âgée, un chignon gris au sommet du crâne. Je pense que l'affaire est entendue. »
Cette femme qui lui parle est la tante : Gladys. Elle se tient droite, un peu raide. Son visage est encore rond malgré le temps qui avance sur ses traits ; la face est souriante, agréable. Il y a cependant de l'inquiétude au fond de sa prunelle. L'homme dans le fauteuil est Ariste, qu'elle a présenté comme son aimé, mais qui d'amour ne témoigne pas beaucoup.
Le fameux oncle Ariste.
L'oncle se tait, car il écrit. Sa main court et griffonne ; il n'écoute que d'une oreille, avec négligence. Les rares regards qu'il lui aura lancés étaient pourtant teintés de méfiance, de foudre froide.
« N'allez pas faire l'imbécile et vous promener entre les tombes. C'est tout. »
La voix de l'oncle est à sa semblance : austère. Aride.
« Faites votre travail. Uniquement votre travail. »
Il acquiesce poliment, sourit à l'homme puis à la tante, tour à tour. D'un bel air lisse et courtois de marchand. C'est exactement ce qu'il est depuis qu'il a passé le seuil de la demeure Orlshae : un menteur vernissé. Le dos droit, l'habit convenable et le col haut, strict ; les mains – qu'il avait longues et jolies, en ce temps-là – nues, parées de bagues. Il présente bien.
Il donne le change : facile.
La vérité, c'est que son travail n'est qu'une façade, un prétexte. Il ne vient pas en son nom, et il ne vient pas pour eux. L'objectif de la Cour qu'il sert est ailleurs ; lui est un pion qui se place de plein gré, savourant d'avance la partie.
Et pourtant. Et pourtant. Il ne peut empêcher son regard de revenir à elle.
Elle.
En retrait, la robe bien ajustée et les mains sagement croisées dans son dos. Rubans, froufrous, cheveux bien coiffés. Poupée à peine nubile. La lèvre rose, humide et délicate - le sourire qui fait semblant d'être malicieux n'est en fait que perfide.
Et elle, l'ingénue, la charmante petite, la fillette, l'enfant.
Lui fait de l’œil.
« Charmayne, fait la tante. Charmayne, avance, je te prie. »
La fillette s'exécute, à petits pas. Le contemple. N'a pas cessé, en vérité, depuis qu'il est entré.
« Va et montre la salle d'étude à ton nouveau précepteur. »
Il sait. Les plus beaux sourires sont toujours ceux des monstres.
Thilius
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