De frêne et d'orme
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De frêne et d'orme
Première offrande
Un fantôme
Un fantôme
Les bois sont de bons interlocuteurs. Ainsi parlait Cederwynn.
Et elle avait évidemment entièrement raison.
Le ciel était nuageux ce soir-là, mais en émanait une mince clarté qui perçait les frondaisons en longues lames blafardes, sculptant à même le sol la pénombre de délicats motifs dentelés.
La Foire, le cœur battant de l'Île, offrait ses merveilles et ses clameurs dans mon dos, alors que je me frayais un chemin parmi les voiles de lumière nocturne dont le pourtour, lacéré par les ronces, laissait entrevoir par la déchirure la nuit plus dense des bois distants de l'Orée.
Les bois résonnent de mille rumeurs.
Leur obscurité est zébrée des lueurs filantes des lucioles, vertes comme des gangreflammes; les bosselures de l'humus frissonnent dans les ténèbres comme les ridules à la surface d'un lac.
A vive allure, je franchis les nefs crochues, aérées, et file par les pentes et les combes encombrées des jointures levées des racines, parmi les herbes hautes et les broussailles emmêlées où s'abritent les ombres.
Les arbres se voûtent sur ma trajectoire - leurs regards sévères pèsent sur mes épaules.
Je leur ai expliqué des heures durant, immobile dans la brume noire.
Les mots ne suffisent pas. Et que nous reste-t-il quand ils viennent à manquer ?
Quelque part, dans cette grande pièce toujours à la lisière de mon esprit, j'entends jouer de la musique. Les cordes pincées résonnent d'une mélodie enroulée qui vient du plus bas point des tripes et bat le long des veines, jusqu'à faire vibrer le cœur et l'âme.
Des luths, peut-être, et des violons. Des flûtes.
Les chemins de traverse sont dangereux mais ils ont toujours été les seuls à mener à toi.
Le ballet promet d'être exceptionnel, et les phantasmes sont déjà rassemblés.
Il est temps de t'éveiller.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Deuxième offrande
Une mèche de cheveux clairs
Une mèche de cheveux clairs
Étrange mélange d'argile et d'or que cet homme-là, mêlés en une sculpture tout en crêtes et en creux ciselés à la lame d'acier et à pleine main; et bancale, un peu, tordue - asymétrique. Mais stable et solide.
Vibrant : résonnante d'une harmonie discrète, en trois temps - un, deux, trois - comme l'écho d'une marche militaire avortée; une sobre aria en battements de tambour, bas et profond, surplombé de temps à autre de la voix délicate d'un violon alto, et, parfois, plus rarement, du rire élégant d'un violoncelle.
Ce n'était pas une de ces sculptures qui vous marquent l'esprit par leur audace, leur précision ou leur fidélité au modèle, pas plus que ce n'était une mélodie à vous faire chavirer le cœur et pleurer les héros tombés et les hymens impossibles; c'était une œuvre à échelle humaine, avec des défauts, des fissures; quelques torsions vrillées aux rondeurs souples, accolées de sommets anguleux, hétéroclites. C'était une mélodie toute en tempérance, que vous pourriez entendre jouée des mains de n'importe quel troubadour, ou fredonnée de n'importe quelle voix; un air d'une simplicité étonnante pour sa gravité, et qui, pour ceux qui se surprendraient à l'écouter plus de quelques instants, renfermait en son cœur une colère particulière, véritable désir de vie, comme un feu intense qui lui donnerait force et volonté de se mouvoir.
Un homme que la distraction, la lassitude ou bien l'indifférence feraient facilement manquer.
L'éclat de l'or sous la couche terne d'une argile commune; des cordes de crin usé et banal jouant une musique subtile et composée.
Une âme pleine de rêves.
Et une histoire que je ne laisserai pas oublier.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Troisième offrande
La Musique
La Musique
La nuit était déjà bien avancée et les lunes avaient plongé derrière l'horizon lorsque je suis retournée au cimetière. A une telle heure, il était désert, à peine parcouru, de temps à autre, de la présence vigilante des factionnaires du guet.
Je suis allée à leurs tombes. Le vent en avait soufflé les bougies; je ne les ai pas rallumées. La clarté blafarde du ciel étoilé, réverbérée par la pierre blanche qui pavait la ville, était plus que suffisante.
C'était une heure indue, une heure spéciale, magique. Une heure pour les fantômes.
Mon luth a retrouvé sa place au creux de mes paumes. Comme s'il ne les avait jamais vraiment quittées.
J'ai mis un temps infini à l'accorder, égrenant dans l'air quelques accords anxieux.
Puis... j'ai joué. Que dire de cet air, si ce n'est qu'il n'avait jamais été porté sur aucune partition, qu'il jaillissait de mes mains à l'impulsion de mon âme ? C'était une mélodie qui tintait et résonnait des cordes assourdies, le requiem d'un deuil léger et réconfortant, car la mort nous entoure toujours de près. Ses portes s'ouvrent dans le fil d'une épée ou la pointe d'une flèche, les roues d'un fiacre ou les crocs d'un fauve, la lumière bleutée des arcanes.
Rien ne nous en sépare qu'un instant de fatalité.
J'ai joué pour eux des heures durant, assise à même les tombes. Après tout, ne leur avais-je pas promis le souvenir ? Et dans la pâle pénombre, je savais qu'ils écoutaient.
***
Je persiste à penser que chaque être possède sa musique intrinsèque, une chanson en demi-teintes qui n'appartient qu'à lui et dessine tous les accents de son âme.
J'ai joué pour toi, à la recherche de ton chant que je ne cesse de sculpter de nouvelles notes, alors que la voûte plonge vers moi pour juger de mon œuvre.
Ma main ripe - une fausse note, que je laisse vibrer, lugubre, avant de reprendre. Les arbres frémissent, moqueurs peut-être. Jouer avec des mains mutilées n'est pas aisé.
Toujours à la lisière de mon regard, j'entrevois des volutes de brumes, de longues écharpes détachées... valser comme autant de danseuses, élégantes dans leurs lents mouvements.
Dans l'ombre luisent des milliers de regards.
Dernière édition par Souvenir le Sam 27 Aoû 2016, 21:04, édité 1 fois
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Quatrième offrande
Le vent toujours changeant
Le vent toujours changeant
Le vent est une entité et un monde à part entière.
Il fait bruire les feuillages et grincer les enseignes ; il s’engouffre dans toutes les ouvertures, s’infiltre dans toutes les failles. Mille sons tintent et résonnent à son passage, mélodie désordonnée, aux mailles trop amples pour former un ensemble cohérent à l’oreille.
Mais si on lui en offre les moyens, il se révèle bavard sans pour autant être compréhensible, babillant sans cesse une langue sans mots, sur des registres parfois tout à fait autres que le son brut.
Les arbres, les murs, la pente d’un toit ou l’inclinaison d’une rue se répercutent sur sa trame et l’impactent, découpant et nuançant sa masse fluide. Chacune des variations dans le vent en retrace l’origine et le parcours.
Percevoir chacune d’entre elles demande une concentration et une capacité d’ouverture que peu possèdent.
J’ai étendu les bras et fermé les yeux.
Ici, le ciel est toujours voilé de longs bancs de nuages qui s’enroulent et s’entremêlent en une toile vivante, mouvante ; la mer bat plages et falaises de son inlassable valse, éclaboussant les récifs de la dentelle de ses jupons de vagues.
Et le vent ne s’arrête jamais.
Il est là, sculptant chacun des plis de l’eau, courant à longues pattes sur les bosselures hérissées d’herbe noire, ou faisant claquer haut les fanions pourpres et verts.
Il est là, encore, pour faire ondoyer le faîte des frondaisons comme danse la mer, drapé d’un pâle éclat qui virevolte.
Il est là, enfin, enroulé comme la musique, vibrant de cette vertigineuse intensité dont, le visage offert, je prends la mesure.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Cinquième offrande
Le ciel
Le ciel
Il y a, en certains recoins oubliés de Hurlevent, certaines ruelles à demi effondrées sur elles-mêmes, certains toits, souvent, appartenant à des bâtiments désaffectés ou des propriétaires négligents, ou même, de loin en loin, dans de rares caves éventrées, les échos répercutés d'une forme de vie neuve, l'empreinte chatoyante d'une âme qui toujours choisit l'optimisme de la couleur et l'absolu du sens plutôt que la terne platitude de l'existence citadine.
Cela monte du fond du caniveau, comme un fleuve ressurgissant d'un lit depuis longtemps tari, petit à petit, en coulées discrètes, qui abreuve courte gorgée et éclabousse ce qui se trouve à sa proximité directe, qui tache et ravive, à la manière étrange d'un fluide compacté, liquide, pur et froid, qui pourtant traverse et transcende murs et portes fermées comme s'ils n'existaient pas.
Nous pensions-nous seuls pratiquants et partisans de cet art sauvage, pulsant et incomparablement vif, vertigineux et hautement vertical, qu'est le dialogue plein ciel ? Nous ne l'avons jamais été; sont tombés ceux qui ne l'ont pas compris.
Toi, tu savais. Depuis le début, tu as été l'un des rares, l'un des seuls, souvent décriés mais toujours précieux, à voir les gens, à les entendre et à les lire, au-delà de la gangue terne et unifiante d'indifférence que l'habitude, les habitudes, achevaient de polir. A chercher toujours le Divers et le Pourquoi là où tous les autres ne se référaient qu'au prisme de leur propre point de vue, se heurtaient aux apparences sans même imaginer en remonter les fils. Tu as été l'un des rares à chercher le sens en chaque chose, et au-delà, à faire sens.
C'est une de ces choses qui se perdent, par lassitude ou désintérêt, qui sait, peut-être même par étroitesse d'esprit, et ce jusque dans l'âme même de ceux et celles qui se prétendent gens de pensée, gens de principes, mots d'ordre à la bouche et bille en tête, alors que du sens ils n'ont jamais vu que l'image sans en ressentir la brûlure.
Il est probable que je fasse moi-même partie de ces gens-là; toujours est-il que, pour nous qui avons su comprendre ce que tu étais, ne serait-ce qu'en surface, nous ne pouvions que nous essayer à suivre la voie par toi ouverte, transect de vie qui, alors même qu'il tranche et scinde, nous noue et nous lie.
Peut-être que le meilleur des cénotaphes, le plus beau des hommages que nous pouvions lui offrir était de cultiver en chacun de nous, en maillage serré, tissé à l'os et au sang, cette vitalité intrinsèque et immanente dont il avait su faire don, à la volée, à tout ceux à même de recevoir un tel présent et d'en saisir la portée la plus profonde.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Sixième offrande
Les pierres levées
Les pierres levées
Le ciel à jamais sombre, crevé d'un soleil grisonnant d'où à la nuit tombée se sèment les étoiles spiralées dans ce concerto pour vents et blizzards, qui se chante à gorge ouverte, qui se vole à lui-même d'entre les pics d'où la cadence enlevée bat comme la pulsation d'un cœur !
Le ciel moiré à l'horizon infini où tout vibre et résonne vient à la rencontre des courbes volatiles et éphémères, s'abîme et s'entache quand le sang magmatique affleure la surface, les sifflements emportés, contraste de bleu, de blanc et de noir la violence d'un orange qui monte du plus profond pour éclater comme les feux d'artifice que je contemple du haut des frênes !
Jamais la vie n'a eu plus de sens ni d'intensité qu'en ces lieux où s'embrassent les extrêmes, où la musique se joue d'elle-même à partir de la roche levée dans le cours du vent, sur ces partitions vierges que sont les immenses champs de neige.
Les épilogues manquent alors de précision, la morale de l'histoire n'a plus cours, les hautes lamentations ne trouvent plus preneur.
Il faut éprouver.
Jusqu'à vibrer.
A l'unisson.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Septième offrande
Le coût du chaos
Le coût du chaos
"J'ai pris le Hound. À bientôt."
Il mouillait à la Baie. L'équipage n'aurait que peu protesté.
J'ai pris la direction de Brasse-Tourbe, à la lumière embourbée, aux souvenirs poisseux de la camaraderie de mes pirates. Aux souvenirs du lointain désert, où j'avais vendu mon âme en laissant un ami être marqué au fer.
La honte brûle plus fort que le soleil.
Mais tout cela est terminé depuis longtemps, alors je pense à elles. Mon clan, ma meute, mes frères, je crains qu'elles ne vous blessent sans que je puisse vous en protéger. L'inquiétude me tord les tripes. Plus que l'inquiétude : la peur. Mais je paierai le prix.
Car j'avais oublié une chose essentielle, fondamentale, que j'avais mis longtemps à découvrir.
L'amour n'a rien à voir avec la raison.
L'amour n'est pas cette chose dont rêvent les foules, que chantent les poètes. J'ai toujours trouvé leur vision affreuse et difforme. L'amour est une bête sauvage aux abois qui court sans s'arrêter, l'amour a ses propres yeux, l'amour est hybride, changeant, il s'adapte à toute forme comme une eau. L'amour recquiert une liberté indivisible, il est aussi lâche qu'il est fort. L'amour ne blesse pas, jamais.
L'amour doit ouvrir des portes et des fenêtres et non pas bâtir des prisons.
Ainsi donc, loup de mer, j'ai confiance en ton amour pour elle.
Le sloop s'appelait le Pygargue et son propriétaire l'avait peint de couleurs criardes. Ce qui ne me déplaisait pas. Négocier son emprunt ne fut pas une mince affaire, d'autant plus lorsque le capitaine s'aperçut que j'entendais prendre la mer seule.
J'ai regardé du quai les nuages s'amonceler, se gonfler. La mer s'était assombrie jusqu'à sembler noire, épaisse, opaque, à peine zébrée d'écume. Le ciel venait à sa rencontre.
Lorsque la structure interne de la masse s'est révélée à la lumière des éclairs, j'ai quitté le port.
Droit vers la tempête.
À ta mémoire, vieux renard.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Huitième offrande
Arpenter
Arpenter
Le vent rendait la crête sur laquelle s'inscrivait mes pas acérée comme l'échine d'une dune. La neige trop lourde défiait son emprise, assourdissait son chant turbulent. À l'endroit où stoppait la falaise, tranchée net comme par une lame, elle formait des ballots agrippés qui basculaient et chutaient silencieusement.
Là au sommet de la montagne, sans rien d'autre que le ciel pour me barrer la vue, je contemplais cette forêt étendue en contrebas qui m'émerveillait.
Car les arbres étaient faits de cristal.
Une discrète résonance faisait vibrer l'air, traduisant la vie qui les animait par un tintement en lisière de mon esprit que j'écoutai des heures durant alors que j'arpentais ces chemins minéraux.
Combien d'histoires racontaient ces bois brillants qui dispensaient une clarté violacée réverbérée par les facettes de la terre cristallisée, combien de légendes devaient-ils chanter tandis qu'ils balançaient dans leur sommeil !
La forêt entière baignait dans une unique résonance qui soulignait et rehaussait le silence qui vivait entre ses branches; le vent lui-même semblait effleurer avec délicatesse les spires des frondaisons.
Je trouvai en ces lieux une paix latente et immobile qui me faisait souvent défaut; j'y passai des jours, évitant les tréants titanesques qui grinçaient entre les troncs avec une précision calculée pour ne briser aucune brindille, demeurant dans la plus parfaite solitude, apprenant des arbres ce qu'ils avaient à offrir. Converser avec eux fut un réel plaisir. Ils étaient tout à fait différents des bois de Sombrelune.
Le ciel au-dessus de moi était enchevêtré dans les branches immenses d'un colosse qui dominait la forêt; ses racines étaient des chenaux d'énergie pulsante et son tronc fragmenté en laissait voir les fluctuations.
Sa voix était plus pure que toutes les autres.
Là parmi les arbres de cristal, violon calé à l'épaule, j'entrepris de lui répondre.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Neuvième offrande
Frapper à la branche
Frapper à la branche
Une mélodie est montée à mes lèvres, au rythme informe, traînante et saccadée, en claquements de langue et sons sifflants. Une mélodie comme la démarche lacunaire d'un infirme.
Lugubre.
Funèbre.
Elle a cependant dissipé une certaine tension lorsque j'ai relevé les yeux du papier, dans la semi-pénombre. Comme si durant ce temps une inquiétante présence avait accompagné ma lecture, avant de s'éloigner. Comme si l'on était resté adossé à la porte de ma roulotte.
Comme si l'on avait marché sur ma tombe.
J'aurais voulu relire la poignée de mots désordonnés jetés sur la feuille sans en trouver le courage. Ils n'étaient pas particulièrement impressionnants en soi, dans la mesure où ma main mutilée me gêne dans cet exercice, et par le fait que j'avais dû les rédiger dans une certaine obscurité, alors que les rêves alourdissaient encore mon esprit.
En un mot comme un cent : ils me brûlaient le regard car je ne me rappelais pas les avoir écrits.
Et pourtant ils étaient incontestablement, indubitablement, irréfutablement de ma main.
L'arbre était immense. Son écorce était noueuse comme la peau ridée d'un vieil homme et ses branches comme mille mains fouaillaient le ciel.
C'était un frêne, bien sûr, un frêne dépenaillé, ancré à même la roche, les racines enserrées de cet étau immuable. Il se dressait là solitaire, silencieux.
C'était cette histoire que j'avais contée. Ces mots en étaient une échappatoire, une manière de redresser les choses, d'arranger... Ce qui ne pouvait plus l'être. Ou de tout perdre irrémédiablement.
La Foire autour de moi était étrangement silencieuse alors que je froissais le papier.
J'ai gagné les bois pour m'entretenir avec la dense nuit qu'ils abritaient en tout temps. Elle n'a pas su apaiser mes craintes.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Dixième offrande
La terre rouge
La terre rouge
Quoi cette fois ? Un rêve éveillé ?... vraisemblable.
Le soleil avait à peine passé son zénith et les sous-bois restaient pourtant obscurs. Les ombres dansaient sous les frondaisons comme autant de démons, leurs hypothétiques cornes accrochant les lichens qui drapaient la plupart des branches pendantes.
Des profondeurs du marais semblaient se dessiner des formes, reflets des langues de brume ou jeu des tourbillons de vase, comme des sirènes décharnées affleurant la surface. Je faisais ricocher, de temps à autre, une pierre plate sur leurs bassins immobiles, les ondes générées troublant les visions, effaçant les mirages.
Et Maldraz se dressait là, en digne seigneur. Sa triste majesté se partageait entre écorce noueuse et mousses ruisselantes, entre rocs sculptés empêtrés dans le bois d'un arbre qui avait grandi avec eux et cascades issues d'un autre monde, dont l'eau trop bleue s'écoulait d'un vide à l'autre sans jamais faire lac...
Son faîte crevait les brumes qui paressaient trop bas, et se perdait à même le ciel, empesé de la poussière rouge que soufflait le vent. Il tissait des mots sur cette trame pourpre, des mots dont je suivais le lacis, toujours plus haut.
Alors rêve ou vision ? N'étais-je pas, après tout, coutumière de ce genre d'interludes ?
Redescendre, par gestes mesurés, pour ne rien déranger. Quelques pas, quelques raccourcis parmi les ombres. Surwich. Le ciel est débarrassé de la brume, comme d'un manteau repoussé par un haussement d'épaules.
Le corps du bâtiment n'avait pratiquement subi aucun dommage. Seul le manque d'entretien durant de longs mois, couplé à une humidité perpétuelle, avait laissé des marques. La toiture avait dû être refaite en partie : quelques tuiles brisées avaient entrainé des fuites.
L'obscurité et la poussière se disputaient la suprématie à l'intérieur. Les portes grinçaient - mais cela doit faire partie de l'aura de tout manoir gilnéen digne de ce nom.
Deux vitres brisées, qui laissent entrer le vent. Il s'insinue dans les corridors, gonfle les draps, tinte et sonne pour emplir le silence que fait enfler ma mélancolie.
Et parle, par cette manière de gorge.
Dernière édition par Souvenir le Lun 20 Avr 2020, 23:26, édité 1 fois
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Onzième offrande
L'Ouverture
L'Ouverture
Ouvrir les hautes fenêtres en grand. Laisser enfin entrer la lumière. L'odeur douce de la terre mouillée, celle plus âcre de l'humus détrempé venu du marais. Le parfum électrique de tempête venu de la mer.
Laisser entrer l'air frais et neuf d'un nouveau jour.
Dans le manoir, le silence est un grand lac gelé. Rien de personnel n'est resté, bien sûr. Des linges rongés par l'humidité qui s'est infiltrée partout, dans les armoires vernies et les commodes couvertes de poussière. Les mille et uns objets que l'on trouve dans tous les manoirs de campagne, de la vaisselle à l'élégante simplicité, dont les quelques ébréchures ne ternissent pas la fierté, l'argenterie associée, aux manches gravés d'une tête de loup ou peut-être de renard, encore sagement rangée dans les tiroirs.
Des armes, rapières, carabines, pistoles, toutes empreintes de cette aura digne qu'offre la facture gilnéenne.
Des grandes pièces comme en attente. Les souvenirs que s'échangeaient les murs trouvaient une résonance en moi.
Des bougies et des chandelles, en quantité. Parfait.
Je choisis une pièce dont l'utilité m'échappe, l'une de celles aux carreaux fendus. Dehors, le ciel s'est bosselé de nuages rougeoyants. La pluie tombe enfin, en petits claquements, coulées brèves, le long des tuiles, plocs chapechutés sur les colombages.
Pour un temps, de la musique se déploie à nouveau dans les grandes pièces vides.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Douzième offrande
Le soufre et la craie
Le soufre et la craie
Tracer les cercles, à la craie.
Une décision avait été prise. Quelques mots, un regard. Une mèche de cheveux blancs.
La musique, aussi, avait fait pencher la balance longtemps restée en équilibre.
Il était temps de jouer mon tour, et de jouer serré. Il est des forces avec lesquelles on ne peut tricher; d'autres puissances, au contraire, font du mensonge la terre et les racines de leur art.
J'avais serré la main tendue, soit. J'avais rêvé. Halluciné, même, assisté à des visions dont la véracité restait en suspens.
Le monstre dans l'ombre. Qui me...
Des rêves, des rêves, toujours des rêves. Ce n'est pas assez. Trop inconséquent. Et il n'était pas mort, n'est-ce pas ? Simplement arbre, voilà tout. Un prince métamorphosé.
Entre les arcs, les symboles. Pas d'erreur possible. Je force les traits jusqu'à briser la craie.
La colère m'habite à nouveau. Pas celle qui tempête et mord, et qui blesse. Celle qui fait braise et flamme, qui pousse et croit, celle qui fait sortir hors de soi. J'étais hors, en dehors, à courir pour ne pas me rattraper.
Par les symboles, les mots de pouvoirs. Les lignes de force qui convergent.
Ce qui me poussait, c'était cette sensation de fin qui prenait enfin forme. C'était la volonté d'éviter le parjure par le sacrifice. Plutôt se taire que trahir.
Ponctuer les signes de bougies; aux angles, aux entrecroisements, aux carrefours. Leurs petites flammes étonnamment réconfortantes.
Prononcer les mots, enfin. Et quelques gouttes de sang.
Une colonne de feu ...
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Treizième offrande
Brûler
Brûler
Funambule au-dessus de l'abîme...
J'ai appelé l'enfer et l'enfer a répondu.
Odeurs rêches, de bois brûlé et de fumée.
J'avais pris pied dans la mare avant de m'apercevoir de profondeurs insoupçonnées. J'avais le sentiment de sortir d'une longue et pénible convalescence.
Il avait fallu que je voie la créature dressée dans la colonne de feu. Son faciès terriblement humain sous les voiles noirs. Ses sourires de roublard gobelin, sa troublante chaleur.
Quittons-nous bons amis.
Qui peut prétendre avoir un tel ami ? Leur seule voix présage un funeste avenir. Leur seul passage marque la destruction. Leur étendard est le chaos et leur cor sonne la ruine.
Qui pourra se vanter d'avoir obtenu un accord si avantageux, d'avoir obtenu des remises même sur le prix déjà si bas ? Qui, pis encore, se vantera d'avoir... refusé.
Dehors la nuit est déjà rouge. Les marais chuchotent leurs poèmes alors que je leur dispute le passage. Il y a des visages aux yeux fermés dans la pierre. Il y a un orage qui roule et gronde et enfle, loin sur la mer.
Battement, murmure, silence.
L'eau des marécages reflète et imprime l'avers d'un ciel déjà vide, déjà creusé, cavé comme le visage d'un mort.
Battement, murmure, silence, esprits en suspens.
Il faut apprendre à décamper.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Première muance
Un contrepoint
Un contrepoint
La nuit tombante se tressait d'étranges rumeurs. De ce manoir à la façade sombre qui se dressait au cœur du village s'était exhalés durant plusieurs jours de fortes odeurs de brûlé, sans pour autant qu'on y voit flammes ou fumées, ni aucun dommage sur la bâtisse. Et qu'était-ce, cette fois ? Du violon ? Allons donc.
Voilà des jours que je demeure ici à Surwich dans la plus parfaite solitude. Ermite. À retrouver la sérénité et l'aplomb. Je les partage, ces jours, entre les relents amers du marais, où j'erre comme un fantôme en fredonnant les airs du fils du joueur de flûte, entre l'absurde grandeur de Maldraz, mon seul confident, qui comprend parfois, et entre la terre rouge, balayée par les vents, lavée par la tempête.
J'ai découvert que j'aimais les Terres foudroyées. Pas seulement la forêt, aux mystères qui m'évoquaient tant Sombrelune, mais aussi les terres arides et desséchées. Même le sol épuisé par les flots de magie qui s'y est déversée il y a tant d'années a sa propre beauté. Les à-pics, tranchants, les crevasses et les ravines qui creusaient la surface comme les rides d'un visage fatigué. La mer qui battait les grèves, verte comme une émeraude, à l'haleine salée qui criblait les roches. La poussière rouge, qui valsait dans les méandres du vent. L'orage sans fin qui tournait et frappait, ponctuellement, ressassant une vieille colère à qui personne ne prêtait plus attention.
Mes nuits désormais n'étaient troublées d'aucune vision, d'aucun rêve. Loin de peser, cette nouvelle forme de silence me laissait au cœur une espèce de joie sauvage. Tout comme l'on ouvre grand les fenêtres pour laisser entrer l'air neuf, on assainit les âmes. Prodiguons la lumière. Voilà qui est, sans nul doute, un bon point de départ.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Quatorzième offrande
Les bêtes sauvages
Les bêtes sauvages
On aurait pu croire que le lieu, tel un site sacré, serait désert, vidé de toute présence. On aurait pu imaginer que la pulsation régulière qui faisait frémir la roche dans un certain plan aurait fait du pic une flèche que la végétation aurait hésité à conquérir.
Et pourtant, la montagne qui dominait les contreforts était aussi hirsute, aussi échevelée de conifères que ses compagnes. Ses flancs étaient percés de sources, ses combes foisonnaient de mille et une bêtes qui avaient trouvé un refuge dans ce lieu qui résonnait de la même manière que leur âme la plus profonde.
La pierre elle-même semble vivante sous mes mains, animée d'une respiration légère; le pic entier est en éveil et à l'écoute, vigilant comme un rapace. Je le devine prêt à s'ébrouer pour me déloger au moindre faux pas.
Je m'élève. Les gestes coulent, fluides, sans heurt ni saccade. Une prise après l'autre. Pour trouver enfin le sommet coiffé du ciel.
Il était moucheté des restes délités d'une tempête que les pics avaient déchirée; il en drapait les faîtes comme une toile trop fluide pour s'y effilocher.
C'est un monde nouveau qui s'offre à mes sens. Sauvage, primitif, rebalançant en moi l'équilibre précaire et fragile qui toujours vacillait.
L'ocre en offrande éparpillé, embrasé d'arcane, soufflé par le vent, laisse des traînes colorées alentour, dessinant les motifs telluriques primordiaux.
Ces sentes que mes pas suivent comme une marelle étrange et infinie.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Quinzième offrande
Un présage
Un présage
Entre le ciel et la mer.
Là où je devais être.
Entre le ciel et la mer, à courser l’horizon, à danser avec le vent, ce fil fluant qui reliait les deux mondes.
J’aurais voulu, j’imagine, partir et rechercher - le rechercher, au diable les lettres sibyllines expédiées d’on ne savait où… Savoir, venger peut-être ? Les visages ahuris levés vers moi, incapables de comprendre.
Les lames étaient pourtant là dans mes mains, sinistrement reconnaissables.
La nuit volait tout relief aux vagues, et, alors qu’une tempête battait le lointain horizon de Tornheim, le vent levait pour nous les voiles. Le ciel nous était offert criblé d’étoiles, si désespérément clair qu’il semblait se nuancer d’azur, de turquoise, d’un époustouflant bleu roi, changeant sous nos yeux.
Par endroits, l’étoffe est encore douce. À d’autres, les fils carbonisés s’effritent encore entre mes doigts. Et le subtil parfum du soufre couvre sans peine aucune la délicate odeur du sel.
Offert au vent, le tissu fait torche. Un dernier flamboiement dans la nuit.
A toi, mon frère.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Seizième offrande
Un éclat de basalte
Un éclat de basalte
Le noir silence qui imprégnait les bois était assourdissant. Il dansait entre les arbres en sommeil, une lente valse aux pesants voiles volés à la nuit, passant en souffle alangui à l’odeur d’humus froid et humide, de la mer qui toisait les falaises d’en bas. Je devais partir. La mer, son reflux lancinant, m’incitait à partir. Le coeur des montagnes, si loin, battait pour moi. Et m’appelait.
Les merveilles de la Foire bruissaient et s’étiraient sous mon regard qui ne les voyait déjà plus. J’étais ailleurs, et c’est d’un pas de somnambule que je gagnais ma roulotte, sa porte où avait été dessinée la silhouette d’un homme qui y aurait appuyé son dos, son plafond peint d’un ciel nocturne… Et encombrée, comme toujours, de mille et uns trésors rapportés d’ici ou là, disposés dans l’ordre qui semblait le plus juste : les bouteilles, la pièce et la fiole scellée… La boîte à musique silencieuse. Le sablier. La pile de lettres. Celles sans destinataires, celles dont le seul message était la profusion de couleurs qui éclatait à leur surface, celles qui n’avaient jamais été envoyées. Celles qui avaient été reçues.
Il y avait là aussi les quelques cadeaux qu’on avait pu me faire, épars, rose des sables et basalte …
Je filai voir Sylannia qui me laissa boire un dernier verre, j’empruntai au Professeur quelques flacons d’encre. Je tapai à la porte de Chester, qui ne m’ouvrit pas. Je cherchai Bleys et ne parvins pas à le trouver.
«Si tu veux vraiment te connaître, marche jusqu’à ce que plus personne ne connaisse ton nom…»
Un autre de ces adages qui lui avaient échappé. L’effort, le courage et la volonté de sortir hors de soi, qu’il n’avait jamais eus. La facilité et la paresse de la pensée… C’était trop tard, peut-être. Ca l’était peut-être depuis le début.
Mon esprit bat comme un coeur en fin de course. Je brûle, de l’intérieur. Je m’étiole et me défais. Et il y a là-bas le coeur des montagnes, enfoui sous les bancs de neige sans fin, enfoui sous un ciel lavé à plein vent, qui ne cesse de m’appeler.
Je suis une étoile filante. Je brûle.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Dix-septième offrande
Un anneau de fer vrai
Un anneau de fer vrai
C’était un anneau.
Une de ces petites choses auxquelles les gens n’accordent bien souvent pas ou peu de considération. Pourtant, cet objet si infime était crucial.
Sans doute pourrais-je parler des heures durant de l’importance des cadeaux. Des véritables cadeaux, dans lesquels on retrouve une partie de soi, un don d’âme et de sens. De la même façon, offrir un anneau avait tant de significations que l’on s’y perdrait.
Je l’aimais autant pour ce qu’il représentait que pour ce qu’il était.
Il était d’une teinte qui variait à la lumière, tantôt cendré, fumé ou bleuté; il avait la couleur d’une lame, du crépuscule, de la mer avant la tempête. Il avait la couleur du silence et de la solitude.
Il ne présentait aucune gravure. Aucun motif. Aucune gemme. C’était un anneau à l’extrême simplicité, mais son implacable beauté tenait de sa rondeur parfaite, de sa surface aussi lisse qu’un miroir. De son sombre éclat. C’était une beauté qui n’avait besoin d’aucun artifice pour se révéler, qui ne s’encombrait pas de fioritures tape-à-l’oeil. Dans le métal poli se lisait toute l’infinie patience de l’artisan.
Et puis il y avait le fer : pas n’importe quel fer, mais du vérifer. Un métal d’un autre monde. Le fer semble commun, de prime abord. Mais il fait partie de nombreuses histoires. On dit qu’il aide à combattre les fées, les démons et les fantômes.
Il reposait froid et lourd dans ma main. Le ciel que je regardais à travers sa courbure paraissait inchangé.
Il serait bientôt de retour. Il fallait trouver un cadeau d’égale valeur.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Dix-huitième offrande
La mer, au cœur
La mer, au cœur
Elle est le calme électrique qui précède la tempête sur la mer.
Elle est la chaude ardoise qui la colore, et les lames émeraudes aqueuses qui la perçent, lorsque de quelques trouées elle se fend, brassée de vortex, valsée de vent.
Elle est cette piquante douceur, la peau hâlée de profondeurs noires, et quelques rafales glissées, pour le mouvement.
Éminemment plastique, changeante, cette mer si étale que le ciel se penche pour s’y mirer, cette furie déchaînée des typhons - et la placide solidité du roc, qui s’ancre, et qui reste - elle est là et demeure, eau comme terre, là où je ne suis que bourrasques de feu. J’aime à croire que nous ne sommes que les deux faces de la même pièce, et pourtant elle en serait le côté qui fait naître et croître, comme la terre fertile, et la mousson qui l’abreuve.
Elle est mer, la mère, la brume de l’écume levée, la tempête sombre qui rôde de ses mèches emmêlées, emmêlées de noir, de bleu - azur, indigo, et cobalt, aussi - et de vert bien sûr, un vert que le temps ne grise pas, que le soleil dore, que la pluie nuance de cyan.
Elle est mère, la mer, la force qui donne, qui réconforte, qui console. Et quand la tempête éclate, elle se niche toute dans sa volonté inexorable des marées, un feu de vagues froides, qui la pousse et l’entraîne. Vers l’avant. Toujours.
Et le roseau et le saule qui la tressent, l’argile souple, striée - la paisible clairière amie au bord du ruisseau, la gentillesse des remous dans lesquels on plongerait les mains pour tenter, vainement, d’en saisir la rondeur du reflux offert; à nous enfants orphelins sur lesquels ses yeux de mère fauve veillent. Tous.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Dix-neuvième offrande
Les cendres
Les cendres
La mer était une valse d’interrogations immaculées d’écume. Elles battaient le sable et, lorsque les vagues les poussaient avec suffisamment de force, m’éclaboussaient, éclatant en une infinité de minuscules gouttelettes diamantées.
Je ne reculais pourtant pas sous leur pluie douce. Je n’avais aucune réponse à apporter à ces questions qui, comme le reflux ne cessait de tarauder la plage, persistaient à assaillir sans répit mon esprit.
Je ressentais la frustration bouillonner, l’injustice brûler, un feu follet de colère rentrée. Je ressentais la douleur, amère, de la trahison, de la confiance bafouée, d’un abandon brouillé et incertain. Et malgré tout demeurait, tout au fond, bien lotie, une petite étincelle de lumière. Tôt ou tard…
Il n’était qu’un enfant fourvoyé. On faisait tous des mauvais choix.
Mais la mer continuait pourtant de questionner, et pour une fois son chant ne parvenait pas à m’apaiser. Cela ne pouvait provenir que de l’intérieur : ou m’effondrer d’un choix qui n’était pas le mien, ou voir plus loin qu’eux. Et continuer. Attendre. Patiemment, comme durant ces années, un futur heureux auquel je voulais encore croire.
C’était un espoir absurde, insensé, un espoir de fou. Ils se moqueraient probablement de moi, s’ils savaient, mais qu’importe. Il n’était plus question de les laisser m’amoindrir, par leur faiblesse, mais de tendre la main. De continuer à aimer. De continuer à brûler.
Je serrais l’anneau dans ma main, le petit anneau de fer froid, si lourd. Dense. Inerte et presque magique. J’arme mon bras.
Et toutes les questions se turent.
En souvenir de Givrefeu.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Vingtième offrande
La terre et le feu
La terre et le feu
Le passé nous rattrape toujours.
Parfois tendre comme une étreinte, parfois dur comme une pierre. Parfois, amer, il vous tord le cœur et les tripes, menace de vous mettre à genoux. Il avait cette fois la mélancolie poussiéreuse des choses en suspens depuis trop d’années, jamais vraiment oubliées, dont le temps passé avant transmuté la douleur en autre chose. Quelque chose de plus sombre, de plus enfoui. De la rancœur, peut-être. Je ne suis pas le genre à chercher vengeance pour des offenses dont je ne regrette finalement pas la tournure.
Le passé, parfois, reprend contact avec vous par quelques mots à l’encre noire, semés sur une page brunie. Une intuition, peut-être, la curiosité ou la lassitude, vous poussent à les lire alors même que vous vous étiez juré de ne jamais plus regarder en arrière. De laisser couler. D’oublier.
Mais je suis Souvenir; je ne peux prétendre oublier. Alors j’ai lu.
Et elle était là, penaude, mâtinée de regrets en demi-teintes, en demi-mesures, incomplets. Qu’elle ne pousserait jamais jusqu’au bout, ou pas encore. Ce n’était là encore qu’une question de temps.
Il y avait une lumière rouge de colère, de violence, qui pulsait en moi, quelque part derrière mes côtes. J’aurais frappé, j’aurais tranché et coupé pour voir le sang écarlate, mais.
Mais il y avait une attente en suspens, une question, un éclat bleu qui se devinait. Je n’oublie pas. Je me soucie encore. Je crois que c’est là la seule réponse que j’ai reçue, ce soir-là. Ce n’était pas celle que j’attendais, pas celle que j’espérais. Elle me semblait hors de propos tant elle était inimaginable. Et pourtant, je me souciais encore d’elle, malgré les trahisons, malgré la colère, malgré les blessures.
Dans le fond de mon verre, l’alcool a les accents de l’or. Il a le goût de l’oubli, un oubli passager et temporaire, mon meilleur ami et soutien, moi qui n’oublie pas. Je peux noyer ce que je ne peux plus fuir, je peux trouver un exutoire dans la violence de mes habitudes, cette violence qui n’a de cesse d’effrayer et de rebuter ceux qui ne peuvent en soutenir l’expression la plus pure.
Je ne peux pas oublier Lomerak, malgré les années, je ne peux pas oublier Lothar, malgré notre brève rencontre. Je ne peux pas oublier Lendrith. Ni l’étrange sentiment que ces nouveaux décès m’apportent, ce dépassement, cette sinistre impression d’avoir dépassé mon temps, qui s’accroche à mon flanc comme une ombre.
Voilà que les terres du Nord me manquent. Voilà que les hordes levées par la Mort déferlant autour de nous me manquent avec toute l’acuité de la perte d’un foyer lointain et trop brièvement touché du doigt. Tuer, ou être tué, la pureté brutale de la survie, le silence d’une compagnie taiseuse, dont le sens se trouve ailleurs que dans les mots, pour qui a la sensibilité de la saisir.
Je crois que je saisis, maintenant, que ma place n’est plus dans l’or des fonds de verres.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Vingt-et-unième offrande
Des yeux dans la brume
Des yeux dans la brume
«The opposite of a haunting is something very lonely.»
Il y a quelques murmures superstitieux, parfois, pour parler de l’étrange manoir dans les brumes. Un endroit qui était autrefois parfaitement normal, autant que l’on puisse l’être dans la région, tout du moins, mais que l’on disait désormais avalé tout entier par l’obscurité roulante du Bois.
Le silence des questions sans réponses.
Le silence des doutes, des choses oubliées, à demi-effacées par le temps, par l’apaisement d’une peine ancienne. Le silence d’une résurgence de ces maux passés, de ces échos.
Les fantômes dansent autour de moi, riant sans un son, et que serais-je aujourd’hui sans leur mémoire qui me donne un nom, sans leurs serments qui me donnent un but ? Les âmes doivent-elles avoir plus forte volonté que les vivants ?
J’ai juré et je n’ai pas oublié; la violence habite mon sang comme les spectres mon esprit, et même la pénombre du Bois, la joie insouciante de la Foire ne peut me faire oublier le combat pour lequel j’ai existé ma vie durant. Il n’y aura ni paix ni repos pour moi, et ce n’est pas l’âge qui m’emportera.
Certains le disaient maudit, comme l’avait été la demeure Mantebrume; d’autres le disent domaine d’une sorcière terrible et sinistre, que l’on entendrait fredonner dans les bois à la nuit tombée.
Fantômes, fantômes, fantômes qui dansent comme des faunes ivres, fantômes des bois profonds qui m’appellent, m’appellent encore à les rejoindre. Mais est-ce l’heure, je ne le crois pas; encore tant à faire, tant à accomplir. Il me reste bien des pas avant d’atteindre une destination hypothétique sur une voie pourtant réputée sans fin. Des fées de fer dans les anneaux, des loups d’ambre dans mes rêves. Une âme perdue, désormais, si loin, aux cheveux clairs.
S’il existe un destin, peut-être puis-je aller contre lui. Sinon, rester stable et immobile face au courant, mouvante et muante dans l’immobilité des pierres; la ville est d’un faux mouvement, d’une vie fallacieuse, que son hypocrisie masquée de lumières et de sons dissimule encore.
Des visages creux qui se succèdent, méplats et arêtes sans cesse similaires, sans y trouver d’accroche où poser regard et intérêt.
Mais il y avait un point sur lequel toutes les voix s’accordaient.
La lune se lève sur l’étang; elle donne aux tombes des allures d’argent dans la nuit bleue, et les frissons de l’eau piègent des ombres dans sa clarté.
La présence indéniable de gigantesques bêtes qui s’emparaient des curieux.
Est-il temps de sortir de l’ombre, temps de sortir des limbes parmi lesquelles j’ai connu la paix pendant si longtemps ? J’ai après tout un serment à honorer; j’ai, après tout, le besoin de répondre à l’appel de violence qui bouillonne dans mes veines.
Des visages, des visages à voir; neufs; où tintent une familiarité nouvelle qui m’attire comme la flamme le papillon.
Les hurlements dans l’obscurité, lancinants, qui rappelaient aux plus anciens les cauchemars d’invasions de hordes sanglantes.
Je suis une chimère rouge, une ombre brutale; je suis un fantôme, moi-même, un fantôme en maraude décidé à hanter des vivants qui n’en ont cure.
J’aime, je hais, avec l’intensité d’un feu de forge. Je change;
et chaque version de moi que j’abandonne est un nouveau spectre.
Des yeux d’ambre qui perçaient la brume.
Je me demande, parfois, comment j’ai pu être certains d’entre eux.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Vingt-deuxième offrande
Une once d’or
Une once d’or
«C’est le plus grand miroir que j’ai jamais vu.»
Hurlevent. Le calme de la cité possède une épaisseur qui rend fou. Changer d’air, parfois, ne tient qu’à faire le premier pas.
Le bleu du ciel est souvent d’une indifférence étouffante, il crée par les rues une paix sournoise qui ne demande qu’à éclater; il n’y a guère que la nuit pour laisser aux créatures de mon espèce la plus étroite fenêtre pour couler à l’obscurité, chats et rapaces, renards et loups, phalènes et chauve-souris.
Sur les toits, on se croirait au plus près du ressac stellaire, les étoiles échouées sur la surface d’un appentis, la flèche d’une charpente crochue; il y a l’ombre d’une poterne, plus haut, la silhouette échancrée d’une tour, encore plus haut, les formes parfaites d’une montagne.
Inaccessible.
Un pas de côté : rien de plus pour passer le fil tranchant qui sépare la pâle lumière nocturne de l’obscurité épaisse que les toits découpent. Spectraux comme des fantômes dans la clarté laiteuse; ombres mouvantes dans le noir; mouvements qui éclatent comme des échos furtifs à peine entrevus, à peine dessinés.
Coup de vent, rien de plus pour faire ployer l’autre, dans l’ascendance de la hauteur : à la lumière de la Lune, les rapaces sont les mystes de la nuit, où les chats ne sont que les secrétaires du noir, gravant d’une griffe, d’une coulée d’échine, le tracé le plus vertical d’une ville en décor de théâtre, carton pâte peint de noir et structures plates simulant une horizontalité obsolète.
Mais elle ne s’arrête pour personne, ni félins ni autours, et la Lune en besant de son blason monte, monte, monte. Ce sont les armoiries les plus nobles que le ciel puisse donner.
Lorsque la saison s’y prête, elle se robe d’or, de roux, de fauve. C’est alors une immense pièce oubliée sur un horizon de bas vol, et l’on voudrait s’en saisir sans jamais l’échanger. Mais elle glisse, toujours, entre les doigts : c’est la compagne changeante mais immuable des créatures nocturnes, des âmes vespérales, et si je le pouvais, si je le pouvais, je l’accompagnerais dans ses phases comme un fantôme escamoté sur la plus sombre ardoise.
Je me demande, parfois, si elle se coule dans le Rêve, amie veillant sur l’envers de notre décor, à mesure que défilent ses phases, pleine là où elle est noire, noire là où elle est pleine. Il y a un réconfort, je pense, pour qui chemine dans la pénombre et n’a qu’à lever les yeux pour constater sa compagnie.
Et lui, comme une autre Lune, se fait chat d’or quand je suis bête fauve.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Vingt-troisième offrande
Des mûres
Des mûres
Il n’oserait pas. Il ne ferait pas ça. Il ne me ferait pas ça. Non ?
Si.
De quel droit.
Une lézarde dans un mur dont la chaux blanche, éclaboussée d’un soleil d’été, devient éblouissante comme le plus beau des marbres.
Il y a un taillis, un bosquet, même, noir de troncs resserrés, noueux, comme des aïeuls près d’un foyer.
Haute forteresse et tour d’argent : ivoire sur un lointain troublé, brouillé de bleu car mélangé au ciel par la distance. Un cavalier, sur la plaine, son cheval roux lancé sur un trot régulier. Approchant. Un messager, peut-être, ou alors un éclaireur, annonciateur de malheurs, ou de grandes nouvelles, de sinistres prophéties, d’alliances fabulées.
Un renard aboyant dans l’heure bleue. Un tambour, qui bat sur les murailles : son battement allant s’accélérant, fort, pulsant. C’est le sang de la cité. C’est le martèlement de mille pas, de mille mains, c’est le fracas des armes.
C’est le bruit de la colère, qui remonte le long des veines comme des rues, qui imprime une tension raide à mes mains. Quelques bons mots, oui. Quelques-uns mauvais, des flèches aveugles qui finissent par toucher par leur seul systématisme.
Une pression à même l’esprit; de bonne intention, la quiétude, l’inquiétude, comme une eau qui coule et monte, voudrait s’infiltrer, par capillarité, extérieure, externe. Qu’importent les bonnes intentions quand la volonté n’est pas respectée.
Tantôt un feu de forge rouge, tantôt la rafale noire d’une tempête, les émotions sont les forces qui sculptent le paysage qu’il me plaît d’explorer. Elles sont le produit le plus pur, l’écho le plus intense, instinctif et premier, de ce que la perception du monde engendre à travers le miroir de ma conscience. Il n’est nul qui saurait m’en priver, ou pire, se permettre d’un biais quelconque de les entacher, de les déformer, de les modifier.
La colère est ce messager à cheval roux, porteur d’informations, dont les sabots martèlent et creusent à chaque foulée la topographie de mon âme toujours changeante.
La réceptivité, l’émotivité, chagrin et sel qu’ils seront de mon existence, je les embrasse et les accueille. Les ronces, sur le mur, dont on cueille les mûres porteront toujours leurs épines; l’un ne viendra pas sans l’autre. Il n’y aura de joie que s’il y a tristesse; de bonheur que s’il existe un malheur pour lui faire contraste. La colère, quant à elle, n’est pas la bourrasque qui fera chanceler l’équilibre, vaciller l’harmonie. Elle est la flamme qui en éclaire les facettes, qui révélera les faiblesses et les lézardes.
De quel droit.
Elle n’est pas aveugle, elle n’est pas bête enragée qui charge inconsidérément, elle n’est pas démon intérieur qu’une main extérieure devrait dompter.
Mais voilà : toute la bonne volonté du monde peut connaître les erreurs.
Souvenir
Re: De frêne et d'orme
Vingt-quatrième offrande
Une fable
Une fable
Un manoir, dans les Bois. Une demeure oubliée dans l’obscurité d’un sous-bois, sous une nuit éternelle : et dans la forêt rôdent des monstres, sinistres bêtes, longs crocs et huit pattes, robes évanescentes soufflées par une brise d’outremonde.
La pâleur d’une Lune blanche peine à percer; ses minces rais chutent et cahotent sur les poussières égarées que l’air en suspension laisse flotter comme sur une mer calme. On s’attendrait à voir un couturier de talent s’en saisir pour tisser un quelconque voile destiné à dissimuler un héros en quête.
Des grondements, rauques. L’éclat doré d’un regard dans l’ombre d’un buis, hors de portée de la chiche clarté. Du lierre au mur de la demeure : peut-être un porche, éclairé d’une lanterne au métal cabossé, riveté de clous qu’un début de rouille ronge.
Une fenêtre.
Une haute fenêtre pour percer la façade blafarde dans la luminosité bleutée, agrémentée d’un balcon aux ferronneries compliquées, ornementées. Il n’est pas fleuri, car il n’y a nul soleil pour les faire pousser.
Il y a une femme, là penchée. Une chevelure bouclée d’ébène, une teinte qu’elle vole à la Pénombre elle-même, plus profonde encore que la nuit, dans la brise; le bronze d’une silhouette que la lumière radieuse, chaleureuse, de mille bougies illumine, contraste parfait d’un soleil perché, au coeur du noir qui voudrait tant l’avaler.
Il y aurait, alors, un beau prince à la tête dorée, sur son destrier immaculé, empesé du sable gilnéen. Il piaffe, impatient, tandis que le jeune homme à l’armure étincelante lève la main vers la belle.
Il n’y a pas de contes de fées, au Bois de la Pénombre. La belle perdue a les yeux trop jaunes.
Mais ça n’empêche pas de rêver.
Un manoir, dans les Bois. Une demeure oubliée dans l’obscurité d’un sous-bois, sous une nuit éternelle. Guère plus qu’une ruine, mais la légende l’ignore encore. C’est la maison d’une sorcière, fredonnant au son d’un luth lorsque la Lune, quoiqu’invisible, est au plus haut. C’est la maison des bêtes sauvages, des fauves, des monstres.
On dit que la sorcière y enferme les âmes qu’elle a volées. Celle d’un vieil ours, et celle d’un seigneur elfe. Celle d’un chasseur, à jamais liée à son chien de chasse.
Il n’y a ni princes, ni demoiselles en détresse, ni fringants destriers. Parias, déchus, rejetés, exclus, marginaux : voilà bien les seuls qui trouvent grâce à ce manoir décharné, cette carcasse de pierre au cœur pourtant toujours battant.
On dit qu’entre ces murs, il n’y a rien qui n’ait été volé.
C’est une pirate sans mer, une voleuse sans sac ni corde, une escamoteuse sans astuces, une escroc sans le sou.
C’est approprié, alors, d’aller dérober quelques rêves, d’aller emmêler les fils du destin, et tirer la langue à quelques notions surannées.
Souvenir
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