Mémoires - Extraits
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Mémoires - Extraits
Après une autre soirée à s'émouvoir dans les paradis artificiels, habitude qui n'avait fait que de se répéter davantage ces derniers jours, l'homme prit sa vieille plume et s'installa à son bureau grinçant, dans sa bibliothèque, à la clarté d'une chandelle.
Tout cela me parait curieux. Et surprenant. Je ne fais pas ici allusion aux faits dont on m'accuse puisque l'aveuglement et la bêtise humaine n'ont rien d'une découverte à mes yeux. Non, ce qui me laisse perplexe c'est plutôt que cette indifférence dont j'avais toujours fait preuve à l'égard d'autrui et qui m'avait apporté plus de bénéfices et de bienfaits que de malheurs, semble aujourd'hui s'effriter de jours en jours. C'est vrai, l'insensibilité à la critique de l'autre n'avait eu de cesse de me guider puisque pour moi la seule critique fondamentale que je puisse accueillir était la mienne.
A l'heure actuelle, ce narcissisme bienveillant et lucide est toujours intégrant à mon esprit mais l'infamie de ces langues fourchues et la pensée de ces vils esprits semblent ne plus me laisser aussi apathique qu'autrefois, à mon grand regret. De fait, leurs misérables journaux semblent maintenant déverser leur poison noir en mes veines et l'acerbité de leurs paroles viennent désormais s'abattre droit sur mon esprit chétif. J'aimerais pouvoir cracher au visage de ces coquins et ériger à leurs trognes le miroir de la vérité qui leur permettrait de prendre acte du pitoyable reflet dont ils sont l'origine. Tout cela est absurde. Moi qui me croyais au-dessus de toutes ces vaines fioritures, me voici aussi déboussolé qu'une pauvre mijaurée.
Il me faudrait prendre le large, partir loin de ces vipères et retrouver l'ataraxie que j'avais trop durement bâti pour me permettre d'être si sottement dépouillé. Pourtant, je suis coincé ici. Tel un insecte rabougri qui se serait trop longuement hasardé dans les toiles de l'araignée maudite qui vient se repaître de mon âme. Le pire serait que je ne puisse plus quitter cette ville et qu'on m'écroue pour les affabulations de ce jeune dégénéré que je n'ai jamais croisé. Encore un coquin aliéné à qui l'argent ferait faire n'importe quoi. Si mon fils me voyait ... Lui qui est partis trop tôt à cause de ces abjectes créatures, ces monstres, ces lupins qui se permettent aujourd'hui d'errer dans nos rues comme si le mal n'avait pas été assez fait. Rien que l'haleine de leurs gueules putrides et la souillure de leurs poils hirsutes me ferait vomir d’écœurement s'il le fallait. Je bannis ces chimères de la civilisation et s'il était en mon pourvoir je ferais enfermer tous ces bâtards qui osent s'exhiber en public. Ils me donnent la nausée. Ils sont la honte de Gilnéas et les corniauds de notre histoire.
Dès que cette enquête sera conclue et que j'aurais été innocenté, j'abandonnerai ce lieu dénué de tout sens et je regagnerai désespérément notre manoir. Cet endroit que je déplore et qui est l'antre de la folie et de la perversion de ma pauvre femme. Cet endroit où les éternels couloirs vous donnent de la répulsion et où les chambres humides sont comme de sombres caveaux. Cet endroit sépulcral où n'ont de cesse de me torturer les remords de mes démons spectrales. J'espère au moins que mon beau-frère le baron donne toujours ses grandes battues où j'aime à respirer l'air frais des sentiers champêtres après avoir déchaîné l'ardeur de ma rage.
J'ignore si mon âme désillusionnée pourra trouver la paix en ces murs mais cela sera toujours plus accommodant que de croupir en prison entre deux guenilles couvertes de pustules et de tristes haillons. En attendant, je suis cloué ici, dans l'attente d'un jugement et dans la tourmente de cette condition de torture.
Dernière édition par Parker Crane le Sam 18 Juin 2016, 13:33, édité 2 fois
Parker Crane
Re: Mémoires - Extraits
Après un rapide passage à la caserne de la garde urbaine, l'homme fit ses bagages en toute hâte et sauta dans la première calèche, en direction du sud. Il roula une bonne partie de la journée et, alors que la nuit abattait son voile noire sur les cimes embaumées, la voiture se rapprochait vivement du manoir. Là, bercé par l'intemporelle nuitée, il prit de quoi griffonner et ouvrit son carnet à une page quelconque.
Comme un chiroptère à qui l'on aurait coupé les phalanges et qui se serait échoué dans un tas d'humus putride pendant bien trop longtemps, me voici le cœur léger, enfin libéré de cette sombre gadoue. L'âme oisive, je peux désormais errer à ma guise et ne plus essuyer l'acerbité de toutes ces idioties qui font tant défaut à la ville. Je n'aurai plus à supporter la bassesse d'esprit d'un bon nombre de ces médiocres citadins qui me donnent la nausée ; je n'aurai plus à supporter la fade austérité ou encore la joyeuse futilité de certains de ces ducs et duchesses; je n'aurai plus à supporter l'abâtardissement de mon peuple déchu, et enfin, les infectes émanations de ces lupins ne viendront plus chatouiller mes narines de leur infâme répugnance.
En réalité, je m'en suis toujours accoutumé mais cela fait parfois du bien de pouvoir coucher sur papier la souillure que j'aimerais cracher à leur face imbuvable. Aussi, je suis bien aise que la justice ait triomphé et qu'on m'ait innocenté.
Cependant, je reste inquiet. Une nouvelle vague de difficultés semble déjà se dresser à l'horizon. J'ai reçu une missive de mon beau-frère dans la matinée et celle-ci n'avait rien de réjouissant. J'ai bien peur que ma femme soit encore plus souffrante qu'à notre dernière rencontre. Celle-ci avait quitté la ville quelques jours après que l'on m'accuse, du fait de ses crises nerveuses qui revenaient sévèrement. D'après Ichabod, une nouvelle paralysie l'aurait gagné, la privant de sa jambe gauche, et la fièvre la ferait délirer. Un prêtre serait sur place pour la guérir mais j'imagine que comme à chaque fois, ses démons ne tarderont pas à revenir. Cette maladie la bousille depuis maintenant trop d'années.
De fait, ses tristes jours sont rythmés par la souffrance et l'angoisse d'une prochaine crise. Les insomnies l'irritent. Son dysfonctionnement nerveux la consume lentement. Je ne sais plus quoi faire ni quoi penser. Tel un spectre rabougri, je peine à garder le contrôle sur les rênes de ma vie et ce mesquin diablotin vient sans cesse gangrener mon esprit, chaque jours un peu plus chétif. Parfois, je me sens comme un pauvre avorton qui serait aussi souffreteux qu'elle. Je redoute le pire.
L'autre nuit, je fit un affreux cauchemar. Alors que je rentrais au manoir, pressé de retrouver ma douce, je fus surpris de découvrir le lieu vide. Je cherchais une présence, sa présence, mais en vain. Je fouillais toutes les salles de la vieille bâtisse. Cependant, quelque chose faisait vaciller tout mon être. J'étais comme dévoré par l'endroit qui me paraissait trop sinistre. Les couloirs caverneux débouchaient sur des salles creuses et l'écho de mes pas retentissaient indéfiniment dans mon esprit agité. Un moment, alors que je manquai de perdre pieds, je m'appuyai sur une porte et je débouchai dans un abîme qui me fit l'effet d'une funeste déflagration. Là, la charogne de ma Alicia gisait au sol et imbibait toute la pièce de ses putrides exhalaisons. Alors, je me répandis en sanglots autour du corps et mon agonie était si grande que même une corde n'aurait pas assez étranglé le col de ma carcasse déchue pour en extraire toute sa souffrance. Je peux encore sentir les relents de cette odeur pestilentielle qui viennent insidieusement effleurer mes pauvres narines.
J'ignore si l'aube qui m'attend sera projeter sa douce lumière sur ces tourments et s'il sera se montrer plus complaisant que le crépuscule passé. Ce n'est pas la quintessence de la vie que je demande. J'aimerais juste pouvoir vivre. L'espoir semble pourtant avoir disparu. Je le sais. Les murs de la bâtisse qui approche n'apaiseront en rien mon cas et je ne ferai que disparaître un peu plus en ces brumes évanescentes qui m'aspirent de jours en jours.
Dernière édition par Parker Crane le Jeu 14 Juil 2016, 13:44, édité 1 fois
Parker Crane
Re: Mémoires - Extraits
Le troisième soir suivant son arrivée au domaine, l'homme, suite au dîner duquel il sut bien vite de dégager au profit d'une nourriture plus spirituelle, ne tarda pas à sombrer dans un abattement quasi journalier, quoi qu’atténué par la douceur et la délivrance de la poudre de ce soir. Sa plume n'aura pas non plus été épargnée.
A mon grand regret, mais sans surprise, le déclin que j'avais prédit semble déjà ravager mon pauvre cœur meurtri. Ichabod, lui, semble plus froid que d'ordinaire, voulant contenir ses inquiétudes sous sa forte et fière figure qui ne serait m'aveugler quant à ses états d'âme. Avec le temps, nous avons su apprendre à maîtriser les harpies du tracas causé par les crises d'Alicia. Celle-ci, comme à chaque fois, est recroquevillée dans son lit, pâle comme le linge de ses draps trempés et aussi vivante qu'une pousse flétrie après la sécheresse. Sa jambe la fait souffrir et elle peine à se nourrir. Cette nouvelle crise l'a encore fortement affaiblie.
L'autre nuit, je suis resté à son chevet pour la veiller. Sa petite main moite s'agrippait fragilement à la mienne, me disant des mots que sa langue engourdie n'aurait pu prononcer. Silencieuse comme l'épave du marin déchiqueté après la tempête, l’entrouverture de ses paupières laissaient apparaître ses beaux yeux affaiblis qui me contemplait avec amour. Malgré les sombres gouffres que la fatigue a fait apparaître en leur contour, ils restaient ceux de la magnifique femme que j'aimais. Si je le pouvais, je donnerais ma vie pour elle.
Mais j'ai peur. La terreur m'envahit et m'assujettit aux interminables sanglots que mes yeux ravagés ne seraient plus longtemps supporter. Je ne veux pas la perdre. Je préférerais qu'on me balance dans une fosse, tel la carcasse d'un pauvre rejeton plutôt que de devoir concevoir la mort de ma tendre aimée. L'abysse qu'a laissé la mort d'Aidan ne sera manquer de se creuser suffisamment pour m'y faire tomber si ma belle devait quitter ce monde.
Je peine à effacer de ma mémoire ces atroces visions de souffrance me rappelant le tragique destin de mon défunt garçon. Je peux encore sentir les émanations sanguinolentes qui imbibaient la pièce ensanglantée ce jours-là. La fracture qu'a subit mon âme ne pourra jamais se refermer et je crains d'être contraint à une éternelle vie d'errance où le fardeau que je traîne ne me laissera plus jamais avancer. Quoiqu'il se passe, l'espoir a déjà déserté de cette terre damnée et dévorée par les pires douleurs qui puissent exister.
Parker Crane
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