Les clairons du pouvoir
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Les clairons du pouvoir
Les clairons du pouvoir
Un homme qui aspire à de grandes choses regarde tous ceux qu’il rencontre sur sa route soit comme moyens, soit comme causes de retard et comme obstacles — soit encore comme des reposoirs où il s’arrête momentanément. La bonté de haute marque envers son prochain, qui est le propre de cet homme, ne devient possible que quand il est arrivé à sa propre hauteur et qu’il commence à dominer. Une certaine impatience et la conscience d’avoir été toujours condamné à la comédie le troublent dans toutes ses relations : ce genre d’homme connaît la solitude et ce qu’elle a de plus empoisonné.
Friedrich Nietzsche
Some are born to sweet delight,
Some are born to endless night.
William Blake
Barèzes
Re: Les clairons du pouvoir
Avant-propos :
Certains hommes marquent les esprits par leur prestance et leur capacité à faire impression, naturellement et sans effort. Qu’il s’agisse d’un talent inné ou d’une technique peaufinée au fil des âges, il est toujours difficile de trancher. Qu'est-ce qui attire réellement la sympathie et la fascination d'autrui? L'authenticité véritable... ou alors le semblant de spontanéité, plus calculateur et mesuré, souvent hypocrite, masque social finement travaillé? C’est notamment de ce doute que naît le mystère dont découle le charisme. Celui trouble et dangereux, aussi traître qu'une pente verglacée, qui pourtant s’avère bien souvent attisant et chaleureux comme le feu crépitant d’un foyer.
Un regard sur Romulus (Romuald de son vrai prénom), négociant issu d'une famille petite-bourgeoise hurleventoise estropiée par la faillite, permet en général de discerner toute son éloquence et sa babille. Ses talents oratoires semblent tout à fait, même dans le silence, suinter de tous les pores de sa peau. En effet, avant même qu’il ne prenne la parole et fasse la part belle à sa verve saillante, il se dégage du marchand un charme assez indicible, un pouvoir magnétique qui est amplifié par le mélange de dynamisme fougueux et de juste solennité. Une virilité assumée aussi, frôlant par occasion la brutalité, saupoudrée d'une couche de finesse et de subtilité qui rappelle à vous l'homme de goût qu'il prétend être. Pour autant, bien qu’il puisse séduire une frange de son auditoire, il aura également la faculté d’exaspérer et trouver le dégoût chez ceux qui ne succombent pas à ses belles paroles.
Toujours est-il que ces registres divers et variés, parfois même contradictoires, il semble tout à fait les maîtriser, à la manière de l’habile diplomate bien versé dans l’art de la palabre et des pourparlers. Une chose est sûre, il sait très bien s’adapter à ses interlocuteurs, de modeler ses propres propos pour parvenir à ses fins peu importe les moyens, jusqu’à parfois user des stratagèmes les plus discutables de la rhétorique. Il peut ainsi se faire l’apôtre infâme du pléonasme et de la tautologie, voire de la manipulation pure et simple. Mais c'est l’efficacité qui trouve le plus grand crédit à ses yeux. La fin en soi, le résultat des courses. L'objectif qu'il se fixe systématiquement en amont et qu'il est presque toujours parvenu à atteindre, ayant le mot juste pour faire vibrer, à loisir, les cordes de l'affect ou de la raison.
Et pourquoi un tel succès? Plusieurs réponses sont à votre portée. Parce qu’il est doté d’une exceptionnelle empathie et d’une fibre populaire, diront certains. Parce qu’il est un infâme opportuniste, machiavélique et retors, prêt à tout pour briguer le pouvoir, quitte à gratter tous les râteliers et duper les crédules, murmureront quelques autres, plus discrets et sans doute plus lucides aussi.
Pour autant, depuis qu’il se fait émissaire du Conclave d’Albâtre, ses discours et ses paroles semblent trahir une foi inébranlable. Inexistante auparavant. Plus pudique en ces temps-là, dira-t-il pour faire taire les mauvaises langues. Car derrière le pragmatisme nécessaire et parfois un brin cynique de ce marchand reconverti dans la politique, pourrait se cacher un idéalisme encore intact, passionné et toujours vivace. À moins que ce ne soit le contraire...
Dernière édition par Barèzes le Jeu 24 Mai 2018, 12:21, édité 4 fois
Barèzes
Re: Les clairons du pouvoir
Un matin comme tous les autres. Réglé comme une parfaite horloge, le maître drapier ouvre les yeux sur un plafond de marbre duquel suspend un chandelier en or massif. Une pièce de collection, antique et coûteuse, qui doit valoir dans les cent cinquante pièces d’or à l’hôtel des ventes du Quartier Commerçant. Un revers de bras suffit à éloigner la couverture duveteuse, doublée de velours et brodée de fils soyeux, qui recouvre son imposante carcasse. D’une rotation des hanches, il est redressé de moitié, penché sur le côté de son lit, les pieds déjà enfoncés dans des chaussons moelleux. Des étirements sommaires viennent ensuite en accompagnant un bâillement féroce, celui du Lion qui rugit paresseusement pour annoncer son éveil à la savane. Telle une force nonchalante de la nature. Une fois debout, le bonhomme enfile un peignoir et noue la ceinture autour de sa taille légèrement bedonnante, celle un peu dodue d’un bon vivant. Quelques foulées sur le carrelage en damiers lui suffisent pour rejoindre sa salle de bains. Vaste et fastueuse, à l’image de sa demeure elwynienne. Un regard dans la glace et l’ourlet d’un sourire se forme, découvrant une dentition impeccable de chicots parfaitement alignés et blanchis grâce à on-ne-sait-quel produit miracle. Mais c’est seulement maintenant que le véritable rituel commence. Une douche glaciale, d’abord, pour éveiller les sens et lui filer une niaque de jeune homme. L’eau est tellement froide qu’il ne peut s’empêcher de hurler un rire nerveux, presque dément, pour supporter la sensation. Il s’agit parfois de se faire violence pour attraper une bonne humeur. Une fois rincé, savonné et frotté à la brosse, le supplice s’achève. Mais le négociant n’a pas perdu le sourire carnassier qui s’est figé sur son visage. Non, ce rictus-là est une arme, un instrument de travail, qui ne s’abandonne qu’au coucher. Le rituel se poursuit. Un masque fait d’argile et de concoctions végétales est appliqué sur le visage du bonhomme. De quoi corriger les impuretés, gommer les imperfections. Bref, consolider un masque inaltérable de bienséance. Fortifier ses traits gracieux et son teint avenant. Il repasse sous l’eau ensuite, à une température tiède cette fois, afin de parachever l’œuvre de superficialité. Mais les érudits savent que toute la différence se fait dans les détails. Le diplomate en est parfaitement conscient.
L’eau ruisselle sur son visage, traçant des sillons dans l’argile pour faire émerger progressivement la figure qu’il présente au monde. Celle de Romulus Barèzes, négociant et politicien de son état. Le pragmatisme se mêle à un narcissisme plus primaire lorsque, quelques minutes plus tard, c’est son reflet qu’il admire de nouveau. Assez longuement. Comme pour se convaincre de sa perfection, sans pour autant pouvoir se débarrasser d’un soupçon de doute qui le tenaille et le force à maintenir cette stricte observation. Toutes les émotions traversent son visage à mesure qu’il le contorsionne pour adopter différents styles d’expressions. Puis des syllabes tantôt graves, tantôt sourdes, franchissent ses lèvres. « A, o, i, e, u ». Des phrases sans queue ni tête, aussi, juste de quoi échauffer son élocution. Et pour finir, une vieille diatribe qu’il répète depuis des années, discours plein de bon sentiment mais néanmoins percutant sur la nécessité de pourvoir une soupe populaire dans tous les quartiers de la capitale. Après ce rapide mais consciencieux exercice de prosodie, une pince à épiler trouve le chemin de ses narines. Quelques poils revêches connaissent une fin misérable, arrachés à leur foyer nasal. C’est ensuite au tour d’une crinière châtain claire d’être brossée en arrière, d’un mouvement mécanique et dépourvu de fantaisie. On ne plaisante pas avec la chose capillaire. Enfin, une bonne dizaine de minutes est accordée à l’entretien d’une moustache impeccable, pour ne pas dire grandiose, taillée en fer à cheval, qui exalte aussi bien la finesse par sa tenue que la virilité par son épaisseur fournie.
Un fiacre mène l’opulent négociant dans les entrailles de la capitale. C’est dans l’effervescence du Quartier Commerçant que Barèzes ordonne une halte à son chauffeur. Une promenade à pieds s’impose car il en a marre d’être assis. Et puis, la marche, c’est bon pour le sang. Le soleil est encore pâle à cette heure matinale et ses rayons filtrent à travers une fine couche de nuages qui égrène la nue. Il a plu cette nuit et c’est une humidité poisseuse qui plombe l’air ambiant. Dans sa longue toge, le marchand étouffe un peu. Mais il n’en démontre rien, alors qu’il est occupé à distribuer salutations bienveillantes et sourires charmeurs aux badauds qu’il croise sur les canaux. Bientôt, il pénètre dans le vieux quartier pour s’enfoncer dans un lacis interminable de ruelles étroites. Sur le chemin, il gaspille de la menue monnaie pour quelques mendiants, en s’assurant évidemment que ses gestes louables soient remarqués. Plus loin dans l’enfilade de rues, il croise un visage connu, celui du vieux Balthazar, un ivrogne notoire réputé pour ses tirades pseudo-philosophiques et son penchant pour l’absinthe. Si l’on en croyait ses histoires farfelues débitées autour d’une bouteille, il avait été prêtre dans une autre vie. Mais tout le monde prenait ça pour des calembredaines.
« Qu’Elle vous protège et vous éclaire, mon père !
- J’te salue aussi, mon fils. La Lumière seule nous guide. »
Alors qu’il remonte un pan de la Vieille Ville qu’il connait mieux que les autres, des souvenirs d’une existence moins exubérante viennent le tarauder un instant. Réminiscences passées d’une période de sa vie qu’il avait l’habitude de taire, tant par honte que par pragmatisme. L’époque où son père avait précipité leur famille dans une ruine sans nom. Qu’il les avait forcé à quitter le confort de leur quotidien, leur joli appartement en bordure des canaux, pour une piaule miteuse dans la Vieille Ville. Tout cela parce qu’il avait été faible et stupide. Et que des larrons peu scrupuleux avaient exploité cette faiblesse. Par conséquent, Romulus avait terminé son enfance dans cette enfilade de rues glauques, entre les vicieux coupe-gorge et les bandes de truands, les rades minables et les cloaques malfamés. Et il n’avait jamais pardonné son père. Si ce dernier était encore en vie, ce que Romulus ignorait, il devait certainement être en train de noyer sa misère au fond d’un grog. Ou peut-être faisait-il partie des clochards à qui il donnait de l’argent. Cette pensée amuse sincèrement le négociant car ses prunelles pétillent d’une joie dévoyée. Brusquement, il s’engouffre dans une rue adjacente à celle, plus large, qu’il empruntait alors. Quelques secondes plus tard, Barèzes est invisible, perdu dans un renfoncement de mur qui dissimule une porte cochère. Contre laquelle il frappe trois coups, puis deux. Après une bonne minute, l’huis finit par glisser et le maître drapier disparait à l’intérieur.
L’endroit ressemble à un caveau lugubre, baigné dans une pénombre de poix. Il s’agit en réalité d’un petit local de stockage où sont entreposés plusieurs caisses en bois barrées de fer, recouvertes par des draps poussiéreux et trouées par les mites. Au fond, on trouve quelques barriques et des tonneaux d’alcool. Un simple candélabre éclaire faiblement une table branlante et deux chaises qui se font face. Sur l’une d’elles siège un vieux truand aux longs cheveux gras et filasses, gris comme l’hiver. Le reflet d’un monocle en verre étincèle parfois. Lorsque le triste sire s’approche de la table, les coudes en avant, la flamme vacillante du candélabre permet d’éclairer le visage parcheminé du vieil homme, ainsi que ses deux grosses pognes couturées de cicatrices. Des mains aux doigts épais et carrés, sertis de chevalières rouillées. Des mains de tueur. Un rictus crapuleux fissure ses lèvres rêches avant qu’il ne désigne la chaise opposée d’un geste qui pourrait sembler hospitalier. Quiconque connaît le personnage pourrait en douter. Barèzes ne se fait pas prier cependant, loin d’être démonté. En réalité, il connaît le bougre depuis plusieurs décennies. Et une telle mise en scène, aussi glauque soit-elle, ne l’impressionne guère.
« Content de te voir, Maurice. Comment se porte mon vieil ami ?
- Les choses se passent. Tu sais, avec l’âge, j’ai appris à ne pas me plaindre.
- Quelle sagesse ! L’air libre te va bien au teint, en tout cas.
- Arrête tes salades. J’ai la gueule plus cireuse qu’un blafard qu’on viendrait de déterrer. Mais ouais, ça fait du bien d’être sorti. Ces dernières semaines m’ont permis de me réaclimater.
- Je suis bien heureux de l’entendre. Dis-moi, comment avance notre affaire ?
- Droit au but, hein ? Tu n’aimes plus faire le brin de causette avec moi ? J’vais finir par me vexer.
- Allons bon, Maury… Il y a méprise. Notre amitié remonte à loin, et tu sais bien à quel point j’apprécie nos petites conversations. Rien ne nous empêche de bavasser allègrement après avoir mis le travail de côté.
- Ne fais pas trop ton faraud avec moi, Barèzes. Je sais que c’est à ta langue bien pendue que tu dois ta fortune, mais je ne suis pas ton loustic habituel, ne l’oublie pas.
- Loin de moi cette idée-là. Après tout, tu connais tout le respect que je te dois. Mais reconnais une chose, veux-tu ? Je me tourne vers toi pour un boulot en or, grassement payé. Exactement de quoi te remettre le pied à l’étrier après les sept dernières années que tu viens de passer en taule. Alors, si je ne m’abuse, il serait un peu sévère de me traiter comme une sorte d’ingrat. Ou comme un baratineur qui te ferait perdre ton temps. Sans compter que je vais t’offrir sur un plateau ce que tu as désiré le plus depuis le jour où l’on t’a mis aux enfers. La vengeance que tu espères tant, Maury, c’est grâce à moi que tu l’obtiendras. Et je sais qu’elle vaut bien plus que tout l’or du monde à tes yeux, en ce moment. »
Un silence s’installe. Maurice Panzram toise longuement Romulus Barèzes de son seul œil valide, car c’est un œil-de-verre qui se cache derrière le monocle. Les doigts du vieux truand pianotent le bois de la table dans un rythme lent. La grimace fielleuse qu’il arbore se transforme progressivement en moue pensive, avant de conclure sur un sourire carnassier. L’homme en face de Romulus finit par dodeliner de la tête.
« Tout avance comme prévu. Mieux que ça, même. Le premier contact avec la tribu s’est très bien passé, grâce aux contacts d’un de mes hommes.
- Gauthreaux ?
- C’est ça. Il connaît bien les Rivepattes pour avoir fricoté avec certains chefs lorsqu’il faisait ses petites affaires dans les Carmines.
- Splendide. Mais je suis un peu surpris. Aucun problème à signaler ? Pas le moindre élément perturbateur ?
- Si, forcément, il y a bien eu un emmerdeur. On s’en est chargé, fissa, sans faire de vague.
- Je vois que tu ne perds pas la main. Et que tu fais toujours aussi peu de sentiments, cela me rassure.
- Il faut ce qu’il faut. Tu sais, pour faire carrière dans ma ligne de métier, c’est important d’avoir le cœur aussi sensible qu’un clou de chevalet.
- Disons que l’absence de scrupules est parfois nécessaire. Et qu’il faut bien casser quelques œufs pour faire une omelette digne de ce nom. Comprends bien qu’user de telles méthodes m’est insupportable… Mais la fin justifie parfois les moyens. Et qu’au final, entendons-nous bien, je ne fais qu’œuvrer pour la prospérité du Royaume. Toujours.
- Pour sûr. Tu m’en diras tant, Barèzes.
- Sinon… Qu’en est-il de la deuxième partie du contrat ?
- C’est encore trop tôt pour obtenir des résultats. Alors il me faudra un peu plus de temps pour présenter du concret. »
Une grimace éphémère érode la bonhomie de Barèzes, l’espace d’un instant. Alors que son œil se plisse d’un tic nerveux, qu’il corrige vite en retrouvant un sourire faussement cordial, saturé de condescendance.
« Hurlevent a bien changé, Maury. Et tu as été à l’ombre pour une durée conséquente… Es-tu sûr de connaître encore assez la capitale ? Est-ce que ton influence dans les bas-fonds est toujours aussi vivace ? Sans vouloir t’offenser, c’est une question légitime que je peux me poser. »
A ces mots, un éclat dangereux luit dans le regard borgne du vieux truand. Au fond de sa pupille vide, on peut sentir monter une colère brute. Mais il se contient. Maurice Panzram finit éventuellement par sourire d’un air équivoque, puis même de ricaner franchement. Une façon de contrôler l’impérieuse pulsion de meurtre qui révolutionne son être en ce moment-même. Cette envie furieuse, mais sourde, de se jeter sur Barèzes, couteau tiré, pour lui aérer une jugulaire ou deux. Il rassemble ses mains au centre de la table et articule une réponse sans détours qui lui vient directement des tripes.
« Ecoute-moi bien, mon grand. Je suis un enfant de la capitale, un pur produit de ses artères populaires. J’ai grandi sous l’océan de tuiles rondes de la Vieille Ville, foulé ses pavés ocres et trempé dans ses caniveaux. J’ai été élevé par ses arches et ses impasses, ses venelles obscures, ses bouges miteux et ses tripots dégueulasses. Tout ça n’a pas changé. Et rien ne change jamais vraiment. Tout y est, comme avant que j’sois parti. Le méandre des ruelles, la sale promiscuité des coupe-gorges. Et puis les effluves de rhum qui te montent à la tête comme un verre de tord-boyaux sifflé cul sec. Tout ça n’a pas changé, encore une fois. Et tu sais très bien autant que moi que les gens ne changent pas. J’ai peut-être un peu de retard à rattraper… Mais tout ce que j’ai fait par le passé, crois-moi sur parole, je suis capable de le refaire. »
Romulus acquiesce avec lenteur, vaguement convaincu par cette diatribe pleine de passion. D’un geste, il balaye l’air d’une main nonchalante.
« J’espère que tu dis vrai, mon ami. Mais pour citer un vieux conteur oublié de tous… Je ne crois que ce que je vois.
- Alors nous verrons bien, Barèzes.
- Oui, nous verrons. »
Dernière édition par Barèzes le Jeu 24 Mai 2018, 12:22, édité 7 fois
Barèzes
Re: Les clairons du pouvoir
Nichée au sommet d’une vaste place piétonne qui surplombe le Quartier des Mages, entourée de toutes sortes d’échoppes dédiées à la pratique des arcanes et aux divers arts du raffinement, se tient la célèbre Maison du Drap. La devanture annonce la couleur avec deux colonnes de pierre subtilement dressées de part et d’autre de l’entrée, à partir de laquelle se déploie un vestibule étroit orné de tapisseries luxueuses qui mène à la pièce centrale, bien plus large, dont le plafond en coupole donne l’illusion d’une certaine démesure. Etals et tables bourrés d’étoffes se succèdent sous les arcades beiges de ce pavillon fastueux. Fresques bigarrées et riches bas-reliefs décorent les murs pour rendre hommage à la pratique du commerce : navigateurs célèbres, ports de renommée azérothienne et cetera. Partout où l’œil se pose, il trouve dorures en soie, couleurs chamarrées et teintes bariolées, qui éclatent de leur charme extravagant. Tout ici respire le luxe et l’opulence. Et à en croire la clientèle qui la fréquente, aussi bruyante que fortunée, l’endroit connaît un franc succès.
Son propriétaire n’est autre que Romulus Barèzes. Comme il est de coutume dans les familles de négociants, Barèzes a hérité d’une formation très pratique, basée sur le voyage et l’apprentissage par le terrain et l’expérience. Mu par un sens pointu des affaires et un pragmatisme retors, il a su s’élever dans la bourgeoisie en renouvelant l’affaire familiale : le drap de luxe. C’est ainsi qu’il commercialise monceaux et fatras des plus précieuses étoffes du Royaume aux maisons nobles et autres bourgeois suffisamment aisés. Présent sur toute la filière de la production textile, Barèzes dispose de plusieurs entrepôts au Port de Hurlevent, deux ateliers textiles dans le Quartier des Mages et un moulin hydraulique aux abords de Comté du Nord. La Maison du Drap n’est qu’une vitrine de sa réussite, celle qu’il veut exposer à tout prix et aux yeux de tous.
En ce moment-même, au fond de la grande salle, Barèzes semble plongé dans une conversation passionnante avec Auguste Ruggiero, maître jurande de la corporation des drapiers hurleventois. Tandis qu’il bavarde sans discontinuer, comme la dernière des pipelettes, une silhouette singulière fend la masse de clients agglutinés autour de la dernière pièce à la mode, une tenture hors de prix tout droit importée de Tanaris. Le maître des lieux plisse un œil intrigué en suivant cette démarche qu’il croit reconnaître. Une curiosité voisine de l’épouvante s’empare désormais de son expression lorsqu’il perçoit plus clairement cette chevelure familière, cascade de boucles brunes et souples, qui dévore le dos frêle jusqu’à encenser une taille de guêpe, fine au possible. Il bredouille une excuse plus ou moins éloquente à l’attention de Ruggiero, prétextant un aléa de dernière minute, pour se frayer un chemin dans la foule à son tour. Il rejoint la belle inconnue et lui attrape le poignet, un peu trop brusquement pour ne pas bafouer les règles de la bienséance. Elle fait volte-face bien malgré elle et la pression retombe aussi soudainement qu’elle est montée. Une simple inconnue. Jeune et parfaitement mignonne au demeurant. Qui le dévisage d’un air effaré. Le négociant retrouve ses esprits au bout d’une longue seconde, et éponge d’une main gênée la sueur clandestine qui mouillait son échine. Un simple malentendu, explique-t-il. Cela n’arrivera plus, il en fait la promesse, évitant ainsi le moindre scandale. Une ristourne sur ce tapis de selle ? Mais parfaitement ! Un rabais sur cette couverture ? Absolument ! C’est la Maison qui régale.
Le teint encore livide, Romulus préfère s’écarter et trouve refuge sous une arcade. D’une main blême, il s’appuie contre le mur pour reprendre le contrôle de ses émotions. Il conserve toutefois la présence d’esprit d’accorder quelques sourires factices aux clients qui passent et le saluent. Perdre la face en public n’est absolument pas envisageable. Il n’y a d’ailleurs rien de pire à ses yeux. Quelques minutes de répit lui suffisent avant de remonter sur scène et reprendre son acte à merveille, comme si de rien n’était. Pour autant, un sentiment désagréable, vieux d’une décennie, taquine l’arrière de ses pensées, comme la caresse vicieuse d’un spectre oublié.
Barèzes
Re: Les clairons du pouvoir
Le printemps. Douce période de l’année où bourgeonnent les fleurs et s’éveillent les passions. Les oiseaux gazouillent, la jeunesse s’épanouit. C’est la saison des amours. Nous sommes à la vingt-deuxième année du comput royal et la Semaine des Enfants bat son plein. Partout en Azeroth sont célébrées les plus innocentes victimes de la guerre… les orphelins.
Romulus n’a que vingt-et-un an à ce moment-là et on peut le voir, nimbé de lumière dans le soleil éclatant, en train de déambuler fièrement dans les rues, comme un jeune paon fougueux, déjà paré à cette époque de très belles soieries. Depuis qu’il s’est associé à Jurgen Cotton, fortuné propriétaire terrien et négociant hors-pair, les affaires du maître drapier connaissent une embellie notable. Cette réussite, il ne souhaite pas la conserver jalousement pour lui. Il veut que le monde entier puisse en témoigner. Ce qu’il doit garder secret, en revanche, c’est son amour pour la fille de Cotton, Rosalyn de son prénom. Et la relation clandestine qu’il entretient avec elle depuis des mois maintenant. Il pense l’aimer franchement mais regrette de ne pouvoir l’afficher en public. Un peu à l’instar d’un trophée émérite, qu’il aurait pu brandir aux yeux de tous comme l’énième preuve de son flamboyant succès. Malheureusement, la jeune fille est déjà promise à un vieil aristocrate. Et si jamais Jurgen Cotton apprenait que sa fille avait été déflorée avant le mariage, et ce par l’un de ses « disciples » les plus prometteurs… Mieux ne valait pas y penser.
Le pas preste, galvanisé par l’envie d’étreindre sa dulcinée et profiter de ses charmes enviés par toute la gent masculine hurleventoise, Romulus ne tarde pas à rejoindre Rosalyn, à l’ombre d’un cyprès qui se tient à l’écart des jardins de la cité. L’endroit est isolé et la vue est magnifique, à fleur d’une falaise qui donne sur le Port et les rochers plein d’embruns en contrebas.
C’est à l’endroit prévu qu’il la retrouve, bercée par l’ombre fraîche des ramages du cyprès. Le vent marin, chargé d’iode, souffle dans leurs chevelures éparses et entremêlées lorsqu’ils goûtent à leurs lèvres respectives. Romulus semble épris d’un désir impérieux, prêt à consommer sur place l’objet de sa passion. Il avait toujours été un homme impatient, et la jeunesse n’arrange jamais rien à la chose. Ainsi, le voilà qui entame d’ores et déjà le retroussement méthodique des jupons de la demoiselle. Malgré sa furieuse envie de passer à l’acte, il n’est pas seulement ralenti par l’énigme insensée des gaines et rubans qui structurent cette infâme prison textile. Non, cette fois, c’est une main fermement appuyée contre son plexus qui le stoppe. Il lève des yeux surpris aux sourcils arqués et découvre Rosalyn en train de le regarder intensément, les pupilles dilatées par un mélange d’excitation et de joie. Elle semble sur le point de lui révéler quelque chose alors il lui offre une caresse sur la joue avant de l’interroger, tendrement, prenant sur lui pour réguler son besoin irrépressible de la trousser. Avec les femmes, il s’agit parfois de réfréner ses envies les plus bestiales. Du moins, avec la plupart des femmes.
« Qu’y a-t-il, mon aimée ? Quelque chose vous tracasse ? »
C’est ainsi que Rosalyn prend le temps de le jauger, avec amour, les yeux courbés par la chaleur d’un sourire éternel. Dans cet instant présent, vierge de toute hésitation, portée par l'ineffable envie de n'évoluer qu'avec lui, elle se sent heureuse, comme portée par des convictions indéfectibles et immuables. Transcendée par cette relation interdite mais ô combien gratifiante. Grâce à lui, elle se sent femme pour la première fois de sa vie. Complètement épanouie. Alors, dépourvue de toute prudence, confiante en lui et en leur avenir radieux, elle n’hésite pas à lui annoncer la nouvelle.
« Je vous aime, Romulus. Je vous aime tant. Et… il fallait que je vous dise… Mon chéri, je suis enceinte. »
L’aveu fait l’office d’un poignard qui vient cueillir le jeune homme dans les reins, pris de surprise et de stupeur. Il sent la lame s’infiltrer entre ses omoplates. L’expression déconfite, le regard fiévreux, c’est ce qu’il ressent – un grand coup de couteau dans le dos. Doublé d’un violent crachas à la figure. Comment a-t-elle pu oser, la garce ? Au fond des prunelles de sa dulcinée, il ne perçoit ni la joie, ni la félicité. Pas même l’amour qu’elle lui porte. Tout ce qu’il décèle, dansant comme des flammèches démoniaques sur un âtre maudit, ce sont les promesses de sa chute. D’une grande carrière avortée. Ses vastes projets, ses rêves de grandeur et de démesure… broyés par la force d’une bêtise stupide. La mort ou la faillite. Alors tout se révèle à lui dans un brusque sursaut de lucidité, implacable et fulgurant. L’imprudence de cette relation, la sottise de ses sentiments… Comment avait-il pu tout risquer pour de telles futilités ? Mais il sait quoi faire, dorénavant. Tout devient plus clair à mesure que les brumes de l’amour disparaissent, si rapidement. Peut-être trop rapidement.
« Je vous aime, moi aussi. Et cet enfant qui sera le nôtre aura tout ce qu’il mérite. J’en fais le serment. »
Le sourire de la belle s’élargit. Elle n’a jamais autant souri de sa vie. Romulus ceint les poignets frêles de la jeune femme, comme des menottes affectueuses, et la guide jusqu’au bord de la falaise. D’une voix calme et confiante, il la rassure. Dans l’oreille de son amante, comblée et éperdue, ses promesses sonnent vrai. Il se tient derrière elle comme un rempart protecteur. Sa voix ne trahit toujours rien de plus que de la bienveillance. Mais l’on peut noter, à s’y méprendre, un infime cliquetis de fatalité.
« Voyez comme l’horizon est dégagé. Le ciel est parfaitement bleu, pas le moindre nuage. C’est un signe, vous ne croyez pas ? »
Elle acquiesce vivement tandis que des larmes chaudes coulent le long de ses joues. Des larmes de bonheur. Pendant de longues secondes, ils restent là, tous deux, à fixer les confins de la Grande Mer qui s’étendent à l’infini, sous un ciel limpide et les derniers rayons orangés d’un soleil déclinant. Cependant, lorsqu’elle se retourne enfin pour l’embrasser, c’est un hoquet de surprise qui la secoue. Car elle ne reconnaît pas cet homme qui lui fait face. Qui lui serre les poignets avec brusquerie. Et cette grimace monstrueuse et cruelle qui le défigure. Elle ne la reconnaît pas non plus. Lorsqu’il la précipite du haut de la falaise, les émotions se bousculent encore dans sa tête. Pétrifiée, elle n’aura pas opposé la moindre résistance. Elle voulait seulement un baiser. Mais c’est le vide qui l’embrasse désormais. Pour toujours. Et elle sombre. Elle sombre…
Il ne verra pas le corps de sa dulcinée sombrer dans le vide et s’écraser brutalement, désarticulée comme une poupée de chiffon, contre les rocs saillants en contrebas. Il ne verra pas non plus le sang bouillonnant se mêler aux embruns blanchâtres, aussitôt lavé par une houle complice.
Comme si rien ne s’était passé.
***
Dixième jour du cinquième mois de l’an 38 du comput royal.
Un réveil en fanfare, et c’était vraiment le mauvais jour pour ça. Une rixe avait éclaté dans la rue en contrebas, et les bougres faisaient un boucan du diable en se balançant fions et invectives à tour de bras, toujours moins inventifs au fil de cette conversation véhémente. Mais toujours plus bruyants… Déjà que la nuit avait été rude, Angus Rayner n’aurait pas craché sur quelques heures de sommeil bien méritées. Pour ne rien arranger à cette nuit écourtée, il avait une sacrée migraine, et un milliard de timbales résonnaient dans sa caboche. Il pouvait sentir que sa langue était drôlement pâteuse aussi, et deviner que sa tronche tirait une mine patibulaire. Et puis son corps était engourdi, dépourvu de toute vigueur, comme si une troupe d’elekks lui était passé dessus. Bref, les douloureuses joies de l’alcool. L’esclandre au dehors redoubla d’intensité, ce qui arracha une bordée de jurons vindicatifs au détective, désormais penché sur le lavabo de sa minuscule salle de bains. Quelques décharges d’eau achevèrent de le réveiller, mais c’est toujours en titubant qu’il rejoignit son bureau. Il ouvrit un tiroir pour saisir une flasque de whisky planquée à l’intérieur. Soigner le mal par le mal, une belle devise pour les lendemains de cuite. Alors qu’il s’enfilait une généreuse rasade, son attention fut attirée par un morceau de papier, égaré sous une pile de dossiers. Le message qu’il véhiculait réapparut au beau milieu des méandres de sa mémoire brouillée : « Il faut que je te parle. Passe chez moi en début de soirée. L. »
Un pli grave barra son front, tandis qu’une grimace amère vint déformer son faciès déjà ravagé par une nuit de beuverie. Et des bribes de la veille refirent surface…
Elle lui avait donné rendez-vous chez elle, pour discuter de quelque chose d’important, à l’en croire, le genre de chose qui ne pouvait plus attendre. Ivre de désir, il s’était attendu à une petite causette de rien du tout suivie d’une torride partie de jambes en l’air. Pour un enquêteur professionnel, on pouvait clairement dire qu’il avait manqué de flair.
« Je ne sais pas exactement pourquoi j’ai commencé cette folie avec toi. Les choses ne se passent pas bien avec mon mari. Il fallait que je dorme avec un autre homme. Mais j’ai choisi le pire de tous.
- Je suis le pire ?
- Tu tombes amoureux, Angie.
- Dis pas de bêtises. »
Elle lui avait adressé un sourire triste en flattant sa joue d’une caresse fugace, de celle qu’on accorde gentiment à un enfant égaré. Avec une tendresse infinie qu’il confondit avec le plus insultant des mépris. Alors il lui avait rendu dit un rictus crispé, suivi d’un vague hochement de tête. Il s’était apprêté à bredouiller un adieu laconique et tourner les talons lorsqu’elle lui avait réclamé un ultime baiser. Il n’avait pas eu la force de le lui refuser. Et leurs langues s’étaient mêlées une dernière fois dans un étau fiévreux. Pour un baiser mordant, désespéré.
« J’espère que tu me pardonneras.
- Sans rancune » avait-il répondu un peu abruptement avant de l’abandonner.
Penché sur sa flasque de whisky, les coudes avachis sur les dossiers qui parsemaient son bureau, Rayner gambergeait sur ce triste adieu. Enchaînant les gorgées comme une vaine tentative de repousser le vague qui faisait tanguer son âme. Pas qu’il regrettait quoi que ce soit si ce n’est cette fin abrupte. Mais tout de même, il y avait cette vieille frustration qui revenait en permanence. Ce sentiment insidieux d’être condamné à finir seul avec sa bouteille. Une compagne fidèle, certes, mais tout aussi versatile que les autres. Au diable les femmes et la bouteille. Toutes des chiennes, même maman. D’ailleurs, il n’avait pas été en mesure de se plaindre ou de lui reprocher quoi que ce soit, à la belle Léonie. Après tout, il savait dès le début dans quoi il s’embarquait. Et c’était décidément une sale manie chez lui que de courir après les femmes mariées. Dans un gloussement un peu morose, il leva son verre pour trinquer silencieusement. Aux vices qui nous rongent, aux chiennes qui nous trompent, et à nos sales manies.
Il ne décuva qu’en fin d’après-midi, moment où il se décida enfin à sortir de sa tanière. Il pleuvait averse dehors, ce qui n’arrivait que ponctuellement en Hurlevent, alors il enfila à la hâte un imperméable usé qui vieillissait sur le porte-manteau. Quittant son havre de solitude, Angus descendit avec prudence l’escalier en colimaçon. Il n’était pas bien alerte et les marches étaient plutôt branlantes, en plus de grincer comme un verrou mal huilé. Une fois arrivé sans encombre sur le palier du rez-de-chaussée, il eut le plus grand déplaisir de croiser la vieille Durande, propriétaire de la bâtisse. C’était une grosse dame à l’âge avancé, rendue encore plus laide par des habits vieillots et mal assortis. Son visage gras était bouffi, et luisaient en son centre des petits yeux aussi fureteurs que porcins. Elle avait des cheveux bruns coupés ras, avec des petites lunettes rondes et sévères, cerclées de fer. En lui passant devant, Angus s’attacha à lui offrir un sourire saturé d’hypocrisie. Elle lui rendit une grimace mauvaise. Elle n’avait jamais pu le piffrer, nul besoin d’être un enquêteur pour le deviner, et ce malgré le fait qu’il ait toujours été honnête sur le paiement de la rente. Aucun d’eux ne gaspilla de salive en salutations, alors le détective trouva rapidement l’air libre. Pas la moindre trace de rixe au-dehors. Juste la sempiternelle affluence du Quartier Commerçant. L’habitude avait fini par triompher de l’agoraphobie du détective, mais c’était toujours avec réticence qu’il se joignait à cette marée humaine. Il avait toujours cette pensée désagréable selon laquelle il ne faisait que s’intégrer à un troupeau marchant vers l’abattoir. Le local qu’il utilisait comme bureau se trouvait dans une ruelle adjacente à la place principale du quartier, juste dans le voisinage direct d’un barbier réputé.
La tête encore un peu dans le cirage, il déverrouilla mollement la porte avant d’entrer. Avant de refermer, il prit soin d’accrocher un écriteau qui indiquait, en lettres d’imprimerie :
A. RAYNER - DÉTECTIVE PRIVÉ
Enquêtes et filatures, affaires de mœurs, concurrence déloyale, animaux égarés
Enquêtes et filatures, affaires de mœurs, concurrence déloyale, animaux égarés
Après plusieurs heures à lambiner derrière son bureau, fatigué de faire semblant de travailler, Angus opta pour une sieste certainement pas méritée dans un vieux sofa ranci qu’il réservait d’ordinaire à ses clients. Mais il ne comptait plus le nombre de fois où il s’y était vautré allègrement pour piquer un somme. Il avait au moins roupillé une bonne demi-heure avant de refaire surface. En s’étirant, sa tête pivota et, malgré sa vision encore brouillée par le sommeil, il put discerner une silhouette longiligne qui se tenait dans l’encadrement de la porte. Il cligna des yeux pour s’assurer qu’il ne rêvait pas.
« Il est l’heure de se réveiller, mon ange. » fit la mystérieuse silhouette. La voix était féminine, douce mais un peu rauque à la fois, et sonnait comme une mélopée amère. Angus plissa le front en se redressant avec lenteur. La silhouette souffla de nouveau, sur un ton amusé.
« Tu es drôlement mignon quand tu dors, Angie. J’avais pas le cœur de te réveiller. C’est rare de te voir aussi paisible.
- Nérissa? C’est bien toi ?
- Tu n’hallucines pas. C’est bien moi, personne d’autre. »
Angus sourit malgré lui, de gêne et de surprise mêlées. Il ne s’était pas attendu à la revoir de sitôt. Pas après leur dernière rencontre, deux ans auparavant. Elle l’avait enrôlé pour une enquête drôlement macabre qui avait franchement tourné au vinaigre. Il la pensait disparue de sa vie pour toujours. Parfaitement coi, un peu penaud, il prit le temps de la contempler de haut en bas. Elle était presque comme dans ses souvenirs. Seulement ses cheveux blonds étaient plus courts qu’à l’époque. Toujours ce même regard, cependant. Noir et pénétrant, subtilement souligné de khôl. Des prunelles sombres comme deux étangs obscurs dans lesquels il avait failli se noyer bien des fois. Elle était vêtue à la vagabonde, un pourpoint en cuir par-dessus une chemise de soie blanche. Il se dégageait d’elle un charme aussi piquant que frivole. On pouvait voir en elle autant de promesses d’amour que de luxure. Nérissa faisait naitre dans le cœur des hommes l’envie de l’aimer comme la mère de ses enfants mais aussi celle de la baiser comme la plus vulgaire des putains. Un mélange détonant qui avait fait ses ravages. Et encore, Angus ne soupçonnait qu’une infime partie de ces derniers. Après tout, il ne la connaissait pas vraiment. Nérissa était-il seulement son vrai prénom ?
Le joli brin de femme se détacha du mur contre lequel elle était lovée avec nonchalance, pour avancer à pas timides dans la direction de Rayner. Une moue gênée torturait ses lèvres charnues, tandis que ses grands yeux de biche épinglaient le détective comme un épieu.
« J’ai besoin de ton aide, Angie. »
Cette rengaine, il l’avait déjà entendue par le passé. Et elle ne présageait rien de bon. Il esquissa un rictus sardonique, teinté d’amertume. En secouant mollement la tête.
« J’suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Tu as besoin d’un enquêteur ? Je saurais t’en conseiller des très compétents en ville.
- C’est toi que je veux. Personne d’autre. »
Il frémit malgré lui. Elle l’avait dit avec une telle certitude qu’il ne put cacher son désarroi. Il se maudirait plus tard pour l’emprise qu’elle détenait sur lui, à chaque fois qu’ils se croisaient. Elle se rapprochait toujours plus tandis qu’il cherchait vainement à la repousser. Pire que ça, il posa la question la plus stupide de toutes. A laquelle il ajouta une note sardonique, juste pour faire bonne mesure.
« Et pourquoi moi, au juste ? Tu me rends un peu curieux, là »
La divine garce camoufla un sourire triomphant derrière un gloussement subtil. Sans cesser de se rapprocher. Elle avait gagné du terrain et elle ne tarderait pas à remporter la partie. Ce n’était qu’une question de temps.
« Parce que… Malgré tout ce qui s’est passé l’autre fois, Angie… Tu as toujours été là pour moi. Et je sais que c’est encore le cas. Que tout au fond de toi, je te manque. Et que tu te demandes ce qui aurait bien pu se passer entre nous, si les choses avaient été plus simples. Crois-tu que cette question ne me traverse jamais l’esprit ? J’y pense parfois, au contraire. Peut-être même plus que je ne le devrais… »
Angus déglutit. Une partie de lui ne croyait pas un traître mot à ces pieux mensonges. L’autre voulait tout gober comme un poisson mordant l’hameçon. Embourbé dans ce conflit intérieur, il ne la vit pas combler la distance qui les séparait. Ils étaient désormais nez à nez, et cette proximité n’arrangea pas les choses, au contraire. Faute de mieux, il resta stupéfié en la regardant, feignant un air désintéressé qui ne devait pas être très convaincant. Devant sa froideur simulée, la jeune femme prit un air peiné. Et, à s’y méprendre, ses yeux commencèrent à s’embuer.
« Je comprends que tu m’en veuilles pour ce qui s’est passé la dernière fois… Il m’arrive d’être cruelle et injuste. Et lorsque j’y repense, je m’en veux tellement. Mais cette fois, je me suis vraiment fourrée dans de mauvais draps. Ils veulent ma peau, Angie. »
Elle avait l’air si fragile et vulnérable. Peut-être même sincère ? Cette moue peinée, ses yeux embués… sur ce visage à la fois angélique et mutin. Angus ne savait plus quoi penser. Elle avait toujours détenu ce pouvoir incompréhensible sur lui. Et il n’avait pas de quoi résister à la manœuvre qu’elle était en train de déployer pour le faire céder. Alors il mit un premier pas dans la tombe en décidant de découvrir ce qu’elle avait à dire, au moins par curiosité. Mais en son âme et conscience, il savait parfaitement qu’il venait d’abdiquer. Pire que cela. Il était condamné.
« Toujours histoire de satisfaire ma curiosité… Qui t’en veut, exactement ?
- Une jeune femme a disparue il y a dix ans de ça. Morte en mer puis retrouvée sur une grève de sable au pied du Port. Il s’agissait de la fille de Jurgen Cotton, un grand magnat du commerce hurleventois. Tu dois connaître.
- Le nom fait sonner quelques clochettes, clairement. Mais quel rapport entre cette pauvre fille et toi, exactement ? J’avoue ne pas trop comprendre.
- Laisse-moi finir, Angie. Pour revenir à cette affaire, on n’a jamais vraiment su comment cette fille avait trouvé la mort. On devinait bien qu’elle s’était jetée d’une falaise. Mais c’était impossible de conclure sur un meurtre ou un simple suicide. Malgré l’influence de son père, l’enquête n’a jamais rien donné. Et le dossier a fini par être classé. Quel rapport avec moi, tu disais ? J’y viens. Une vieille femme à l’article de la mort s’est manifestée, le mois dernier. Elle était la gouvernante de cette jeune fille. Et sur son lit de mort, elle a fait la plus polémique des révélations… La jeune Rosalyn Cotton était enceinte, de seulement quelques semaines, avant de faire son saut de l’ange. La gouvernante avait gardé le secret toutes ses années, sûrement pour préserver la réputation de la pauvresse. Mais la maladie a dû la rendre bavarde. »
Une sorte de malaise trahit sensiblement l’expression de Nérissa, comme elle s’apprêtait à rentrer dans des détails plus personnels. Du moins, c’est ce que déduit le détective. Il plissa des yeux froncés et tendit une oreille attentive.
« Seulement… Un très bon ami à moi est tombé sur cette information. Et il a eu la mauvaise idée de vouloir faire chanter Cotton. Ça peut sembler idiot, mais un type comme lui préfère éviter qu’on fasse passer feu sa fillette pour la dernière des gourgandines. Du moins, c’est ce sur quoi mon ami avait misé.
- C’était stupide de sa part. J’voudrais pas porter le moindre jugement, Nérissa, mais tu devrais peut-être revoir tes fréquentations, non ?
- Je ne suis pas venu ici pour que tu me fasses la morale. Crois-moi, j’ai mes propres raisons de fréquenter ce type. Toujours est-il qu’il a fini par se faire attraper par les sbires de Cotton. Mais ils n’en ont pas fini avec ses jours, étrangement. Et ils ne sont pas contentés de lui filer une bonne frousse.
- Quoi alors ?
- Jurgen Cotton avait une toute autre idée en tête, Angie. Il nous a donné trois mois pour remonter cette nouvelle piste dans l’affaire. Et élucider enfin le mystère qui plane sur la mort de sa fille. Passé cet ultimatum, il s’est montré très clair : il nous ferait la peau.
- Cotton est assez riche pour payer ses propres enquêteurs. Il n’a aucun intérêt à embaucher un duo d’amateurs qui risquerait d’avoir la langue trop déliée.
- Je crois qu’il se fiche pas mal de l’image de sa fille. Il se soucie plutôt de la sienne au cas où il n’arriverait pas à retrouver celui qui lui a fait du tort. Et de lui faire payer. Alors pour ça, il n’hésite pas à envoyer le plus de chiens possibles sur les traces de cet hypothétique meurtrier.
- Et vous faîtes partie de la meute.
- Précisément.
- Cette idée de chantage et de rançon… C’était la tienne, pas vrai ? »
Elle se contenta de le toiser en silence, le regard acéré. Comme si elle était piquée au vif mais trop fière pour s’avouer honteuse. D’un pouce, elle releva le menton pour conserver un port altier.
« Vas-tu m’aider, Angie ? Oui ou non ? »
Il avait fini par accepter, évidemment, après quelques grondements renfrognés et une vaine tentative de paraître occupé sur d’autres affaires. Au final, il avait promis de se pencher sur l’affaire, au moins pour en débroussailler les grandes lignes et la mettre sur une piste crédible. Après lui avoir déposé un baiser sur la joue, elle s’était éloignée en lui donnant rendez-vous le lendemain sur la place de la Cathédrale. Il faisait déjà tard alors Rayner quitta son bureau peu après. Cette fois, il prit bien soin de fermer la porte à clef. Marre des visites surprises. En rentrant chez lui, il fit un détour par les canaux… Il n’avait aucune envie de passer la nuit seul à se triturer les méninges en gambergeant sur le retour inopiné de la belle Nérissa. Non, il attendrait le lendemain de manière plus divertissante. L’alcool avait déjà fait ses ravages la veille, alors il opta pour son second vice.
Quelques heures plus tard, la clarté diffuse des astres lunaires éclairait les deux corps enchevêtrés, filtrant à travers les persiennes trouées qui pendaient du rideau. Juste avant qu’ils ne se séparent, les ultimes estocades ayant été données. Sur la commode, on trouvait plusieurs pièces de cuivre. Certainement le prix de cet amour tarifé.
D’un battement de jambes, elle avait rejoint le bord du lit, et s’évertuait à rattacher l’agrafe de son soutien-gorge. Angus restait prostré contre le dossier sans rien dire. Bien qu’il n’avait jamais été d’un naturel bavard, ce silence sembla interpeller la catin puisqu’elle risqua une brève œillade par-dessus son épaule nue.
« On dirait que t’as besoin de parler.
- Parler ? Avec toi ? J’ai pas assez sur moi pour ce genre de supplément. Je sais que tu taxes plein pot les séances de psychologie.
- Toujours la réplique acerbe, hein. Espèce de filou, tu mériterais une bonne correction, des fois.
- Qu’est-ce tu veux ? J’ai le verbiage plus aiguisé qu’une lancette de chirurgien. Et ça m’a tiré de plus d’un mauvais pas. De toute manière, c’est pas mon genre de verser dans la confession ou le sentimentalisme. Je laisse ça aux perdants et aux chiffes molles.
- Arrête un peu ton char, Rayner. Au fond, t’es qu’un vieux sentimental.
- Ouais, tu dois sans doute avoir raison. Ne dit-on pas que la vérité sort de la bouche des putains ? »
Cette réflexion saugrenue lui valut une tape sur les jambes et un air faussement courroucé de la putain en question. Angus, lui, était tordu par un ricanement distordant, qui sonnait un peu comme une poulie mal graissée.
« Hé, dis… Il est déjà tard. Sûre de pas vouloir rester la nuit ?
- Oh, j’aimerais bien… Mais j’ai des choses à faire. Et puis, je voudrais pas me montrer envahissante…
- Tu sais, ma chérie… C’est lorsque tu es absente que tu es le plus envahissante.
- Petit con, va.
- C’était poétique. Non ? »
La prostituée jeta un énième regard désapprobateur au détective, comme pour reprocher son sarcasme mordant.
« Oui, tu devrais le noter quelque part. »
Puis elle sourit et se pencha sur le lit. Elle le rejoignit brièvement, à quatre pattes sur le plumard, pour minauder à son attention tout en lui flattant le menton d’un index sulfureux. Avant de lui souffler, tout bas, sur le ton d’une confidence pleine de provocation.
« N’hésite pas à revenir me voir, plus tard… Dès que tu auras envie de te vider les balloches à nouveau. »
Si Angus avait été chaste, pudique ou réservé, il aurait certainement rougi. Mais cette invitation licencieuse lui tira plutôt un rictus lubrique. Cette insatiable traînée savait toujours lui filer une trique d’enfer. Au point où il oubliait parfois qu’il devait la payer pour jouir de ses talents de péripatéticienne. Une chose était sûre, elle connaissait bien le métier, la bagasse. Lorsqu’il était d’humeur moins jouasse, et qu’il en avait gros sur le palpitant, elle savait se montrer plus tendre et douce. Juste ce qu’il fallait pour lui donner une illusion de romance.
« Il va falloir que je te revoie tous les soirs, dans ce cas. Mais c’est pas bon pour mon portefeuille. Et puis, ça serait pas très raisonnable que je m’attache à une succube dans ton genre.
- C’est trop tard, mon chou. Tu m’as déjà vendu ton âme.
- Ce qu’il faut pas faire pour tirer son coup, de nos jours… »
Un rire sibyllin accompagna la prostituée lorsqu’elle quitta la chambre en chaloupant. Rayner lorgna une dernière fois sur cette croupe appétissante qui disparaissait derrière la porte avant de revenir à l’examen morne de sa piaule merdique. Il avait beau cacher sa misère, aussi bien affective qu’économique, derrière l’alcool et les relations tarifées, la dure réalité restait indéniable : les affaires n’étaient franchement pas florissantes ces derniers temps. Pour couronner le tout, il se laissait drôlement aller. En témoignait l’état lamentable de la chambre. Le bureau mal rangé, les vêtements qui traînaient un peu partout, sans compter la pellicule de poussière recouvrant les rares meubles donnant une âme à cet antre de mâle célibataire à la dérive. Il espérait au moins que le dossier sur la mort de Rosalyn Cotton amènerait un peu d’eau à son moulin. Juste de quoi lui remettre le pied à l’étrier. Depuis qu’il avait quitté le SI:7 –ou plutôt qu’on l’avait poussé vers la sortie- et qu’il s’était établi à son compte, le quotidien n’avait pas été radieux, il fallait le reconnaître. Il galérait même sérieusement à payer son loyer et les frais engagés pour ses enquêtes. Enfin, c’était indécent de s’épancher en lamentations. Il savait bien qu’il n’était pas le plus à plaindre, loin de là. Non, il en avait vu des choses sinistres et des destins funestes, dans sa carrière. Et ces mémoires désagréables avaient au moins le mérite de le faire relativiser sur son propre sort. Mais c’était bien chiche.
Angus Rayner, un vieux loup grisonnant
Dernière édition par Barèzes le Jeu 24 Mai 2018, 12:24, édité 1 fois
Barèzes
Re: Les clairons du pouvoir
Dans les tréfonds obscurs de la mine, perçant les ténèbres enchâssées de ce gouffre caverneux, le son des pioches résonne tristement contre les parois rocheuses. Ce tintamarre régulier et métallique se mêle au grincement des chariots d’acier, tirés par des mules le long des souterrains trop accidentés pour accueillir un réseau ferré. Les ouvriers, nimbés de sueur et couverts de suie, travaillent avec ardeur les rocs noircis des sombres entrailles de cette grotte exploitée par l’Homme. Certains semblent crouler sous la charge et les conditions de travail, le dos courbé et les rotules en vrac. Mais on ne saurait déchiffrer leur expression car les visages des pauvres bougres sont dissimulés sous une épaisse pellicule de crasse et de saleté, les dépossédant ainsi de toute humanité. Les plus sages ne rechignent pas à la tâche ; ils ont une famille à nourrir, des dettes à payer. Et, pour certains, la nuit tombée, des vices à épancher. Ceux qui ralentissent la cadence se voient réprimandés sévèrement par le contremaître qui n’hésite pas à leur promettre misère et damnation dans l’hypothèse où ils perdraient leur emploi. En effet, la mine de Valsepierre est située au Nord de la Marche de l’Ouest, une région encore ravagée par la famine, la terrible œuvre de la confrérie Défias et les affres de la récente guerre contre les démons. Ce n’est aujourd’hui plus qu’un vaste désert parsemé de quelques exploitations fermières branlantes, squattées par des sans-abris, et dont la terre est trop aride pour être réellement cultivable. Alors autant dire qu’il n’était question pour personne, ici, de faire la fine bouche. Un emploi stable, même si relativement dangereux et épuisant, restait une opportunité bénie.
Le site minier borde la baie de Longrivage, niché dans les falaises surplombant la grève de sable qui trempe dans la Grande Mer étale. Et ce n’est autre que Romulus Barèzes qui exploite cette mine pour le compte de Jurgen Cotton, propriétaire de la structure.
Le maître drapier procède cet après-midi à une visite de routine, accompagné de son fidèle homme de main et spadassin, Khajer Summhar. C’est un homme d’âge mûr à la peau noire comme l’ébène, au visage fier et belliqueux, surmonté par une couronne de cheveux tressés qui lui arrivent jusque aux omoplates. Une épaisse barbe poivre et sel décore son menton anguleux et ses joues creuses, tandis que de vilaines balafres tracent des lignes horizontales au milieu de sa figure émaciée. Parfaitement impassible et plongé dans un mutisme qui semble permanent, ce tigre silencieux a l’œil vif et la démarche souple. En tout temps, sa paume repose crânement contre la garde orfévrée d’une de ses khopesh jumelles; deux glaives incurvés faits d'une lame en bronze. Une menace froide et rentrée émane de lui, à l’image d’un volcan avant l’éruption, rempli d’une lave ardente et impitoyable. Des muscles secs et noueux, tendus comme des ressorts d’acier, roulent sous des étoffes simples et un pourpoint de cuir, privilégiant l’agilité et la vélocité en combat. Au premier premier regard, il apparaît évident pour l’œil avisé que Khajer est un homme de guerre, forgé dans la violence et pleinement consacré à l'art martial. Ce qui peut expliquer sa présence aux côtés de Barèzes, lequel n'a pas su s'élever dans les sphères retorses des affaires sans s'attirer quelques ennemis redoutables.
Les deux hommes patientent à l’entrée de la mine après avoir quitté leurs montures, qu'un gamin s'est empressé de prendre par les rênes, avant d’être rejoints par le contremaître Wayatt, un grand échalas rachitique à la mine revêche, le front toujours plissé par son humeur acariâtre.
« Tout est toujours si poussiéreux, ici. Par la Lumière, mes pauvres robes en pâtissent à chaque fois.
- La poussière est effectivement l'un des nombreux fléaux qui frappent la Marche, Monsieur Barèzes.
- Certes, certes. Mais ce ne doit pas devenir une fatalité, mon bon Wayatt. Saviez-vous que la région était parfaitement luxuriante, quelques décennies auparavant ? Tout autant que la forêt voisine. Cette somptueuse nymphe des bois que l’on nomme Elwynn ! Mon amante favorite.
- Oui, Monsieur Barèzes absolument… Euhm. Tout le monde sait cela ici, vous savez. Enfin… Il est toujours bienséant de repenser à cette belle époque, je vous remercie gracieusement de raviver en moi cet agréable souvenir… !
- Si fait, si fait. Alors, comment se porte notre exploitation ? Les hommes travaillent-ils tous d’arrache-pied ? Avez-vous appliqué le plan de productivité renforcée et de réduction des coûts établi lors de mon dernier passage ? J’attends des résultats concrets et j’espère que vous ne me décevrez pas. Vous savez, même moi, j’ai des comptes à rendre. Et ces derniers exigent une valeur ajoutée croissante pour ce site. Vous connaissez la chanson : les profits doivent être maximisés, encore et toujours !
- Assurément, Monsieur Barèzes. Nous avons appliqué les procédures à la lettre. Il y a bien eu quelques réticences au départ, mais tout le monde finit par prendre le pli.
- J’en étais sûr. Nous appelons cela de la gestion du changement, dans le milieu commercial. Je suis content d’apprendre que la main d’œuvre s’est adaptée à nos requêtes.
- En revanche…
- Oh, oh… Je n’aime pas ce ton-là. Crachez le morceau et dîtes-moi immédiatement ce qui ne tourne pas rond.
- Et bien… Rien de très grave. Seulement un léger imprévu… Voyez, la semaine dernière, nous avons eu comme un petit accident. Mais comme vous le savez, c’est absolument courant dans cette industrie.
- Un accident ? Ne me dîtes pas qu’une galerie s’est encore effondrée ? Nous avons payé une fortune pour le plombage des structures !
- Non, c’était autre chose… Il y a eu un accident avec le monte-charge. Un câble a rompu. J’ai bien peur que cela ait fait plusieurs morts.
- Vraiment ? C’est fâcheux. Combien d’ouvriers en moins ?
- Seulement trois, Monsieur Barèzes.
- Ah, voyez-vous ça. Je m’attendais à davantage. Les dégâts matériels sont-ils élevés ou avez-vous pu réparer ce maudit ascenseur ?
- Fort heureusement, oui, tout était récupérable et les réparations n’ont pris que deux jours.
- Splendide. Vous avez envoyé nos condoléances aux familles ?
- Oui, ainsi qu’un léger pécule, comme prévu par les contrats de travail.
- Parfait. Vous avez bien fait. Même si nous sommes des hommes d’affaires, mon bon Wayatt, il est toujours important de préserver notre décence et notre dignité. On ne plaisante pas avec les vies humaines !
- Bien assurément… Loin de moi cette idée-là. Jouer avec des vies humaines… Complètement farfelu comme idée. »
Barèzes dodeline lentement de la tête, plusieurs fois, le visage feignant un chagrin de bon aloi. Il semble psalmodier une prière silencieuse à l’attention des morts. Wayatt baisse le chef pour participer à cette parodie d’éloge funèbre. Khajer Summhar, lui, reste parfaitement de marbre. C’est à peine si l’on devine sa respiration, qu’il a depuis longtemps appris à maîtriser au même titre que les battements de son cœur. Faire le moindre bruit, c’est se mettre en danger et potentiellement alerter ses ennemis. Le combattant efficace doit être plus silencieux que la mort elle-même.
Une minute passe et Barèzes finit par intimer à Wayatt de prendre les devants. Ainsi entament-ils leur tour du propriétaire, s’engouffrant dans les corridors étranglés de la mine, parfois si bas que l’on doit se baisser, et si étroits qu’ils doivent presque se frotter aux murs cagneux, avant de découvrir des excavations plus larges où les ouvriers travaillent en équipe, parfois perchés sur de grands échafaudages en bois afin d’atteindre le minerai en hauteur. Au gré de cette balade au milieu des roches noirâtres et du métal des pioches, Barèzes se tourne vers Wayatt dans un fugace moment de doute. En réalité, cela fait de longues minutes qu’il rumine cette interrogation.
« Au fait, dîtes-moi… Les trois ouvriers défunts. S’agissaient-ils de travailleurs… indispensables ?
- Que voulez-vous dire par là ?
- S’agissaient-ils de chefs d’équipe ? Pire, d’ingénieurs ?
- Oh, non. Juste de la main d’oeuvre. Seul l’un d’eux avait réellement de l’ancienneté, mais il n’avait de toute façon pas les compétences pour prétendre à un poste plus gratifiant.
- Très bien, je vois. C’est déjà ça. Vous voyez, il ne faut pas céder au pessimisme. Il y a toujours du bon même dans le malheur, si l’on se donne la peine de positiver. Une personne très sage dans mon entourage disait souvent quelque chose de pertinent en la matière.
- Quoi donc, Monsieur Barèzes ?
- Broyer en permanence le noir de ce monde, c’est nécessairement l’assombrir.
- Comme c’est pertinent. Et éminemment juste !
- N’est-ce pas ? »
La promenade se prolonge une bonne heure sans le moindre encombre, et tout semble en ordre. Après tout, le contremaître s'attendait à cette visite et a certainement fait le nécessaire pour que tout soit irréprochable. C'est ainsi que le trio évolue avec un œil attentif, bercé par la flamme tremblante des lanternes qui éclairent les tunnels étroits aux reliefs calcaires. La plupart des ouvriers ne semble pas remarquer leur passage, trop hébétés par la fatigue ou concentrés sur leur tâche. Barèzes, Summhar et Wayatt finissent éventuellement par déboucher sur la cave principale, qui se voit auréolée par une nef relativement haute, presque écrasante, de laquelle pendent des stalactites rigides, menaçantes comme autant d’épées oscillant au-dessus de leurs têtes.
Comme précédemment, personne ne fait vraiment attention à eux. Après tout, les ouvriers sont conditionnés à faire leur travail aussi mécaniquement que possible. Dans ce train-train machinal, ils ne prêtent pas beaucoup de crédit à ce qui ne les concerne pas directement. Toutefois, sortant de ce lot lobotomisé, un des mineurs bredouille quelque imprécation inaudible au passage du trio. Préalablement assis au sommet d’une volée de marches dégringolant jusqu’à la cavité principale, il se dirige désormais dans leur direction. Le voilà qui s’exclame, maintenant, d’un air farouche. Presque défiant. Sa langue est pâteuse, son élocution trouble. Il a visiblement bu pendant sa pause, comme en témoigne également sa démarche claudiquante. Un doigt plein de reproche est pointé dans la direction de Romulus.
« Ordure ! Nos gars crèvent tous les mois par ta faute ! Toi et tes foutues directives à la noix ! Sale pt’ain d’opportuniste, t’fais qu’exploiter le labeur des honnêtes gens… »
L’impertinent approche dangereusement du trio, une pioche fermement tenue en main. Barèzes fait un bruit de succion désapprobateur, avant d’agiter calmement les mains pour signifier l’apaisement. Pourtant, sa réponse aura l’effet inverse.
« Allons. Toute cette vulgarité n’est pas nécessaire. Cela dit, je comprends votre peine, mon cher. Sachez toutefois que ces accidents sont inévitables, il s’agit tout simplement des risques du métier. Et si vous pensez que celui de mineur n’est pas une exception, détrompez-vous ! Tenez, un exemple : la production textile. Il est très fréquent qu’un ouvrier dans l’une de mes usines se fasse prendre le doigt dans l’engrenage lorsqu’il graisse une machine. Et ce n’est jamais très joli à voir ! »
L’ouvrier renégat persifle de rage. Il voit rouge et lève déjà son arme improvisée, visiblement prêt à s’en servir, mais très maladroitement vu son état d’ébriété. Il n’en faut pas plus à Khajer Summhar pour réagir au quart de tour. Le tigre silencieux devient une panthère ivre de sang lorsqu’il bondit sur sa proie et cueille l’importun d’un crochet fulgurant en pleine mâchoire, avant même que la pioche ne puisse s’abattre, pas même sur le vide. L’ouvrier rebelle ainsi frappé bascule sèchement en arrière et s’étale de tout son long. La poussière n’est pas encore retombée, et le malotru pas encore remis de ses émotions, qu’une lame courbe et farouchement aiguisée se pose contre la glotte du vilain croquant. Le geste peut paraître accessoire, superflu. Juste histoire de faire bonne mesure ? Pourtant, le spadassin vient seulement d’anticiper un mouvement de révolte qui se profilait en arrière-plan. En effet, une masse de travailleurs s’était progressivement agglutinée autour de la scène en un temps record. Voir leur collègue avec une arme sous la gorge suffit toutefois à les dissuader de toute action mutine. Non loin, Romulus Barèzes affiche une grimace madrée en observant ce divertissant spectacle. Divertissant et utile, car une telle démonstration de force était toujours efficace pour rappeler aux ouvriers qui régnait en maître ici.
Pendant ce temps, contremaître beugle à gorge déployée avec une voix de stentor, perdant sur le moment tout le semblant de cordialité qu’il accordait à son patron. Il n’en a pas la moindre pour ses subalternes, qu’il méprise autant que des gnomes lépreux.
« Circulez, il n’y a rien à voir ! Au boulot, bande de feignasses, avant que j’vienne vous botter le train à coups de savate ! »
Une fois l’ordre rétabli, le contremaître se tourne vers Barèzes et lui propose de poursuivre. Le trio gravit l’escalier au fond de la cave pour passer à la prochaine. Une fois parvenu au sommet, Wayatt jette un œil par-dessus son épaule, adressant un regard au guerrier basané qui n’a toujours pas émis la moindre parole depuis le début.
« Votre ami n’est pas bien loquace… Je prendrais même le risque d’avancer qu’il est taciturne. Mais bon sang, il sait faire parler ses poings !
- Chacun sa nature, mon brave. La plupart du temps, Khajer parait aussi tranquille que l’onde immobile d’un étang. Mais vous connaissez le proverbe… Les eaux tranquilles sont souvent les plus profondes. »
Le contremaître esquisse un sourire entendu et déploie une main pour indiquer la proche sortie, qui se trouve certainement à la bifurcation d’une énième galerie. Khajer Summhar, lui, reste imperturbable. Il n’y a que ses yeux d’onyx qui furètent ça et là, pour venir se planter comme des lancettes sur les ouvriers qu’ils croisent en quittant la cavité. Au fond de ce regard menaçant perce une lueur de provocation. Comme s’il mettait secrètement au défi les ouvriers de tenter le moindre geste déplacé à leur égard.
Une dizaine de minutes plus tard, Barèzes et son acolyte chevauchent au pas à travers la morne plaine qui s’étend jusqu’aux abords de la Forêt d’Elwynn. Le soleil couchant frappe ses dernières estocades dans le dos des cavaliers, tandis que le ciel se voile peu à peu d’un manteau de pénombre.
« Tout cela a duré plus longtemps que prévu. Il faudra passer la nuit dans une auberge. Fort heureusement, j’en connais une à proximité de la Tour d’Azora, qui exige simplement un léger détour. Oui, je peux voir ta déception, Khajer. Je sais à quel point tu adores roupiller à la belle étoile. Mais ce sera pour une autre fois ! Je préfère de loin un lit douillet et d’amples couvertures. »
Pour toute réponse, Khajer s’autorise un sourire fugace. Mais il ne prend toujours pas la peine d’user la moindre salive. Romulus s’en contente, toutefois, loin de s’en offusquer. Il connaît le bougre depuis déjà bien longtemps. Et puis, il parle bien assez pour deux.
« Qu’ils sont mignons, ces deux-là. »
L’Enchanteresse fait entendre un rire perlé qui résonne dans la pièce coquette qui lui sert d’appartements privés. Assise face à sa coiffeuse, elle fixe un miroir qui, étrangement, ne lui renvoie pas sa propre splendeur mais plutôt une vaste contrée désertique, baignée des ténèbres du soir, au centre de laquelle chevauchent deux silhouettes indistinctes. D’un geste gracile de la main, elle efface l’image divinatoire, qui se brouille dans la glace avant de se dissiper complètement. Ne reste plus que le reflet dangereux de cette divine pétasse aux yeux de biche et à la peau diaphane, blanche comme la neige. Mais c’est là toute l’innocence qu’on saurait lui décerner, car le moindre de ses traits, beaux mais froids, gracieux mais sévères, transpirent une cruauté insidieuse. Et ce, jusque dans la délicieuse commissure de ses lèvres fines, courbées par un rictus malveillant. Jusque dans l’améthyste de son regard pénétrant. Tout en admirant son faciès rayonnant de froideur, elle fait glisser ses doigts manucurés le long de son cou de cygne, effleurant quelques boucles noires de sa crinière de jais, jusqu’à encenser la naissance d’un décolleté plongeant, vertigineux, mis en valeur par un pendentif serti en son centre d’un magnifique joyau aux reflets bleutés.
Quelques coups contre la porte se font entendre et elle daigne se retourner de moitié, avant d’intimer sèchement :
« Entrez. »
Une sorte de majordome au front dégarni apparaît dans l’embrasure. Il s’excuse poliment du dérangement en baissant le chef. L’Enchanteresse arque un sourcil inquisiteur, curieuse de connaître la raison d’une telle interruption. Le minion s’exécute.
« Vous avez de la visite, Madame.
- Qui donc ose-t-il m’importuner à une heure aussi tardive, Alfred ?
- Il s’agit de Monsieur le Baron Garlen de Cormyr, Seigneur d’Ocrevalon. »
La femme affiche une vague moue surprise, avant de découvrir un sourire mutin. Ce très cher Garlen… Décidément, il ne pouvait plus se passer d’elle depuis le trépas de son épouse. Peu importe, il avait de quoi la divertir, et ses talents en démonologie avaient toujours de quoi pimenter leurs ébats.
« Faîtes-le attendre un instant. Une dame ne saurait se montrer à un homme sans être parfaitement apprêtée.
- Comme de bien entendu, Maîtresse. »
Et le majordome s’éclipse sur ses mots. La sorcière est consciente d’être parfaitement préparée, pleinement confiante en ses charmes féminins. Mais il est toujours avisé de se faire languir auprès de la gent masculine, cela elle le savait depuis toute petite.
Quelques minutes plus tard, la svelte créature descend avec une lenteur hypnotisante la volée de marches qui mène au perron de l’entrée, dévoilant par moment, à travers la fente de sa robe, le galbe sensuel d’une cuisse. Arrivée en bas, elle trouve le Baron en compagnie du majordome qui se tient discrètement à l’écart, faisant partie du décor au même titre que le vase orfévré qui trône sur une commode non loin. Garlen ne peut détacher son regard de l’Enchanteresse, ni de lui sourire plus que de raison, prouvant à cette dernière l’emprise qu’elle possède encore sur lui. Il prend sa main et la baise selon les conventions, avant de plonger ses yeux dans les siens, bravant tous les risques et périls d'une telle entreprise.
« Je vous prie de m’excuser pour cette visite impromptue, Mademoiselle Barèzes.
- Allons, Garlen, depuis le temps que nous nous connaissons… »
La sublime garce s’approche du seigneur pour lui passer sur la joue ses ongles soulignés de noir, les cils battant fiévreusement, tout en le happant d’un regard vague mais toutefois pénétrant, empreint d’une malice espiègle.
« Vous pouvez m’appeler Cassandre. »
Le site minier borde la baie de Longrivage, niché dans les falaises surplombant la grève de sable qui trempe dans la Grande Mer étale. Et ce n’est autre que Romulus Barèzes qui exploite cette mine pour le compte de Jurgen Cotton, propriétaire de la structure.
Le maître drapier procède cet après-midi à une visite de routine, accompagné de son fidèle homme de main et spadassin, Khajer Summhar. C’est un homme d’âge mûr à la peau noire comme l’ébène, au visage fier et belliqueux, surmonté par une couronne de cheveux tressés qui lui arrivent jusque aux omoplates. Une épaisse barbe poivre et sel décore son menton anguleux et ses joues creuses, tandis que de vilaines balafres tracent des lignes horizontales au milieu de sa figure émaciée. Parfaitement impassible et plongé dans un mutisme qui semble permanent, ce tigre silencieux a l’œil vif et la démarche souple. En tout temps, sa paume repose crânement contre la garde orfévrée d’une de ses khopesh jumelles; deux glaives incurvés faits d'une lame en bronze. Une menace froide et rentrée émane de lui, à l’image d’un volcan avant l’éruption, rempli d’une lave ardente et impitoyable. Des muscles secs et noueux, tendus comme des ressorts d’acier, roulent sous des étoffes simples et un pourpoint de cuir, privilégiant l’agilité et la vélocité en combat. Au premier premier regard, il apparaît évident pour l’œil avisé que Khajer est un homme de guerre, forgé dans la violence et pleinement consacré à l'art martial. Ce qui peut expliquer sa présence aux côtés de Barèzes, lequel n'a pas su s'élever dans les sphères retorses des affaires sans s'attirer quelques ennemis redoutables.
Les deux hommes patientent à l’entrée de la mine après avoir quitté leurs montures, qu'un gamin s'est empressé de prendre par les rênes, avant d’être rejoints par le contremaître Wayatt, un grand échalas rachitique à la mine revêche, le front toujours plissé par son humeur acariâtre.
« Tout est toujours si poussiéreux, ici. Par la Lumière, mes pauvres robes en pâtissent à chaque fois.
- La poussière est effectivement l'un des nombreux fléaux qui frappent la Marche, Monsieur Barèzes.
- Certes, certes. Mais ce ne doit pas devenir une fatalité, mon bon Wayatt. Saviez-vous que la région était parfaitement luxuriante, quelques décennies auparavant ? Tout autant que la forêt voisine. Cette somptueuse nymphe des bois que l’on nomme Elwynn ! Mon amante favorite.
- Oui, Monsieur Barèzes absolument… Euhm. Tout le monde sait cela ici, vous savez. Enfin… Il est toujours bienséant de repenser à cette belle époque, je vous remercie gracieusement de raviver en moi cet agréable souvenir… !
- Si fait, si fait. Alors, comment se porte notre exploitation ? Les hommes travaillent-ils tous d’arrache-pied ? Avez-vous appliqué le plan de productivité renforcée et de réduction des coûts établi lors de mon dernier passage ? J’attends des résultats concrets et j’espère que vous ne me décevrez pas. Vous savez, même moi, j’ai des comptes à rendre. Et ces derniers exigent une valeur ajoutée croissante pour ce site. Vous connaissez la chanson : les profits doivent être maximisés, encore et toujours !
- Assurément, Monsieur Barèzes. Nous avons appliqué les procédures à la lettre. Il y a bien eu quelques réticences au départ, mais tout le monde finit par prendre le pli.
- J’en étais sûr. Nous appelons cela de la gestion du changement, dans le milieu commercial. Je suis content d’apprendre que la main d’œuvre s’est adaptée à nos requêtes.
- En revanche…
- Oh, oh… Je n’aime pas ce ton-là. Crachez le morceau et dîtes-moi immédiatement ce qui ne tourne pas rond.
- Et bien… Rien de très grave. Seulement un léger imprévu… Voyez, la semaine dernière, nous avons eu comme un petit accident. Mais comme vous le savez, c’est absolument courant dans cette industrie.
- Un accident ? Ne me dîtes pas qu’une galerie s’est encore effondrée ? Nous avons payé une fortune pour le plombage des structures !
- Non, c’était autre chose… Il y a eu un accident avec le monte-charge. Un câble a rompu. J’ai bien peur que cela ait fait plusieurs morts.
- Vraiment ? C’est fâcheux. Combien d’ouvriers en moins ?
- Seulement trois, Monsieur Barèzes.
- Ah, voyez-vous ça. Je m’attendais à davantage. Les dégâts matériels sont-ils élevés ou avez-vous pu réparer ce maudit ascenseur ?
- Fort heureusement, oui, tout était récupérable et les réparations n’ont pris que deux jours.
- Splendide. Vous avez envoyé nos condoléances aux familles ?
- Oui, ainsi qu’un léger pécule, comme prévu par les contrats de travail.
- Parfait. Vous avez bien fait. Même si nous sommes des hommes d’affaires, mon bon Wayatt, il est toujours important de préserver notre décence et notre dignité. On ne plaisante pas avec les vies humaines !
- Bien assurément… Loin de moi cette idée-là. Jouer avec des vies humaines… Complètement farfelu comme idée. »
Barèzes dodeline lentement de la tête, plusieurs fois, le visage feignant un chagrin de bon aloi. Il semble psalmodier une prière silencieuse à l’attention des morts. Wayatt baisse le chef pour participer à cette parodie d’éloge funèbre. Khajer Summhar, lui, reste parfaitement de marbre. C’est à peine si l’on devine sa respiration, qu’il a depuis longtemps appris à maîtriser au même titre que les battements de son cœur. Faire le moindre bruit, c’est se mettre en danger et potentiellement alerter ses ennemis. Le combattant efficace doit être plus silencieux que la mort elle-même.
Une minute passe et Barèzes finit par intimer à Wayatt de prendre les devants. Ainsi entament-ils leur tour du propriétaire, s’engouffrant dans les corridors étranglés de la mine, parfois si bas que l’on doit se baisser, et si étroits qu’ils doivent presque se frotter aux murs cagneux, avant de découvrir des excavations plus larges où les ouvriers travaillent en équipe, parfois perchés sur de grands échafaudages en bois afin d’atteindre le minerai en hauteur. Au gré de cette balade au milieu des roches noirâtres et du métal des pioches, Barèzes se tourne vers Wayatt dans un fugace moment de doute. En réalité, cela fait de longues minutes qu’il rumine cette interrogation.
« Au fait, dîtes-moi… Les trois ouvriers défunts. S’agissaient-ils de travailleurs… indispensables ?
- Que voulez-vous dire par là ?
- S’agissaient-ils de chefs d’équipe ? Pire, d’ingénieurs ?
- Oh, non. Juste de la main d’oeuvre. Seul l’un d’eux avait réellement de l’ancienneté, mais il n’avait de toute façon pas les compétences pour prétendre à un poste plus gratifiant.
- Très bien, je vois. C’est déjà ça. Vous voyez, il ne faut pas céder au pessimisme. Il y a toujours du bon même dans le malheur, si l’on se donne la peine de positiver. Une personne très sage dans mon entourage disait souvent quelque chose de pertinent en la matière.
- Quoi donc, Monsieur Barèzes ?
- Broyer en permanence le noir de ce monde, c’est nécessairement l’assombrir.
- Comme c’est pertinent. Et éminemment juste !
- N’est-ce pas ? »
La promenade se prolonge une bonne heure sans le moindre encombre, et tout semble en ordre. Après tout, le contremaître s'attendait à cette visite et a certainement fait le nécessaire pour que tout soit irréprochable. C'est ainsi que le trio évolue avec un œil attentif, bercé par la flamme tremblante des lanternes qui éclairent les tunnels étroits aux reliefs calcaires. La plupart des ouvriers ne semble pas remarquer leur passage, trop hébétés par la fatigue ou concentrés sur leur tâche. Barèzes, Summhar et Wayatt finissent éventuellement par déboucher sur la cave principale, qui se voit auréolée par une nef relativement haute, presque écrasante, de laquelle pendent des stalactites rigides, menaçantes comme autant d’épées oscillant au-dessus de leurs têtes.
Comme précédemment, personne ne fait vraiment attention à eux. Après tout, les ouvriers sont conditionnés à faire leur travail aussi mécaniquement que possible. Dans ce train-train machinal, ils ne prêtent pas beaucoup de crédit à ce qui ne les concerne pas directement. Toutefois, sortant de ce lot lobotomisé, un des mineurs bredouille quelque imprécation inaudible au passage du trio. Préalablement assis au sommet d’une volée de marches dégringolant jusqu’à la cavité principale, il se dirige désormais dans leur direction. Le voilà qui s’exclame, maintenant, d’un air farouche. Presque défiant. Sa langue est pâteuse, son élocution trouble. Il a visiblement bu pendant sa pause, comme en témoigne également sa démarche claudiquante. Un doigt plein de reproche est pointé dans la direction de Romulus.
« Ordure ! Nos gars crèvent tous les mois par ta faute ! Toi et tes foutues directives à la noix ! Sale pt’ain d’opportuniste, t’fais qu’exploiter le labeur des honnêtes gens… »
L’impertinent approche dangereusement du trio, une pioche fermement tenue en main. Barèzes fait un bruit de succion désapprobateur, avant d’agiter calmement les mains pour signifier l’apaisement. Pourtant, sa réponse aura l’effet inverse.
« Allons. Toute cette vulgarité n’est pas nécessaire. Cela dit, je comprends votre peine, mon cher. Sachez toutefois que ces accidents sont inévitables, il s’agit tout simplement des risques du métier. Et si vous pensez que celui de mineur n’est pas une exception, détrompez-vous ! Tenez, un exemple : la production textile. Il est très fréquent qu’un ouvrier dans l’une de mes usines se fasse prendre le doigt dans l’engrenage lorsqu’il graisse une machine. Et ce n’est jamais très joli à voir ! »
L’ouvrier renégat persifle de rage. Il voit rouge et lève déjà son arme improvisée, visiblement prêt à s’en servir, mais très maladroitement vu son état d’ébriété. Il n’en faut pas plus à Khajer Summhar pour réagir au quart de tour. Le tigre silencieux devient une panthère ivre de sang lorsqu’il bondit sur sa proie et cueille l’importun d’un crochet fulgurant en pleine mâchoire, avant même que la pioche ne puisse s’abattre, pas même sur le vide. L’ouvrier rebelle ainsi frappé bascule sèchement en arrière et s’étale de tout son long. La poussière n’est pas encore retombée, et le malotru pas encore remis de ses émotions, qu’une lame courbe et farouchement aiguisée se pose contre la glotte du vilain croquant. Le geste peut paraître accessoire, superflu. Juste histoire de faire bonne mesure ? Pourtant, le spadassin vient seulement d’anticiper un mouvement de révolte qui se profilait en arrière-plan. En effet, une masse de travailleurs s’était progressivement agglutinée autour de la scène en un temps record. Voir leur collègue avec une arme sous la gorge suffit toutefois à les dissuader de toute action mutine. Non loin, Romulus Barèzes affiche une grimace madrée en observant ce divertissant spectacle. Divertissant et utile, car une telle démonstration de force était toujours efficace pour rappeler aux ouvriers qui régnait en maître ici.
Pendant ce temps, contremaître beugle à gorge déployée avec une voix de stentor, perdant sur le moment tout le semblant de cordialité qu’il accordait à son patron. Il n’en a pas la moindre pour ses subalternes, qu’il méprise autant que des gnomes lépreux.
« Circulez, il n’y a rien à voir ! Au boulot, bande de feignasses, avant que j’vienne vous botter le train à coups de savate ! »
Une fois l’ordre rétabli, le contremaître se tourne vers Barèzes et lui propose de poursuivre. Le trio gravit l’escalier au fond de la cave pour passer à la prochaine. Une fois parvenu au sommet, Wayatt jette un œil par-dessus son épaule, adressant un regard au guerrier basané qui n’a toujours pas émis la moindre parole depuis le début.
« Votre ami n’est pas bien loquace… Je prendrais même le risque d’avancer qu’il est taciturne. Mais bon sang, il sait faire parler ses poings !
- Chacun sa nature, mon brave. La plupart du temps, Khajer parait aussi tranquille que l’onde immobile d’un étang. Mais vous connaissez le proverbe… Les eaux tranquilles sont souvent les plus profondes. »
Le contremaître esquisse un sourire entendu et déploie une main pour indiquer la proche sortie, qui se trouve certainement à la bifurcation d’une énième galerie. Khajer Summhar, lui, reste imperturbable. Il n’y a que ses yeux d’onyx qui furètent ça et là, pour venir se planter comme des lancettes sur les ouvriers qu’ils croisent en quittant la cavité. Au fond de ce regard menaçant perce une lueur de provocation. Comme s’il mettait secrètement au défi les ouvriers de tenter le moindre geste déplacé à leur égard.
Une dizaine de minutes plus tard, Barèzes et son acolyte chevauchent au pas à travers la morne plaine qui s’étend jusqu’aux abords de la Forêt d’Elwynn. Le soleil couchant frappe ses dernières estocades dans le dos des cavaliers, tandis que le ciel se voile peu à peu d’un manteau de pénombre.
« Tout cela a duré plus longtemps que prévu. Il faudra passer la nuit dans une auberge. Fort heureusement, j’en connais une à proximité de la Tour d’Azora, qui exige simplement un léger détour. Oui, je peux voir ta déception, Khajer. Je sais à quel point tu adores roupiller à la belle étoile. Mais ce sera pour une autre fois ! Je préfère de loin un lit douillet et d’amples couvertures. »
Pour toute réponse, Khajer s’autorise un sourire fugace. Mais il ne prend toujours pas la peine d’user la moindre salive. Romulus s’en contente, toutefois, loin de s’en offusquer. Il connaît le bougre depuis déjà bien longtemps. Et puis, il parle bien assez pour deux.
Khajer Summhar, le Serpent-Tigre de Tel'Abim
***
« Qu’ils sont mignons, ces deux-là. »
L’Enchanteresse fait entendre un rire perlé qui résonne dans la pièce coquette qui lui sert d’appartements privés. Assise face à sa coiffeuse, elle fixe un miroir qui, étrangement, ne lui renvoie pas sa propre splendeur mais plutôt une vaste contrée désertique, baignée des ténèbres du soir, au centre de laquelle chevauchent deux silhouettes indistinctes. D’un geste gracile de la main, elle efface l’image divinatoire, qui se brouille dans la glace avant de se dissiper complètement. Ne reste plus que le reflet dangereux de cette divine pétasse aux yeux de biche et à la peau diaphane, blanche comme la neige. Mais c’est là toute l’innocence qu’on saurait lui décerner, car le moindre de ses traits, beaux mais froids, gracieux mais sévères, transpirent une cruauté insidieuse. Et ce, jusque dans la délicieuse commissure de ses lèvres fines, courbées par un rictus malveillant. Jusque dans l’améthyste de son regard pénétrant. Tout en admirant son faciès rayonnant de froideur, elle fait glisser ses doigts manucurés le long de son cou de cygne, effleurant quelques boucles noires de sa crinière de jais, jusqu’à encenser la naissance d’un décolleté plongeant, vertigineux, mis en valeur par un pendentif serti en son centre d’un magnifique joyau aux reflets bleutés.
Quelques coups contre la porte se font entendre et elle daigne se retourner de moitié, avant d’intimer sèchement :
« Entrez. »
Une sorte de majordome au front dégarni apparaît dans l’embrasure. Il s’excuse poliment du dérangement en baissant le chef. L’Enchanteresse arque un sourcil inquisiteur, curieuse de connaître la raison d’une telle interruption. Le minion s’exécute.
« Vous avez de la visite, Madame.
- Qui donc ose-t-il m’importuner à une heure aussi tardive, Alfred ?
- Il s’agit de Monsieur le Baron Garlen de Cormyr, Seigneur d’Ocrevalon. »
La femme affiche une vague moue surprise, avant de découvrir un sourire mutin. Ce très cher Garlen… Décidément, il ne pouvait plus se passer d’elle depuis le trépas de son épouse. Peu importe, il avait de quoi la divertir, et ses talents en démonologie avaient toujours de quoi pimenter leurs ébats.
« Faîtes-le attendre un instant. Une dame ne saurait se montrer à un homme sans être parfaitement apprêtée.
- Comme de bien entendu, Maîtresse. »
Et le majordome s’éclipse sur ses mots. La sorcière est consciente d’être parfaitement préparée, pleinement confiante en ses charmes féminins. Mais il est toujours avisé de se faire languir auprès de la gent masculine, cela elle le savait depuis toute petite.
Quelques minutes plus tard, la svelte créature descend avec une lenteur hypnotisante la volée de marches qui mène au perron de l’entrée, dévoilant par moment, à travers la fente de sa robe, le galbe sensuel d’une cuisse. Arrivée en bas, elle trouve le Baron en compagnie du majordome qui se tient discrètement à l’écart, faisant partie du décor au même titre que le vase orfévré qui trône sur une commode non loin. Garlen ne peut détacher son regard de l’Enchanteresse, ni de lui sourire plus que de raison, prouvant à cette dernière l’emprise qu’elle possède encore sur lui. Il prend sa main et la baise selon les conventions, avant de plonger ses yeux dans les siens, bravant tous les risques et périls d'une telle entreprise.
« Je vous prie de m’excuser pour cette visite impromptue, Mademoiselle Barèzes.
- Allons, Garlen, depuis le temps que nous nous connaissons… »
La sublime garce s’approche du seigneur pour lui passer sur la joue ses ongles soulignés de noir, les cils battant fiévreusement, tout en le happant d’un regard vague mais toutefois pénétrant, empreint d’une malice espiègle.
« Vous pouvez m’appeler Cassandre. »
Dernière édition par Barèzes le Mer 20 Juin 2018, 10:49, édité 1 fois
Barèzes
Re: Les clairons du pouvoir
Le manteau de la nuit s’était abattu sur Hurlevent, venant éteindre les derniers éclats de ciel qui miroitaient dans les fontaines de la cité blanche. Les artères du Quartier Mage, ce soir-là, n’étaient que faiblement éclairées par des lampadaires aux lueurs fumeuses, tandis que l’éclat blafard des lunes s’abonnait absent, dérobé derrière la grande montagne qui surplombe la partie australe de la capitale humaine. Au-delà des pics noirs du massif rocheux se profilaient les infâmes Steppes Ardentes, que peu d’hommes raisonnables avaient jamais arpentées.
Dans ces ténèbres épaisses, lorsque le monde sombrait dans l’obscurité, Khajer Summhar pouvait vraiment évoluer à son aise. La Nuit faisait appel à lui, l’attirait par ses bruissements subtils et ses promesses équivoques ; il n’avait qu’à tendre l’oreille pour percevoir la sombre mélodie, glauque et entraînante comme les feulements lubriques d’une prostituée. C’était son monde, un univers sombre et belliqueux, fait d’ombre et de noirceur. Dans cette pénombre de poix, il devenait ce qu’il était vraiment – une silhouette silencieuse et mortelle, un chasseur prêt à fondre sur sa proie.
Après avoir remonté les allées herbeuses et pentues du Quartier, le Tigre de Tel’Abim ne tarda pas à déboucher sur la place principale, au centre de laquelle trônait la légendaire tour des mages. En rasant les murs de près, tel un véritable apôtre de la discrétion, Khajer approcha du brouhaha éméché qui s’échappait du Solitaire Bleu. En cette fin de semaine, la clientèle de cette taverne réputée débordait sur la terrasse, et le spadassin n’eût aucun mal à se faire oublier, faufilé au travers de la masse grouillante des fêtards. A l’intérieur, l’atmosphère était aussi allègre, et le mélange exquis d’effluves de rhum et de sueur lui emplit désagréablement les narines. Mais il en fallait bien davantage pour l’éloigner de son objectif. Car ce soir, il était en mission. Rien de bien exceptionnel, toutefois. Simplement une basse besogne de plus à exécuter pour son maître.
Il ne lui fallût qu’une poignée de secondes pour percevoir sa proie, accoudée contre le comptoir en train de vider pinte sur pinte. Après avoir demandé un verre de rhum à une serveuse qui passait en coup de vent, Khajer partit se fondre dans le décor. Et il attendit, patiemment, le moment propice.
Une bonne heure plus tard, Octave Lafarge, joaillier de son état, sortit en titubant de l’établissement. A en croire sa démarche hasardeuse, son col défait et son haleine avinée, il avait au moins quelques coups dans le nez. Le crépuscule était à son apogée, et les deux lunes culminaient enfin dans les hauteurs du firmament. Les sens alourdis par l’ivresse, l'artisan ne sentit la présence furtive qui le suivait à la trace. Au croisement entre le chemin principal et une petite allée adjacente qui plongeait vers une masure branlante dévorée par les herbes folles et le lichen, Octave fut soudainement transporté contre son gré dans ladite allée et épinglé dans le renfoncement d’un mur en pierre. Quelques os craquèrent sous le choc, et à peine avait-il rouvert ses yeux écarquillés qu’il découvrit une paire d’yeux féroces braqués sur lui. Dans ce regard sombre et menaçant, il crut déceler une promesse de mort. L’homme avait la peau noire comme du charbon, mangée par les ténèbres environnantes, et le visage scarifié. Une de ses mains l’empoignait fermement au col, le soulevant comme s’il ne pesait pas grand-chose, tandis que l’autre était lestement appuyée sur la garde d’une arme singulière à la lame courbe. Pourtant, l’agresseur privilégia l’utilisation d’un poignard effilé, préalablement détaché de son ceinturon, pour lui chatouiller la gorge d’une vilaine manière.
« Les dettes sont faîtes pour être payées, Octave. Et tu es en retard sur tes remboursements. Ceci est notre dernier avertissement. »
Sur ces paroles sobres et nettes, avant même que le joaillier saoûl puisse bredouiller la moindre palabre, Khajer appuya le tranchant du couteau contre la gorge. Du sang frais perla et vint maculer la lame étincelante. Octave glapit, terrorisé, plus de peur que de douleur, comme pouvait en témoigner la flaque d’urine qui se répandait doucement à ses pieds.
Des inflexions sonores parvinrent soudain à l’oreille dressée du spadassin. Le cliquetis métallique d’armures en plaques et le martèlement synchrone de bottes ferrées qui accompagnaient des bribes de conversations lui signalèrent l’approche imminente d’une patrouille du guet urbain. Khajer se déroba avec une rapidité terrifiante et disparut au fond de l’impasse, laissant Octave s’écrouler mollement dans son propre pissat. Au moyen d’une barre en métal ramassée par terre, le spadassin s’évertua à gravir l’espace étroit entre deux murs opposés et se hisser sur les toits en tuile.
Quelques minutes plus tard, perché au bord d’une corniche comme un aigle sur son promontoire, il observait la file indienne des gardes qui poursuivaient leur parcours. Le joaillier n’avait pas osé donner l’alerte, visiblement. Vu la frousse panique que ce dernier avait dû ressentir jusque dans ses os, le contraire aurait surpris Khajer. Mais on ne pouvait jamais être trop prudent. Après un dernier regard panoramique sur les environs, le spadassin s’évanouit dans l’ombre des toitures disparates.
Les ombres de la nuit avaient perdu leur épaisseur pour laisser place à une heure grise qui précède l’aurore. La caresse du soleil levant ne tarda pas à venir chatouiller le menton barbu du spadassin. Dans ce rare instant de sérénité, il s’autorisa un répit et ferma les paupières. Il sentait désormais le vent souffler dans son dos. La brise taquine écrasait ses reins et soulevait légèrement les nattes dures de sa chevelure si singulière. Le sentiment était à la fois grisant et bienvenu. Il contrastait avec la violence et la tension permanente de son quotidien. En ce moment, Khajer Summhar pouvait baisser sa garde et respirer. Il en avait besoin. Les jambes repliées sous lui, les mains sur les cuisses, il semblait méditer sur un des jardinets en bois qui parsemaient les hauteurs du Port.
L'ombre d'une silhouette se profila sur le sol à ses pieds, comme pour venir troubler ce moment de calme. Khajer ne perçut pas la moindre menace mais hasarda tout de même un coup d’œil par-dessus son épaule. Il put voir une personne encapuchonnée qui se tenait à quelques pas de lui. Des épaules très étroites et saillantes, une taille fine encensée par des hanches voluptueuses malgré les pans d’une ample pèlerine qui couvrait l’essentiel de ses formes. Malgré son regard acéré, Khajer était bien incapable de deviner l’identité de cette personne. Jusqu’à ce qu’elle prenne la parole, dans laquelle il reconnut tout le venin d’une vipère qu’il ne connaissait que trop bien.
« Tu joues encore le larbin pour mon frère, à ce que je vois.
- Je suis simplement lié par l’honneur à Monsieur Barèzes. »
Il s’exprimait de façon sèche et laconique, comme toujours. L’Enchanteresse souriait, elle, mutine et sibylline, sous son capuchon effrangé. D’un mouvement gracieux, elle découvrit son visage, rendu plus sévère que d’ordinaire par ses cheveux tirés en arrière sur une queue de cheval fermement nouée.
« Ne me dis pas que tu as prêté serment ?
- Pas exactement, non. »
Elle le considéra avec un rictus narquois qui s’élargissait à vue d’œil.
« Diantre, tu es toujours aussi peu bavard…
- Certaines choses ne changent jamais. Et si cette maxime s’applique également à ta personne, ta présence ici ne présage rien de bon.
- Tu as aligné plus de trois mots ou je rêve ? Impressionnant… »
Le tigre silencieux ne cilla pas et n’opposa aucune réplique. Il se contentait de la toiser, avec une sorte d’impérieuse humilité. Cette absence de réaction fit naître une grimace fugace sur le minois ravissant de la sorcière, à peine visible, sans que cela ne trahisse outre-mesure son agacement devant ce bloc de granit.
« Je perçois mieux que quiconque ce qui se terre sous tes silences, Khajer. En réalité, ils sont assourdissants et résonnent comme un écho du désert. Pour ceux qui s’en tiennent éloignés, cet écho ressemble au murmure timide de la solitude. Discret et bénin. Insignifiant. Après tout, la solitude n’est-elle pas en chacun de nous ? »
L’Enchanteresse souffla un rire dangereux en se glissant plus près du mâle, qui la soutint d’un regard dur comme l’acier. Il ne se défila pas mais conservait sa garde. Par prudence, il s’était déjà redressé et la toisait de toute sa hauteur. Ils avaient l’air de deux fauves en train de se jauger.
« Mais d’autres, plus rares, parviennent à se rapprocher… Ceux-là réussissent à lever un pan du voile. Que perçoivent-ils ? Bien plus qu’un simple chuchotement. Ils découvrent tes silences pour ce qu’ils sont. Des cris déchirants, étranglés. Le râle désespéré d’une âme à la dérive.
- Tu penses me connaître mieux que je ne me connais moi-même. C’est diablement présomptueux. Tes petites lubies de l’esprit ne m’intéressent guère.
- Je sais que tu souffres, Khajer Summhar.
- Tout le monde souffre. »
Une moue équivoque, à la fois narquoise et chagrine, vint peindre les traits gracieux de l’Enchanteresse. Elle appuya doucement une main frêle contre la poitrine du spadassin. Ce dernier ne la repoussa pas, comme si ce contact chaleureux, pourtant vicié, lui apportait une sorte de réconfort fugace. Lentement, la main d’albâtre dévia vers l’organe palpitant de Khajer. Par réflexe, il contrôlait son souffle, maîtrisait les battements de son cœur.
« C’est triste, tu sais. Que trouve-t-on de tangible au milieu de ce désert solitaire sur lequel tu erres jusqu’à ta perte ? Rien que de la poussière et du roc, c’est tout ce qui recouvre ton cœur désormais. On ne construit rien de tangible avec du sable. Et rien ne fleurit jamais sur les rochers. »
Dans un froncement de sourcils, le tigre de Tel’Abim entama un pas de recul pour se soustraire à l’emprise envahissante de la sorcière. Presque décontenancé. Ou alors simplement méfiant. C’est alors qu’elle s’approcha plus vivement pour lui saisir les tempes de ses doigts. Et, comme après une décharge reçue de plein fouet, il se sentit flancher. Puis chuter lourdement, comme attiré dans un abime sans fond. Pour ensuite sombrer dans les méandres tourbillonnant de tréfonds marins, englouti, avant d’être aspiré par les vents brutaux d’un cyclone. Impuissant, submergé, il vit à travers un brouillard ésotérique certains passages de sa vie défiler. S’agissait-il de souvenirs réels ou de réminiscences tronquées ? Parfois, le doute subsistait. Comme si sa mémoire flanchait tout autant que sa conscience, sous la férule de cette sorcière qui s’était cruellement introduit dans son esprit. L’espace et le temps, d’abord figés, semblèrent s’unir dans une fusion improbable pour projeter dans son esprit malade des images brouillées et incompréhensibles.
Ces images désarticulées devinrent des épisodes plus clairs, mais toujours éphémères. Il était redevenu un jeune garçon, vêtu en haillons et vagabondant à travers les rues d’une cité portuaire aux portes du désert. La chaleur implacable, les vents de sable et les effluves maritimes lui revinrent en mémoire, aussi clairs qu’au premier jour. Symboles nostalgiques de sa terre natale. Il pouvait humer l’air salé et apprécier le chant des oiseaux de mer.
Une fois le décor planté, la première figure distincte fut sa génitrice, du moins l’idée qu’il s’en était toujours fait, fantasmée et irréelle. Lorsqu’en ce jour funeste, elle l’avait tenu par la main pour le mener à sa perte. Il devinait les sanglots qui embuaient le regard cave de sa mère, Dannissa, et le chagrin qui creusait ses traits rachitiques. Pour la première fois de sa vie, il avait vu des pièces d’or tinter, sonnantes et trébuchantes ; celles qu’un gros marchand sournois plantait dans la paume de Dannissa.
Quelques secondes plus tard, cette dernière poussait son enfant dans les bras flasques de l’esclavagiste. Plus que le déroulement de ce lointain souvenir, Khajer retrouvait le regard lubrique et pervers de ce grossier personnage ; ses mains grasses et avides qui se refermaient sur lui, compressant ses frêles épaules, à des lieux d’une accolade innocente. Les caresses interdites qu’il essayait de lui procurer, entre deux sanctions cuisantes pour avoir désobéi ou s’être rebiffé, lui revinrent également en mémoire. Encore aujourd’hui, il était capable d’en frissonner. Plus que le chagrin, le dégoût, ou la honte, c’était la colère qui avait fini par prédominer. Cette rage intense et profonde qui avait bien failli le submerger. Et qui l’avait certainement sauvé, par la même occasion. Une délivrance malsaine lorsqu’enfin, dans un sursaut de dignité, il avait logé un poignard entre les cervicales de son maître. A travers une brume écarlate, il revit lénergumène pisser l’hémoglobine comme un goret qu’on saigne à blanc, la figure déformée par la fureur et l’incompréhension.
C’est à ce moment-là qu’il était devenu un homme. Et qu’il avait fui sa terre natale et son passé.
Pour autant, il était encore jeune et désorienté. Les choix mal avisés qu’il avait fait par la suite passèrent en revue dans son esprit. Ces mêmes choix le conduisirent vers plusieurs années de barbarie au sein de la Voile Sanglante, un groupe de boucaniers dirigé par l’infâme Duc Falrevere. Le voilà qui abordait une galéasse marchande avec ses compères de l’époque, pour la mettre à sac sans épargner le moindre de ses occupants. Puis le voici en train d’éborgner un prisonnier sur le bastingage d’un navire rempli de flibustiers de la pire espèce, un drapeau noir flottant en arrière-plan. Combien avait-il passé d’années à servir la folie de ces pirates sans foi ni loi ? Trois, peut-être quatre. Il n’était pas fier de ses actes mais c’était la première fois qu’il s’était plus ou moins senti appartenir à quelque chose. Par la suite, il avait fui cette organisation pour louer ses services d’assassin au cartel Gentepression à la Baie-du-Butin, s’attirant par la même les foudres de la Voile Sanglante qui avait juré d’obtenir sa tête.
En contraste total avec cette carrière de tueur froid, il revit sa retraite éphémère sur Orebus, une petite île tropicale égarée dans les Mers du Sud ; sa rencontre avec Alma, les deux brèves années passées ensemble et la naissance de leur fils Jassar. Il avait enfin trouvé une autre voie, saine et paisible. Avec elle, il menait une vie simple et chaleureuse. Mais ces réminiscences n’étaient pas seulement un fantasme ou un souvenir embelli. Au-delà de cette félicité sereine et sans nuage, il ne pouvait éluder le désir de violence qui n’avait cessé de bouillonner dans son cœur en ces temps-là, comme les flots incessants d’une mer troublée. Ni cet étouffant besoin adultérin de retourner dans les bras d’une solitude si longtemps acquise, qui le charmait par ses mélopées trompeuses et malignes.
Ces souvenirs de paix relative volèrent en éclat avec l’arrivée des colons gobelins de la Kapital’Risk venus exploiter les mines de diamants de la région. Lui et les fermiers voisins s’étaient battus pour protéger leurs terres, mais cela n’avait pas suffi. Il avait une femme et un fils, alors toute retraite lui avait été impossible. A son plus grand désarroi, il avait connu de nouveau l’impuissance et la frustration de ce retour à l’esclavage, qui le ramenait aux pires années de son enfance. Il se souvenait des fers qui lui rongeaient le cou et les chevilles. Le travail forcé, de la pâleur de l’aube jusqu’aux premières ombres du crépuscule, pour le compte de maîtres gobelins sans scrupules. Et, enfin, la libération… mais au prix d’un combat acharné. Les troupes d’une compagnie de mercenaires, employée par un certain négociant du nom de Barèzes, avait débarqué sur l’île pour nettoyer la vermine gobeline et s’approprier les richesses de cette crique esseulée. Galvanisé par cette opportunité unique de renverser le cours des choses et regagner sa liberté, Khajer avait mené la rébellion des esclaves. Armé d’un glaive ennemi et vêtu d’un simple pagne, il s’était déchaîné comme un beau diable, rapidement couvert du sang des ravisseurs pris en étau entre les esclaves et les soldures de Barèzes.
Du triomphe de cette bataille, il ne se remémorait que le goût de fer qu’il avait en bouche. Un goût de sang. Tout aussi amer que le souvenir qui suivait. Ce dernier prit forme, plus précis, comme si ces quelques minutes cristallisaient tout son passé. Car la décision prise ce jour-là marqua un énième basculement dans son existence. Alma le scrutait avec toute la tristesse de ses grands yeux vert olives. Un sourire mince et étrange courbait ses lèvres charnues, oscillant entre la mélancolie et la résignation. Sa voix tremblait d’un rien, saisie par une émotion qu’elle tentait de camoufler.
« Je sais que tu as pris ta décision. Et je sais pertinemment quelle voie tu comptes emprunter.
- Je n’ai pas le choix, Alma. Les mercenaires ont conclu un marché avec nous, et j’ai mené les négociations en notre nom. Je dois respecter mon engagement, pour que vous autres puissiez vivre ici en toute quiétude.
- Il pourrait en être autrement. Si seulement tu essayais de revoir les termes de cet engagement avec ce Barèzes. Mais tu n’as même pas essayé. Comme si le fait de t’éloigner de ton fils et de moi-même ne te gênait pas plus que ça. Tu n’as rien fait, Khaj. Voilà ce que je te reproche.
- Je me suis battu plus que n’importe qui d’autre pour défaire nos chaînes une bonne fois pour toutes. Comment oses-tu dire que je n’ai rien fait ? Je peux encore sentir sur ma peau le sang séché de ceux qui se sont dressés sur mon chemin. »
Sa compagne se borna à secouer mollement la tête, prise par un gloussement fragile qui ressemblait presque à un sanglot. Lorsqu’elle reprit la parole, sa voix trahissait une profonde amertume.
« Tout le monde ici s’est battu pour récupérer ce qu’ils avaient perdu, ce qui leur appartenait, afin de pouvoir continuer de vivre en paix avec leurs proches. Je crois que tu te bats car tu ne sais rien faire d’autre.
- Tu te trompes, mon amour.
- Je pensais pourtant que tu avais changé. Toi qui n’étais en arrivant que la coquille d’un homme violent et dangereux. Rien de plus qu’une arbalète chargée. Un instrument, une arme de mort. J’ai vu autre chose, pourtant…
- J’ai toujours admiré ta sagesse, Alma. Mais cette fois-ci, tu te méprends, la coupa-t-il tandis qu’elle se faisait songeuse. A tes côtés, j’ai réellement changé. Et j’aime l’homme que je suis devenu, ce n’est pas la question. Mais l’homme que j’ai toujours été suit un code d’honneur strict que je ne peux ignorer. Lorsque ma dette sera payée, je reviendrais.
- Non, Khaj. Si ta décision est prise, je t’interdis de revenir. C’est exactement ce que tu désires, au fond.
- Que veux-tu dire par là ?
- La colère… elle est encore en toi.
- Quelle colère ? De quoi parles-tu ?
- La colère qui a créé Khajer Summhar. Celle qui a fait de toi l’homme que tu es aujourd’hui.
- J’ai changé et tu le sais. Tout cela est derrière moi, désormais.
- Vraiment ? Je crois que tu continues de faire ce que tu as toujours fait. Tu surnages par-dessus la boue et la fange. Et cela t’empêche de vivre pleinement. Car tu finis toujours par te prémunir du peu d’amour qu’on peut t’offrir. Vas-t-en, Khaj. Et ne reviens jamais.
- Attends. Notre fils… Mon fils…
- Au revoir, Khaj. »
Elle lui avait tenu les mains une dernière fois en se dérobant lentement, et Khajer put revoir les traces de larmes sinuer sur le faciès hâlé de la jeune femme. En s’éloignant, elle n’avait nourri qu’un seul espoir. Qu’il la retienne. Qu’il l’a rattrape. Qu’il refuse de ne plus jamais la revoir. Cette simple pensée n’aurait-elle pas dû lui être insupportable ? Pourtant, Khajer n’en avait rien fait. Il s’était contenté de la regarder disparaître de sa vie, le front plissé par un tourment intérieur, une question simple qui le tenaillait…
Avait-il réellement changé ?
Tout autour de lui se brouilla à nouveau et il se retrouva pris dans une tempête qui lui donna le tournis. Il avait l’impression d’être arraché par une force inconnue à ces rêveries étranges pour être violemment ramené à la réalité. De retour sur le plancher des vaches, littéralement, Khajer faillit s’étouffer, pris d’une quinte de toux douloureuse comme s’il venait de boire la tasse d’une eau très salée, arc-bouté par terre contre les dalles au bord des hauteurs du Port. Il lui fallut un certain temps avant de se remettre de ses émotions et s’apercevoir que la sorcière avait disparu. Le regard fiévreux, il s’était rapidement redressé, tandis qu’une khopesh avait apparu dans l’une de ses mains, comme l’extension de son propre corps, prête à frapper.
Seulement, mis à part un garde lambda qui faisait le planton non loin et un début d’agitation sur les escaliers qui menaient aux docks, causée par des marins bien matinaux, il ne discerna aucune menace. Et pas l’ombre d’une enchanteresse.
Khajer cracha une bordée de jurons pour soulager sa frustration. Une telle démonstration émotive ne lui ressemblait guère, mais il fallait dire que Cassandre avait su percer ses défenses avec brio. Ce qu'il n'avait jamais su tolérer. Il se promit d’être bien plus prudent, la prochaine fois.
En rebroussant chemin vers la place de la cathédrale, bercée par le soleil pâle du matin, Khajer ne put s’empêcher de ressasser une vilaine question existentielle. Exactement le genre de question qu’il chassait aisément d’ordinaire pour se concentrer sur des choses plus pratiques. Celle-ci, toutefois, resta bien ancrée dans un coin de son esprit.
Pouvait-il encore changer ?
Dans ces ténèbres épaisses, lorsque le monde sombrait dans l’obscurité, Khajer Summhar pouvait vraiment évoluer à son aise. La Nuit faisait appel à lui, l’attirait par ses bruissements subtils et ses promesses équivoques ; il n’avait qu’à tendre l’oreille pour percevoir la sombre mélodie, glauque et entraînante comme les feulements lubriques d’une prostituée. C’était son monde, un univers sombre et belliqueux, fait d’ombre et de noirceur. Dans cette pénombre de poix, il devenait ce qu’il était vraiment – une silhouette silencieuse et mortelle, un chasseur prêt à fondre sur sa proie.
Après avoir remonté les allées herbeuses et pentues du Quartier, le Tigre de Tel’Abim ne tarda pas à déboucher sur la place principale, au centre de laquelle trônait la légendaire tour des mages. En rasant les murs de près, tel un véritable apôtre de la discrétion, Khajer approcha du brouhaha éméché qui s’échappait du Solitaire Bleu. En cette fin de semaine, la clientèle de cette taverne réputée débordait sur la terrasse, et le spadassin n’eût aucun mal à se faire oublier, faufilé au travers de la masse grouillante des fêtards. A l’intérieur, l’atmosphère était aussi allègre, et le mélange exquis d’effluves de rhum et de sueur lui emplit désagréablement les narines. Mais il en fallait bien davantage pour l’éloigner de son objectif. Car ce soir, il était en mission. Rien de bien exceptionnel, toutefois. Simplement une basse besogne de plus à exécuter pour son maître.
Il ne lui fallût qu’une poignée de secondes pour percevoir sa proie, accoudée contre le comptoir en train de vider pinte sur pinte. Après avoir demandé un verre de rhum à une serveuse qui passait en coup de vent, Khajer partit se fondre dans le décor. Et il attendit, patiemment, le moment propice.
Une bonne heure plus tard, Octave Lafarge, joaillier de son état, sortit en titubant de l’établissement. A en croire sa démarche hasardeuse, son col défait et son haleine avinée, il avait au moins quelques coups dans le nez. Le crépuscule était à son apogée, et les deux lunes culminaient enfin dans les hauteurs du firmament. Les sens alourdis par l’ivresse, l'artisan ne sentit la présence furtive qui le suivait à la trace. Au croisement entre le chemin principal et une petite allée adjacente qui plongeait vers une masure branlante dévorée par les herbes folles et le lichen, Octave fut soudainement transporté contre son gré dans ladite allée et épinglé dans le renfoncement d’un mur en pierre. Quelques os craquèrent sous le choc, et à peine avait-il rouvert ses yeux écarquillés qu’il découvrit une paire d’yeux féroces braqués sur lui. Dans ce regard sombre et menaçant, il crut déceler une promesse de mort. L’homme avait la peau noire comme du charbon, mangée par les ténèbres environnantes, et le visage scarifié. Une de ses mains l’empoignait fermement au col, le soulevant comme s’il ne pesait pas grand-chose, tandis que l’autre était lestement appuyée sur la garde d’une arme singulière à la lame courbe. Pourtant, l’agresseur privilégia l’utilisation d’un poignard effilé, préalablement détaché de son ceinturon, pour lui chatouiller la gorge d’une vilaine manière.
« Les dettes sont faîtes pour être payées, Octave. Et tu es en retard sur tes remboursements. Ceci est notre dernier avertissement. »
Sur ces paroles sobres et nettes, avant même que le joaillier saoûl puisse bredouiller la moindre palabre, Khajer appuya le tranchant du couteau contre la gorge. Du sang frais perla et vint maculer la lame étincelante. Octave glapit, terrorisé, plus de peur que de douleur, comme pouvait en témoigner la flaque d’urine qui se répandait doucement à ses pieds.
Des inflexions sonores parvinrent soudain à l’oreille dressée du spadassin. Le cliquetis métallique d’armures en plaques et le martèlement synchrone de bottes ferrées qui accompagnaient des bribes de conversations lui signalèrent l’approche imminente d’une patrouille du guet urbain. Khajer se déroba avec une rapidité terrifiante et disparut au fond de l’impasse, laissant Octave s’écrouler mollement dans son propre pissat. Au moyen d’une barre en métal ramassée par terre, le spadassin s’évertua à gravir l’espace étroit entre deux murs opposés et se hisser sur les toits en tuile.
Quelques minutes plus tard, perché au bord d’une corniche comme un aigle sur son promontoire, il observait la file indienne des gardes qui poursuivaient leur parcours. Le joaillier n’avait pas osé donner l’alerte, visiblement. Vu la frousse panique que ce dernier avait dû ressentir jusque dans ses os, le contraire aurait surpris Khajer. Mais on ne pouvait jamais être trop prudent. Après un dernier regard panoramique sur les environs, le spadassin s’évanouit dans l’ombre des toitures disparates.
Les ombres de la nuit avaient perdu leur épaisseur pour laisser place à une heure grise qui précède l’aurore. La caresse du soleil levant ne tarda pas à venir chatouiller le menton barbu du spadassin. Dans ce rare instant de sérénité, il s’autorisa un répit et ferma les paupières. Il sentait désormais le vent souffler dans son dos. La brise taquine écrasait ses reins et soulevait légèrement les nattes dures de sa chevelure si singulière. Le sentiment était à la fois grisant et bienvenu. Il contrastait avec la violence et la tension permanente de son quotidien. En ce moment, Khajer Summhar pouvait baisser sa garde et respirer. Il en avait besoin. Les jambes repliées sous lui, les mains sur les cuisses, il semblait méditer sur un des jardinets en bois qui parsemaient les hauteurs du Port.
L'ombre d'une silhouette se profila sur le sol à ses pieds, comme pour venir troubler ce moment de calme. Khajer ne perçut pas la moindre menace mais hasarda tout de même un coup d’œil par-dessus son épaule. Il put voir une personne encapuchonnée qui se tenait à quelques pas de lui. Des épaules très étroites et saillantes, une taille fine encensée par des hanches voluptueuses malgré les pans d’une ample pèlerine qui couvrait l’essentiel de ses formes. Malgré son regard acéré, Khajer était bien incapable de deviner l’identité de cette personne. Jusqu’à ce qu’elle prenne la parole, dans laquelle il reconnut tout le venin d’une vipère qu’il ne connaissait que trop bien.
« Tu joues encore le larbin pour mon frère, à ce que je vois.
- Je suis simplement lié par l’honneur à Monsieur Barèzes. »
Il s’exprimait de façon sèche et laconique, comme toujours. L’Enchanteresse souriait, elle, mutine et sibylline, sous son capuchon effrangé. D’un mouvement gracieux, elle découvrit son visage, rendu plus sévère que d’ordinaire par ses cheveux tirés en arrière sur une queue de cheval fermement nouée.
« Ne me dis pas que tu as prêté serment ?
- Pas exactement, non. »
Elle le considéra avec un rictus narquois qui s’élargissait à vue d’œil.
« Diantre, tu es toujours aussi peu bavard…
- Certaines choses ne changent jamais. Et si cette maxime s’applique également à ta personne, ta présence ici ne présage rien de bon.
- Tu as aligné plus de trois mots ou je rêve ? Impressionnant… »
Le tigre silencieux ne cilla pas et n’opposa aucune réplique. Il se contentait de la toiser, avec une sorte d’impérieuse humilité. Cette absence de réaction fit naître une grimace fugace sur le minois ravissant de la sorcière, à peine visible, sans que cela ne trahisse outre-mesure son agacement devant ce bloc de granit.
« Je perçois mieux que quiconque ce qui se terre sous tes silences, Khajer. En réalité, ils sont assourdissants et résonnent comme un écho du désert. Pour ceux qui s’en tiennent éloignés, cet écho ressemble au murmure timide de la solitude. Discret et bénin. Insignifiant. Après tout, la solitude n’est-elle pas en chacun de nous ? »
L’Enchanteresse souffla un rire dangereux en se glissant plus près du mâle, qui la soutint d’un regard dur comme l’acier. Il ne se défila pas mais conservait sa garde. Par prudence, il s’était déjà redressé et la toisait de toute sa hauteur. Ils avaient l’air de deux fauves en train de se jauger.
« Mais d’autres, plus rares, parviennent à se rapprocher… Ceux-là réussissent à lever un pan du voile. Que perçoivent-ils ? Bien plus qu’un simple chuchotement. Ils découvrent tes silences pour ce qu’ils sont. Des cris déchirants, étranglés. Le râle désespéré d’une âme à la dérive.
- Tu penses me connaître mieux que je ne me connais moi-même. C’est diablement présomptueux. Tes petites lubies de l’esprit ne m’intéressent guère.
- Je sais que tu souffres, Khajer Summhar.
- Tout le monde souffre. »
Une moue équivoque, à la fois narquoise et chagrine, vint peindre les traits gracieux de l’Enchanteresse. Elle appuya doucement une main frêle contre la poitrine du spadassin. Ce dernier ne la repoussa pas, comme si ce contact chaleureux, pourtant vicié, lui apportait une sorte de réconfort fugace. Lentement, la main d’albâtre dévia vers l’organe palpitant de Khajer. Par réflexe, il contrôlait son souffle, maîtrisait les battements de son cœur.
« C’est triste, tu sais. Que trouve-t-on de tangible au milieu de ce désert solitaire sur lequel tu erres jusqu’à ta perte ? Rien que de la poussière et du roc, c’est tout ce qui recouvre ton cœur désormais. On ne construit rien de tangible avec du sable. Et rien ne fleurit jamais sur les rochers. »
Dans un froncement de sourcils, le tigre de Tel’Abim entama un pas de recul pour se soustraire à l’emprise envahissante de la sorcière. Presque décontenancé. Ou alors simplement méfiant. C’est alors qu’elle s’approcha plus vivement pour lui saisir les tempes de ses doigts. Et, comme après une décharge reçue de plein fouet, il se sentit flancher. Puis chuter lourdement, comme attiré dans un abime sans fond. Pour ensuite sombrer dans les méandres tourbillonnant de tréfonds marins, englouti, avant d’être aspiré par les vents brutaux d’un cyclone. Impuissant, submergé, il vit à travers un brouillard ésotérique certains passages de sa vie défiler. S’agissait-il de souvenirs réels ou de réminiscences tronquées ? Parfois, le doute subsistait. Comme si sa mémoire flanchait tout autant que sa conscience, sous la férule de cette sorcière qui s’était cruellement introduit dans son esprit. L’espace et le temps, d’abord figés, semblèrent s’unir dans une fusion improbable pour projeter dans son esprit malade des images brouillées et incompréhensibles.
Ces images désarticulées devinrent des épisodes plus clairs, mais toujours éphémères. Il était redevenu un jeune garçon, vêtu en haillons et vagabondant à travers les rues d’une cité portuaire aux portes du désert. La chaleur implacable, les vents de sable et les effluves maritimes lui revinrent en mémoire, aussi clairs qu’au premier jour. Symboles nostalgiques de sa terre natale. Il pouvait humer l’air salé et apprécier le chant des oiseaux de mer.
Une fois le décor planté, la première figure distincte fut sa génitrice, du moins l’idée qu’il s’en était toujours fait, fantasmée et irréelle. Lorsqu’en ce jour funeste, elle l’avait tenu par la main pour le mener à sa perte. Il devinait les sanglots qui embuaient le regard cave de sa mère, Dannissa, et le chagrin qui creusait ses traits rachitiques. Pour la première fois de sa vie, il avait vu des pièces d’or tinter, sonnantes et trébuchantes ; celles qu’un gros marchand sournois plantait dans la paume de Dannissa.
Quelques secondes plus tard, cette dernière poussait son enfant dans les bras flasques de l’esclavagiste. Plus que le déroulement de ce lointain souvenir, Khajer retrouvait le regard lubrique et pervers de ce grossier personnage ; ses mains grasses et avides qui se refermaient sur lui, compressant ses frêles épaules, à des lieux d’une accolade innocente. Les caresses interdites qu’il essayait de lui procurer, entre deux sanctions cuisantes pour avoir désobéi ou s’être rebiffé, lui revinrent également en mémoire. Encore aujourd’hui, il était capable d’en frissonner. Plus que le chagrin, le dégoût, ou la honte, c’était la colère qui avait fini par prédominer. Cette rage intense et profonde qui avait bien failli le submerger. Et qui l’avait certainement sauvé, par la même occasion. Une délivrance malsaine lorsqu’enfin, dans un sursaut de dignité, il avait logé un poignard entre les cervicales de son maître. A travers une brume écarlate, il revit lénergumène pisser l’hémoglobine comme un goret qu’on saigne à blanc, la figure déformée par la fureur et l’incompréhension.
C’est à ce moment-là qu’il était devenu un homme. Et qu’il avait fui sa terre natale et son passé.
Pour autant, il était encore jeune et désorienté. Les choix mal avisés qu’il avait fait par la suite passèrent en revue dans son esprit. Ces mêmes choix le conduisirent vers plusieurs années de barbarie au sein de la Voile Sanglante, un groupe de boucaniers dirigé par l’infâme Duc Falrevere. Le voilà qui abordait une galéasse marchande avec ses compères de l’époque, pour la mettre à sac sans épargner le moindre de ses occupants. Puis le voici en train d’éborgner un prisonnier sur le bastingage d’un navire rempli de flibustiers de la pire espèce, un drapeau noir flottant en arrière-plan. Combien avait-il passé d’années à servir la folie de ces pirates sans foi ni loi ? Trois, peut-être quatre. Il n’était pas fier de ses actes mais c’était la première fois qu’il s’était plus ou moins senti appartenir à quelque chose. Par la suite, il avait fui cette organisation pour louer ses services d’assassin au cartel Gentepression à la Baie-du-Butin, s’attirant par la même les foudres de la Voile Sanglante qui avait juré d’obtenir sa tête.
En contraste total avec cette carrière de tueur froid, il revit sa retraite éphémère sur Orebus, une petite île tropicale égarée dans les Mers du Sud ; sa rencontre avec Alma, les deux brèves années passées ensemble et la naissance de leur fils Jassar. Il avait enfin trouvé une autre voie, saine et paisible. Avec elle, il menait une vie simple et chaleureuse. Mais ces réminiscences n’étaient pas seulement un fantasme ou un souvenir embelli. Au-delà de cette félicité sereine et sans nuage, il ne pouvait éluder le désir de violence qui n’avait cessé de bouillonner dans son cœur en ces temps-là, comme les flots incessants d’une mer troublée. Ni cet étouffant besoin adultérin de retourner dans les bras d’une solitude si longtemps acquise, qui le charmait par ses mélopées trompeuses et malignes.
Ces souvenirs de paix relative volèrent en éclat avec l’arrivée des colons gobelins de la Kapital’Risk venus exploiter les mines de diamants de la région. Lui et les fermiers voisins s’étaient battus pour protéger leurs terres, mais cela n’avait pas suffi. Il avait une femme et un fils, alors toute retraite lui avait été impossible. A son plus grand désarroi, il avait connu de nouveau l’impuissance et la frustration de ce retour à l’esclavage, qui le ramenait aux pires années de son enfance. Il se souvenait des fers qui lui rongeaient le cou et les chevilles. Le travail forcé, de la pâleur de l’aube jusqu’aux premières ombres du crépuscule, pour le compte de maîtres gobelins sans scrupules. Et, enfin, la libération… mais au prix d’un combat acharné. Les troupes d’une compagnie de mercenaires, employée par un certain négociant du nom de Barèzes, avait débarqué sur l’île pour nettoyer la vermine gobeline et s’approprier les richesses de cette crique esseulée. Galvanisé par cette opportunité unique de renverser le cours des choses et regagner sa liberté, Khajer avait mené la rébellion des esclaves. Armé d’un glaive ennemi et vêtu d’un simple pagne, il s’était déchaîné comme un beau diable, rapidement couvert du sang des ravisseurs pris en étau entre les esclaves et les soldures de Barèzes.
Du triomphe de cette bataille, il ne se remémorait que le goût de fer qu’il avait en bouche. Un goût de sang. Tout aussi amer que le souvenir qui suivait. Ce dernier prit forme, plus précis, comme si ces quelques minutes cristallisaient tout son passé. Car la décision prise ce jour-là marqua un énième basculement dans son existence. Alma le scrutait avec toute la tristesse de ses grands yeux vert olives. Un sourire mince et étrange courbait ses lèvres charnues, oscillant entre la mélancolie et la résignation. Sa voix tremblait d’un rien, saisie par une émotion qu’elle tentait de camoufler.
« Je sais que tu as pris ta décision. Et je sais pertinemment quelle voie tu comptes emprunter.
- Je n’ai pas le choix, Alma. Les mercenaires ont conclu un marché avec nous, et j’ai mené les négociations en notre nom. Je dois respecter mon engagement, pour que vous autres puissiez vivre ici en toute quiétude.
- Il pourrait en être autrement. Si seulement tu essayais de revoir les termes de cet engagement avec ce Barèzes. Mais tu n’as même pas essayé. Comme si le fait de t’éloigner de ton fils et de moi-même ne te gênait pas plus que ça. Tu n’as rien fait, Khaj. Voilà ce que je te reproche.
- Je me suis battu plus que n’importe qui d’autre pour défaire nos chaînes une bonne fois pour toutes. Comment oses-tu dire que je n’ai rien fait ? Je peux encore sentir sur ma peau le sang séché de ceux qui se sont dressés sur mon chemin. »
Sa compagne se borna à secouer mollement la tête, prise par un gloussement fragile qui ressemblait presque à un sanglot. Lorsqu’elle reprit la parole, sa voix trahissait une profonde amertume.
« Tout le monde ici s’est battu pour récupérer ce qu’ils avaient perdu, ce qui leur appartenait, afin de pouvoir continuer de vivre en paix avec leurs proches. Je crois que tu te bats car tu ne sais rien faire d’autre.
- Tu te trompes, mon amour.
- Je pensais pourtant que tu avais changé. Toi qui n’étais en arrivant que la coquille d’un homme violent et dangereux. Rien de plus qu’une arbalète chargée. Un instrument, une arme de mort. J’ai vu autre chose, pourtant…
- J’ai toujours admiré ta sagesse, Alma. Mais cette fois-ci, tu te méprends, la coupa-t-il tandis qu’elle se faisait songeuse. A tes côtés, j’ai réellement changé. Et j’aime l’homme que je suis devenu, ce n’est pas la question. Mais l’homme que j’ai toujours été suit un code d’honneur strict que je ne peux ignorer. Lorsque ma dette sera payée, je reviendrais.
- Non, Khaj. Si ta décision est prise, je t’interdis de revenir. C’est exactement ce que tu désires, au fond.
- Que veux-tu dire par là ?
- La colère… elle est encore en toi.
- Quelle colère ? De quoi parles-tu ?
- La colère qui a créé Khajer Summhar. Celle qui a fait de toi l’homme que tu es aujourd’hui.
- J’ai changé et tu le sais. Tout cela est derrière moi, désormais.
- Vraiment ? Je crois que tu continues de faire ce que tu as toujours fait. Tu surnages par-dessus la boue et la fange. Et cela t’empêche de vivre pleinement. Car tu finis toujours par te prémunir du peu d’amour qu’on peut t’offrir. Vas-t-en, Khaj. Et ne reviens jamais.
- Attends. Notre fils… Mon fils…
- Au revoir, Khaj. »
Elle lui avait tenu les mains une dernière fois en se dérobant lentement, et Khajer put revoir les traces de larmes sinuer sur le faciès hâlé de la jeune femme. En s’éloignant, elle n’avait nourri qu’un seul espoir. Qu’il la retienne. Qu’il l’a rattrape. Qu’il refuse de ne plus jamais la revoir. Cette simple pensée n’aurait-elle pas dû lui être insupportable ? Pourtant, Khajer n’en avait rien fait. Il s’était contenté de la regarder disparaître de sa vie, le front plissé par un tourment intérieur, une question simple qui le tenaillait…
Avait-il réellement changé ?
Tout autour de lui se brouilla à nouveau et il se retrouva pris dans une tempête qui lui donna le tournis. Il avait l’impression d’être arraché par une force inconnue à ces rêveries étranges pour être violemment ramené à la réalité. De retour sur le plancher des vaches, littéralement, Khajer faillit s’étouffer, pris d’une quinte de toux douloureuse comme s’il venait de boire la tasse d’une eau très salée, arc-bouté par terre contre les dalles au bord des hauteurs du Port. Il lui fallut un certain temps avant de se remettre de ses émotions et s’apercevoir que la sorcière avait disparu. Le regard fiévreux, il s’était rapidement redressé, tandis qu’une khopesh avait apparu dans l’une de ses mains, comme l’extension de son propre corps, prête à frapper.
Seulement, mis à part un garde lambda qui faisait le planton non loin et un début d’agitation sur les escaliers qui menaient aux docks, causée par des marins bien matinaux, il ne discerna aucune menace. Et pas l’ombre d’une enchanteresse.
Khajer cracha une bordée de jurons pour soulager sa frustration. Une telle démonstration émotive ne lui ressemblait guère, mais il fallait dire que Cassandre avait su percer ses défenses avec brio. Ce qu'il n'avait jamais su tolérer. Il se promit d’être bien plus prudent, la prochaine fois.
En rebroussant chemin vers la place de la cathédrale, bercée par le soleil pâle du matin, Khajer ne put s’empêcher de ressasser une vilaine question existentielle. Exactement le genre de question qu’il chassait aisément d’ordinaire pour se concentrer sur des choses plus pratiques. Celle-ci, toutefois, resta bien ancrée dans un coin de son esprit.
Pouvait-il encore changer ?
Barèzes
Re: Les clairons du pouvoir
Gero Carradine, le Pornographe
Il n’y a pas à lanterner, cette cavalcade s’éternisait un peu trop à mon goût. Mes bourses faisaient un mal de chien en tambourinant contre la selle de mon canasson, et je voyais bien que mes hommes commençaient à fatiguer. Quand ça arrivait, forcément, on lâchait du lest, alors qu’il fallait absolument rester aux aguets comme des chevreuils à l’approche du loup.
Car c’était précisément dans ces moments-là qu’une embuscade de brigands pouvait nous tomber sur un coin de la gueule. Qu’est-ce qu’on aurait l’air finauds, là, complètement abattus, à devoir affronter une bande de grippe-sous revêches et pleins de niaque. Parce que croyez-moi, dans les périodes troubles qui suivent une guerre de forte envergure, les ruffians de la cambrousse sont motivés par une faim toute particulière, un appât du gain encore plus féroce que d’accoutumée. On ne parle même pas ici de cupidité, simplement d’un appétit très légitime, celui derrière lequel se terre le besoin physiologique de se remplir la panse. Rien de plus. Croyez-moi, les criminels et les truands, ça me connaît. Non, je ne dirais rien, alors arrêtez de me demander pourquoi. Vous savez ce qui arrive aux curieux qui posent trop de questions, là d’où je viens ? On leur crève les yeux et on leur coupe la langue, avant d’enfourner tout ça dans le creux béant qui leur reste de bouche. C’est pas des balivernes, ni des fanfaronnades, et encore moins des histoires pour filer la frousse aux morveux.
Enfin, il est possible que je sois un peu tendu, alors disons simplement que j’avais hâte de rentrer sur la capitale et fissa. Surtout qu’on traînait dans notre cortège plusieurs caravanes de marchands et que, dans quelques-unes d’entre-elles, et bien… Disons que certaines marchandises de valeur y avaient été glissées, en toute opportunité. Quoi ? Non, je vous vois venir. Oh, comme vous y allez, vos seigneuries ! Je ne suis pas un contrebandier, ni un scélérat. Encore moins un traître à la couronne. C’est quand même dingue, cette paranoïa !
Bon, c’est vrai que j’ai même pas eu la politesse de me présenter, ni rien. Je suis comme ça, vous savez, du genre à rentrer dans le vif du sujet. Les préambules, les introductions, c’est pas ma grande passion. Diable, que je trouve ça barbant. Les règles élémentaires de la courtoisie, la convenance et les bonnes manières, j'ai tendance à m'en foutre souverainement ! Vous m’en excuserez, pas vrai ? Allons bon, faîtes pas cette mine outrée et laissez-moi une seconde chance. Vous voulez bien ?
Splendide.
Je vais me rattraper, et je vous garantis aucun regret, car j’ai toujours été un bon amuseur de galeries. Des histoires, il est possible que j’en aie quelques unes à vous conter, et ça promet d’être du croustillant. Ah ça, j'en ai du ragot à vous servir ! D’ailleurs, si j’écris toutes ces choses-là, c’est peut-être car il faut que ça sorte, d’une manière ou d’une autre. Puis ces écrits serviront peut-être à sauver ma peau, un de ces quatre matins, qui sait ? Comme une sorte d’assurance, le jour où mes rares amis deviendront mes ennemis, par exemple. Quelque chose qui arrive tous les jours dans ma ligne de métier, alors mieux vaut anticiper. Bon, où en étais-je ? Ah, les présentations d’usage, voilà.
On me connaît sous le nom de Gero Carradine. D’autres que moi ont revêtu ce sobriquet, car il est aussi faux que mon intérêt pour les normes de politesse. Voilà qui attise votre curiosité ? J’en suis fort aise, mais ne comptez pas sur moi pour tout déballer d’un coup. Pour qu’un homme se confie, et je m’adresse particulièrement à vous mesdames, il faut du temps. Du temps et de la persévérance. Sauf si vous avez affaire à un bavard incontinent. Le bavard, c’est quoi ? Un moulin à paroles, un débile qui jacasse en permanence, souvent sans s’en rendre compte. Et un incontinent, c’est un type qui ne peut pas se retenir de pisser, qui déverse par manque de pudeur son intimité la plus juteuse. Vous avez fait le lien, c’est bon ? Magnifique, poursuivons.
Mon vrai nom, ça fait une paie que personne ne l’a entendu, alors je ne vois pas trop bien l’intérêt d’en parler. On y reviendra peut-être, qui sait ? Mais moi-même je n’y pense plus beaucoup. C’était une autre vie. C’était le passé.
Je vous ai parlé de ma ligne de métier, précédemment. Alors on y vient, les enfants. Officiellement, ces derniers temps, on pourrait me qualifier de convoyeur. A ce titre, je possède une petite équipe d’une dizaine de fiers-à-bras, tous des guerriers compétents dans leur domaine de prédilection, ainsi qu’une tripotée de chevaux et du matériel pour harnacher les carrioles.
Les convois que nous escortons mènent presque systématiquement dans des villages marchands et autres cités portuaires comme la Baie-du-Butin ou Menethil. Certains de ces endroits recèlent de marchandises et de ressources bien particulières. Le genre qu’on ne trouve pas forcément ici, en Elwynn. Et qu’il m’arrive de faire transiter d’un bout à l’autre des Royaumes. Sans compter que ces pérégrinations sont souvent ponctuées par de jolies trouvailles en cours de route. Je n’ai pas les moyens logistiques pour répondre à d’énormes commandes, de toute évidence. Mais nous sommes équipés pour transporter des objets de valeur, en garantissant leur sécurité, et je dispose également d’un accès à plusieurs entrepôts en Elwynn, aux Carmines et dans la Marche. Ils ne m’appartiennent pas, mais j’ai su m’acoquiner avec quelques loustics bien placés. C’est ce qu’on appelle le réseau, mes cocos. Allez, vous pouvez le dire ; ça vous en bouche un coin, hein ? Attendez un peu avant de me porter aux nues, c’est pas fini. Tout ça, c’est qu’une partie de mon commerce. Toutefois, c’est un bon début. Juste assez pour m’être rattrapé sur les convenances, vous en conviendrez.
Nous avions chevauché près d’une journée entière sous le couvert d’une forêt dense qui s’étendait entre à l’Est de Hurlevent, en suivant un sentier battu qui sinuait entre ramages et taillis. Au bout d’un moment, quelques rayons de lumière, voilés par les ramées ombrageuses et les troncs épais, finirent par percer au travers de la futaie. Ils étaient annonciateurs d’une clairière dégagée, qui s’étalait à flanc d’un vallon herbeux. Nous débouchâmes donc sur ce petit coin de paradis, bercé par les rares ondées d’un soleil déclinant...
Quoi, ma prose vous gêne tout d’un coup ? Vous trouvez ces détails niais ? Superflus ? Pensez bien que je vous pisse au cul ! Bon. Je vais me calmer, d’accord. Entre vous et moi, il peut m’arriver d’être un sacré rustre et un grossier personnage, mais j’aime à croire qu’au fond, derrière la crasse et la vulgarité, l’on peut dénicher l’âme du poète et la fantaisie de l’artiste. Bien sûr, la plupart du temps, je suis complètement aveugle à la beauté de ce monde ; c’est ce qui arrive lorsqu’on a baigné trop longtemps dans la fange. Que l’on a côtoyé plus que de rigueur la laideur et la vilenie des hommes. Alors on a tendance à oublier la beauté des petites choses jusqu’aux miracles grandioses de la mère nature.
Toutefois, à l’occasion de quelques rares fulgurances, ma perspective change soudainement et je ressens les choses autrement. Comme une bouffée de passion qui me prendrait aux tripes. Et là, fasciné, ému même, je ne peux rester que pantois devant ce que je vois. Que un paysage somptueux, qui une femme magnifique ou bien une scène banale du quotidien, je me retrouve béat d’admiration et pris d’une furieuse gratitude. Moquez-vous si vous trouvez ça fendard ou bêtement sentimentaliste. Il faudrait savoir à la fin ; lorsqu’on ne m’accuse pas d’être une brute sans cœur ni feu ni lieu, on me reproche d’être un idéaliste désabusé qui tire sur la corde de l’émotion. Allez savoir, au final, ce qu’il en est vraiment.
Après une poignée d’heures supplémentaires à cheminer au travers de la verdoyante Elwynn, nous étions enfin arrivés à destination. La somptueuse Vallée des Héros accueillait dans la capitale notre rassemblement hétéroclite de combattants et de marchands. Passé le moment solennel où l’on défilait sous le regard impérieux des majestueuses statues de pierre, j’ordonnai à mes gars de se charger du reste pour la soirée. J’avais qu’une seule et unique hâte : mettre pied à terre et me trouver une taverne où picoler. Et, accessoirement, secouer un bon coup mes breloques rouillées par une aussi longue chevauchée.
Après avoir vadrouillé un peu dans les artères populaires de la Vieille Ville, j’avais fini par atterrir au fin fond du Cochon Borgne, un bouge assez minable et quasiment vide situé au fond d’une impasse crasseuse.
J’étais vraiment lessivé et en bout de course, à la recherche d’un peu de confort. Alors vous pourriez me demander qu’est-ce qui me prenait d’errer dans ce genre de rade miteux, à cette heure pâle de la nuit ? En voilà un mystère que j’avais bien du mal à appréhender. Pour m’occuper, entre deux gorgées de tord-boyaux, je m’évertuais à esquisser sur un morceau de vélin les courbes plantureuses d’une femme nue. Un de mes passe-temps favoris.
Dans le même temps, je feignais de ne pas remarquer la présence féminine à l’autre bout du comptoir. Autour de nous, rien que des piliers de comptoir complètement beurrés, au physique ravagé par des décennies de biture. En résumé, je n’avais pas énormément de concurrence ce soir-là. Plongé dans mon travail de dessinateur, j’abusais du poncif de l’artiste torturé qui triture son âme avec la pointe de son crayon. Je m’autorisais quelques œillades complices avec la belle –une petite blonde plutôt mignonne, gâtée en formes par la nature, sans rivaliser avec les canons de beauté- avant de lui servir quelques sourires fugaces, auxquels elle semblait plutôt réceptive. Quelques instants plus tard, je l’avais rejoint ; un verre à la main, mes croquis sous le bras et un sourire enjôleur au coin des lèvres.
« Tu fais quoi exactement, là, joli cœur? me lança-t-elle sur un ton espiègle, plein de piquant.
- Disons que j’ai une nuit à tuer, très chère. Et si c’était en si charmante compagnie, ce serait pas du temps de perdu.
- Oh, je suis presque séduite. Quel toupet, quelle verve ! Vraiment rien à voir avec les ritournelles qu’on me chante habituellement pour m’aborder, répliqua-t-elle avec une pointe de sarcasme qui ne me déplût guère. Mais oui, si cela arrivait, tu n’aurais pas gaspillé ton temps. Promis. Du moins, personne ne s’est jamais plaint.
- Venant d’une si jolie bouche… c’est vraiment très prometteur, je peux le confirmer. »
Au sourire infime qu’elle gardait en réserve, je pouvais être certain d’avoir fait mouche. Elles commençaient à peu près toutes ainsi, en opposant un semblant de résistance. Ce n’est rien que de la vanité, une façon pour elles de montrer à quel point elles ne sont pas faciles à conquérir. Ne vous y méprenez surtout pas. Au contraire, et sans vouloir faire l’apologie de la baise non-consentie, il faut quasiment toujours persévérer, agressivement, sans se démonter. De toute manière, avec une donzelle, c’est un peu comme au combat : il n’y a qu’un sot pour hésiter. Le séducteur est bien souvent payé à l’audace et la prise de risque est souvent valorisée par le beau sexe. Alors voilà que je lui déroulais mon numéro en entier, entre improvisation totale et rengaines millimétrées au poil de cul. Un bon équilibre entre la spontanéité et la manipulation.
Est-ce qu’elle voyait l’odieuse crapule qui se planquait derrière ce rôle de composition ? Peut-être bien et si oui, ça devait l’émoustiller plus encore. Après tout, je n’ai jamais cherché à passer pour un chic type. Un beau parleur, ça, évidemment. Un sacré cabotin ? Forcément. De toute façon, ma nature de vieille canaille, elle se voit comme un nez vérolé au beau milieu d’une figure d’esthète. Alors quel intérêt de la cacher ? Au contraire, je m’en sers comme d’une lame bien affûtée. Sauf qu’en l’occurrence, ici, il ne s’agit que pas de viscères ou de tripes à étriller. Non, c’est le cœur d’une dame qu’il faut décrocher.
En tout cas, à en voir la franchise qui embellissait son sourire, elle commençait vraiment à se détendre. Elle baissait sa garde et appréciait ma compagnie ; première étape franchie, la connexion avait été établie. Maintenant, comme une étincelle qui jaillissait sans prévenir, il fallait créer de la tension. Tout en veillant à bien l’entretenir jusqu’au moment décisif.
Dans tous les cas, la petite commençait à me bouffer dans la main, comme un pigeon à qui on file des miettes de pain. L’alcool aidant, elle me tendait des perches drôlement faciles à attraper. Comprenez bien que c’était la mienne, de perche, qu’elle désirait.
« Je sors d’une relation difficile. Tu promets de ne pas en profiter, mh ?
- Non, j’vais me tenir à carreau, rien que pour tes beaux yeux. Promis. Juré. Craché. C’est vraiment pas mon genre de m’attaquer à un pauvre petit animal blessé. »
Evidemment, j’omettais de lui préciser une triste réalité : ma parole ne vaut pas un furoncle sur le cul d’un elekk. Seulement, en matière de séduction, toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. La franchise peut s’avérer être une arme à double tranchant.
« Je suis encore un peu dubitative… Irais-tu jusqu’à le jurer sur ton honneur ?
- Parfaitement, fis-je en portant une main solennelle sur mon cœur. »
Intérieurement, autant vous dire que je me payais une belle tranche de rigolade. L’honneur ? Que diable est-ce donc ? Personne ne lui donne la même signification, à celui-là. On ne peut pas le boire, ni le grailler. Encore moins le baiser. Plus on en a, moins il porte chance. Et si on n’en a pas du tout, ça ne manque à personne. Alors j’étais bien verni de pouvoir jurer au nom de cette notion complètement loufoque.
Quelques verres plus tard, les choses se profilaient sous un très beau jour. Etrangement, ma fatigue du moment s’évanouit à l’aune des opportunités charnelles qui se présentaient à moi. Vous voudriez la suite, n’est-ce pas ? Ce qu’il s’est passé sous les draps ? Bande de coquins ! Vils faquins ! Figurez-vous qu’il me reste quelques principes en réserve, un soupçon de décence nappé de pudeur. Et, cerise sur le gâteau, un penchant pour garder le mystère. Va falloir vous y faire !
Le lendemain, je me réveillai en baillant aux corneilles, la mâchoire décrochée. J’avais dormi comme un bébé. Un vrai mouflet, dépourvu du moindre tracas. Mes yeux étaient encore mi-clos et je sentais sur ma peau un picotement agréable. En tournant la tête, avec la lenteur paresseuse du patachon, je pouvais voir le soleil qui perçait à travers les persiennes. Je fis le mouvement inverse et bien failli fourrer mon pif dans le dos nu d’une ravissante créature aux formes ondulées, bien qu’un peu dodues, petite beauté endormie. Un joli morceau, quoi, vous m’avez compris.
La mignonne Angeline, car tel était son nom, avait tenu ses promesses et à mon plus grand plaisir. Ses épaules toutes frêles à la peau veloutée se soulevaient à peine lorsqu’elle respirait. Cerise sur le gâteau, elle n’était pas du genre à ronfler. Mais je ne manquerais pas de lui faire remarquer le contraire. Juste pour la forme. C’est peut-être pas grand-chose, mais ça suffira pour qu’elle se sente interdite et vulnérable. Complètement à ma merci.
Vous diriez que c’est de la cruauté gratuite. Peut-être bien. Mais j’pense que c’est surtout du pragmatisme. Croyez-moi sur parole, vous n’avez pas envie de perdre l’ascendant sur une femme. La méchanceté et la manipulation ne sont que des outils, efficaces au demeurant, pour garder le dessus. Vous pouvez me haïr et me traiter de salaud, si ça vous chante, honorable lecteur. Grand bien vous fasse !
Reste qu’au bout du compte, je ne fais que suivre les règles du jeu. Et ce n’est pas moi qui les ai inventées. C’est le principe de la survie, vous savez : s’adapter ou crever. Moi, j’ai choisi de m’adapter. Les idéalistes ne couchent pas beaucoup, vous pouvez me croire.
D’un geste, je me dégageai des draps pour atteindre la fenêtre. Tout près, sur une commode en bois ravagée par les mites, trônait la bouteille de rhum de la veille. Il en restait un fond. Splendide.
J’écartai les rideaux en zieutant en contrebas ; la vue donnait sur un labyrinthe de toitures pentues, presque branlantes, bordées par des gouttières en saillies. Par-delà cette enfilade d’ardoises, je pouvais suivre sans grand intérêt les allers et venues au-dehors, sur la place centrale du Quartier Nain. Les rase-crottes étaient bien matinaux, à en croire le vacarme des marteaux qui résonnaient déjà en frappant contre les enclumes.
Un léger râle sensuel se fit entendre dans mon dos. Ma conquête d’un soir venait de se réveiller. Cela non plus, ça ne m’intéressa pas des masses. J’avais l’esprit occupé par autre chose. Dans l’après-midi, il fallait que je voie Morrigen. Il était mon supérieur hiérarchique, si l’on veut. Longue histoire.
« Ehhhhhmmmm…
- Bien dormie, poupée ?
- On ne peut mieux ! Et toi ?
- J’irais pas me plaindre, c’était une chouette nuitée.
- Tu veux que je reste, n’est-ce pas ? »
Pour toute réponse, je haussai simplement les épaules, sans daigner la regarder. Mon attention était ailleurs, perdue. Angéline, elle, était visiblement têtue. Puisqu’elle continuait à s’obstiner.
« Il faut que tu me le demandes, Gero. Sinon, je prends mes cliques et mes claques, et je fous le camp.»
Je me rinçai la gorge d’une bonne rasade avant de me retourner et lui faire face, les bras croisés en travers de mon torse nu et strié de vilaines cicatrices. Des restes de quelques échauffourées à la taverne et autres nuits embrumées par la bringue. En la toisant, je perçus sa moue faussement chiffonnée, presque capricieuse, comme si son petit numéro suffirait à me convaincre de la garder dans mon antre privée.
« J’ai des choses à faire, aujourd’hui.
- Je vois. Il vaudrait mieux que je me tire, c’est ça ?
- Exactement. Tu ne manques pas de perspicacité, c’est très séduisant chez une femme.»
Fidèle à moi-même, je n’avais pas pu résister aux sirènes de la provocation. C’est souvent trop tentant d’être volontairement blessant. Elle se rembrunit clairement, sans grande surprise, et me fusilla d’un regard torve.
« Tu traites toutes les femmes de cette façon ? »
Je lui lançai un sourire dur, sans équivoque possible. Le genre cruel et ravageur. Elle le prit en plein cœur, de la seule façon possible ; elle le prit mal. Voilà, le moment était venu. Prévisible et convenu. Attention les yeux ! et surtout les oreilles. Elle allait certainement me servir une salade de propos orduriers et une sauce d’invectives incompréhensibles, persillées d’hystérie. J’allais me voir dérouler un tapis d’obscénités et entendre à quel point j’étais odieux derrière mes airs charmeurs et mes promesses en l’air. Un loup déguisé en brebis, un diable habillé en vicaire. Finalement, elle me surprit un peu.
« Tu ne te souviens vraiment pas.
- Je te demande pardon ?
- De moi. Tu ne te souviens pas de moi.»
Ma mâchoire décrocha d’un rien et mon front se plissa, alors que je la fixais avec un air franchement perplexe. Elle finit par rouler des yeux avant de récolter ses habits, éparpillés au pied du lit. Pour ma part, je n’avais pas bougé d’un pouce, et me contentais d’observer stoïquement son départ. Une fois passée l’embrasure de la porte, elle m’accorda quelques sobres paroles d’adieu, soufflées presque à mi-voix.
« C’est juste un peu triste, quand on y pense. Au revoir, Gero. »
Et elle s’en alla sans plus de cérémonie. Toutes n’avaient pas ce soupçon de dignité, vous pouvez me croire. En revanche, elle avait réussi à me faire gamberger un petit peu sur ce qu’elle venait de dire. L’avais-je bel et bien déjà troussé, cette oiselle ? Difficile à dire. Certes, je finissais par oublier les visages, sans parler des noms, mais j’aurais quand même pensé reconnaître l’une de mes précédentes conquêtes. Il m’arrivait de finir tellement ivre au point de confondre canons et cagots, mais tout de même. Je pensais avoir bonne mémoire. Enfin, tant pis, j’aurais déjà oublié d’ici la fin de matinée.
Quoi ? Vous voulez faire un commentaire, hein, ça vous démange ? Si je suis une belle ordure? Probablement. Si je ferais mieux de pourrir en enfer ? Voilà qui est drôlement cocasse. Comment, vous n’êtes pas au courant ? Allons bon, un peu de jugeote. Tout le monde le sait, pourtant. L’enfer est vide, tous les démons sont ici.
Les démons, on a tendance à les porter en soi, lorsqu’on ne les traîne pas dans notre sillage comme d’éternels compagnons de route. Si on les garde en nous, ils ont souvent la fâcheuse tendance, mus par un appétit vorace, à vous bouffer de l’intérieur et grailler jusqu’au fin fond de vos trippes. Puis d’aspirer le suc même de votre âme et conscience. Pour ne laisser rien de plus qu’une coquille vide, une carcasse sans vie. J’arrive à m’en prémunir, pour ma part. Evidemment, je suis bourré de vices et autres perversions. Mais par le miracle d’une formidable propension pour le détachement, je pense réussir à éviter de sombrer dans certains écueils dommageables. Je marche en funambule sur le fil du rasoir, si vous voulez une image plus parlante. Jusqu’à maintenant, ça m’a toujours réussi. Il faut croire que la chance me sourit.
Une heure plus tard, je me frayai un chemin jusqu’à mon rendez-vous avec Morrigen. Tout en marchant, je repensais à la manière dont j’avais congédié la pauvre gueuse. Pas que j’eusse le moindre regret sur la forme, non, vous voulez rire ? Seulement, je venais tout juste de la remettre, cette Angéline ; c’était la nièce d’un caïd de la Vieille Ville, qui avait élu domicile dans un tripot que je fréquentais à l’époque. Il se trouvait que j’avais contracté une dette auprès de ce bonhomme, qui se faisait prêteur sur gage à ses heures perdues. Je ne lui avais jamais remboursé la totalité de la somme due, mais après quelques mois passés au vert, j’étais parvenu à me faire oublier. Par contre, si la petite décidait de bagouler dans l’oreille de son oncle, tout ça c’était râpé et j’allais au-devant de quelques emmerdes dont je me serais bien passé.
C’était donc clairement une belle connerie, ce coup d’une nuit. Loin d’être la seule à mon actif, remarquez. Après tout, je suis Gero Carradine. Des conneries, j’en accumule à la pelle lorsque je ne les déblatère pas en flots incessants. Des conneries, il m’arrive d’en faire des gratinées. Comme lorsque j’avais décidé de faire chanter Jurgen Cotton, par exemple, tout récemment. Bien sûr, j’avais des raisons plus élaborées pour faire ce coup idiot. N’empêche que, tout bien considéré, ça restait une bourde monumentale. Mais on aura l’occasion d’en reparler plus tard. Très rapidement, en fait, car j’arrivais au tournant du tunnel qui menait aux canaux.
En longeant ces derniers, je ne tardai pas à arriver au point de rencontre. Ce dernier ne changeait généralement pas, sauf lorsque la position était compromise d’une façon ou d’une autre, et que l’on changeait d’endroit par prudence. Tout au bout de la chaussée, tassée entre les remparts et un bâtiment adjacent, une petite boutique rabougrie affichait sa pauvre mine. Tout le long de la façade, des fenêtres minuscules pleuraient des bouquets de pétunias et de coquelicots, tandis qu’une pancarte affichait l’entrée aux « Fleurs Parfumées ». Sur le perron, une jeune fille, fraîche comme une rosée matinale, était en train de laver à grande eaux la chaussée devant l’établissement. Avant d’entrer, je lui servais un sourire aguicheur qui la rendit plus écarlate encore que la croisade.
Le tintement musical d’une clochette accompagna mon arrivée. Comme de coutume, mon supérieur attendait paisiblement au fin fond de la boutique, dans le renfoncement que formaient plusieurs rangées d’étagères remplies de pots fleuris. L’arôme entêtant titillait agréablement mes narines, chassant de mes sens le parfum moins élaboré que m’avait laissé la belle Angéline. En quelques foulées, j’atteignai mon contact.
Morrigen était un homme de petite taille, la corpulence plutôt malingre, mais dont la stature roide et digne lui conférait une sorte de sobre majesté. Une moustache épaisse barrait son visage cireux, savamment entretenue et taillée au millimètre près. Deux grosses valises pendaient sous ses yeux gris, presque aussi vitreux que ceux d’un merlan frit. En guise de tenue, il portait un simple surcot noir et des braies bien ajustées. Du sur-mesure, mais absolument rien de tape-à-l’œil. Il avait l’air d’un énième comptable profondément ennuyeux ou d’un vulgaire gratte-papier de la chancellerie. Il semblait la discrétion incarnée. A bien des égards, en effet, mon patron ne payait pas de mine. C’était le genre de type insignifiant qu’on croisait dans la rue sans lui prêter la moindre attention, le gars avec qui on discutait de temps en temps chez le boucher sans jamais vraiment retenir son visage, encore moins son sobriquet.
Bien qu’il fût évident, au vu de son physique, que sa prédisposition à l’art martial était inexistante, j’étais pourtant bien conscient de la dangerosité du bonhomme. Il avait le bras long, un réseau tentaculaire et une longue expérience dans le métier. Sans compter l’appui des services secrets de sa Majesté le Roy. Autant vous dire que des comme lui, il y en avait pas cinquante dans le coin, et qu’il valait mieux rester dans ses bonnes grâces. C’était précisément ce que je m’évertuais à faire.
Après m’être raclé le fond de la gorge, je lui soufflai l’annonce de ma présence.
« Agent Carradine, au rapport. »
Ce faisant, j’avais du mal à me départir du rictus gouailleur qui me brûlait les lèvres. Il faut dire que ce titre m’avait toujours autant amusé. Après tout, l’on pouvait aisément tourner à la dérision la progression fulgurante d’un indécrottable branleur au poste d’Agent secret de la Couronne. Bien que mon rôle fût dormant pour la plupart du temps, mes employeurs connaissaient parfaitement ma valeur et l’intérêt parfois crucial des informations que j’avais à vendre. Oui, vous pouvez le deviner aisément ; avant d’avoir obtenu ce rang officiel et pompeux, bien que publiquement tut au vu de la nature de ma profession, j’avais été un rat. Une balance. Un indicateur. Un collabo. Appelez ça comme vous voulez. Surpris, chers lecteurs ? Je vous ai pourtant fait part de mon avis sur ce concept fumeux qu’on nomme l’honneur. Depuis toujours, je n’ai fait que veiller à mes intérêts personnels. Comme tout le monde, dans l'absolu. Je le fais juste de manière plus intelligente et rouée que la vaste majorité, voilà tout.
Servir l’Alliance était au départ une simple opportunité, un moyen pour moi de continuer mes activités sans finir au trou et avec l’appui d’un groupuscule respecté. Je crois qu’avec le temps, c’est devenu un peu plus que ça. Mais je n’aime pas trop en parler. Le patriotisme de chacun, je crois que ça tient de l’ordre privé. L’amour d’une nation, c’est comme l’amour d’une femme – ça ne se partage pas, et on le garde jalousement pour soi.
Mon interlocuteur était resté un long moment plongé dans sa méditation, sans même accueillir mon arrivée, trop absorbé qu’il était dans la contemplation d’une plante carnivore dont les lèvres dangereuses menaçaient de le bouffer tout cru. Finalement, de sa voix douce mais assurée, il s’adressa à moi avec ce ton gentiment péremptoire, pour ne pas dire sagement condescendant, qui lui allait si bien.
« Connaissez-vous cette plante, Carradine ? »
Le maître espion pointait désormais une petite fleur blanche à cœur doré, haute d’une dizaine de centimètres, plantée dans un pot rempli de terreau.
« Alors là, patron… J’en ai pas la moindre idée. Mon champ d’expertise ne s’étend malheureusement pas à l’herboristerie.
- De la Pacifique, Carradine. Il s’agit d’une Pacifique. Pour votre propre culture générale, sachez qu’elle s’avère être un excellent calmant ainsi qu’un onguent formidable pour soulager douleurs et blessures. Elle détient même des vertus préventives, pouvant empêcher certaines infections. Seulement, à trop forte dose, elle peut causer crampes et nausées.
- Passionnant… Heureusement qu’on est pas à table, hein ? Mais au moins, je ne mourrais pas idiot.
- Ne pas mourir idiot ? Voilà qui est ambitieux, répliqua-t-il en s’autorisant un bref sourire, un peu moqueur à s’y méprendre. Notez toutefois qu’il est très rare d’abuser de la Pacifique, cela ne se produit pour ainsi dire jamais. Il n’est donc pas forcément pertinent de considérer cette hypothèse sabreuse. »
Il prit une longue inspiration avant de pivoter légèrement et croiser mon regard pour la première fois depuis mon arrivée.
« Pour le commun des citoyens du Royaume, le temps est au pansage des blessures et au repos bien mérité. La paix semble avoir retrouvé son fragile équilibre. Un équilibre précaire, évidemment.
- Vous pensez que ça ne va pas durer ?
- On me paie pour toujours envisager le pire. Plus concrètement, sachez simplement que nous avons dû déployer certaines de nos ressources en-dehors du Royaume. Plus que d’ordinaire, j’entends.
- Vous comptez m’y envoyer aussi ?
- Non. Du moins, ce n’est pas prévu. Vous êtes plus utile ici, dans les bas-fonds de la société hurleventoise, plutôt que sur un théâtre militaire à l’autre bout du monde.
- L’autre bout du monde, hein ? Vous n’auriez pas quelques révélations croustillantes à me faire sur la politique extérieure du Royaume, par hasard ? On dirait qu’il y a du remue-ménage dans le panier à salades.
- Vous devriez me connaître depuis le temps ; je suis une tombe. Vous saurez exactement ce que vous devez savoir. Ni plus, ni moins. Je suis moi-même tenu dans l’ombre sur nombre de sujets délicats.
- J’aurais pu m’y attendre mais, vous savez, sur un malentendu… Vous pouvez pas m’en vouloir d’avoir tenté le coup. Que dois-je savoir, alors ? »
Un éternuement criard interrompit notre discussion. Morrigen, la morve au nez, soutira un mouchoir en lin de sa poche et entreprit de se moucher avec une élégance sobre, distinguée, qui m’impressionna un brin.
« A vos souhaits.
- Merci… Fichues allergies. Elles me prennent toujours à ce moment de l’année. Enfin, revenons à nos moutons.
- Vous avez mon oreille.
- Je veux que vous vous concentriez sur Cotton. Tout le reste peut passer en second plan, même s’il est toujours de votre devoir de garder l’œil ouvert et de nous livrer tout renseignement digne d’intérêt. Après tout, Hurlevent est votre domaine de prédilection. Vous y nagez comme un poisson dans l’eau.
- Plutôt comme un cafard dans un nid à scorpions. Mais je vois bien ce que vous voulez dire, effectivement. En ce qui concerne mes convois –car il s’agit quand même de mon pain quotidien- je pourrais certainement déléguer la majeure partie du boulot à mes hommes. Dans tous les cas, c’est ici que je pourrais me rendre le plus utile visiblement.
- Oui, ça ne fait aucun doute. Voilà pourquoi vous resterez dans la capitale et ferez de Cotton votre priorité. Il s’est fait très discret ces derniers mois, et j’ai peur que cela ne cache quelque chose.
- Très bien, je vais continuer de creuser. D’ailleurs, nous avons fait appel aux services d’un certain Angus Rayner. Un ancien de la maison, si je me trompe pas ?
- Parfaitement. Il m’est arrivé de travailler avec lui à plusieurs reprises. C’est un fin limier, quand il veut. Mais l’homme a ses démons. Et ces derniers prennent souvent le dessus, malheureusement.
- Ouais, vous m’en direz tant. »
Morrigen me jaugea en silence, l’espace d’un instant, avant d’incliner le chef sèchement. C’était sa manière à lui de me congédier. Nos entrevues, très régulières, ne duraient jamais bien longtemps. Sauf cas de force majeure.
Je hochai la tête en retour puis m’apprêtai à tourner les talons lorsqu’il m’interpella, son index blafard vaguement dressé.
« Une dernière chose, avant qu’on ne se quitte.
- Dîtes-moi, patron.
- Prenez bien garde à cette Nérissa, Agent Carradine. Selon nos services, elle peut s’avérer vicieuse. Vous n’êtes pas à l’abri d’un coup tordu venant de sa part.
- J’en a vu d’autres, ne vous en faîtes pas. Et puis, les femmes, c’est un peu mon rayon ! Elle n’est pas encore née celle qui me fera tomber.
- Peut-être bien. Mais ne soyez pas si présomptueux. En plus d’être inconvenant, c’est parfaitement contre-productif. Par expérience, je sais que ces situations peuvent vite déraper, surtout lorsque l’intimité vient s’y mêler. Je sais que c’est le cas ici, alors ne prenez surtout pas la peine de me mentir ; je ne suis pas né de la dernière pluie. Veillez simplement à rester parfaitement détaché.
- Ne le suis-je pas assez d’habitude ?»
Même s’il avait déjà tourné la tête pour retourner à la contemplation de ses fleurs chéries, je pouvais deviner le sourire madré qui illuminait son visage terne.
« Oui, tout bien considéré… cela n’a jamais vraiment été votre problème.»
Barèzes
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