Une Annonciation
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Une Annonciation
La princesse
C’est une belle journée de la fin d’été 34. Pourtant l’air est irrespirable et la faune usuelle de la taverne est agitée. Il fait lourd, le temps est à l’orage, et les relents de sueur et de sexe qui suintent de l’étage attisent l’impétuosité latente des hommes avinés.
Benjamin est inquiet et couve d’un œil protecteur la jeune fille qui mange comme quatre juste à côté de lui. Elle a dans les seize ans, même si elle ne les fait pas du tout, vêtue de fringues trop grandes pour elle, avec des allures de garçon manqué qui n’attirent pas le regard avide des hommes. Mais Benjamin a appris à se méfier de l’eau qui dort. Parmi ces gars là, il y en a qui hument la chair fraîche de jouvencelle à des kilomètres à la ronde, des cupides, marchands d’esclaves ou souteneurs, qui auront vite fait d’apprécier à sa juste valeur le potentiel du petit bout de femme qu’elle est déjà, s’ils la regardent d’un peu plus près.
Il regrette d’avoir accédé à sa demande, et n’a pas réussi à manger malgré la faim qui le tenaillait tout comme elle. Il n’a qu’une seule envie, repartir.
« Grouille toi, Lyly. On traîne pas ici. J’aime pas leurs regards. Ça peut péter d’un moment à l’aut’, j’le sens, là ».
Il pointe son nez de son doigt sombre en s’essayant à sourire. La bouche pleine d’un ragoût qu’elle apprécie d’autant plus que c’est son premier vrai repas depuis des jours, la jeune fille acquiesce, parcourant la salle de son œil vif. Elle aussi perçoit tout le potentiel nocif de cette assemblée disparate, mais sans la craindre. Avec Ben’ elle se sent en confiance.
Comme s’il n’avait rien dit, elle reprend un bon morceau de la miche de pain et entreprend de saucer l’assiette de terre cuite. L’homme au visage buriné soupire et lui envoie un magistral coup de coude, qui la fait vaciller du banc et glisser presque à terre.
« Grouille toi, j’ai dit !!! ».
Elle râle, mais ne réagit pas vraiment. Elle le connaît, Il a peur pour elle, comme chaque fois qu’ils fréquentent ce genre d’endroits. Habituée à ses manières, elle opine sans moufter, se remet en place, droite face à l’assiette, engouffre le morceau tombé dans l’assiette et en rompt un autre sur la miche, puis sans hâte termine sa tâche. Pas question de gâcher le ragoût. Enfin elle engouffre le pain imbibé qui dégouline au passage sur son menton, passe son avant bras sur sa bouche gluante de sauce, vérifie sur sa chemise le résultat coloré de son essuyage et se lève avec un sourire qu’elle sait irrésistible pour ce compagnon peu ordinaire.
«C’tait bien bon ! ».
Elle se penche et pose une bise sur la joue de l’homme qui pourrait être son père ou même son grand-père, mais n’en est que le remplaçant adoptif.
« Merci Ben’».
Elle l’entend grommeler et le sent s’attendrir. Il n’aime pas ça, trop dangereux, surtout ici. Il réagit presque violemment, se levant d’un sursaut et poussant la table de tout son poids. Il n’a quasiment pas touché au ragoût ni à la pinte de bière qui tremblent sur la table déplacée avec fracas. Étonné de voir la chope pleine, il la saisit et d’une traite fait glisser la bière au fond de son gosier, puis repose la chope d’un coup sec et sonore. Certains se retournent, des dents jaunies se découvrent, il attrape Lyly par l’avant-bras et l’entraîne sans un mot vers la sortie après un signe de la main au patron.
Dehors, sur le côté de la taverne, un vieux cheval attelé à une carriole attend paisiblement. La carriole est vide, seules traînent au fond des couvertures usées et quelques cordes. S’il y a eu des marchandises, elles ont été vendues. Le vieux Ben’ se hisse rapidement sur le banc de bois et reprend les rênes avec hâte.
« Quand t’auras fini d’faire ta princesse ! Monte donc, qu’on s’barre d’ici !».
Dans un rire clair, presqu’enfantin, Lysange fait une sorte de révérence, en prenant, de par et d’autre de ses hanches, la grande chemise qui dégueule sur son corps fin, puis, d’un saut, s’installe prestement à côté de lui, riant toujours.
« En route mon brave ! ».
Le corps secoué d’un rire sourd qui ne veut pas sortir, le vieil homme la fait vaciller d’un nouveau coup de coude bien placé, puis la rattrape vivement de la main avant qu’elle ne glisse à terre.
«Allez viens par là, s’pèce de fripouille».
D’une chiquenaude, il la replace sur le banc tout en la décoiffant.
« Bon. T’as bouffé comme un chancre, là. Alors j’veux plus t’entendre réclamer avant un moment, c’est compris ? On va essayer d’pas trop se faire remarquer. Pas envie de m’faire chouraver l’or qu’on a gagné. Va falloir te contenter des biscuits d’mer que j’ai embarqués».
Elle le regarde, opine, les yeux brillants de malice, esquisse ce petit sourire auquel il ne sait pas résister, puis, naturelle, lui prend les rênes des mains.
« Dac ! Mais en attendant, la princesse, elle va conduire pour l’après-midi, parce qu’avec la pinte de bière que t’as bue cul sec, là, ben tu d’vrais pas tarder à t’endormir ».
Il soupire, elle dit vrai, une pinte de bière sans rien pour éponger, ça pardonne pas, surtout à son âge.
« P’têt bien, mais avant faut qu’on passe chez la vieille aux herbes, juste à la sortie du village ».
Elle opine et d’un claquement de langue lance le cheval, puis entonne une chanson à boire en le gratifiant d’un sourire taquin. Le visage du vieil homme s’éclaire. Sacrée Lyly, que serait sa vie s’il ne l’avait pas trouvée dans un panier d’osier sur un quai de la Baie ? Morne, vide, sans but.
Une ombre voile un instant son regard tandis qu’il l’observe chanter. Bientôt elle voudra voler de ses propres ailes, bientôt elle sera femme, bientôt les vrais ennuis commenceront. Il se cale et la laisse faire, inquiet mais heureux. Pour le moment, elle est là, avec lui, et rien ni personne ne pourrait la lui enlever, c’est «sa Lyly ».
Tandis que la carriole se met en branle vers la sortie sud du village, tapis dans un fourré proche de la taverne, deux paires d’yeux au ras du sol n’ont rien perdu des faits et gestes du vieux et de la jeune fille. Un sifflement vers le bois un peu plus loin, un autre qui vient en retour, et les deux paires d’yeux disparaissent. La carriole, elle, traverse tranquillement le village.
Lysange
Re: Une Annonciation
Le puceau
« Je te dis que je l’ai vu. Il a les poches remplies d’or, ce gars-là. Faut pas le laisser partir !».
A eux trois ils ont à peine quarante ans, deux frères, Max, un grand échalas d’environ quinze ans, et son cadet, Jimmy, même pas dix ans, tous deux affublés d’un comparse, Matéo, à peine plus jeune que l’aîné mais bien plus imposant physiquement. Habillés de vêtements de cuir tanné qui ne laissent pas voir leur corps malingre, le visage sali de terre mais les yeux vifs, l’air de vouloir en découdre avec la terre entière, ils pourraient passer pour des bandits de grands chemins s’ils n’étaient pas aussi jeunes.
« Tom, il a dit qu’on regarde, qu’on repère les coups intéressants et qu’on va le chercher. C’est tout ! » bougonne le plus jeune.
Matéo lui donne un coup de coude sans ménagement et s’adresse à l’aîné. « Faut pas se fier à sa taille, il est gros mais il est vieux, on peut s’le faire.." . Un moment d’hésitation, il regarde Jimmy et complète à regret . « … à nous trois ».
Max secoue la tête et rassure son frère d’un clin d’œil.
« C’est vrai, c’que dit Jimmy, on est pas censés s’en occuper tous seuls ».
Matéo se redresse, fier comme un coq.
« C’est pas la fille qui t’fait peur quand même ?! ».
Geoffrey soupire lourdement. « Nan mais… tu m’prends pour qui… Jimmy a raison, on est pas censés faire quoi que ce soit, on file donner le renseignement et on attend les ordres. Si tu veux, toi et moi on va le suivre jusque chez la vieille pour pas le perdre de vue pendant que Jimmy ira chercher les autres. Mais on en fait pas plus, c’est comme ça.»
Matéo donne un coup de pied rageur dans la terre mais Max ne s’en préoccupe pas. Il attrape son frère par le bras, s’accroupit à moitié pour se mettre à son niveau, puis le regarde droit dans les yeux.
«Jimmy, tu files là bas et tu racontes tout ce que tu sais. Nous on les suit, à la vitesse de la carriole, ça va pas être très compliqué. En plus, on sait où ils vont. Tu dis aux autres qu’on les retrouve là-bas, c’est compris ? ».
Le jeune garçon hoche vigoureusement la tête. Voilà une responsabilité à sa portée. Sans attendre la réaction de Matéo, il file vers le bois.
Les deux autres s’observent un moment sans rien dire, puis Max pousse de la main l’épaule de son comparse. Il sourit mais le regard est vaguement accusateur.
« Dis donc.... c’était quoi ces sous-entendus sur ma peur des filles... C’est qui le puceau qui n’a pas encore osé en toucher une, hein !? Tu ferais mieux de pas l’oublier sinon je raconte aux autres comment tu t’es fait jeter, la semaine dernière ».
Pas de violence dans le ton mais une tranquille assurance. Mateo lui lance un regard noir.
« Ta gueule ! Tu sais très bien qu’elle avait dit oui, avant. »
Max le regarde, dodelinant de la tête. Il sait parfaitement comment ça s’est passé, il était là.
« Bah ouais... avant, comme tu dis. Avant que tu te pointes devant elle, bourré, énervé, même pas capable d’aligner deux mots gentils pour la mettre en condition. Tu crois quoi !? Qu’elle aurait dû s’allonger et te laisser faire ? Juste parce que t’en pouvais plus d’être puceau ? Mais mon gros, même une pute elle t’aurait rembarré si t’avais agi comme t’as fait là. »
Avant que l’autre ne réagisse comme il le fait toujours, avec rage, bêtise et même souvent violence, Geoffrey lui claque la main, comme concluant un pacte.
« Ça reste entre nous. Mais t’avises plus de me parler comme ça, sinon,… ». Un sourire qui en dit long puis il le tire simplement par la manche. « Bon, on les suit ? ».
Mais le puceau n’a pas dit son dernier mot. D’un geste brusque il prend Max par le col de sa chemise crasseuse et ramène son visage tout près du sien. Le ton est sifflant.
« Qu’est ce que t’insinues, là ? ».
Bien que moins costaud, Max ne cille pas. Il connaît la violence de l’autre et s’il la craint, il sait qu’il ne doit pas le montrer. Ils se sont déjà battus, plus d’une fois, et ils peuvent se valoir, à condition qu’ils en restent aux poings. Mais si l’autre sort sa lame, il ne saura peut-être plus l’arrêter. Par contre, tant qu’il a les mains sur son col, Max est tranquille.
« Rien de plus que la vérité, mon vieux. Les filles, c’est pas des bêtes. Pécores ou putes, elles demandent juste un peu d’attention. Si tu veux pas te faire jeter, faut que t’y mettes un peu les formes, c’est tout. »
Le gaillard n’a pas digéré ce qui s’est passé dans la grange. Une partie de jambes en l’air qui s’annonçait bien mais qui a tourné au vinaigre parce qu’il a eu peur, il le sait. Il avait la trouille parce que c’était sa première fois. Il a cru bien faire en buvant pour se donner du courage. Un verre de trop, peut-être même deux, ou trois, il ne sait plus. Il titubait. Il est même pas sûr qu’il y serait arrivé, ce con. Il s’en veut, à mort. Elle avait dit oui, y’avait plus qu’à…
« J’aurais pas dû boire alors que j’avais pas bouffé, je savais plus ce que je faisais. De toute façon, cette fille-là, c’est le genre à dire des conneries, quoi qu’on fasse avec ».
Il cherche à se dédouaner, Max le trouve pathétique. Il aimerait lui rappeler qu’il a tout de même dépassé les bornes, s’étant jeté sur la fille pour tenter de la prendre de force, mais il hoche la tête simplement. A quoi bon, ce gars là n’est pas son pote, il fait partie de la bande et il doit faire avec. Pas la peine d’envenimer la conversation, le sujet est déjà bien assez sensible.
« Bon, on y va ? A ce rythme là, ils doivent déjà y être ».
Matéo hésite une ou deux secondes, tout un tas d’images en tête. Il aurait bien aimé lui clouer le bec à sa façon, mais cela se serait vu, et les autres auraient questionné, alors autant attendre. Faut simplement qu’il en chope une, si possible mignonne, qu’il lui fasse son affaire et que ça se sache. Ça doit pouvoir se trouver.
Finalement il opine sèchement et lui emboîte le pas.
Lysange
Re: Une Annonciation
La sorcière
La pièce est sombre, enfumée et sans autre source de lumière que le feu dans la cheminée alors qu’il fait grand jour dehors. Les fenêtres, ou plutôt les meurtrières, sont cachées par d’épais rideaux occultants et la vieille Sacha n’a allumé qu’une seule bougie qui dégouline lentement au milieu de la table.
Une odeur âcre prend à la gorge et Lysange peine à supporter cette ambiance sombre et enfumée. Tout cela est fait pour endormir et tromper, c’est le but, elle en est persuadée, car rester éveillée et lucide semble ici impossible.
Assise sur un petit banc de bois, elle tient dans sa main droite un verre censé contenir un « jus de baie » qu’elle n’envisage même pas de goûter, bien trop certaine qu’elle risque d’être transformée en crapaud ou de mourir empoisonnée. Même si Ben’ nie la rumeur, en se marrant pour ne pas l’effrayer, tout le monde sait que cette vieille-là est bien plus qu’une herboriste qui connaît le pouvoir des simples. C’est une sorcière qui vient de loin et pratique une magie de la mort que peu connaissent. Une magie venue de la nuit des temps, bien avant que les Humains sillonnent ce monde.
Les deux vieux discutent ou plutôt palabrent en marmonnant, attablés devant deux verres remplis d’un vin rouge foncé qui a coulé très épais. Ils parlent un patois, une « langue de vieux » à laquelle Benjamin l’aurait bien volontiers initiée si elle y avait trouvé quelque intérêt, mais elle a refusé. Elle ne comprend donc rien, à regret, et attend, somnolente, près de l’âtre où trône une énorme marmite dans laquelle bouillonne un mélange malodorant, d’une couleur indéterminée.
Finalement, puisqu’il qu’ils négocient elle ne sait trop quoi, et ne se préoccupent apparemment pas d’elle, la jeune fille décide de s’occuper autrement. Elle se lève, pose le verre toujours plein sur la table et passe derrière Ben’, glissant doucement sa main sur son épaule avec tendresse. Il sent la main mais le vin lui est monté à la tête. Un vin aussi épais après une pinte de bière sans repas, ça n’aide pas à se tenir éveillé. Il la regarde sortir en fronçant légèrement les yeux mais continue de discuter, la bouche vaguement pâteuse. La vieille, elle par contre, n’a rien perdu des faits et gestes de la « p’tiote », ni le verre intact, ni la mine boudeuse, ni sa tentative désespérée pour rester éveillée. Et ça l’amuse bigrement, la vieille, de capter cette vie qui scintille sous la peau. Ça l’amuse et ça l’agace.
Cent fois déjà elle a suggéré au vieux Ben’ de la lui laisser en apprentissage.
« Je te dis qu’elle a un don, j’le sens. Elle est pas juste vivante, c’est la Vie à l’état pur, cette petite là. Laisse la moi deux ou trois hivers et tu r’gretteras pas ».
Mais Benjamin n’est pas aussi con qu’il s’en donne l’air. Bien sûr que « sa Lyly » n’est pas comme les autres, bien sûr qu’avec la vieille Sacha elle aurait pu s’initier à un art très prisé qui lui aurait donné de quoi se faire une place dans le monde. Mais s’il l’a élevée, s’il l’a laissée s’épanouir dans la joie de la lumière qu’elle dégage naturellement, c’est pas pour la salir avec les ombres et la mort. Et puis, Lyly elle même n’en veut pas. Et ça, c’est l’argument incontournable.
Au moment où elle ouvre la porte et retrouve la lumière du jour, Lyly l’entend réagir, mollement. Il la hèle et lui dit de revenir, ne pas s’éloigner, il marmonne, c’est de toute façon incompréhensible, même si elle a deviné. Elle hausse l’épaule et passe le seuil. Un pas, un second et elle se tourne pour refermer la porte.
Mais au moment de pousser le bois vermoulu, c’est la vieille qui réagit, sans un mot, sans un geste. Impossible de la bouger, cette foutue porte. Et Lysange comprend immédiatement. La vieille s’y oppose et l’en empêche, par la seule force de sa volonté.
Son cœur s’emballe. Elle cherche à voir les deux vieux, mais la différence de luminosité est trop forte. Elle n’aperçoit que les yeux de la vieille qui la fixent. Elle en mettrait sa main au feu, ils sourient ces yeux-là, et la veille Sacha s’amuse. Un soupir de colère rentrée, la jeune fille se tourne et regarde alentour.
Lysange non plus n’est pas aussi cruche qu’elle en donne l’air, quand c’est utile. Si la vieille peut l’empêcher de fermer la porte, elle pourrait tout aussi bien la clouer sur place. Elle hésite. Tenter d’avancer et passer pour une conne ou rester là, contre la porte, nonchalante, et faire genre.
Dans le demi silence de la forêt, où seuls les oiseaux ponctuent de leurs triolets les portées d’une musique naturelle, elle frémit. Le rire muet de la vieille est là, sous-jacent. Elle lève le nez et tente de repérer les oiseaux, pas la peine de bouger, elle ne fera pas un pas. Pas envie de montrer à la vieille qu’elle la tient bien serrée dans le creux de son esprit torturé, rira bien qui rira le dernier ! Elle rage, mais tout au fond d’elle, Lyly sait qu’elle ne sortirait pas victorieuse d’un combat contre la vieille. Alors autant se taire, et prendre patience.
Dans la masure, la conversation reprend. Le rire de Sacha s’est fait sourdine. Si Lysange écoutait mieux, elle sentirait qu’il est bienveillant et même protecteur, ce rire muet, mais c’est trop lui demander. Cette vieille-là entre dans votre tête sans permission, qui sait ce qu’elle y traficote. Mieux vaut ne pas y penser.
Elle en est là de ses réflexions lorsqu’un petit bruit sur sa droite attire son attention. Comme un craquement, un souffle, un petit rien qui pourtant l’interpelle.
Lysange
Re: Une Annonciation
Le Chef de bande
Jimmy s’énerve devant Tom, et quand le petit Jim s’impatiente, il perd ses moyens, surtout quand Max n’est pas là pour temporiser. Il se met à bégayer, il s’empêtre dans les mots qui se mélangent et font des noeuds, tout s’embrouille dans sa bouche puis dans sa tête, et pour finir il perd pied. Ensuite il lui faut parfois des heures pour retrouver le calme intérieur indispensable à un débit normal et cela le rend fou, le pauvre Jimmy. Et comme il n’aime vraiment pas ça, il y pense tout le temps et ça l’aide pas, bien au contraire.
Il le sait, qu’il doit pas s’énerver. Il le sait qu’il doit pas craindre la panne car il va tomber dedans comme le petit merdeux qu’il se sent devenir dans ces moments là, mais cela fait au moins cinq fois qu’il recommence l’histoire à son début parce que Tom, chef de leur petite bande, est en train de tailler une flèche tout en reluquant Jenny qui s’active au loin. Il n’a pas la tête au boulot et pose des questions qui obligent le jeune garçon à reprendre tout à zéro par peur d’oublier un détail important.
Et de reprendre à chaque fois au tout début avec le sentiment qu’on ne l’écoute pas, Jimmy, ça l’angoisse.
« Je.. je.. je te dis que... le g.. g... gars !... c’est un v.. un v.. un vieux ! ... qu’on. on... on a vu à.. à... la ... la taverne ! ... et que... »
Il va exploser Jimmy ! Non, imploser, et se recroqueviller sur lui-même, jusqu’à devenir transparent, cristallin, une simple présence sans corps ni âme.Heureusement pour lui Jenny en a terminé et s’éloigne avec un panier rempli de linge, probablement pour l’étendre. Tom, la vingtaine bien tassée d’une demie, un gaillard de près de deux cents livres, barbe en pagaille et regard pénétrant, pose enfin réellement les yeux sur lui.
« Du calme Jimmy, c’est bon, dis-le moi en quelques mots. »
Il sourit et parle doucement. Aucun mépris dans le ton, aucune condescendance sinon celle que l’on a parfois devant les enfants. Jimmy n’en est pas plus heureux pour autant. S’il pouvait d’un claquement de doigt gagner cinq ou même dix ans d’un coup, il y a bien longtemps qu’il l’aurait fait. Il inspire, réfléchit deux minutes et lâche en un souffle.
« Taverne, vieux, fille, or, beaucoup, Sacha, maison, Max et Mateo ».
Un sourire en coin illumine un bref instant le visage de Tom.
« Et bien ! Tu vois quand tu veux ! »
Il s’esclaffe et se relève en le gratifiant d’une bonne bourrade sur l’épaule.
« Donc ! A la taverne, vous avez repéré un vieux et une fille, bourrés aux as, et là ils se rendent chez la vieille folle de Sacha, où Max et Mateo nous attendent. C’est bien ça ? »
Essayant de ne pas montrer que la bourrade l’a pris de travers et qu’il va certainement en avoir un gros bleu, Jim hoche la tête, luttant pour ne pas se frotter l’épaule tout en se relevant. « Voilà ».
« Bon ! Les affaires reprennent ! ».
Il regarde Jimmy et le jauge un court instant puis lui adresse un clin d’œil.
« Et bien ! On y va. Va chercher Phil, et Gus s’il est pas trop cuit. Rejoins moi ici avec eux, je prépare un sac ».
Jimmy regarde son chef, se dandinant d’un enthousiasme naissant qu’il peine à contraindre, pour lui l’enjeu est de taille.
« Alors tu… tu…. tu.. m’emmènes ? ».
Tom lui adresse un nouveau clin d’œil, l’empressement du jeune garçon le touche.
« J’ai bien dit « on » y va, non ? Bien sûr que tu viens, c’est toi qui amène le tuyau, normal que tu en sois ».
Une excitation joyeuse porte maintenant le jeune Jimmy. Il va être du prochain coup, comme le grand qu’il rêve d’être, et plus rien d’autre ne compte.
Il file en courant faire le tour du campement à la recherche des deux coquins, bien plus âgés que lui, la vingtaine, l’un toujours prêt pour la castagne et l’autre un peu trop porté sur la boisson ou l’herbe que l’on fume. D’être celui qui va les mander au nom du chef lui donne un sentiment d’importance qui le remplit et lui donnera la force de ne pas bégayer, il en est certain.
Tom le suit des yeux, amusé, puis après un regard inconscient vers Jenny, il entreprend de préparer le sac prévu. C’est un vieux sac de toile de coton couleur de terre à force d’avoir été traîné, qu’il remplit d’objets disparates, une barre de métal de petite taille pour taper au besoin, cordes et ficelles pour grimper ou attacher, un couteau gnome multi-usages, un autre sac de toile plié et roulé, et quelques outils de crochetage.
Il en est à fermer le sac d’une cordelette de lin lorsqu’il reporte son attention sur Jenny. Elle a le coup d’œil pour repérer les coups qui ne valent pas qu’on prenne un pet de risque et s’il y a une fille de l’autre côté, chez le client comme on dit ici, ça pourrait peut-être servir. D’autant plus qu’elle connaît la vieille, de loin… Et puis, surtout, il a envie de la sentir pas loin de lui, et dans l’urgence d’un coup à faire c’est encore mieux.
En le voyant venir vers elle, Jenny fait mine un court instant de n’en avoir que faire, mais son plaisir est réel, difficile à cacher. Il ne serait pas le chef, Tom, elle l’aurait déjà alpagué, mais elle craint les histoires, les embrouilles avec les autres filles et surtout avec Marnie, la sœur jumelle de Tom, plus possessive encore qu’une compagne. Surtout que c’est elle, la vraie chef de bande, et elle est pire qu’un mec, Marnie, c’est une teigne, encore plus exigeante avec les filles. Conscience de genre, faut croire.
Mais elle n’y peut rien, il lui plaît, le Tom, avec son allure d’ours mal léché. Elle sourit donc largement tandis qu’il approche.
« Hey ! On va voir un client, ça te dit ? ». Jenny lisse une de ses chemises sur le fil, glissée entre deux sous vêtements féminins que le jeune homme ne peut s’empêcher de reluquer. « Faut voir. T’as besoin de moi ? ».
Il hoche la tête trois ou quatre fois, le regard sur le linge étendu et revient à elle avec un sourire qui en dit long sur ses pensées. « Yep. Jimmy vient de m’avertir qu’un client potentiel se trouve chez Sacha, un vieux avec une fille. Va falloir y aller finauds. Je me disais donc que tu serais pas de trop... rapport à la vieille... et la fille, tu vois... alors ?».
Jenny ramasse le panier à terre, vide, et opine simplement, le même sourire au coin des lèvres.
« J’en suis ».
Lysange
Re: Une Annonciation
La fille en chemise
C’est un bruit qui ne lui est pas inconnu, un bruit qui cherche à se cacher. Ce n’est donc ni un feulement d’animal ni un bruissement végétal ni même un bruit naturel, il y a quelqu’un caché là pas loin qui l’observe, elle ne le voit pas mais le perçoit. C’est une présence humaine ou peut-être même plusieurs.
Elle ne bouge pas. Derrière elle, dans la petite maison, les deux vieux continuent de palabrer doucement. Il est possible que Sacha ait senti la présence dehors car le son de sa voix s’est fait plus faible, comme si elle écoutait, elle aussi.
Une minute passe, Lysange en est maintenant certaine, si Ben n’a rien capté, Sacha, elle, est aux aguets. Et Lyly s’étonne d’en être rassurée. L’attention de la sorcière est toute entière dans la protection de la jeune fille, nul doute là-dessus.
Elle se tourne et regarde dans la maison. Les deux yeux noirs et pourtant lumineux de la vieille la vrillent sur place. Sacha entre dans sa tête et lui parle ! Elle discute avec Ben, tranquillement, et des mots de patois sortent de sa bouche édentée pour répondre à ceux du vieux, mais ce sont des paroles muettes, en langue commune, qui l’enveloppent avec une assurance bienfaisante.
« Ils sont deux, ton âge, ne montre pas que tu les as entendus, retourne-toi vers la forêt et ne bouge pas. Laisse les venir, pour le moment ils ne sont pas dangereux. Ne t’inquiète pas, tant que je suis là, tu ne crains rien.»
Lysange inspire longuement. Essayant de paraître naturelle, elle sourit et fait un petit signe de la main, comme si elle répondait à l’un des vieux et se retourne lentement, le nez en l’air, comme écoutant le chant des oiseaux au loin. Les mots de Sacha l’ont tout d’abord saisie d’effroi puis rassurée. S’il avait fallu compter sur Ben, elle se sentirait très mal, tandis que maintenant qu’elle se sait protégée, elle aurait presque envie de s’amuser de la situation.
Elle est souvent venue ici avec Ben, pour des visites dont elle n’a jamais su vraiment le but. Mais à chaque retour il y a eu une conversation, de moins en moins longue à mesure que passaient les années, sur le souhait de la vieille qu’elle reste pour « apprendre». Chaque fois Lysange a dit non, avec plus ou moins de véhémence selon l’insistance de Ben mais là, pour la première fois, elle se questionne. Elle pourrait apprendre à parler directement dans la tête des gens, ou les entendre penser ? Voilà qui serait très amusant.
Dans le fourré à quatre ou cinq mètres de la porte, Max et Mateo surveillent « le client », ou du moins la fille qui est avec lui. Les deux se sont approchés sans bruit, en rampant, et se sont tapis dans les feuillages tandis que la maison était fermée.
La voir sortir prendre l’air les a tous deux perturbés. Il faut dire qu’elle est jolie Lyly, même si elle ne fait rien pour s’arranger. Et là, il fait lourd, sa chemise de lin lui colle à la peau, c’est vaguement excitant. Pire, comme elle a chaud, elle l’a soulevée pour s’aérer, laissant apparaître sa peau colorée, brillante, et la rondeur de deux petits seins tendus, une médaille aussi, qui brille au creux des deux rondeurs libres de tressauter sous ses mouvements de bras, et une taille, fine, luisante de sueur qui donne envie d’y mettre les deux mains.
Cette vision inattendue les a tous deux émoustillés et c’est son visage qui les a ensuite attirés. Une jolie fille, indéniablement. Un petit minois à embrasser, croquer même, des yeux vifs, un sourire qui semble permanent, cette sorte de sourire à la vie et à ses plaisirs, celui dont rêvent tous les garçons qui ne demandent qu’à les expérimenter, ces plaisirs. Un petit quelque chose d’animal ou de pur, difficile à saisir, mais qui attire et peut même rendre fou. Et les deux garçons la perçoivent très bien, là, tout de suite, au creux de leur ventre, cette folie qui peut prendre le corps tout entier et vous faire déraper.
L’un et l’autre soufflent de concert tandis qu’un renflement heureusement caché par les herbes les rend un instant inconscients au monde extérieur. C’est Max qui se réveille en premier. Il en est sûr, la fille les a captés, et son nez en l’air n’est là que pour les tromper. Peut-être même fait-elle exprès de les allumer. Avec les filles, il faut toujours se méfier, elles apprennent vite comment les rendre fous, même si, parfois, ça peut leur retomber dessus, comme cette histoire avec Mateo la semaine dernière.
Il donne un léger coup de coude à son comparse avec, dans le regard, l’ordre de reculer. Mais l’autre n’en a pas fini avec le flot d’images qui ont envahi son cerveau et ses veines. Il est sous pression. Max le sent capable de sauter sur la fille en chemise. Il va tout foutre en l’air, ce con ! Un nouveau coup de coude dans les côtes, bien senti, Mateo se rétracte en soufflant.
Maintenant, c’est plié, il est certain qu’elle les a captés, même si elle n’en montre rien. Il n’y a plus qu’à reculer, en espérant qu’ils n’ont pas anéanti leurs chances. Jusque là c’était un coup qui semblait pourtant facile. Sans ménagement, Max tire sur Matéo qui se recule à regret. Un dernier regard brûlant vers Lysange qui continue de regarder les oiseaux dans le ciel, jouant vaguement de sa chemise pour aérer son corps en sueur. Mateo soupire en suivant Max. C’est une fille comme celle-là qu’il veut pour sa première fois, une comme lui, innocente et pleine de promesses, pas une qui a déjà servi. Peut-être que…
Finalement il sourit en sortant du sous-bois. Max l’observe, perplexe. Ce regard, ce sourire, il ne pense pas au coup à faire, mais à la fille. Il réfléchit à une phrase ou deux, bien senties, sur leurs priorités, histoire de lui remettre les idées en place, mais il s’en abstient au dernier moment. Tom va arriver, il saura que faire.
Le sourire de Mateo affiche une nouvelle assurance, mais Max n’en a rien à carrer. D’un mouvement de menton il montre le petit chemin qui fait le tour de la masure par derrière. Ils vont prendre position de l’autre côté, à distance respectable. Ils sont là pour surveiller le client et il suffit de savoir qu’il n’a pas bougé. La fille, c’est juste le décor.
Lysange
Re: Une Annonciation
Le client
Sacha, pourtant invisible des garçons, n’a rien perdu des faits et gestes des uns et des autres, ni le jeu de « la p’tiote », ni le souffle tendu des garçons, ni leur déplacement, ni peut-être même leurs pensées. En silence elle demande à Lysange de rentrer mais de laisser la porte ouverte.
La jeune fille obtempère, naturelle. Elle aussi a suivi le déplacement des garçons. Elle a tout d’abord ressenti leur présence intense, comme une sorte de sidération lorsqu’elle secouait sa chemise, puis elle a perçu leur souffle court, et leur repli tendu sur sa droite, pour finalement entendre des bruits de petit bois sur sa gauche, plus loin, preuve qu’ils avaient fait le tour et se tenaient désormais à distance. Elle se doute que la situation va évoluer et que Sacha ne laissera personne approcher. Elle n’a aucune inquiétude.
Dans la masure où l’absence de lumière incite à une attention accrue, Ben’, lui aussi, semble avoir tout perçu, ce qui étonne Lyly, car elle le sait fatigué, un peu groggy par l’alcool et la chaleur. Mais Benjamin connaît bien Sacha, il la connaît même beaucoup mieux qu’il le laisse croire, et il a tout compris.
En effet, nul ne le sait, mais ces deux-là partagent le langage du corps et de ses désirs. Depuis des années ils se voient, dans une intimité que Lysange ne peut imaginer, car sa présence dans la vie de Ben’ a fait l’objet d’un contrat verbal où il est question d’une sorcière qui ne tentera pas d’enrôler une jeune apprentie, n’en déplaise aux talents que Sacha croit discerner en Lysange.
Ainsi donc, après des années d’une relation commerciale simplement cordiale, une femme mature et indépendante, Sacha, dite « la sorcière », accueille régulièrement chez elle un brave type un peu sauvage, incapable de se poser et surtout pas avec une femme, quand bien même il se damnerait pour la voir sourire et l’entendre jouir de ses caresses. Ces deux-là se voient en cachette du monde et s’aiment, souvent sans paroles, mais en gestes intenses. Leurs corps ont perdu l’élasticité de la jeunesse, leurs peaux ont imprimé plusieurs sillons ici et là, la blancheur que leurs dents ont perdue a gagné leurs cheveux, un léger voile ternît parfois l’éclat de leurs yeux, mais tout ça n’est qu’apparences. Derrière l’enveloppe des corps, l’âme est intacte, et avec elle tous les désirs qui rendent vivants.
Voilà pourquoi Ben semble presque s’amuser de la situation. Il connaît chaque mouvement du visage de Sacha, chaque petit tiraillement, chaque pli, chaque étirement, quand elle rit en silence, quand elle jouit, quand elle réfléchit, quand elle s’inquiète et même quand elle « parle » à Lyly. Et bien qu’il n’entende rien, jamais il ne s’inquiète de ses paroles silencieuses, car il sait que Sacha ne trahira jamais sa part de contrat et qu’elle protègera Lyly comme si elle était leur fille à tous deux, sans rien en dire. Un autre contrat tacite, ou plutôt une annexe au premier, écrite au fil des ans et de leurs rencontres régulières.
Or, là, il a compris que Sacha avait la situation en mains, quelle qu’elle soit. Il sourit donc en observant la jeune fille dans sa chemise trop grande pour elle. Il l’a vue jouer et il se doute qu’il y avait au moins un spectateur que Sacha a de toute évidence perçu. Mais, s’il comprend et s’en amuse, il ne peut empêcher un sentiment protecteur de distiller en lui quelques inquiétudes et l’inciter à changer de ton.
« Tu t’souviens de c’que je t’ai dit sur ton corps Lyly ? Pas plus tard qu’à l’auberge tout à l’heure, tiens ! ».
Tout en se postant devant lui, la jeune fille opine d’un mouvement de tête boudeur. Elle connaît ce ton, il va encore lui expliquer la vie, et ça l’agace d’avance. Mais Ben’ continue, imperturbable.
« Il a changé ces derniers temps, beaucoup, et … en bien, j’te l’ai dit, et tu l’sais. Alors tu f’rais mieux d’pas trop jouer avec, si tu veux pas qu’il t’arrive des bricoles ».
Le ton est amusé, masculin, vaguement licencieux, mais surtout paternel. Et il aimerait bien qu’elle comprenne sans avoir besoin d’expliquer.
Secouant encore un peu sa chemise qui lui colle à la peau, Lysange n’a pas envie de lui faciliter la tâche. Après tout, cela fait aussi partie du jeu. Elle écarquille vaguement les yeux et penche légèrement la tête, prenant ce petit air incrédule qu’elle affectionne parfois, l’invitant à continuer.
Benjamin soupire et lance un regard implorant à Sacha. Complicité de femmes ? Envie de se jouer de lui ? Retour de bâton ? Ben’ constate amèrement que la plus âgée des deux se contente de lui rendre le même regard joueur que la plus jeune, un éclat supplémentaire dans le fond de son regard amusé. Il inspire en fermant les yeux. Comme il aimerait parfois lui aussi être celle qui mène la danse de ses propres désirs. Mais il faut assumer. Depuis longtemps il sait que ce genre de conversation viendra troubler sa petite vie tranquille, on ne devient pas le tuteur d’une gamine pleine de vie sans devoir en assumer toutes les difficultés. Quand il les rouvre, ses prunelles ont rétréci et le ton a changé.
« Bon ! Ça suffit ! Arrêtez donc toutes les deux de faire vos garces ! C’est pas un jeu tout ça ! »
Il lorgne vers Sacha. «Et ne m’oblige pas à donner des détails ! », puis il lance à Lyly un regard noir. « Je ne sais pas pour qui était la petite ... danse, que tu viens de donner Lyly, mais ça m’étonnerait bien que le spectateur en reste là et, crois moi, tu n’as sans doute pas idée de tout ce que ça peut entraîner !! ». Il se tourne à nouveau vers Sacha, vaguement agacé. « J’ai pas raison peut-être ?!? ».
Sacha sourit d’un air entendu. Elle aime bien le voir sortir de ses gonds, jouer au mec qui grogne et se débat contre les femmes, un peu, cela met du piquant dans leur relation. Mais pas trop non plus, pas question de gâcher le plat avec trop d’épices. Elle abonde donc, avec fermeté.
« Si. Ils sont deux, de son âge, pas dangereux. Le petit jeu de Lyly m’aura permis de mieux les percevoir. Mais j’ai le sentiment que ces deux là ne sont que l’avant-garde. Va falloir qu’on s’en préoccupe. »
Lysange
Re: Une Annonciation
Le second.
Avant de quitter le campement, Tom discute rapidement avec Marnie et l’informe de « l’affaire » qu’il va régler. Mais, si la jeune femme valide sans problème la mission, elle ne peut s’empêcher d’accueillir avec un ronchonnement désapprobateur l’information concernant Jenny.
Habitué aux remarques de sa jumelle, Tom, comme s’il n’avait rien remarqué, finit d’exposer les raisons de son choix et lui donne rendez vous pour la fin d’après-midi, avec la consigne, maintes fois redite entre eux que, passée une heure de retard, d’un coté ou de l’autre, il faut se tenir prêts à courir prendre la défense de celui qui est en difficultés.
Mais Marnie n’a pas dit son dernier mot. Au tout dernier moment de leur conversation, lui prenant le bras avec un mélange de fermeté et de tendresse, elle le questionne à nouveau d’un regard sur l’opportunité d’emmener Jenny, une fille dont elle apprécie les qualités mais craint aussi les défauts, justement exacerbés en présence de son frère.
Tom hausse une épaule et répond d’un sourire amusé. Il connaît sa jalousie face aux filles qui lui tournent autour, la même que celle qu’il éprouve lorsqu’un homme, surtout s’il est plus âgé, vient tourner autour de sa soeur. Et si d’ordinaire il s’arrange pour ne pas lui déplaire ou du moins ne pas lui donner de véritable raison de râler, il s’agit pour cette mission d’aller traîner du côté de chez Sacha, que tous craignent plus ou moins, qui plus est pour un client qui se balade avec une jeune fille. Or, l’expérience l’a montré, Jenny est bien plus maline et opérationnelle que n’importe quel type de la bande lorsqu’il faut louvoyer entre les écueils plutôt que de simplement taper dessus.
Le sac sur l’épaule, il lui adresse un dernier sourire de connivence. Marnie lâche un soupir. Même si elle a de bonnes raisons de penser que la véritable raison n’est pas celle annoncée, elle finit par admettre en son for intérieur que ses craintes sont probablement exagérées. Les garçons seuls sont bien souvent trop sûrs d’eux, Jenny saura les freiner si c’est nécessaire, ne serait-ce que par le désir de Tom qu’il ne lui arrive rien. Elle opine finalement.
L’échange muet n’aura duré que quelques minutes mais, comme toujours, était nécessaire pour les rassurer et affirmer la suprématie de leur relation sur n’importe quelle autre. Ils se quittent avec un échange de clins d’œil.
Une fois sa petite troupe rassemblée, Tom redonne les consignes, le regard vers Jimmy pour vérifier la véracité de ses paroles concernant « le client » mais surtout pour signifier aux autres que c’est bien lui, le petit Jim, qui est venu les chercher.
Le jeune garçon sent son cœur déborder de fierté et de reconnaissance. C’est sûr et certain, un jour, il sera d’abord second comme son frère, mais ensuite il sera chef, comme Tom. D’un regard il lui signifie de passer devant, Jimmy est aux anges.
Pendant ce temps, les deux garçons ont fait le tour de la petite maison, en passant par l’arrière, et maintenant ils attendent en silence l’arrivée de Tom, assis dans les fourrés à un mètre de distance l’un de l’autre, comme si une plus grande proximité risquait de les souiller.
A une dizaine de mètres d’eux, se détachant de la porte, la fille en chemise a finalement bougé, disparaissant dans la petite maison, et les deux garçons gèrent différemment l’émotion récente due à sa présence.
Pour Max, se retrouver loin d’une vision certes agréable mais perturbatrice, est un choix qui lui a été imposé par la situation mais qu’il ne regrette pas d’avoir pris. Ils doivent avant tout se préoccuper du client et toute autre pensée est un risque qu’il sait ne pas devoir courir. Bien sûr cette vision a réveillé son corps au mauvais moment, mais il sait se contrôler, lui. Et ce n’est pas pour rien que Tom envisage d’en faire son second. Il l’a promis, un jour il y aura rituel autour du feu. Un rite qui fait peur, un peu, mais que Max se passe en boucle lorsqu’il faut juste attendre, comme en ce moment.
Pour Mateo par contre, la situation est désormais déplaisante. Non seulement il a été obligé de suivre Max, un des seconds non officiel de Tom, mais en plus il ne peut plus rien voir de la fille pour tromper son attente. Le voilà donc obligé de s’en remettre à ce qu’il a entr’aperçu pour se jouer quelques petites scènes agréables et entretenir l’excitation qui accapare maintenant tout son être. Il s’en fout du client, et après tout ce n’est pas lui qui a été nommé responsable des « jeunes », à savoir tous ceux de la bande qui n’ont pas encore l’allure des plus grands, taille, poids, pilosité et éventuellement âge. Lui il suit, sans se poser de questions, et il agit comme demandé, quand il ne peut pas faire autrement.
Ils sont donc tous les deux assis côte à côte, partenaires ennemis à l’abri d’un fourré épais, quand Jimmy débarque dans leur dos pour coller sa bouche contre l’oreille de Max qui ne marque aucun étonnement, l’ayant probablement entendu arriver, tandis que Mateo ne peut s’empêcher de sursauter, dévoilant son absence rêveuse.
« On est pas loin derrière. Tom dit de revenir pour lui expliquer. »
Max opine en esquissant un fin sourire pour son frère et donne un coup de coude à Mateo qui soupire légèrement avant de se relever et de suivre. Puis les trois lascars s’en retournent à l’orée du bois en se faufilant sans bruit.
Lysange
Re: Une Annonciation
L’élixir
Dans la masure, Sacha s’est levée et a lancé la préparation d’un élixir qu’elle veut donner à Lyly et Ben’ avant qu’ils repartent. Lysange n’en a pas compris l’utilité mais Benjamin a accepté en maugréant, la jeune fille suppose donc qu’il sait à quoi sert cet élixir mystérieux.
Dehors les oiseaux ont repris leurs pépiements, preuve qu’il n’y a plus personne dans les environs proches de la masure. Le danger semble donc être écarté, probablement des gosses qui jouaient non loin, se dit Lyly.
Benjamin s’est levé, sans hâte, et semble avoir décidé de lever le camp. Mais il n’en a pas envie et Lysange le perçoit parfaitement bien. N’ayant pas connaissance de la relation qui lie Sacha et Benjamin, elle croit Ben’ fatigué, avec une envie de dormir, quasiment irrépressible. Mais si Benjamin a effectivement très envie d’aller s’allonger sur le lit de Sacha, ce n’est pas pour y piquer un somme, tout seul qui plus est, mais plutôt pour picorer jusqu’à plus soif le corps chaud et réactif de Sacha.
Elle l’observe tourner en rond, croyant toujours qu’il peine à se mouvoir à cause de la fatigue, même si, et elle le perçoit là aussi très nettement, il y a en lui une énergie sous-jacente qui court sous sa peau. Sacha, elle, est calme, toute à la réalisation de son élixir mais son visage est souriant, quelque chose l’amuse, et la désole aussi, vaguement. Il y a, là aussi, de la tension palpable sous sa peau, que Lysange perçoit, sans s’en rendre compte.
Tout à coup Lyly voit défiler dans sa tête une série d’images, deux corps enlacés, des gestes tendres, flottants puis tendus, deux peaux qui se frôlent, se collent, se mélangent presque, des sourires entendus, des mots murmurés, des soupirs. Des images qu’elle s’empresse d’écarter, d’effacer et d’oublier, sur le champ. Elle interpelle son tuteur.
« Bon ! On y va ? Parce qu’on a de la route à faire et vu que tu vas pioncer tout du long, j’aimerais autant mieux arriver avant la nuit, si tu vois ce que je veux dire ! »
Le ton de Lysange réveille l’homme qui tanguait, hésitant. Le con, il était prêt à tout lâcher pour pouvoir prendre un moment seul avec Sacha ! Il se tourne vers Lysange et lui lance un regard furibond. Il s'en veut de rager, mais il n'y peut rien, son désir est trop fort.
« Oh !!! Ça va hein !! M'parle pas comme ça !! On attend l’élixir et on y va ! ».
Sacha se retourne et le regarde longuement. Lyly en est tout à coup persuadée, elle lui parle en silence !!! Benjamin dodeline de la tête, esquisse un sourire qu’elle ne lui connaît pas, puis il soupire légèrement en fermant les yeux, semblant accepter quelque chose, un conseil peut-être ? Un nouveau soupir, lourd d’une volonté presque arrachée et le voilà qui se met en branle vers le sac qu’il a laissé à terre, en soufflant.
« Prends les deux fioles Lyly, et fais-y gaffe, ça pourrait servir. »
Lysange obtempère, et tend ses mains pour prendre les fioles des mains de Sacha, méfiante. « Attends ». La sorcière attrape sur une étagère un morceau de lin qu’elle déchire en deux, reprend les deux fioles, les enveloppe du lin, bien séparées, et retend le tout à la jeune fille. « Toi tu en mets une dans ta poche, ou mieux, si tu peux. Si tu dois t’en servir, t’auras à peine le temps de la sortir. Ben’ se débrouillera avec la sienne. »
Un instant d’hésitation, elle aimerait ajouter un mot, ou un geste, mais elle n’en a pas le droit, c’est convenu avec Ben’. Elle se contente donc d’un « Écoute ton cœur, lui il sait ». Puis elle va à la table qu’elle débarrasse, comme s’ils étaient déjà partis.
Debout sur le seuil, un pied dans la Maison et un pied dehors, Benjamin regarde les deux femmes, soupire lourdement et disparaît, sans un mot. Une fois dehors il crie « Bon !!! C’est pour aujourd’hui ou pour demain ?!?? ».
Dans la masure Lysange roule des yeux, adresse un regard à Sacha pour lui dire au revoir et sort dans la lumière, clignant des yeux sous le soleil. Ben’ est déjà sur le petit banc de la carriole, son air des mauvais jours sur la tronche. Elle soupire, saute à ses côtés, et lui tend sa fiole qu’il glisse sans y prendre garde dans sa poche. Puis elle lui prend directement les rênes des mains.
« Vas y, ronfle, je gère ! ».
Benjamin n’a pas du tout envie de dormir mais il ferme les yeux en s’appuyant contre le banc, un très léger sourire au coin des lèvres. Mais il les rouvre brusquement et regarde Lyly, la mine sérieuse. « Tu m’réveilles si t’entends le moindre bruit suspect, c’est compris ? ». Interpellée par son ton, elle reste interdite puis opine. « Il sert à quoi l’élixir ? ». Ben’ hausse les épaules en levant les yeux au ciel. « Pour disparaître en cas d’besoin, mais t’inquiètes, je veille au grain ».
La carriole se met en route, reprenant le petit chemin de terre qui mène au sud. A quelques mètres de là, une bande de gosses s’est mise en route, dans la même direction.
Lysange
Re: Une Annonciation
Rien dans les poches
La carriole avance doucement sur le chemin qui s’est élargi très légèrement, permettant au cheval de tirer la carriole sans difficultés, d’autant que la terre est sèche et la route praticable.
Benjamin s’est finalement endormi, le silence relatif de la forêt, la moiteur de l’après-midi, le vin qu’il digère lentement et les images caressantes de Sacha, qu’il s’est passées en boucle, ont eu raison de sa volonté de vigilance. Lysange conduit donc seule l’attelage. Elle est rêveuse, modérément attentive, le vieux cheval n’a pas besoin d’elle pour avancer. Leur allure est lente, il n’y a pas d’urgence, il suffit d’être rentrés avant la nuit, qui arrivera plus tard en ces jours d’été.
Max a tout expliqué à Tom : le vieux, la fille, la carriole vide, la jument fatiguée, et surtout la grosse bourse remplie d’or, à vue de nez, une bonne dizaine de pièces d’or et deux fois plus d’argent, sans compter les cuivrées, encore plus nombreuses. Tom lui a fait un clin d’œil, une fois ses explications terminées, et Jimmy en a été tout fier, prenant cette marque de reconnaissance autant pour lui que pour son frère.
Tom a ensuite ordonné d’attendre que le duo quitte la clairière où se situe la maison de la sorcière, et Jenny a rajouté qu’il ne servait à rien de provoquer « cette vieille garce, bien plus maline et dangereuse qu’elle n’en donne l’air ». Mateo n’a rien dit, mais personne ne lui avait demandé son avis. Il s’est donc contenté d’écouter, très vaguement, toujours dans ses images d’une peau bien bronzée à peloter. Les deux autres n’ont pas moufté non plus, l’habitude plus que le dépit, ça les arrange d’obéir et de suivre, rien à réfléchir, pas de prise de tête.
Tous ensemble mais à quelques mètres de distance les uns des autres, ils se faufilent dans le sous-bois qui longe la route. Ils savent y faire pour se déplacer sans bruit, par petits sauts rapides et haltes temporaires derrière un arbre. C’est un rythme facile à tenir quand on a le cœur jeune et les guiboles qui vont avec. Jimmy suit son frère comme s’il était son ombre.
Il a été convenu de les accompagner sur plusieurs centaines de mètres, histoire d’être loin de la sorcière, on est jamais trop prudent. Ensuite Tom fera signe et ils piqueront une pointe afin de se trouver au devant et les attaquer par surprise. Le groupe avance donc en zigzag depuis vingt bonnes minutes, lorsque Tom freine l’allure, leur montre un détour du chemin plus loin devant, vérifie du regard que tout le monde a compris. Un signe de tête, garçons et fille repartent, suivant Tom, jusqu’à ce qu’il s’arrête enfin et se tourne vers le chemin.
La carriole arrive, brinquebalant tranquillement. Tom l’observe un moment, puis regarde Max, pointe du doigt vers le vieux et fait mine de lui mettre un bon coup dans la tête. Aux autres, il fait signe d’entourer la carriole, Jenny doit s’occuper de la fille. Tout le monde acquiesce en silence, il hoche la tête et le groupe s’éparpille. Dans un grognement sourd, Ben est assommé et s’effondre complètement sur le banc de la carriole, le cheval est arrêté d’une main calme sur le museau et Lyly est fermement enserrée d’un bras, la bouche recouverte de la seconde main de Jenny.
Pas un bruit, pas une parole, pas un cri, c’est à peine si les oiseaux ont cessé de pépier. Lysange n’a rien entendu, rien vu venir. Elle les regarde avec effarement avant de tenter de se débattre et de hurler, mais il est trop tard. Jenny la serre fermement, la pousse et l’incite à descendre, accompagnant ses gestes d’un « Reste tranquille et il ne t’arrivera rien ».
Benjamin est porté, ou plutôt tiré, par Mateo et les deux grands qui se marrent. Il est bien sonné et le faire tomber lourdement à terre est facile pour les trois dadais qui lui décochent au passage quelques bons coups de pied dans les roubignolles. Inconscient Benjamin émet pourtant un grognement de douleur. Lyly, outrée, se débat à nouveau mais Jenny, rapide, lui a serré les mains dans le dos, l’a bâillonnée, poussée à s’asseoir, et maintenant elle pose un index sur sa bouche souriante, lui signifiant le silence.
« Ça suffit !!! Faites lui les poches au lieu de faire les cons !! ». Tom tient toujours le museau de la vieille jument, supervisant l’action d’un œil averti tandis que Max vient se mettre à côté de lui, un quart de pas en arrière pour marquer le respect qu’il lui doit. Jimmy se tient légèrement à l’écart.
Dès l’ordre donné, Mateo se jette sur le vieux à sa merci, le fouille rapidement une première fois, vide les poches qui ne contiennent rien sinon la fiole qu’il déballe sans ménagement et laisse rouler sur la terre. Ne trouvant rien, il maugrée, déchire à moitié la chemise, dévoilant une bedaine et un torse bronzés, parsemés de fils argentés, puis il râle plus fort, ôte les bottes qu’il jette au loin, et se redresse enfin, un léger sourire sur le visage.
« Y’a rien. » Mateo parle à Tom mais regarde Max. Son regard le trahit, il jubile intérieurement. Si le coup a foiré, c’est Max qui va passer pour un con. Tom se tourne vers son futur second, interrogatif. Max a suivi la scène et a déjà compris. « Il est resté longtemps là-bas. Il a dû laisser l’argent à la vieille ». Il cherche l’assentiment de Tom qui opine en silence puis se tourne vers Jenny.
« On va laisser la fille ici, vérifie qu’elle peut pas bouger ». Puis il passe en revue ses troupes et donne ses ordres calmement. « Déplacez le vieux sur le côté, assurez vous qu’il soit inoffensif. Mateo, tu restes et tu gardes le tout. Tu bouges pas tant qu’on est pas revenus. Vous autres, venez avec moi ».
Tous s’exécutent rapidement, Mateo reste interdit un instant, les regardant partir puis il se tourne vers Lysange, un éclair de joie inespérée dans les yeux. En temps normal il n’aurait pas apprécié être traité comme un petit et mis à l’écart du danger, mais là, c’est parfait, bien mieux que dans ses rêves...
Lysange
Re: Une Annonciation
Un besoin impérieux
Lysange a mal aux bras, trop serrés en arrière, mal au cou, au dos, au crâne et elle est très mal assise. Mais la douleur physique n’est rien à côté de celle qu’elle pressent advenir. La terreur l’envahit tandis que le garçon qui lui fait face est animé d’intentions qu’elle cerne parfaitement. Elle est vierge, inexpérimentée, mais pas ingénue. Ce qu’elle a pu entendre dans les tavernes, voir, comprendre, sentir, percevoir intimement même, lorsqu’une fille racontait aux autres une passe qui avait mal virée, lui a donné une assez bonne idée de ce que les garçons et les hommes, peuvent faire aux filles ou aux femmes, quand ils ont ce type de regard.
Heureusement brûle en elle un instinct de survie étincelant de force, avec ce sentiment, bien évidemment fou et impossible, qu’elle a un pouvoir sur la mort.
Longtemps elle s’est réveillée terrorisée, le coeur battant à tout rompre, de peur engorgée d’adrénaline, avec une explosion qui avait anéanti tout ce qui aurait pu la ramener à la raison. Dans ce cauchemar récurrent, sans images mais lourd d’émotions, elle allait mourir, disparaître, seule, abandonnée dans un monde hostile, incapable de se défendre, mais tout à coup, quelque chose, ou quelqu’un, une personne, un titan, un dieu, comment savoir, un Autre en tout cas, la poussait à trouver en elle ce qu’il fallait d’énergie pour vivre quand même. Cet Autre ne la sauvait pas, non, il ne faisait que lui montrer le chemin, en elle. Et elle se réveillait, terrorisée, souvent en larmes, peinant à respirer, essoufflée, avec une rage de vivre phénoménale, qui la rendait dingue, le temps d’oublier le rêve dans le flot des rires d’une journée bien remplie, jusqu’à la prochaine fois.
Un jour, n’en pouvant plus de supporter seule cette terreur nocturne, elle en avait parlé à Ben’, qui s’en était inquiété mais n’avait rien su dire, sur le moment.
C’est bien plus tard qu’il y était revenu, avec une explication qu’il était probablement allé chercher ailleurs. « T’sais… quand j’t’ai trouvée dans ton panier, là, sur le quai, parmi des caisses et des filets… j’te l’ai pas dit, mais… t’allais pas trop bien en fait. T’étais dans ta pisse et ta merde, d’jà, pis tu respirais presque plus. C’tait comme si tu dormais, ou… comme si tu hibernais, tiens. Un peu froide, pâle, pas un bruit ni un mouvement, j’tai crue morte même. Alors j’t’ai ram’née à Marjorie, t’sais, la fille que j’t'ai montrée. A l’époque elle v’nait d’avoir un môme, elle avait les seins qui explosaient d’lait… elle t’a nourrie, en même temps que son p’tit. A l’époque elle m’avait dit que t’aurais dû être morte, parce que ça f’sait plusieurs jours que t’avais pas mangé, et que tu d’vais avoir un sacré caractère pour t’être accrochée comme ça à la vie. Donc ton cauch’mar, là, ben… ça vient sans doute de là. Parce que si j’t’vais pas trouvée, tu s’rais sans doute pas là pour me poser toutes ces questions, tu vois… ».
Ils n’en avaient plus jamais reparlé car cette petite conversation avait suffit pour que le cauchemar s’étiole, qu’il perde de sa force, puis de sa présence. Seul restait ce sentiment qu’elle avait délibérément affronté la fin, pas la mort physique, celle qui vous éparpille en poussières de chair qui s’enterrent ou se jettent au vent, mais la disparition de l’âme, celle des poussières d’étoiles qui ne cessent jamais de briller dans l’infini du monde. Et qu’elle avait choisi de vivre, envers et contre tout.
Mais pour sortir victorieuse de ce type de combat, il y avait une condition, impérieuse, qu’il s’agissait de connaître pour se défendre du monde connu, et pour Lyly cela consistait à se terrer en soi, dans une pièce fermée, cachée, une sorte de cave, pour attendre tranquillement cet Autre qui lui montrerait le chemin de la sortie.
Depuis lors, elle n’y avait jamais repensé, et donc pas réfléchi. Mais là, face à ce garçon dont le regard trahit les pensées, lourdes de conséquences, une porte s’ouvre en elle, qu’elle ignorait. Derrière cette porte se trouve un endroit sombre, petit, clos, mais rassurant. Elle y est donc déjà allée, sans le savoir. Elle le sait instinctivement, c’est là qu’elle doit se cacher, pour ne pas être détruite. Elle y entre donc, s’y enferme et assiste, incrédule, à la transformation qui s’opère en elle. Car elle devient spectatrice d’elle même, comme une gnomographie animée dont elle serait tout à la fois l’observatrice attentive et étonnée, mais aussi l’auteure, volontaire et forte, capable d’agencer la scène pour ne pas couler et disparaître.
Le garçon qui lui fait face veut la prendre, c’est une évidence. Il en veut à son corps, qu’il aimerait caresser, embrasser, engloutir. Peut-être ne sait-il pas lui même comment faire, mais son désir est palpable, vibrant, fou. Il va profiter de l’absence des autres pour tenter de la posséder, et elle doit s’y préparer.
Une fois dans sa cave, l’alerte a baissé. Devenue observatrice d’elle même, elle peut enfin de nouveau réfléchir, vite, et bien. Ils sont tous partis sans prendre la peine d’établir une stratégie, et ils vont nécessairement revenir. Car sans otage ou monnaie d’échange, ils n’obtiendront rien de Sacha, si tant est qu’ils puissent même approcher de sa maison sans qu’elle les transforme en grenouilles coassantes. Il aurait fallu qu’ils y amènent Ben’ en la gardant comme otage. Peut-être auraient-ils réussi à le convaincre de parler à Sacha pour reprendre sa bourse. Mais elle n’est même pas sure que cette fameuse bourse soit là-bas. C’est possible, comme il aurait été possible que Ben’ la lui ait donnée à cacher, ce qu’il n’a pas fait, mais ils auraient dû vérifier. Des imbéciles, voilà ce qu’ils sont, mais des imbéciles dangereux. Elle fixe le garçon qui, lui, est sidéré face à elle.
Mateo peine à réfléchir. Il est envahi d’un désir qu’il ne peut plus réfréner. Il a envie de cette fille, c’est une évidence, mais il hésite. Il pourrait la peloter, l’embrasser, de force puisqu’elle est attachée et ne peut pas se défendre, mais il sent au fond de lui que ça ne le satisfera pas complètement. Il y a un autre besoin, bien plus crucial, entre ses jambes, et pour assouvir ce besoin, il doit mettre son sexe durci dans un endroit chaud, bien plus confortable que sa main. Or cet endroit est là, juste devant lui, à bonne hauteur. Il sent bien que ça n’est pas non plus l’idéal, qu’il ne pourra pas la caresser, prendre ses seins à pleine main et se remplir de la sensation de les posséder, peloter ses fesses et les presser comme des fruits mûrs, mais le besoin de se branler est plus fort que tout. La tentation est décidément bien trop grande, il s’avance vers elle.
Lysange l’a compris avant lui, il va la pénétrer, remplir sa bouche de cette…. chose dégoutante. Un cri déchirant hurle en elle, son esprit se disloque, un fracas emplit son cerveau, dissociation.
Lysange
Re: Une Annonciation
Mauvais rêve
Le petit groupe est arrivé non loin de la maison de Sacha, et Tom a eu le temps de réfléchir. Ils n’auraient pas dû partir si vite et surtout sans le vieux. Même si Jenny connaît la sorcière pour être venue plusieurs fois livrer des herbes sauvages en échange de quelques pièces de monnaie, même si elle peut donc entrer dans sa maison en prétextant un conseil à demander ou des plantes à vendre, elle ne pourra ni fouiller, ni questionner, ni même tromper la femme sur ses intentions.
Ils ont donc fait tout ce chemin pour rien. Il aurait fallu attaquer le vieux bien avant qu’il voit l’herboriste. Et puis qui dit qu’il a vraiment laissé sa bourse pleine d’argent chez la vieille. Tom s’en veut, il repense à Marnie et ses craintes qu’il trouvait infondées. Au final elle avait raison, mais pas pour ce qu’elle croyait. Il a tout simplement foiré le coup par manque de discernement, il a mal évalué la situation lorsque les poches ont été vidées. Même la présence de Jenny n’y est sans doute pas étrangère.
Il lève le bras et fait signe de stopper. Il n’est peut-être pas trop tard pour rattraper l’affaire. Il se tourne vers le groupe. « On est partis trop vite. Sans le vieux qui nous obéira s’il craint pour la fille qu’on va garder en otage, jamais la vieille nous laissera même entrer. On reprend tout à zéro ».
Max inspire et opine, embarrassé. Lui aussi a réfléchi et il s’est fait la même réflexion. Jenny écoute puis regarde plus loin la maison de Sacha. « Mouais, cette vieille là est très maline, elle a un flair, pire qu’une hyène, si ça se trouve elle nous a déjà captés».
Tom écoute Jenny, réfléchit, observe la masure au loin, puis regarde de nouveau Jenny, esquisse un sourire entendu, vaguement contrit, et enfin se tourne vers Max à qui il s’adresse en chef responsable, neutre . « Retourne là-bas et ramène tout le monde avec la carriole, je t’attends là pendant que Sacha va tenter d’endormir la méfiance de la vieille. Tu veux emmener un des deux gars où tu penses pouvoir gérer ça tout seul ? ».
Max se sent fautif, Tom le sent. Le laisser décider s’il y va seul, ou pas, est une façon de lui montrer qu’il continue de lui faire confiance. Max inspire longuement, le temps de réfléchir à ce qui est le mieux, pour lui, et pour ce coup qu’il imaginait bien plus simple. « Je fonce, seul. Ça ira plus vite. Mateo m’aidera à mettre le vieux dans la carriole. J’en ai pour une demie heure, au pire ». Un échange de regards, deux hochements de tête, Tom accepte et Max repart en courant à travers le sous bois. Les autres se séparent, Jenny part tranquillement voir Sacha, accompagné de Jimmy censé amadouer la vieille avec ses sourires d’enfant, tandis que les trois garçons s’installent tranquillement dans les herbes sèches.
Plus loin dans le sous-bois, non loin de la carriole à l’arrêt sur le chemin, Lysange s’est calée contre l’arbre où l’a laissée Jenny. Les intentions du garçon qui lui faisait face tout à l’heure sont maintenant bien claires. Il s’est avancé vers elle, lentement, vaguement hésitant au début, mais bien déterminé par la suite, et il s’est plaqué tout contre elle, l’entrejambe rebondie à hauteur de son visage.
Elle a tourné la tête et fermé les yeux bien avant qu’il soit tout près d’elle. Elle l’a entendu avancer, l’a senti se plaquer contre sa joue, a perçu son rythme cardiaque qui pulsait à travers le tissu, mais elle était déjà loin, en elle. Elle n’a pas pu empêcher les effluves du garçon envahir son être tout entier, et la violer, bien avant le reste. Cette odeur de sexe l’a éjectée de son corps visible pour l’envoyer en un éclair tout au fond de sa cave. Pour une fois qu’une odeur la sauve, elle aura bien le temps plus tard de s’en réjouir. Pour l’heure, elle se projette quelques années en arrière, dans une gnomographie animée, joyeuse et ensoleillée, bien décidée à n’en pas sortir avant que le cauchemar soit terminé.
Enfermée dans sa cave, elle n’entend pas l’arrivée de Max, essoufflé, et ne se réveille qu’au hurlement qu’il émet en même temps que le choc qu’elle ressent lorsque Mateo s’affale presque sur elle.
« Mais t’es complètement dingue ?!??! Espère d’enfoiré !!!! Tu te rends compte de ce que tu fais au moins ?!??? Je vais te tuer, tu m’entends ?!?? Te tuer !!!! ».
Un autre jeune homme, que Lysange reconnaît comme étant celui qui a assommé Benjamin une heure auparavant, est en train de ruer de coups violents l’autre qui est à terre, le froc sur les chevilles. Max est déchaîné, hors de lui, il éructe et frappe tout en même temps, tellement fort que Matéo n’a ni la capacité, ni la force, ni peut-être même la présence d’esprit, de riposter.
Stupéfaite, Lysange les observe, toujours plaquée contre l’arbre, de multiples douleurs se réveillant en elle. Elle aimerait ne pas trop écouter son corps parler, maintenant qu’elle en est de nouveau consciente. Mais elle a mal, au crâne, au cuir chevelu, aux joues, aux lèvres, aux papilles, au nez, à l’âme aussi, et elle comprend immédiatement ce qui vient de se passer. D’un coup son estomac se retourne. Interdite, elle dégueule toutes ses tripes qui s’étalent sur son torse et son cou. Puis, incapable de bouger, collée à cet arbre comme si elle y s’y était encastrée, elle frémit de dégoût et de honte, avant de s’évanouir, dans un souffle gémi.
Lysange
Re: Une Annonciation
Dans une grotte
Il fait presque nuit là où elle est, bien qu’il fasse jour un peu plus loin. L’air est saturé d’odeurs de mousses et de mucus, humide et frais. Quelques petits bruissements d’eau égayent un demi-silence doux, les oiseaux pépient au loin, à quelques mètres de là un souffle profond emplit l’espace, signe qu’une présence, humaine ou animale, veille.
Lysange est couchée sur le côté, les yeux mi-clos, en position fœtale, ses cheveux sont mouillés et quelques gouttes d’eau fraîche glissent dans son cou. Le support sur lequel repose sa joue droite est un peu râpeux mais agréable, engorgé d’une odeur de saponaire qui l’enveloppe et nettoie son âme de toute souillure, un drap fraîchement lavé peut-être. Ses deux mains sont serrées l’une sur l’autre et coincées entre ses cuisses. Sa respiration est lente, calme, tranquille. Tout danger est écarté, au moins intérieurement, mais ses yeux peinent à s’ouvrir, comme si sa volonté inconsciente leur ordonnait de rester clos.
Les bruits qui lui parvenaient d’un peu plus loin se rapprochent, le souffle se fait lourd, chaud, intense, c’est une présence forte. Une large main déplace les mèches de cheveux mouillés qui recouvrent ses yeux. L’odeur de l’être lui est inconnue, et Lysange sent son rythme cardiaque démarrer sur les chapeaux de roues. La peur revient et avec elle quelques souvenirs.
Elle était assise par terre, contre un arbre, elle n’allait pas bien, elle a vomi, et avant ça deux garçons se battaient avec violence, l’un des deux hurlait, elle avait mal, elle... Non, elle ne veut pas en savoir plus. Elle écarte toute image angoissante et se focalise sur ce qui se passait au moment de la bagarre. Elle s’en souvient, elle a cru entendre, tout en même temps, un hurlement de rage. Etait-ce Ben ? Impossible, elle connaît bien sa voix, et elle n’est pas aussi forte, aussi gutturale, aussi… animale.
Le mouvement de la main, qu’elle visualise maintenant poilue et griffue, sans pour autant percevoir autre chose qu’une texture élastique de peau, a cessé. La « patte » est maintenant sur son torse, ses jambes et palpe le tout comme s’il s’agissait d’un animal blessé. Elle frissonne, l’être grogne, se relève, et un immense morceau de tissu vient lui servir de couverture quelques secondes plus tard, presque jeté sur elle, puis l’être repart.
Elle aimerait tout de même savoir où elle est, et avec qui, ou quoi. Elle tâche de réouvrir les yeux. Il lui faut quelques minutes pour s’adapter à la pénombre. C’est une grotte, assez vaste et haute. Elle est installée sur une couche faite d’un tissu sombre, mal tissé, effiloché, mais propre, à en juger l’odeur. Elle discerne plus loin une sorte de table, ou de meuble bas, en bois, et près d’elle des étagères creusées dans la roche avec quelques plats de terre cuite empilés à côté d’ustensiles de cuisine. Il y a un feu à l’intérieur, près de l’entrée de la grotte et une masse imposante barre la vue vers l’extérieur. Au vu de la silhouette, sur deux pattes, ce n’est pas un ours. Un gorille ? Un worgen venu du Bois de la Pénombre ? Elle frissonne à nouveau, dégage ses mains d’entre ses cuisses et s’enveloppe de ses bras. Pourtant elle ne peut pas avoir froid, c’est le plein été. Elle est encore sous le choc, elle gémit involontairement.
Immédiatement l’être bouge, par réflexe elle ferme les yeux. Il s’approche et remet bien en place la couverture qui a glissé. Il la borde, comme le ferait une mère attentionnée. Lysange essaye de comprendre qui est cet être, sans montrer qu’elle est réveillée. Puisque ce n’est pas un humain, mais non plus un animal qui se tient à quatre pattes, et qu’elle est installée tout au fond d’une grotte qui contient des ustensiles, c’est qu’elle est doit être dans l’antre d’un des humanoïdes qui peuplent Strangleronce mais n’en sont pas pour autant amicaux. Elle doit reprendre le contrôle de la situation, s’échapper, sans alerter son gardien. L’être reste près d’elle quelques minutes, elle s’attache à respirer lentement, comme si elle dormait et ne rouvre les yeux qu’une fois le souffle lourd disparu.
Le gardien a repris son poste de faction devant l’entrée de la grotte. Elle ouvre de nouveau les yeux et croit discerner du mouvement, apparemment un autre être similaire. Des bruits de voix, un échange de paroles, elle n’y comprend rien mais ce sont bien des mots, une conversation. Elle aurait préféré des grognements animaux. Maintenant elle veut s’enfuir, vite.
Tout en observant tout ce qui l’entoure, ustensiles grossiers, une autre couche plus loin, des tissus étalés dessus, des restes de feu, un gros chaudron posé dessus, elle essaye d’échafauder un plan. Attendre la nuit, que ses gardiens dorment, ou qu’ils s’éloignent, ou bien tenter une échappée, en plein jour, dès qu’elle sentira avoir récupéré toutes ses forces., mais tout ça reste dangereux. Il faudrait…… mais !!! … oui, elle l’avait oublié … l’élixir de Sacha !!!!
Avec fébrilité elle glisse sa main dans son sous-vêtement, là où elle a caché la petite fiole. Elle est là, glissée contre le sein gauche, c’est inespéré. Il lui faut maintenant attendre le meilleur moment, tout en espérant que l’élixir permette effectivement de disparaître à la vue.
Elle referme les yeux, inspire pour se calmer, puis décide d’attendre la nuit, ça n’en sera que plus sûr.
Lysange
Re: Une Annonciation
Prisonnière
Elle ne se souvient pas s’être endormie tant la peur semblait devoir la tenir bien éveillée, pourtant elle sort d’une torpeur lourde qui l’étonne, comme si on l’avait assommée, ou droguée. Lorsqu’elle rouvre les yeux, il fait nuit noire dans la grotte et les deux gardiens devant l’entrée ont disparu. Elle peut voir quelques étoiles scintiller dans un ciel d’une nuit d’été claire. C’est apparemment les toutes premières heures du jour. Mais de quel jour ? Depuis combien de temps est-elle là ? Et où est-elle ? Ben’ doit la chercher, comment le prévenir ?
Un souffle derrière sur sa gauche attire soudain son attention, il y a quelqu’un par là. Elle se tourne pour tenter de voir et tâche de mieux écouter. Le souffle est assez rapide, léger, mais ténu, ce n’est pas un des gardiens et la personne qui est là semble faible. Est-ce Ben ? Un des deux garçons ? Un autre prisonnier qu’elle ne connaîtrait pas ? Elle hésite mais veut en avoir le cœur net.
« Ben’ ... c’est toi ? »
Le souffle s’arrête, celui qui est là est vaguement effrayé, aux aguets. Lui aussi hésite puis lâche dans un murmure. « Non... c’est Max. Chut, tais-toi sinon ils vont revenir ».
Max… qui est Max.. c’est un prénom qu’elle a entendu lorsque leur carriole a été attaquée. C’est un des garçons, mais ils étaient nombreux… Pourtant elle a entendu de nouveau ce prénom plus tard, lorsque… Son rythme cardiaque s’accélère, un souvenir cherche à refaire surface mais elle l’en empêche de toute la force de sa volonté consciente. C’était celui qui est arrivé après, celui qui l’a sauvée. Elle se calme, tempère son souffle et écoute celui du garçon. Il gémit, légèrement, il doit être blessé, elle lève la tête, essaye de voir, mais la nuit étoilée n’éclaire pas jusque là, elle repose sa tête sur la couverture qui s’avère faite dans un tissu grossier, mais propre.
Elle n’est pas attachée, ce qui l’étonne. Elle ne serait pas prisonnière ? Ou peut-être ses gardiens n’ont-ils pas imaginé qu’elle puisse s’enfuir, ce qui signifierait qu’il y a une surveillance qu’elle ne perçoit pas. Elle décide de se risquer à questionner Max.
« On est prisonniers ? »
« … Ben oui, pourquoi tu crois que je suis encore là… »
« Mais… je ne suis pas attachée… Toi tu l’es ? »
« Non plus. Mais j’ai essayé de m’échapper, et je ne peux pas. En plus ça m’a brûlé, à l’intérieur ».
Lysange aimerait questionner plus avant mais le ton du jeune homme la retient. Serait-elle effectivement incapable de s’échapper ? Pourtant elle peut bouger, les mains, les bras, les jambes, elle peut même lever la tête, se retourner, peut-être n’a-t-il pas le même traitement ? Il n’y a qu’un moyen de le savoir, c’est d’essayer.
Un long regard pour faire le tour de la grotte où l’obscurité empêche de cerner les détails. Un temps d’écoute tout aussi long, précis, pointu. Une attention particulière aux vibrations, aux déplacements d’air, tout ce qui serait signe de présence. Apparemment, rien. Elle se relève doucement, d’un mouvement lent, souple et muet. Assise sur la couche, elle tâche de voir plus loin que ne lui permettait la position allongée. Toujours rien de notable.
Elle se tourne, laisse peu à peu ses jambes glisser et c’est là, au moment précis où ses deux pieds touchent la terre, qu’un choc la projète en arrière. C’est une onde, qui vient apparemment de jaillir du sol, qui la traverse des pieds à la tête à la vitesse d’un éclair de tonnerre et la repousse sur la couche. Elle se retrouve de nouveau en position foetale, se tordant de douleur, et comprend instantanément que ce n’est pas la première fois qu’elle a tenté de se lever. Elle a dû perdre connaissance et ne s’en est pas souvenu au réveil.
« Ouchhhh ! »
Les bras serrés contre son torse elle inspire lentement, essayant de calmer la douleur tout en restant éveillée. De l’autre côté, Max soupire.
« T’es contente… ».
Elle ferme les yeux, sonnée, à quoi bon lui répondre. Ce n’est pas disparaître qu’il faudrait ici, mais sortir sans toucher le sol, autrement dit léviter. Elle morigène Benjamin mentalement « Tu gères, hein…. » tout en réfléchissant. Une fois la douleur calmée elle reprend l’observation de la grotte, ses parois, les étagères, le meuble bas, qu’elle a vus plus loin, les éléments épars dont elle ne connaît pas la destination mais qui sont posés à même le sol. Une ébauche de plan commence se dessiner.
Elle est agile, souple, petite et elle ne pèse pas lourd. Grimper aux arbres ou sur les rochers a toujours été un jeu qu’elle apprécie encore. Elle doit pouvoir sortir de là en passant par les étagères, les meubles, les parois. Si en plus elle reste invisible, elle devrait pouvoir sortir.
Et le garçon ? Elle le laisse ? Il a l’air mal en point. Elle reviendra le chercher, si elle s’en sort…
Lysange
Re: Une Annonciation
L’échappée belle
Une fois le plan élaboré, la prise de décision est simple et rapide à prendre. Il faut agir tout de suite, pendant que les gardiens dorment, peut-être dedans, ou dehors un peu plus loin, mais très certainement à proximité. Ensuite il faut compter sur l’élixir de Sacha pour se rendre invisible, et enfin sur son agilité pour sortir sans toucher le sol.
Sans attendre, Lysange met son plan à exécution.
Avant de sortir la petite fiole et d’en boire le contenu, elle a une pensée pour le garçon, Max. Il l’a sauvée, elle doit lui rendre la pareille. Le garçon semble s’être endormi car sa respiration est régulière. Le réveiller et lui expliquer son plan ne servirait à rien, il va sans doute refuser, croire qu’il sait mieux qu’elle, se moquer même, tout plutôt que de reconnaître qu’une fille puisse le sortir de ce mauvais pas. Elle reviendra, avec d’autres, elle s’en fait la promesse.
Elle s’étonne de ressentir cette injonction, en elle, impérieuse. Après tout il fait partie de ceux qui les ont attaqués, et il ne vaudrait donc pas mieux que les autres. Pourquoi ne pas le laisser là, à croupir, et probablement mourir. Tout en buvant le contenu de la fiole, elle est submergée par le souvenir qu’elle aimerait garder caché tout au fond d’elle.
Il est arrivé alors que… cette chose horrible se déroulait. Et il était en rage, prêt à tuer l’autre garçon, pour le punir, sans pourtant la connaître, elle. Il y a eu là, de sa part, bien plus qu’un simple geste pour la tirer d’un mauvais pas. Il y avait de la fureur, de la rage, une empathie ou du moins une conscience de l’horreur qu’elle vivait, qui le rend différent. Etrange sensation… elle boit tout le contenu de la fiole.
Grâce à l’élixir de Sacha, elle se fond dans les ombres de la nuit. Elle regarde ses mains qui ont pris une transparence un peu sombre. Tout cela serait amusant si la situation s’y prêtait. Elle se lève sans bruit et tente d’acclimater sa vue à l’obscurité. Ici.. là.. un meuble, une caisse, une étagère, une prise sur le mur, une autre.. en quelques secondes elle a évalué le trajet qui la mène à un creux dans la roche, non loin de l’entrée. Elle doit s’y rendre, et de là elle verra si elle peut sortir sans risque.
Elle se plie et se détend, dans un rythme lent, et comme un chat franchit l’une après l’autre les étapes prévues. Son attention physique est totale mais son esprit vagabonde, vif, alerte, pertinent, comme si le fait d’être entière dans son corps lui permettait d’avoir accès à des pensées plus profondes. Il s’est passé quelque chose qu’elle ne comprend pas, avec ce garçon qu’elle ne connaît pas, et ce n’est pas parce qu’il l’a sauvée.
Sa rage annonçait tout autre chose, qu’elle a du mal à cerner. Ce garçon-là était porteur d’une autre perception de la vie, du monde, d’elle en tant que fille, d’une attente qu’elle porte en elle depuis longtemps, d’un rêve peut-être même… Tout en grimpant, sautant, glissant, rampant, toujours sans bruit et en souplesse, ses sens en alerte se frayent un chemin dans son esprit en ébullition.
La porte d’entrée approche, sa respiration s’accélère, son corps bout d’une énergie contenue, ses gestes sont d’une précision accrue, tout son être vibre en accord avec l’air ambiant, l’odeur de terre humide, le silence de la nuit, la dureté de la roche, le goût de l’humus qui passe dans ses narines, le scintillement des étoiles qui illumine le chemin.
Alors qu’elle atteint le creux qui se trouve être le dernier point d’impact avant la sortie, une onde de choc traverse son corps tout entier. Ce plaisir d’être présente au monde qui l’entoure, cette sensualité de l’effort, cette euphorie de l’instant qui se fige, cette jouissance de l’éparpillement de l’être, toutes ces émotions qu’elle ressent lorsqu’elle se laisse emporter par ses sens, tout cela, et peut-être même bien d’autres choses qu’elle ne peut imaginer, le garçon le connaît aussi, à sa façon. Voilà ce qu’il est venu sauver, sans probablement même le comprendre.
Cette évidence n’a qu’une seule signification. Tout ce qu’elle ressent d’elle-même, du monde, de la vie, tout cela sera un jour à partager, avec un autre, un garçon, sensible comme elle. Et c’est ainsi, au moment précis où, d’un bond, elle atteint sans bruit le petit amas de cailloux qui borde l’entrée de la grotte des ogres du clan Mosh’Ogg, que l’enfant qu’elle était s’efface pour laisser place à la femme qu’elle sera.
Dans les minutes qui suivent, tandis que Lysange se faufile à toute vitesse entre les herbes hautes, le sang qui bat à tout rompre dans ses veines la vide peu à peu de toute haine, toute peur, toute envie de nuire ou de se venger. Peu importe ce qui est arrivé et arrivera peut-être encore, la vie qui coule en elle, cette énergie qui l’anime, cette force qui la soutient, toute cette formidable énergie qui la porte et la rend parfois étincelante, c’est tout ça qui rend la vie si belle. Voilà pourquoi elle a survécu à la faim, au froid et à l’abandon. Voilà pourquoi elle existe, tout simplement.
Lysange
Re: Une Annonciation
Dénouement
Au même moment, Benjamin et l’équipe de blanc-becs qui pensaient pouvoir le berner, se sont tous réunis autour de Sacha. Sans bouger de sa maison, elle a tout vu, tout entendu, et, pire que tout, absolument tout ressenti de la violence de Mateo sur Lysange. Sans pouvoir rien faire pour l’empêcher, elle a perçu le désarroi de la jeune fille, mais aussi celui du jeune homme sous le coup de ses pulsions, et donc toute l’horreur d’une situation qui n’aurait pas dû advenir. Elle a aussi senti les ogres approcher et embarquer les deux jeunes gens.
Dès que Marnie est arrivée avec le petit Jimmy, Sacha l’a donc prévenue de ce qui se tramait. Mais la jeune fille, désemparée d’être démasquée avant même d’avoir eu le temps de jouer sa petite comédie, ne l’a pas crue tout de suite. Comment admettre que « la vieille folle » ne cherchait pas à la retourner.
Ensuite il avait fallu parler à Tom, resté plus loin, qui ne voulait pas non plus y croire, puis négocier avec lui, évaluer la véracité des propos de Sacha, et enfin accourir là où était restée la charrette, pour découvrir que Lysange et Max avaient effectivement disparu, tandis que Benjamin et Mateo gisaient à terre, tous les deux cognés par Max mais l’un se réveillant doucement du coup porté à la tête, tandis que l’autre gisait inconscient, bien amoché.
Prenant conscience de sa bêtise, Tom a donc finalement décidé de ramener tout le monde à Sacha, se mettant naturellement sous sa responsabilité vaguement maternelle. Et c’est ainsi que la sorcière a pris en charge le petit groupe, leur préparant un repas pour le soir, sans aucun reproche, ni pour Tom le chef de bande irresponsable, ni pour Mateo, recroquevillé dans un coin, croulant de culpabilité et de honte.
Une fois que tout le monde s'est calmé, il est alors temps de préparer un plan de sauvetage. Sacha n’est pas capable de tout voir, comme le croient les jeunes gens qui se sont laissés couler dans une sérénité qu’ils avaient oubliée depuis bien longtemps, mais elle est capable de « voir » à travers les yeux de Lysange, de « ressentir » à travers son corps, son coeur, son âme. Et la jeune fille a en elle des ressources que Sacha perçoit avec tendresse.
« Elle est enfermée dans une grotte, avec votre ami. Mais elle va s’en sortir, je le sens. » Tom se relève brutalement, prêt à partir à leur recherche. « Où ça, dans une grotte ? ». Sacha le regarde et lui adresse un petit sourire désolé. « … Je crois qu’elle ne le sait pas elle-même, apparemment des ogres, des chamans, elle doit ruser, mais elle est presque sortie, je le sens… ».
« Et Max ? ». C’est au tour de Marnie de s’inquiéter. « Il est resté à l’intérieur, il va falloir aller le chercher.». Marnie regarde Tom, tous les deux se sentent responsables de ce qui s’est passé. Ils en sont désolés, presque plus que Sacha. En agissant comme il l’a fait, Mateo a mis en danger leur relation naissante, car c’est leur propre désir qu’il a sali.
Un regard, un hochement de tête simultané, en quelques minutes l’équipe est de nouveau opérationnelle, et Tom a repris la direction des événements. Tandis que Benjamin leur donne des couteaux et masses de fortune, Sacha leur indique ce quelle ressent de l’environnement, odeurs, bruissements, vibrations. Tom pense savoir où est la grotte, ils vont y aller sans les vieux, « ça ira plus vite » dit-il. Il se tourne vers Mateo, le regard noir et la mine mauvaise. Il a tout compris, même si Sacha ne s’est pas étendue, et il n’est pas près de pardonner. « Tu veux te racheter ? ».
Mateo, le visage pâle et l’air désemparé, hoche la tête lentement. « Tout ce que tu voudras ». Tom lui tend un couteau. « On y va tous ensemble, mais c’est toi qui entrera dans la grotte pour délivrer Max, on te couvrira. Une question ? ». Mateo prend le couteau, secouant la tête. Il ferait n’importe quoi pour que tout redevienne comme avant.
Sacha les observe puis lève l’index. « Attendez. Je vous donne un élixir d’invisibilité, ça pourra vous servir .. et aussi quelque chose pour vous prémunir des sorts de chaman». Elle prend sur l’étagère plusieurs petites fioles et les tend à Tom, circonspect. « Que tu le veuilles ou non, ça marche, et tu serais bien bête de ne pas t’en servir. »
Benjamin s’est levé aussi et s’apprête à les accompagner mais Sacha le retient d’une main ferme posée sur son avant-bras. D’un regard elle lui signifie qu’il doit rester là, avec elle. Une petite conversation muette anime leurs deux visages . Tom la perçoit vaguement mais n’y comprend rien. Sans doute la sorcière juge-t-elle l’homme trop fatigué pour les suivre dans cette périlleuse aventure. Il en ressent de la fierté, qui le console des actes de Mateo.
Enfin garçons et fille se mettent en route. Sur le seuil de sa maison, Sacha les suit du regard tandis que Benjamin enveloppe ses épaules de son bras en soupirant. « Ils vont s’en sortir, tu crois ? ». Sacha tourne la tête et le regarde, étonnamment sûre d’elle. « Je n’en sais rien. Mais Lyly est déjà sortie d’affaire et il faut aller la chercher ».
Le vieil homme se fend d’un sourire amusé. « J’me disais aussi… Tu les envoies au casse-pipe pour te venger ? ». Sacha secoue la tête, rendant le sourire. « Non, mais ma compassion a des limites. Et il faut bien qu’ils sauvent leur camarade. Par contre, toi tu vas récupérer Lyly, elle est quelque part non loin de cette grotte, sur la route qui mène à la Baie. Prends ma jument, et reviens moi vite ».
Benjamin la regarde, yeux plissés, méfiant. « … reviens moi ? .. tu veux dire que… ? ». Elle éclate de rire. « Je veux rien dire du tout. Je veux simplement que tu me ramènes ma jument, je veux soigner Lyly et l’aider à dormir ce soir, elle en a besoin et… je veux aussi pouvoir profiter de tes bras cette nuit. Tu crois que c’est possible ? ».
La main sur la nuque, Ben’ reste un moment sans pouvoir bouger, interloqué. Sacha est entrée dans sa maison, et il l’entend ranger les restes du repas. Pourquoi a-t-il le sentiment que quelque chose lui échappe…. Frottant son crâne et secouant la tête comme s’il voulait sortir d’un rêve, c’est en maugréant qu’il grimpe sur la jument et se penche pour lui murmurer à l’oreille. « En fait les femmes …. c’pas une question d’âge, tu vois… sont toutes pareilles …. et c'est sûr... j’y comprendrai jamais rien… mais j’crois bien que c’est c’qui m’plaît ! ».
Lysange
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