Rite de passage.
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Rite de passage.
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Le réveil est brutal et piquant.
Le temps de s’assurer qu’il s’agit bien de la réalité et la voilà plongée dans une tornade de sensations lourdes et oppressantes. Il lui faut toute la volonté de sa raison pour ne pas se laisser submerger par le trop plein d’émotions qui cherchent à forcer le barrage de ses paupières. Les larmes sont comme une marée qui monte sans relâche à l’intérieur d’elle, galopant, impétueuse, sur une plage vierge, toujours mal préparée à l’assaut, son infatigable naïveté.
Une sensation de vide, intense, l’emplit tout d’un coup. Elle ne doit pas se laisser submerger, elle doit se battre, rester vivante, forte, elle doit survivre à cet appel du vide qui se fait de plus en plus pressant.
Elle se sent disparaître. Elle n’est plus rien dans ce vide, rien qu’une minuscule étincelle qui continue de briller, vacillante. Il lui faut un point d’accroche, pour ne pas sombrer. Une pensée à dérouler pour canaliser les émotions. Elle tâche de visualiser l’étincelle, de la sentir, la comprendre.
Cette étincelle, c’est elle mais c’est aussi sa raison de vivre. C’est ce qui l’a toujours empêchée de sombrer, il faut s’y accrocher pour remonter à la surface. De quoi est-elle faite, cette étincelle. Cela fait des jours, des semaines même, qu’elle ne s’est pas posé la question de façon aussi cruciale. Elle pensait même en avoir fait le tour. Mais, là, dans ce vide qui l’enveloppe totalement, dans cette lutte contre la marée galopante des larmes, l’évidence apparaît : comprendre de quoi est faite l’étincelle, voilà ce qui peut la sauver, elle le sent, elle le sait. Comprendre est son unique planche de survie, elle s’y attelle avec rage.
L’étincelle c’est ce qui l’anime. C’est là, en elle, depuis toujours. C’est une envie de vivre qui force le respect. C’est une volonté et un choix, son choix de vie. Pourquoi celle là et pas une autre ? Elle ne sait pas. Sans doute parce qu’il fallait bien en choisir une parmi l’infini des possibles.
Il n’y a donc pas de quoi se plaindre, rien à regretter, pas de peur à avoir non plus, sur tout ce qu’elle ne pourra jamais vivre. C’est simple, très simple, elle est là parce qu’elle l’a décidé, bien avant de naître, il faut donc s’en contenter et prendre les choses comme elles viennent.
Petit à petit, son rythme cardiaque se calme, le vide s’éloigne tandis qu’une tristesse pesante l’écrase. C’est un lourd sentiment de solitude qui la prend maintenant. La marée de larmes remonte, déborde, elle n’y peut rien, autant laisser couler.
Alors c’est ça la vie, une étincelle qui repousse le vide, mais brille, toujours solitaire ?
On peut vraiment avoir fait ce choix ? Ou bien toutes les vies sont identiques, pleines de péripéties vides de sens et de rencontres illusoires, de rêves que personne ne partage, de cris et de larmes que personne ne comprend. Pourquoi prendre vie dans un corps si ce n’est pas pour en caresser d’autres, pourquoi faire des rencontres si ce n’est pas pour se mélanger, pourquoi briller si ce n’est pas pour fusionner ?
Au loin un chien hurle à la mort, lugubre chant d’un animal esseulé, comme elle. Elle happe l’air longuement, ravalant ses larmes. Elle n’est pas seule, Sacha dort à côté. Se plaindre ne lui réussit pas, elle s’en veut, la voilà en colère. Contre elle-même.
Comment en est-elle arrivée là. Voilà la question à se poser.
Il faudrait dormir, oublier, effacer, repartir, recommencer. Il faudrait….
Les yeux hagards elle fait le tour de la pièce où elle s’est éveillée en sursaut. Jamais elle n’aurait imaginé que ce séjour chez Sacha prendrait des airs de cauchemar.
Elle s’était préparée à simplement profiter de la présence aimante et attentive de la vieille femme ravie de l’accueillir, et elle se pensait prête pour quelques jours au calme, loin de l’agitation du monde, avec un travail personnel à finir, une histoire à raconter qui lui permettrait de passer le temps. Mais voilà que tout dérape à cause d’une sacoche oubliée, et avec elle ce qui justement la raccrochait à cette agitation qu’elle croyait avoir laissée sans trop de regrets.
Ce n’est pas l’oubli de l’objet qui a tout déclenché, mais le vide que son absence révèle. Sans rien pour se raccrocher au monde qu’elle a laissé derrière elle, que lui reste-t-il, sinon l’étincelle, ce petit éclat de rêve qu’elle a volontairement remisé depuis un moment.
Elle continue de réfléchir tout en s’enroulant dans la couverture de lin, cherchant le sommeil.
Depuis que cette guerre a commencé, elle a vu partir connaissances et amis à Darnassus et en Lordaeron, et elle les a entendus raconter leurs exploits sans nostalgie ou envie. Mais quand ils sont revenus plein d’histoires sur ces îles lointaines, elle a rêvé à nouveau de voyages et perdu un peu de sa joie de vivre.
Petit à petit, insidieusement, elle a repensé à Neals, et le voyage qu’ils faisaient quand il a disparu, puis à Joe dont elle a même imaginé recevoir des nouvelles. Elle s’est alors perdue dans le travail pour ne plus rêver de cette rencontre qui la comblerait, elle en est sûre, elle veut y croire. Mais le vide s’est infiltré en elle, sans qu’elle y prenne garde, et l’oubli de la sacoche la ramène de plein fouet dans une réalité qu’elle ne voulait pas voir.
Si elle veut bien admettre qu’elle a choisi de vivre cette vie là, et qu’elle doit donc s’en contenter, elle refuse d’en accepter les modalités actuelles. Il faut savoir patienter, disait Ben’. Possible, mais patienter ne veut pas dire se contenter du vide. Ecoute ton coeur, il sait, lui a souvent dit Sacha. Son coeur déborde d’amour à offrir, voilà ce qu’il clame sans relâche. Peut-il encore patienter ? Et pour attendre quoi, qui ? Personne. Elle-même. Seule, toujours seule, même au milieu des autres. Ce serait ça le secret du bonheur, alors, accepter cette solitude comme choisie, désirée ?
Les larmes s’étiolent mais la tristesse a laissé place à l’abattement. Revenir voir Sacha ne semblait pas contenir d’angoisse. Pourtant c’est bien ce qui la plombe au moment présent. En oubliant la sacoche, elle s’est obligée à affronter ce vide qui ne la quitte jamais. Pourquoi ?
Demain elle tâchera d’élucider cette énigme. Enfin elle se rendort, épuisée.
Lysange
Re: Rite de passage.
Un projet de vie.
Quand elle débarque au milieu de la mâtinée dans la petite salle de séjour, sa mine chiffonnée en dit long sur sa nuit, difficile. Sacha est occupée à piler des feuilles de couleurs différentes. Elle l’observe un moment avant de lâcher l’air de rien.
« Pour ce que tu as, le mieux c’est de t’asseoir devant un bol d’une tisane que je vais te préparer et de tout me raconter ».
Elle attrape un bocal sur une étagère à sa hauteur, y ponctionne deux pincées d’un mélange d’herbes séchées qu’elle glisse dans une toute petite boîte de métal trouée puis pose le bol sur la table et tend le bras vers un vieux fourneau à bois en désignant une bouilloire qui fume.
« Verse toi-même l’eau, elle est encore bien chaude. Prends un morceau de pain, je l’ai fait pour toi ce matin, et explique-moi ce qui se passe. »
Lysange est encore dans les brumes d’un sommeil agité, parcouru de cauchemars puis de rêves qui l’habitent encore. Elle regarde Sacha, le temps d’assimiler ses paroles, tourne lentement la tête vers le fourneau, observe la bouilloire comme si l’objet allait s’animer tout seul, mais reste incapable de bouger. Elle se détourne de cet objet stupide et parcourt la pièce à la recherche de ce qui pourrait la mettre en branle.
Le pain qui trône au milieu de la table embaume et lui ouvre l’esprit après les papilles. La voilà qui s’anime enfin. Elle s’approche de la table et prend le pain à pleines mains, le porte à ses narines et y plonge le nez, sans retenue, enfouissant presque son visage dans la mie odorante. Sacha l’observe du coin de l’oeil, le sourire naissant.
Emplie de l’odeur du pain frais, Lysange se sent lavée de la nuit, elle peut quitter les pensées nocturnes et s’ouvrir au jour. Elle attrape alors le couteau à dents et coupe une large tranche qu’elle enfourne presqu’entièrement, comme pour s’emplir du goût. Lentement elle mâche la mie, puis la croûte, qu’elle grignote par petits morceaux à coup d’incisives. Elle croque à droite, puis à gauche, dessine une forme, absorbée dans son jeu.
Sacha l’observe toujours attentivement, bien qu’apparemment occupée. Enfin la jeune femme est totalement réveillée et se tourne vers son aînée. Elle lui adresse un sourire, faible mais sincère.
« Ca va mieux ».
« Mal dormi à ce que je vois… ».
« Oui, un cauchemar qui m’a réveillée en pleine nuit, et ensuite tout un charivari dans ma tête »
« Mmh. Tu veux en parler ? ».
« Je sais pas... le cauchemar, je m’en souviens plus. Mais les pensées, si. »
« Alors prends cette tisane, et raconte moi ».
Comment expliquer son mal-être alors qu’elle ne sait pas elle-même ce qui la travaille. Compliqué, difficile, mais pas impossible pour peu qu’on la laisse parler. Justement Sacha sait écouter. Présente et attentive, elle suit les méandres des pensées de Lysange qui s’étirent en phrases longues et hachées. La jeune femme cherche ses mots, tente de retranscrire l’ensemble de ses émotions, de ses peurs, de ses doutes, par petites scènes qui semblent n’avoir ni queue ni tête mais sont en fait des fresques qu’elle construit à coups de métaphores. D’un coup de tête ou d’un regard appuyé Sacha indique qu’elle écoute, qu’elle suit, qu’elle comprend.
Enfin la jeune femme lève le nez de son bol avec un soupir.
« Voilà. Tu sais tout. »
« Mmh. Donc, si je devais résumer en quelques mots, tu rêves d’un homme qui viendrait combler le vide de ton coeur mais tu t’es déjà trompée, et tu as eu mal, alors tu crains de faire fausse route et tu te demandes s’il ne te faudrait pas mieux admettre que c’est un rêve stupide parce que tu ne pourras qu’en souffrir. C’est ça? ».
« Oui… c’est à peu près ça ». Lysange éclate de rire. « C’est sûr que j’avais pas besoin de parler pendant des heures pour en arriver là ».
« Mais si. Ce que tu m’as dit est bien plus riche et parlant. Je résume uniquement pour être certaine de ne pas me tromper ».
Sacha se tourne, essuyant ses mains sur un morceau de coton tout en l’observant.
« Si je te disais qu’effectivement, tu dois te faire une raison, rayer ce rêve de tes pensées et admettre que c’est une folie, est-ce que tu penses, sincèrement, que tu y arriverais ? ».
Lysange s’attendait à une longue explication sur la vie, le genre de discours que les vieux ont l’habitude de faire lorsqu’on leur demande un avis, mais certainement pas à une question aussi simple.
« Euh… vraiment ?… Franchement …. je… en fait…non, je ne crois pas. J’arrive pas à voir ma vie autrement. Et c’est justement ce qui me désespère. »
« Bien. Au moins c’est clair. Alors si tu penses que tu n’en es pas capable, pourquoi tu continues à vouloir te contraindre ? ».
« Mais.. Sacha… tu ne me donnes pas ton avis, là ! ».
« C’est pourtant bien ce que je fais. Allez, réponds moi. »
« Mais… parce que ! … parce que.. j’en ai marre de me sentir seule, et marre d’avoir mal de pas pouvoir partager, et marre de tout ça, et marre de moi, et… »
« En quoi cela te rend-il plus heureuse, cette idée qu’il te faut être raisonnable ? ».
« Mais je suis pas heureuse, Sacha, pas vraiment, je triche avec moi, je le sens bien… ».
La jeune femme est maintenant au bord des larmes, le regard implorant vers l’ancienne.
« Donc, je résume encore. Tu as un rêve, que tu voudrais effacer, parce que tu le penses mauvais pour toi, et que tu veux être raisonnable. Mais au fond tu sais que tu ne pourras pas te l’enlever de la tête et de ce fait tu en souffres deux fois plus. C’est bien ça ? ».
« Sacha… si c’est pour m’assommer encore plus, c’est pas très gentil, tu sais… ».
« Je cherche à t’aider, Lyly. Réponds moi. C’est bien ça ? ».
Lysange se tasse sur la chaise de bois, les épaules enroulées, le menton baissé, quelques larmes ont fait leur apparition au coin de ses yeux.
« Mmh. Tu fais les questions et les réponses, à quoi ça me sert… ».
Sacha attrape d’une main ferme le dossier de la chaise qui jouxte celle de Lysange, s’y assied avec souplesse puis prend les deux mains de la jeune fille dans les siennes, cherchant son regard.
« Lyly. Quand on a un rêve, et qu’on y croit dur comme fer, c’est une chance phénoménale qu’on ne doit pas gâcher. Alors premièrement, tu vas arrêter de te questionner là dessus et continuer à y croire. Deuxièmement tu vas réfléchir à sa mise en oeuvre plutôt qu’à son oubli. Et troisièmement tu vas changer de perspective : ce n’est pas un rêve mais ton projet de vie, tout simplement. ».
La jeune femme regarde Sacha, interdite, le visage ébahi mais le regard perdu.
« Comment ça, mon projet de vie ? C’est aussi simple que ça ? Vraiment ? Mais Sacha, il faut une autre personne, pour que ça marche, ça ne dépend pas que de moi, tu vois bien… ».
Sacha pousse le bol que Lysange n’a pas encore touché.
« Et si, ça ne dépend que de toi. C’est bien ça le coeur de ton problème. Puisque tu ne peux pas imaginer vivre autrement qu’a deux, tu dois tout mettre en oeuvre pour y arriver et ça commence par cesser de te morfondre sur ce qui ne va pas ».
« Mais… »
« Bois, ça te remettra les idées claires. Là j’ai à faire ailleurs et je vais avoir besoin de toi. Prépare toi, on va au village. On en rediscutera plus tard ».
Lysange
Re: Rite de passage.
Mise au monde
Lysange n’a pas eu le temps de questionner, elle est déjà sur le chemin du village et suit Sacha qui trottine avec vivacité.
« Mais tu cours où comme ça ? »
« On est venus me prévenir juste avant que tu te lèves. Le bébé de Margaud est annoncé, elle m’attend. »
« Mais... comment ça elle t’attend ? Tu vas l’aider pour l’accouchement ? Tu fais ça aussi ?!?»
Sans cesser de marcher à un bon rythme Sacha éclate de rire.
«Mais je l’ai toujours fait ! Par contre, s’il y a du monde, je les mets tous dehors ! Je ne garde qu’une seule personne avec moi, et souvent la même, une vieille du village ! Mais là je veux que ce soit toi. Il est temps que tu comprennes vraiment ce qu’est la vie. »
Sous le coup de la sidération la jeune femme reste un moment sans rien pouvoir rétorquer, puis lâche dans un souffle presque dépité.
« Non mais... j’ai plus 10 ans tout d’même ! Je sais comment naissent les bébés !!! »
Sacha continue de rire.
«Bien sûr, comme tout le monde. Mais as-tu été témoin des tous premiers instants de la vie ? As-tu participé à une venue au monde ? Pas que je sache. Donc on va profiter de l’occasion, et ça te remettra les idées en place. »
« Mais.... Sacha... j’y connais rien, je vais pas savoir t’aider ! »
« Tu n’as rien à savoir que tu ne saches déjà. Pour m’assister, et surtout assister la maman, il faut juste être attentionnée, attentive à ce qui se passe et c’est de ça dont tu as besoin aujourd’hui, être présente au monde qui t’entoure. Allez cesse de jacasser, je n’ai pas envie d’arriver trop tard. »
Une demie heure plus tard, c’est la soeur cadette de Margaud, une fillette d’environ onze ans, qui les accueille dans une maison en retrait du village. Le futur père est là, un jeune homme assis près du feu, occupé à se tordre les mains tandis que sa femme gémit dans la pièce à côté. Sacha a vite fait de l’envoyer quérir quelques bricoles pour l’enfant qui va arriver. Le jeune homme ne se fait pas prier. D’un clin d’oeil Sacha rassure Lysange, outrée par son renvoi.
« Parfois je les garde près de moi, si je les sens capable de soutenir leur femme. Mais pas celui-ci. C’est son premier, il est encore jeune et bien trop inquiet, il n’aurait rien apporté de bon. Manon nous sera plus utile ».
Dans la pièce attenante à la salle commune, un lit de bois brut, rustique et vieux. Sur le lit, une jeune femme en nage dont le ventre proéminent est caché sous des draps que l’on perçoit humides de sueur. Malgré la fatigue et les douleurs de l’accouchement, le visage de Margaud atteste de sa jeunesse, pas plus de 18 ou 19 ans. C’est un choc pour Lysange qui ne s’y attendait pas. Elle se tourne vers Sacha, inquiète, guettant son regard. Mais Sacha s’est précipitée vers la parturiente, souriante et rassurante.
« Ne t’inquiètes pas, Margaud, je te l’ai dit, ton bébé se présente bien et il n’est pas trop gros. Tu n’as aucun souci à te faire. C’est le premier, ça risque d’être un peu long et tu auras sans doute mal, mais si tu m’écoutes, ça ira ». Elle se tourne vers Lysange. « Elle c’est Lyly, c’est un peu comme ma fille, elle va suivre mes instructions et t’accompagner. Il faut que tu me fasses confiance, et que tu restes calme. D’accord ? »
Lysange regarde Sacha, incrédule. Un flot de pensées inquiétantes inonde son être intérieur, pensées qu’elle est toute prête à crier. Mais de quoi tu parles ? Comment ça, je vais t’accompagner ?!? Mais j’y connais rien moi, je sais pas quoi faire ! Je vais tout faire foirer, oui ! Le bébé va pas pouvoir naître à cause de moi ! Margaud va avoir mal à cause de moi ! Je peux pas… Je peux pas...
Mais Margaud est heureuse de la présence de Lysange et la regarde avec reconnaissance. Voir un visage jeune semble la rassurer vraiment. Lysange est frappée de plein fouet par toute cette confiance que l’inconnue lui offre sans retenue. Toutes ses craintes s’envolent, seule reste celle de ne pas être à la hauteur des attentes de la jeune mère. Elle lui prend la main et dans un sourire murmure la seule chose qu’elle se pense capable de faire. « Je suis là pour t’aider, alors si tu as besoin de quoi que ce soit, tu me le dis, d’accord ? ».
Margaud attrape fébrilement la main de Lysange. Elle est brûlante et moite, tout son corps est tendu d’anxiété et de douleur car les contractions se reproduisent déjà toutes les quatre ou cinq minutes, ne lui laissant que peu de répit. Mais entre les deux jeunes femmes passe un message qui se passe de mots, elles sont en phase. Lysange a oublié sa nuit, ses peurs, ses doutes.
Sacha a demandé des linges propres et de l’eau bouillie à la jeune Manon. Elle fait un premier examen tout en expliquant ce qu’elle fait, calmement.
« Ton col est quasi ouvert, ça ne devrait plus tarder. Je vais te préparer une tisane pour t’aider, essaye de te détendre, cale ta respiration sur celle de Lyly, surtout ne bloque rien, enfin essaye ».
Elle quitte la pièce et on l’entend préparer la tisane. Lysange serre toujours la main de Margaud, bouleversée par l’intensité du moment. Elle ne devrait sans doute pas parler d’elle mais elle se sent obligée d’être transparente, honnête.
« Tu sais, j’ai pas de bébé et j’ai jamais vu d’accouchement. Mais Sacha est persuadée que je vais être utile ».
« Je préfère que ce soit toi plutôt que la vieille Berthille, ne t’inquiète p...».
Margaud ne peut terminer sa phrase qui s’étire dans un gémissement. Sous le choc, elle se plie en deux et se contracte tout en serrant la main de Lysange de toutes ses forces. La douleur est palpable, en plus d’être audible. L’estomac de Lysange se retourne, c’est presqu’aussi difficile pour elle. Elle regarde vers la porte, espérant voir Sacha, mais elle est seule avec Margaud. Elle ne sait pas que faire mais sent qu’elle doit aider, en tout cas essayer.
« Écoute ton cœur, il sait » dirait Sacha. Elle regarde Margaud qui a plongé dans sa douleur et s’y débat, seule. Elle a tout à coup le sentiment de connaître ce que Margaud traverse. Elle est dans ce vide qui la happe parfois, dans cette solitude infinie qui l’habite, dans cette immensité de vibrations intenses. Elle est une petite étincelle qui vacille et lutte pour surnager, traverser la douleur et dépasser la peur de mourir, elle est la vie qui brille dans le noir.
Sans n’avoir jamais assisté à ce moment unique, Lysange perçoit instinctivement comment aider. Elle se penche sur Margaud tout en lui prenant la main, passe l’autre main dans sa nuque, met doucement ses lèvres au bord de ses oreilles et murmure une longue suite de paroles simples, comme un chant doux et envoûtant qu’elle imagine l’envelopper dans le vide.
« Je suis là... tu n’es pas seule... tout va bien... restes calme... respire doucement... n’empêche rien... laisse le faire, il va sortir quand il sera prêt... lui il sait... c’est lui qui mène la danse... aide le... juste aide le…restes calme... on y va doucement... tu n’es pas seule… ».
Lorsque Sacha revient, les deux jeunes femmes offrent un tableau étrange. Enlacées, l’une berçant l’autre qui gémit faiblement, la scène est tendre, douce, bien loin des visions d’apocalypse qu’elle a pourtant rencontrées.
Sans les déranger, Sacha se penche sur Margaud pour vérifier l’état du col. Ses gestes sont sûrs, rapides, efficaces. Elle se relève, quitte le lit, prépare des linges propres, un pot d’onguent, de l’eau bouillie dans une petite bassine, du matériel de couture qu’elle préférerait ne pas utiliser mais qu’elle doit tenir prêt, puis elle revient et se remet en position. Avec un geste retenu mais une tension dans la prise, elle attrape alors le bras de Lysange et le serre.
« C’est parti, Lyly. Il va falloir qu’elle participe, mais quand je te le dirai. N’oublie pas, on est là pour accompagner la mise au monde. Le mieux serait qu’on y arrive sans trop tirer, ni pousser ». Sortie de sa concentration Lysange est de nouveau perdue, elle craint de ne pas savoir faire et son regard trahit sa peur. Sacha redonne une pression sur son bras avec un sourire. « Continue comme ça, c’est parfait ».
Seule, avant de s’endormir, elle cherche les mots pour décrire ce qu’elle a vécu. Mais c’est peine perdue, trop intense, trop d’émotions, trop de tout. Des idées folles la traversent, l’impression d’avoir revécu sa propre naissance, le sentiment d’avoir perçu l’étincelle du bébé à la seconde précise où il a happé l’air ambiant, celui d’avoir ressenti l’intensité de la vibration qui passait entre la mère et son bébé, et enfin la sensation, ineffable mais pourtant bien réelle, d’avoir fusionné, un très court instant, avec l’étincelle des trois autres.
Elle n’a encore jamais envisagé la maternité. Avant d’être mère, il faut trouver un père, pas question de faire vivre à son enfant ce qu’elle a vécu elle-même, une enfance sans parents. Et puis elle n’a aucun désir de maternage, seul compte ce désir de l’Autre qui viendrait la compléter.
Se pourrait-il que le désir d’enfant puisse supplanter celui d’une rencontre ?
Non, ce qu’elle a vécu dépasse le simple désir d’enfant. Sans doute fallait que ce désir existe chez Margaud, ou mieux entre Margaud et Thibaud, pour que naisse ce bébé. Mais ce qu’elle en a perçu est d’une autre texture, une autre essence, une autre intensité, quelque chose comme la source de toutes les étincelles du monde, peut-être. La Vie, pure énergie, la Vie et l’émotion qui l’accompagne.
Embobinée dans le drap de lin, elle s’endort en recréant son monde. Se pourrait-il que l’énergie qui anime toutes ces étincelles soit en fait de l’amour, un amour sans objet, inconditionnel et infini ? Une émotion tellement forte, tellement agréable, tellement vitale, qu’on ne peut que vouloir la ressentir, encore et encore. Voilà qui expliquerait bien des choses...
Lysange
Re: Rite de passage.
Nouveau chemin.
Quand Lysange débarque dans la salle commune le lendemain matin, elle a bien meilleure mine. Son regard est encore un peu flottant mais bien plus rieur. Ses traits sont encore un peu chiffonnés de sommeil mais son visage est redevenu joyeux et avenant. Même le son de sa voix a changé, remonté d’une demie octave de la basse qui résonnait au réveil précédent.
Sacha est occupée au fourneau, une bonne odeur de pâte sablée provient du four et elle s’active devant une casserole dans lequel prend une crème de teinte jaune orangé au parfum citronné. Elle regarde la jeune femme de haut en bas rapidement, l’inspectant, puis lui adresse un sourire de contentement. « Bien mieux dormi, à ce que je vois ».
« Oui ! » Lysange se penche sur la casserole et en hume les effluves, accompagnant son geste d’un « Huuuum… tarte aux agrumes… j’adore ça».
Sacha sourit, puis sort la pâte cuite du four. « J’y retourne, voir si tout va bien, prépare toi, tu viens avec moi, le temps d’empaqueter tout ça.»
« C’est pas pour moi la tarte, alors ? »
« Bien sûr que si, puisque tu la mangeras là-bas ».
Dans la petite maison, le jeune père a repris sa place et leur ouvre la porte avec un large sourire fatigué, sa nuit a été courte mais tout va bien, Lysange en est rassurée.
La veille il n’a pas assisté à l’accouchement mais il a pu voir son fils dans les bras de sa mère juste au moment où elle tâchait de le mettre au sein, aidée par Sacha. Il s’est approché, intimidé, émerveillé, bouleversé même, mais Lysange a perçu combien il était loin de ce qui venait de se passer. Et elle en a été triste pour lui, tout en se demandant s’il aurait ressenti, tout comme elle, l’éclosion de l’étincelle, la force de la vie se frayant un passage dans ce monde, la puissance de l’émotion qui accompagnait cette éclosion.
En le revoyant, empli d’un bonheur simple, elle comprend qu’il en perçoit une part, exprimée dans l’attachement qu’il porte à son fils et à la femme qui l’a mis au monde. Elle se tourne alors vers Sacha et l’observe. Comment vit-elle toute cette magie, l’experte en passage de vie. Perçoit-elle l’étincelle et l’énergie qui la soutient avec autant d’intensité à chaque naissance ? Probablement, puisqu’elle a souhaité le lui faire vivre.
Elle aimerait lui demander mais l’heure n’est pas aux questions. Thibaud les entraîne dans la seconde pièce où il les laisse avec Margaud qui est réveillée, assise dans le lit, le bébé dans les bras, au sein. Le contraste sur son visage est frappant. Hier tendu de douleur et d’anxiété, aujourd’hui épanoui, éclatant d’un bonheur simple, comme celui de Thibaud, mais plus lumineux, plus serein.
Sacha lui demande si elle peut l’examiner et pour ce faire, mettre son enfant sur le côté. Elle coule un regard vers Lysange qui regarde de loin la mère et l’enfant, puis questionne Margaud, avec un très léger sourire en coin.
« Tu peux aussi laisser Lyly le porter, si ça ne te fait pas peur ».
Lysange sursaute et secoue la tête pour Sacha. Elle ne se sent absolument pas prête, l’enfant a l’air si fragile, si malléable, si vulnérable, elle ne saura pas, elle ne veut pas. Mais Margaud accepte en riant, il n’y a aucune crainte en elle.
Pourtant elle sait, j’y connais rien moi ! hurle Lysange en silence.
Le bébé, endormi, est délicatement décroché du sein par Margaud qui le tend ensuite calmement vers Lysange. « Vas-y, la seule chose importante est de tenir sa tête, tu vois, comme ça. »
Lysange regarde le nouveau-né, inquiète et hypnotisée. Sans le vouloir sciemment elle s’avance vers le lit, toute prête finalement à surmonter sa crainte et expérimenter cette nouvelle sensation. L’enfant dort toujours, la bouche entrouverte où perlent quelques minuscules bulles de lait maternel, le visage détendu, confiant, et les paupières à demi fermées, fines, quasi transparentes, sur des yeux sombres et aqueux. Margaud tient le corps du bébé avec son bras enroulé sous son dos et sa main enveloppant la minuscule tête. C’est une posture qui lui semble naturelle et pourtant jusqu’à hier et la naissance, il est probable qu’elle ne la connaissait pas. Lysange l’envie, cela semble si simple.
Qu’est-ce qui l’empêche d’être aussi à l’aise que Margaud ? Tandis qu’elle tend les bras, hésitante, l’évidence la frappe au cœur : cet enfant est une personne qui ne lui est rien, aucun sentiment de possession, de complicité biologique, d’assurance ou de droit qu’elle aurait sur lui. C’est un Autre, dans toute l’étendue de sa différence. Et pour rien au monde elle ne lui ferait du mal, ou le contraindrait, sa vulnérabilité ne faisant qu’ajouter au respect que cette présence lui inspire.
Elle reste interdite, mais Margaud insiste d’un sourire.
« Allez, tu vas y arriver. Il est repu et il dort, tu ne crains rien ».
Lysange prend l’enfant, ses mains sont moites et ses bras tremblent légèrement, son cœur s’est affolé tandis que sa respiration semble s’être arrêtée, bloquée sur l’instant. Elle installe le bébé du mieux qu’elle peut, priant tous les dieux du monde qu’il ne se réveille pas et se mette à gigoter.
Mais rien n’émane de lui qu’un abandon, visible dans la respiration tranquille d’un être en totale confiance. Elle l’observe un long moment tandis que Sacha vérifie que la suite de couches se déroule au mieux.
A quoi rêve-t-il ce bébé qui dort. A t’il seulement conscience d’exister. Se souvient-il de sa naissance, de sa vie intra-utérine, que ressent-il, a t’il souvenir du vide d’où il vient, que perçoit-il de sa mère, que se passerait-il si, comme elle, il était abandonné dans un panier sur un quai de port, d’où tire-t-il son envie de vivre. Et si tout ne vient pas de la mère, pourquoi reste-t-on en vie. Est-ce uniquement par faim, soif, besoins vitaux ? Est-ce que cela suffit pour vouloir survivre ?
Elle se souvient alors d’une conversation avec Joe, aux tous débuts de leur amitié. Ils n’étaient pas d’accord, et débattaient. Lui pensait que seul existait cet instinct de survie biologique, animal, elle disait qu’elle ressentait autre chose, un autre appel, plus fort, plus intense, plus intérieur, plus… humain, ou en tout cas en lien avec les émotions.
Les animaux ont-ils une perception du vide qui les habite. Elle n’en sait rien, mais en doute. En admettant qu’ils l’aient, donnent-ils à voir ce qu’ils en ressentent. Elle n’en sait pas plus, mais entrevoit un cheminement de pensées qui s’ouvre en elle. Ce besoin de ressentir de belles émotions, d’écrire pour les raconter, de jouer avec, de les partager, les comprendre, d’aimer ceux qui ont ce même besoin, tout ce qui l’anime et la pousse vers l’avant, est-ce que ce ne serait pas « tout ça », la vie, pour elle.
Quand elle relève la tête pour vérifier que Margaud peut rependre son bébé, elle découvre avec stupeur que les deux femmes la regardent avec le sourire.
« Où étais-tu ? »
« Euh… là… je... pourquoi ? »
Elle tend l’enfant à sa mère avec douceur.
« Parce qu’on te parlait mais tu n’entendais pas ».
« Ah.. je réfléchissais… à la vie, tout ça ».
« Mmh… et ? ».
Sacha l’observe tout en rangeant son matériel, Margaud a remis son enfant près d’un sein, de nouveau concentrée sur son bien-être.
« Et… t’avais raison. Tout ça m’a un peu remis les idées en place. Enfin j’espère. C’est trop fort en moi, ce besoin d’émotions et d’amour. Donc faut que je fasse avec ! Et que j’aille en chercher là où je peux en trouver, et pas ailleurs... C’est peut-être plutôt ça mon projet de vie, non ?»
Lysange
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