[Histoire] Brendan Tolgrey
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[Histoire] Brendan Tolgrey
Chapitre 1
Durant cette nuit orageuse, Brendan ne parvint pas à trouver le sommeil. Un tel déchainement des éléments était pourtant fréquent dans le ciel de Castelfreux. Mais le jeune garçon ne s’y habituait pas. Le bois de la charpente craquait sous l’effet du vent et lui donnait l’impression que la toiture du manoir pouvait s’effondrer sur lui à tout moment. L’ombre projetée à chaque flash par le vieux chêne devant sa fenêtre lui semblait prendre la forme d’une main griffue prête à l’arracher de son lit. Mais au-delà de ce tintamarre et des ombres cauchemardesques, le jeune garçon était tourmenté par les mots que lui avait dit son père quelques heures plus tôt : « Ne sois pas un fardeau pour ton frère, il est destiné à de grandes choses ». Il était vrai que les deux jumeaux n’avaient en commun que leur apparence physique : des cheveux noirs de jais et mi-long encadrant un visage carré, des épaules et un buste déjà large pour leur jeune âge, ainsi que des yeux d’un bleu très pâle qui sont caractéristiques des Tolgrey. Mais pour le reste, les jumeaux étaient aussi différents que le jour et la nuit. Si Jonas avait tout pour devenir le futur chef de la famille, Brendan, lui, était vu par ses parents comme une anomalie dans la généalogie. Brendan n’était pas vraiment habile pour les tâches manuelles, que ce soit pour le combat à l’épée, la chasse ou encore la navigation, là où Jonas excellait. Il n’avait pas la même vivacité d’esprit que son frère, capable de tout assimiler à une vitesse phénoménale. Leurs personnalités respectives étaient aux antipodes l’une de l’autre : Jonas était bienveillant, chaleureux et sociable. Brendan était froid, renfermé et particulièrement instable, comme en témoignaient ses tendances pyromaniaques. Quand il était plus jeune, cette déviance l’avait conduit à mettre le feu à une botte de foin, ce qui avait provoqué l’un des pires sinistres de l’histoire de Castelfreux. Les flammes s’étaient répandues très vite et avaient eu le temps de consumer plusieurs maisons, avec certains de leurs habitants. Les causes de l’incendie avaient longtemps été gardées sous silence, mais la rumeur selon laquelle le jeune Brendan était responsable avait très vite fait le tour de l’île. Depuis lors, les villageois le percevaient comme un enfant maudit, destiné à répandre le malheur sur l’île.
Un seul coup d’œil suffisait à distinguer les deux jumeaux : Lors de grandes réceptions, Brendan était celui qui restait en retrait tandis que son frère accaparait l’attention de tout l’auditoire avec une facilité déconcertante. Brendan avait le sentiment d’être en permanence dans son ombre et nourrissait à son égard un sentiment ambivalent, entre l’admiration et la jalousie maladive. Et cette nuit-là encore, il enviait son frère et son aptitude à rester impassible face à la tempête qui se déchaînait au-dehors. Il tenait ses jambes à son cou, tandis que Jonas dormait à poings fermés dans le lit voisin. Il renonça finalement à trouver le sommeil et s’aventura dans les longs couloirs de la demeure familiale en s’éclairant avec un petit chandelier. Ses insomnies l’avaient rendu coutumier de ces promenades nocturnes, durant lesquelles il aimait s’arrêter devant les portraits des précédents chefs de la famille Tolgrey qui tapissaient les murs du corridor. Il se visualisait alors le sien, figurant aux côtés des autres, puis finissait par se dire que cet honneur reviendrait sûrement à Jonas. Cette fois-ci, il s’arrêta devant le portrait de son père, Galiann Tolgrey. Celui-ci avait le mérite d’être fidèle au personnage : le peintre avait retranscrit avec brio son caractère austère, à travers des rides marquées par le temps et un regard inquisiteur, durci par des arcades proéminentes. Le même regard auquel avait droit Brendan quand il faisait montre de son incompétence. Le regard que lui offrait constamment son père, en somme. A ce moment précis, il eut une furieuse envie de brûler le portrait, mais il se ravisa. En effet, Brendan redoutait plus que tout le courroux de son père. Ce dernier était partisan d’une éducation musclée, à base de coups de martinet censés forger le caractère. Mais ces châtiments corporels ne faisaient en réalité qu’alimenter chez Brendan un profond ressentiment et son souhait de rendre un jour au quintuple toutes les souffrances qui lui ont été infligées. Brendan marcha vers l’aile Nord du manoir quand il entendit des murmures à peine audibles, ceux d’un homme et d’une femme qui semblaient avoir une discussion agitée. Il remarqua que le pas d’une porte était éclairé, celle du bureau de son père. Il plaça son oreille près de l’entrebâillement de la porte. « Tu dois quitter l’île … toi et l’enfant. Luciana commence à avoir des soupçons et tu sais ce dont elle est capable. » Il reconnut la voix de son père, toujours aussi froide, certes, mais empreinte d’une inhabituelle inquiétude. « Mère est à Hurlevent … qui est avec lui ? » pensa-t-il. Il poussa légèrement la porte pour mieux entendre et entrevoir la scène.
- « L’enfant ? Tu veux dire ton fils ! Tu ne peux pas le nier ! » répondit la voix féminine.
- « Un bâtard qui ne verra pas le prochain hiver s’il reste ici plus longtemps »
A son ton, il était difficile de savoir s’il s’agissait d’un avertissement ou d’une menace. Brendan put discerner la femme à qui s’adressait son père. Elle était jeune, bien plus jeune que lui, et portait un long manteau à capuchon tout trempé. Son visage, bien qu’encore humide et déformé par le chagrin, était d’une beauté rare : elle présentait des traits finement dessinés et ornés de petites tâches de rousseur, des yeux verts en forme d’amende et une longue chevelure blonde et ondulée. Il n’aperçut pas tout de suite la petite silhouette qui se cachait derrière la jeune femme. C’était un petit garçon, âgé tout au plus de 5 ou 6 ans. Il était cramponné au manteau de l’inconnue et semblait à moitié endormi. Il s’agissait vraisemblablement du fils de la jeune femme, au vu de sa forte ressemblance avec cette dernière. Mais alors, était-ce lui le sujet de cette dispute ? Brendan n’eut pas le loisir d’en savoir plus. Il sentit soudainement une main se plaquer contre sa bouche, puis entendit une voix familière lui chuchoter « Chut ! C’est juste moi. » Quand il se retourna, il vit Jonas qui lui fit signe de le suivre jusqu’à la chambre.
- « Ce n’est pas beau d’écouter aux portes ! Si Père t’avait surpris … » lui dit Jonas dans un sourire.
- « Jonas … je crois que Père a eu … »
- « Tais-toi ! Il y a des secrets qu’il vaut mieux taire … pour le bien de la famille. » l’interrompit-il.
- « Mais … et ce garç… »
- « Brendan, dans son intérêt et dans le nôtre, ne fais plus jamais allusion à lui. » Insista-t-il.
Visiblement, Jonas était plus ou moins au courant de cette histoire. Il avait toujours eu un certain flair pour deviner ce qui se tramait dans le manoir et même au-delà. Il pouvait lire dans les gens comme dans un livre ouvert et se plaisait à rapporter à ses parents les écarts auxquels pouvaient se livrer les serviteurs sous leurs toits. C’était l’une de ses nombreuses qualités qui le rendaient si aptes à reprendre les rênes de l’île et à se prémunir contre d’éventuelles conjurations. Mais cette fois-ci, cela concernait leur père et il était hors-de-question de jeter l’opprobre sur la famille.
- « Mais dis-moi, qu’est-ce que tu faisais encore debout à cette heure-ci ? » demanda Jonas.
- « Heum … et bien, je n’arrivais pas à dormir … »
- « Laisse-moi deviner, à cause du tonnerre ? T’es toujours aussi froussard ! » lui lança-t-il, rieur.
Brendan détourna la tête avec une moue renfrognée. Jonas posa alors un regard bienveillant sur son frère.
- « N’oublie pas que demain matin, on est censés aller chasser avec Père. Il ne supportera pas de te voir dans les vapes. » dit Jonas.
- « Il ne supporte jamais rien de ce que je fais, de toute façon. »
- « Et bien, montre-lui que tu vaux mieux que ce qu’il prétend ! »
- « Facile à dire pour toi … il t’a toujours estimé ! »
- « Il n’empêche qu’il faut que tu dormes. Si je reste à ton chevet un petit moment, ça t’aidera à t’endormir ? »
Brendan opina silencieusement, trop fier pour l’avouer de vive voix. Quand Brendan eut fini par s’endormir, Jonas alla regarder par la fenêtre de la chambre qui donnait sur l’entrée du manoir. De là, il vit une diligence quitter les lieux à la faveur de la nuit. Il regarda la diligence s’évanouir dans la pénombre, son visage trahissant une certaine tristesse. Il murmura alors « Bonne chance, Aidan … » avant de regagner son lit.
***
Le temps s’était calmé au début de la matinée et avait laissé place à la grisaille qui régnait habituellement sur l’île d’Elirias, fief de la famille Tolgrey. Longtemps affiliée au Royaume de Gilnéas, cette petite île d’environ 1000 habitants avait fait sécession lors de la fermeture du mur de Grisetête à la fin de la Deuxième guerre pour maintenir ses relations diplomatiques et commerciales avec l’Alliance de Lordaeron. Quand Kul’tiras adopta à son tour une politique isolationniste, la communauté d’Elirias parvint à vivre quelques temps dans une relative autarcie avant de renouer contact avec le royaume de Hurlevent. Cette nouvelle alliance permit à Elirias de faire prospérer son économie à travers principalement le commerce de la pêche et l’exportation d’obsidienne, une roche volcanique très présente sur l’île. Et ce matin-là, comme tous les autres, les habitants de la place forte de l’île, Castelfreux, s’étaient attelés à leurs activités dès les premières lueurs de l’aube.
Brendan trainait la patte derrière son père et son frère sur la longue descente qui menait jusqu’à Castelfreux et la forêt environnante. La nuit avait été rude et continuait d’occuper les pensées de Brendan. Il remarqua également que son père était plus silencieux qu’à l’accoutumée, sans doute en raison de ce qui s’était passé quelques heures plus tôt. Jonas, lui, faisait comme si de rien n'était et appréciait sereinement le spectacle que lui offrait le village en éveil. Ils traversèrent l’allée principale du village, non sans attirer les regards des villageois qui les honoraient de leurs plus belles révérences. Jonas lorgna sur les jeunes villageoises qui lui faisaient des sourires lourds de sens. Brendan, fidèle à lui-même, ignora la populace dans une moue dédaigneuse. Certains villageois le foudroyaient du regard, méfiants, avant de s’échanger quelques messes basses. Galiann se contentait de saluer sobrement ses sujets, sans tomber dans la familiarité.
- « Monseigneur, soyez prudents durant vot’partie d’chasse ! Les bestiaux sont d’moins en moins farouches ces derniers temps et n’hésitent pas à foncer dans le lard ! » avertit le garde-chasse du village.
- « Vous pensez sérieusement qu’un insignifiant sanglier peut mettre en difficulté un Tolgrey ? » lui demanda Galiann d’un ton parfaitement neutre.
- « Non non … bien sûr que non, Monseigneur ! C’est juste que le jeune Billy a … »
- « Le jeune Billy était gauche et faiblard. Il aurait bien été capable de mourir empalé par son propre bouc, si ce sanglier ne l’avait pas fait avant. Ne mettez pas mon … mes fils dans le même panier que ce simplet. »
Brendan serra les poings d’agacement. Jonas leva les yeux au ciel et posa une main amicale sur le bras du garde-chasse.
- « Merci pour votre conseil, messire. Nous tâcherons d’être vigilants, c’est promis. » remercia-t-il dans un sourire bienveillant.
- « Heum … mais de rien, jeune seigneur. » répond-il, tout penaud.
Le trio seigneurial s’engouffra dans la forêt de chênes qui recouvrait environ un tiers de la surface de l’île. Les locaux aimaient se raconter toutes sortes d’histoires terrifiantes à propos de cette forêt, à base d’esprits malfaisants et de créatures anthropophages. Bien entendu, ces récits n’avaient pas échappé à Brendan et contribuaient à alimenter ses psychoses lors de ses parties de chasse avec son père. Ce matin-là plus encore qu’à l’accoutumée car sa fatigue de la nuit dernière altérait ses sens et accentuait sa paranoïa. Il croyait voir des silhouettes dissimulées derrière les arbres et discerner dans les bruissements des feuilles quelques sombres murmures. Chaque bruit de branche qui craquait, chaque croassement de corbeau et chaque sifflement du vent le faisaient sursauter. Jonas l’avait remarqué et semblait s’en amuser.
- « Prends garde, Brendan, le fantôme de Billy pourrait surgir de l’ombre pour t’emporter avec lui dans le royaume des morts ». dit Jonas d’un ton moqueur.
- « A-aarrête ! C’est pas marrant ! » bégaya Brendan.
- « Roooh ! Ne crains rien, quand bien même il pointerait le bout de son nez, tu pourrais facilement le semer, vu comme il était gros de son vivant » dit-il en riant.
- « Silence ! Regardez là-bas, c’est notre jour de chance » interrompit Galiann.
La silhouette d’une imposante bête se dessinait au loin, entre deux buissons. Vraisemblablement celle d’un gros sanglier. « Jonas, avec moi ! » Galiann et Jonas se hâtèrent pour mettre en chasse l’animal. Brendan, lui, ne parvint pas à tenir la cadence. Il avança péniblement, tandis que son père et son frère prenaient de la distance. Il se retrouva vite seul. Seul, au cœur d’une forêt qui semblait être le décor d’un conte horrifique, Brendan se mit à paniquer. Il pressa son fusil de chasse contre son épaule, les mains tremblantes, et regardait nerveusement dans toutes les directions, convaincu qu’une créature allait lui tomber dessus. Au bout de quelques minutes, il entendit quelque chose ou quelqu’un s’approcher à vive allure derrière lui. Instinctivement, il fit volte-face et tira à l’aveugle dans cette direction. Il vit alors ce qu’il pensait être un monstre s’écrouler devant lui. C’était Jonas. Alors que Brendan n’était jamais parvenu à atteindre sa cible, il avait cette fois-ci réussi à toucher son frère en plein cœur. Il lâcha son fusil de chasse et resta stoïque, face au corps inanimé de Jonas. Galiann ne tarda pas à revenir et à découvrir la scène. Il se précipita vers le corps et vérifia son pouls. Malheureusement, la vie l’avait déjà quitté. Il comprit très vite ce qui s’était passé en voyant la blessure par balle sur la poitrine de Jonas. Il resta un long moment à genou devant la dépouille de ton fils, sans dire un mot ni laisser une transparaître une quelconque émotion. Brendan finit par briser ce silence.
- « Père … je … je ne voulais pas ! Je croyais que … »
- « Tu assumeras les conséquences de tes actes. » déclara froidement Galiann.
- « Père … que … que voulez-vous dire ? » demanda-t-il d’une voix chevrotante.
- « Demain, nous enterrerons ton frère, Brendan Tolgrey. »
- « Qu’est-ce que vous voulez dire, Père ?»
- « Tu m’as bien compris. A partir de maintenant, tu seras Jonas Tolgrey ».
Brendan comprit alors tous les enjeux qui se cachaient derrière l’ordre de son père. Il comprit que jamais sa mère ne supporterait le chagrin de la perte de Jonas. Il comprit que jamais la population d’Elirias n’accepterait qu’il soit le seul héritier légitime de la famille Tolgrey. Il comprit que jamais plus, il ne devrait faire preuve de faiblesse …
Durant cette nuit orageuse, Brendan ne parvint pas à trouver le sommeil. Un tel déchainement des éléments était pourtant fréquent dans le ciel de Castelfreux. Mais le jeune garçon ne s’y habituait pas. Le bois de la charpente craquait sous l’effet du vent et lui donnait l’impression que la toiture du manoir pouvait s’effondrer sur lui à tout moment. L’ombre projetée à chaque flash par le vieux chêne devant sa fenêtre lui semblait prendre la forme d’une main griffue prête à l’arracher de son lit. Mais au-delà de ce tintamarre et des ombres cauchemardesques, le jeune garçon était tourmenté par les mots que lui avait dit son père quelques heures plus tôt : « Ne sois pas un fardeau pour ton frère, il est destiné à de grandes choses ». Il était vrai que les deux jumeaux n’avaient en commun que leur apparence physique : des cheveux noirs de jais et mi-long encadrant un visage carré, des épaules et un buste déjà large pour leur jeune âge, ainsi que des yeux d’un bleu très pâle qui sont caractéristiques des Tolgrey. Mais pour le reste, les jumeaux étaient aussi différents que le jour et la nuit. Si Jonas avait tout pour devenir le futur chef de la famille, Brendan, lui, était vu par ses parents comme une anomalie dans la généalogie. Brendan n’était pas vraiment habile pour les tâches manuelles, que ce soit pour le combat à l’épée, la chasse ou encore la navigation, là où Jonas excellait. Il n’avait pas la même vivacité d’esprit que son frère, capable de tout assimiler à une vitesse phénoménale. Leurs personnalités respectives étaient aux antipodes l’une de l’autre : Jonas était bienveillant, chaleureux et sociable. Brendan était froid, renfermé et particulièrement instable, comme en témoignaient ses tendances pyromaniaques. Quand il était plus jeune, cette déviance l’avait conduit à mettre le feu à une botte de foin, ce qui avait provoqué l’un des pires sinistres de l’histoire de Castelfreux. Les flammes s’étaient répandues très vite et avaient eu le temps de consumer plusieurs maisons, avec certains de leurs habitants. Les causes de l’incendie avaient longtemps été gardées sous silence, mais la rumeur selon laquelle le jeune Brendan était responsable avait très vite fait le tour de l’île. Depuis lors, les villageois le percevaient comme un enfant maudit, destiné à répandre le malheur sur l’île.
Un seul coup d’œil suffisait à distinguer les deux jumeaux : Lors de grandes réceptions, Brendan était celui qui restait en retrait tandis que son frère accaparait l’attention de tout l’auditoire avec une facilité déconcertante. Brendan avait le sentiment d’être en permanence dans son ombre et nourrissait à son égard un sentiment ambivalent, entre l’admiration et la jalousie maladive. Et cette nuit-là encore, il enviait son frère et son aptitude à rester impassible face à la tempête qui se déchaînait au-dehors. Il tenait ses jambes à son cou, tandis que Jonas dormait à poings fermés dans le lit voisin. Il renonça finalement à trouver le sommeil et s’aventura dans les longs couloirs de la demeure familiale en s’éclairant avec un petit chandelier. Ses insomnies l’avaient rendu coutumier de ces promenades nocturnes, durant lesquelles il aimait s’arrêter devant les portraits des précédents chefs de la famille Tolgrey qui tapissaient les murs du corridor. Il se visualisait alors le sien, figurant aux côtés des autres, puis finissait par se dire que cet honneur reviendrait sûrement à Jonas. Cette fois-ci, il s’arrêta devant le portrait de son père, Galiann Tolgrey. Celui-ci avait le mérite d’être fidèle au personnage : le peintre avait retranscrit avec brio son caractère austère, à travers des rides marquées par le temps et un regard inquisiteur, durci par des arcades proéminentes. Le même regard auquel avait droit Brendan quand il faisait montre de son incompétence. Le regard que lui offrait constamment son père, en somme. A ce moment précis, il eut une furieuse envie de brûler le portrait, mais il se ravisa. En effet, Brendan redoutait plus que tout le courroux de son père. Ce dernier était partisan d’une éducation musclée, à base de coups de martinet censés forger le caractère. Mais ces châtiments corporels ne faisaient en réalité qu’alimenter chez Brendan un profond ressentiment et son souhait de rendre un jour au quintuple toutes les souffrances qui lui ont été infligées. Brendan marcha vers l’aile Nord du manoir quand il entendit des murmures à peine audibles, ceux d’un homme et d’une femme qui semblaient avoir une discussion agitée. Il remarqua que le pas d’une porte était éclairé, celle du bureau de son père. Il plaça son oreille près de l’entrebâillement de la porte. « Tu dois quitter l’île … toi et l’enfant. Luciana commence à avoir des soupçons et tu sais ce dont elle est capable. » Il reconnut la voix de son père, toujours aussi froide, certes, mais empreinte d’une inhabituelle inquiétude. « Mère est à Hurlevent … qui est avec lui ? » pensa-t-il. Il poussa légèrement la porte pour mieux entendre et entrevoir la scène.
- « L’enfant ? Tu veux dire ton fils ! Tu ne peux pas le nier ! » répondit la voix féminine.
- « Un bâtard qui ne verra pas le prochain hiver s’il reste ici plus longtemps »
A son ton, il était difficile de savoir s’il s’agissait d’un avertissement ou d’une menace. Brendan put discerner la femme à qui s’adressait son père. Elle était jeune, bien plus jeune que lui, et portait un long manteau à capuchon tout trempé. Son visage, bien qu’encore humide et déformé par le chagrin, était d’une beauté rare : elle présentait des traits finement dessinés et ornés de petites tâches de rousseur, des yeux verts en forme d’amende et une longue chevelure blonde et ondulée. Il n’aperçut pas tout de suite la petite silhouette qui se cachait derrière la jeune femme. C’était un petit garçon, âgé tout au plus de 5 ou 6 ans. Il était cramponné au manteau de l’inconnue et semblait à moitié endormi. Il s’agissait vraisemblablement du fils de la jeune femme, au vu de sa forte ressemblance avec cette dernière. Mais alors, était-ce lui le sujet de cette dispute ? Brendan n’eut pas le loisir d’en savoir plus. Il sentit soudainement une main se plaquer contre sa bouche, puis entendit une voix familière lui chuchoter « Chut ! C’est juste moi. » Quand il se retourna, il vit Jonas qui lui fit signe de le suivre jusqu’à la chambre.
- « Ce n’est pas beau d’écouter aux portes ! Si Père t’avait surpris … » lui dit Jonas dans un sourire.
- « Jonas … je crois que Père a eu … »
- « Tais-toi ! Il y a des secrets qu’il vaut mieux taire … pour le bien de la famille. » l’interrompit-il.
- « Mais … et ce garç… »
- « Brendan, dans son intérêt et dans le nôtre, ne fais plus jamais allusion à lui. » Insista-t-il.
Visiblement, Jonas était plus ou moins au courant de cette histoire. Il avait toujours eu un certain flair pour deviner ce qui se tramait dans le manoir et même au-delà. Il pouvait lire dans les gens comme dans un livre ouvert et se plaisait à rapporter à ses parents les écarts auxquels pouvaient se livrer les serviteurs sous leurs toits. C’était l’une de ses nombreuses qualités qui le rendaient si aptes à reprendre les rênes de l’île et à se prémunir contre d’éventuelles conjurations. Mais cette fois-ci, cela concernait leur père et il était hors-de-question de jeter l’opprobre sur la famille.
- « Mais dis-moi, qu’est-ce que tu faisais encore debout à cette heure-ci ? » demanda Jonas.
- « Heum … et bien, je n’arrivais pas à dormir … »
- « Laisse-moi deviner, à cause du tonnerre ? T’es toujours aussi froussard ! » lui lança-t-il, rieur.
Brendan détourna la tête avec une moue renfrognée. Jonas posa alors un regard bienveillant sur son frère.
- « N’oublie pas que demain matin, on est censés aller chasser avec Père. Il ne supportera pas de te voir dans les vapes. » dit Jonas.
- « Il ne supporte jamais rien de ce que je fais, de toute façon. »
- « Et bien, montre-lui que tu vaux mieux que ce qu’il prétend ! »
- « Facile à dire pour toi … il t’a toujours estimé ! »
- « Il n’empêche qu’il faut que tu dormes. Si je reste à ton chevet un petit moment, ça t’aidera à t’endormir ? »
Brendan opina silencieusement, trop fier pour l’avouer de vive voix. Quand Brendan eut fini par s’endormir, Jonas alla regarder par la fenêtre de la chambre qui donnait sur l’entrée du manoir. De là, il vit une diligence quitter les lieux à la faveur de la nuit. Il regarda la diligence s’évanouir dans la pénombre, son visage trahissant une certaine tristesse. Il murmura alors « Bonne chance, Aidan … » avant de regagner son lit.
***
Le temps s’était calmé au début de la matinée et avait laissé place à la grisaille qui régnait habituellement sur l’île d’Elirias, fief de la famille Tolgrey. Longtemps affiliée au Royaume de Gilnéas, cette petite île d’environ 1000 habitants avait fait sécession lors de la fermeture du mur de Grisetête à la fin de la Deuxième guerre pour maintenir ses relations diplomatiques et commerciales avec l’Alliance de Lordaeron. Quand Kul’tiras adopta à son tour une politique isolationniste, la communauté d’Elirias parvint à vivre quelques temps dans une relative autarcie avant de renouer contact avec le royaume de Hurlevent. Cette nouvelle alliance permit à Elirias de faire prospérer son économie à travers principalement le commerce de la pêche et l’exportation d’obsidienne, une roche volcanique très présente sur l’île. Et ce matin-là, comme tous les autres, les habitants de la place forte de l’île, Castelfreux, s’étaient attelés à leurs activités dès les premières lueurs de l’aube.
Brendan trainait la patte derrière son père et son frère sur la longue descente qui menait jusqu’à Castelfreux et la forêt environnante. La nuit avait été rude et continuait d’occuper les pensées de Brendan. Il remarqua également que son père était plus silencieux qu’à l’accoutumée, sans doute en raison de ce qui s’était passé quelques heures plus tôt. Jonas, lui, faisait comme si de rien n'était et appréciait sereinement le spectacle que lui offrait le village en éveil. Ils traversèrent l’allée principale du village, non sans attirer les regards des villageois qui les honoraient de leurs plus belles révérences. Jonas lorgna sur les jeunes villageoises qui lui faisaient des sourires lourds de sens. Brendan, fidèle à lui-même, ignora la populace dans une moue dédaigneuse. Certains villageois le foudroyaient du regard, méfiants, avant de s’échanger quelques messes basses. Galiann se contentait de saluer sobrement ses sujets, sans tomber dans la familiarité.
- « Monseigneur, soyez prudents durant vot’partie d’chasse ! Les bestiaux sont d’moins en moins farouches ces derniers temps et n’hésitent pas à foncer dans le lard ! » avertit le garde-chasse du village.
- « Vous pensez sérieusement qu’un insignifiant sanglier peut mettre en difficulté un Tolgrey ? » lui demanda Galiann d’un ton parfaitement neutre.
- « Non non … bien sûr que non, Monseigneur ! C’est juste que le jeune Billy a … »
- « Le jeune Billy était gauche et faiblard. Il aurait bien été capable de mourir empalé par son propre bouc, si ce sanglier ne l’avait pas fait avant. Ne mettez pas mon … mes fils dans le même panier que ce simplet. »
Brendan serra les poings d’agacement. Jonas leva les yeux au ciel et posa une main amicale sur le bras du garde-chasse.
- « Merci pour votre conseil, messire. Nous tâcherons d’être vigilants, c’est promis. » remercia-t-il dans un sourire bienveillant.
- « Heum … mais de rien, jeune seigneur. » répond-il, tout penaud.
Le trio seigneurial s’engouffra dans la forêt de chênes qui recouvrait environ un tiers de la surface de l’île. Les locaux aimaient se raconter toutes sortes d’histoires terrifiantes à propos de cette forêt, à base d’esprits malfaisants et de créatures anthropophages. Bien entendu, ces récits n’avaient pas échappé à Brendan et contribuaient à alimenter ses psychoses lors de ses parties de chasse avec son père. Ce matin-là plus encore qu’à l’accoutumée car sa fatigue de la nuit dernière altérait ses sens et accentuait sa paranoïa. Il croyait voir des silhouettes dissimulées derrière les arbres et discerner dans les bruissements des feuilles quelques sombres murmures. Chaque bruit de branche qui craquait, chaque croassement de corbeau et chaque sifflement du vent le faisaient sursauter. Jonas l’avait remarqué et semblait s’en amuser.
- « Prends garde, Brendan, le fantôme de Billy pourrait surgir de l’ombre pour t’emporter avec lui dans le royaume des morts ». dit Jonas d’un ton moqueur.
- « A-aarrête ! C’est pas marrant ! » bégaya Brendan.
- « Roooh ! Ne crains rien, quand bien même il pointerait le bout de son nez, tu pourrais facilement le semer, vu comme il était gros de son vivant » dit-il en riant.
- « Silence ! Regardez là-bas, c’est notre jour de chance » interrompit Galiann.
La silhouette d’une imposante bête se dessinait au loin, entre deux buissons. Vraisemblablement celle d’un gros sanglier. « Jonas, avec moi ! » Galiann et Jonas se hâtèrent pour mettre en chasse l’animal. Brendan, lui, ne parvint pas à tenir la cadence. Il avança péniblement, tandis que son père et son frère prenaient de la distance. Il se retrouva vite seul. Seul, au cœur d’une forêt qui semblait être le décor d’un conte horrifique, Brendan se mit à paniquer. Il pressa son fusil de chasse contre son épaule, les mains tremblantes, et regardait nerveusement dans toutes les directions, convaincu qu’une créature allait lui tomber dessus. Au bout de quelques minutes, il entendit quelque chose ou quelqu’un s’approcher à vive allure derrière lui. Instinctivement, il fit volte-face et tira à l’aveugle dans cette direction. Il vit alors ce qu’il pensait être un monstre s’écrouler devant lui. C’était Jonas. Alors que Brendan n’était jamais parvenu à atteindre sa cible, il avait cette fois-ci réussi à toucher son frère en plein cœur. Il lâcha son fusil de chasse et resta stoïque, face au corps inanimé de Jonas. Galiann ne tarda pas à revenir et à découvrir la scène. Il se précipita vers le corps et vérifia son pouls. Malheureusement, la vie l’avait déjà quitté. Il comprit très vite ce qui s’était passé en voyant la blessure par balle sur la poitrine de Jonas. Il resta un long moment à genou devant la dépouille de ton fils, sans dire un mot ni laisser une transparaître une quelconque émotion. Brendan finit par briser ce silence.
- « Père … je … je ne voulais pas ! Je croyais que … »
- « Tu assumeras les conséquences de tes actes. » déclara froidement Galiann.
- « Père … que … que voulez-vous dire ? » demanda-t-il d’une voix chevrotante.
- « Demain, nous enterrerons ton frère, Brendan Tolgrey. »
- « Qu’est-ce que vous voulez dire, Père ?»
- « Tu m’as bien compris. A partir de maintenant, tu seras Jonas Tolgrey ».
Brendan comprit alors tous les enjeux qui se cachaient derrière l’ordre de son père. Il comprit que jamais sa mère ne supporterait le chagrin de la perte de Jonas. Il comprit que jamais la population d’Elirias n’accepterait qu’il soit le seul héritier légitime de la famille Tolgrey. Il comprit que jamais plus, il ne devrait faire preuve de faiblesse …
Aidan Brahill
Re: [Histoire] Brendan Tolgrey
Chapitre 2 :
« A partir de maintenant, tu seras Jonas Tolgrey. » Ces mots semblaient faire écho dans la crypte familiale, alors qu’il contemplait le visage sculpté dans le marbre de la sépulture. Son visage. Son père avait décrété que Brendan Tolgrey était mort dans un accident de chasse et s’était montré volontairement évasif sur les circonstances quand il dut en faire part aux habitants de l’île. Aussi, les théories allèrent bon train dans le village : de la simple chute à cheval en passant par l’attaque d’une bête cauchemardesque. Mais la rumeur la plus persistante - et la plus vraisemblable - voulait que Brendan eût été tué par un sanglier. « Triste ironie … hein, père ? De devoir laisser courir la rumeur que l’un de tes fils soit mort de la même manière que cet idiot de Billy. Sans doute préférais-tu cela à l’infamie d’un fratricide. » songea Brendan.
Cela faisait maintenant quatre ans que le drame était survenu et Brendan continuait de venir quotidiennement se recueillir auprès de la tombe de son frère. C’était l’occasion pour lui de se replonger dans le passé et de garder intact le souvenir de son frère mais aussi de sa propre identité. Car durant ces dernières années, il n’avait eu de cesse de renoncer à tout ce qui le définissait et de porter le masque d’une autre personne : celui de Jonas Tolgrey. Ce frère qu’il aimait tant mais qu’il n’était jamais parvenu à comprendre, comme en témoignaient les milliers de débats houleux qu’ils avaient pu avoir dans leur jeunesse sur des sujets tantôt absurdes tantôt essentiels. Parmi ces joutes verbales, Brendan s’en remémora une en particulier, qui portait sur la manière de gouverner. Jonas, en bon prince qu’il était, défendait une gouvernance fondée sur le dialogue et la négociation permanente avec le peuple. Brendan, moins conciliant, soulignait l’importance du respect dû au monarque et, à défaut, de la crainte qu’il doit inspirer pour s’assurer de l’obéissance de ses sujets. « On ne gouverne pas en palabrant mais en agissant. Et pour ça, il faut un unique homme, fort et inflexible. » pensa Brendan à voix haute, comme s’il revivait la scène. Il s’attendait à entendre Jonas et l’une ses fameuses répliques cinglantes dont il avait le secret. Mais au lieu de cela, il dut se contenter d’un silence, froid et solitaire. Pas une seule fois, depuis la mise en terre de son frère, Brendan n’avait croisé âme qui vive dans la crypte. Ni son père, sans doute trop occupé pour pleurer les morts. Ni sa mère, qui n’avait pas remarqué le subterfuge et remerciait chaque jour la Lumière d’avoir protégé le bon fils. Brendan avait l’impression que sa prétendue disparition n’était qu’un détail dans la vie de sa famille, voire un évènement favorable pour cette dernière. Comme si la famille s’était débarrassée d’une verrue disgracieuse qui entachait sa belle image. Du moins, officiellement. Brendan savait au fond de lui qu’il ne pourrait pas continuer ses simagrées indéfiniment et que sa véritable nature finirait par éclater au grand jour. Dès son plus jeune âge, il réalisa qu’il n’était pas comme les autres et que des concepts humains des plus basiques, comme l’altruisme ou l’empathie, lui apparaissaient nébuleux, incompréhensibles. Il avait le sentiment qu’un monstre le rongeait de l’intérieur. Cette part d’ombre se manifestait de manière plus ou moins spectaculaire, à travers sa fascination pour le feu et son potentiel destructeur. En temps normal, il ne faisait preuve de sadisme qu’à l’égard des animaux, notamment à l’égard des poules qu’il s’amusait à faire flamber et à regarder courir désespérément dans tous les sens. Mais parfois, le spectacle des flammes chancelantes le subjuguait tellement qu’il perdait toute lucidité et devenait dangereux pour la vie d’autrui. Seul Jonas parvenait alors à le tirer de cet état second. Brendan voyait en son frère un repère moral, un contrepoids à ses instincts les plus sombres. A présent que Jonas était mort, seule la peur que lui inspirait son père poussait Brendan à réprimer ses besoins malsains. Une garantie éphémère contre la folie de Brendan car ce dernier finirait tôt ou tard par succéder à son père. En attendant, Brendan restait une créature docile et fidèle à l’image honorable que renvoyait Jonas, comme le voulait son père. Mais le monstre, lui, restait tapi dans l’ombre et guettait le moment de sa délivrance.
Au terme d’une dernière prière, Brendan tourna le dos au visage de pierre et se dirigea vers les marches qui menaient à l’extérieur, prêt à revêtir de nouveau le déguisement de Jonas.
***
Brendan commençait à trouver sa position sérieusement inconfortable : ses jambes étaient prises d’engourdissements, ses paupières devenaient lourdes face à l’ennui des échanges auxquels il assistait et comme si cela ne suffisait pas, il ressentait l’envie pressante de satisfaire ses besoins naturels. Cela faisait maintenant des heures qu’il se tenait aux côtés de son père qui, comme au début de chaque semaine, recevait ses sujets dans la grande salle de réception du manoir pour entendre leurs doléances et régler les litiges qu’ils lui soumettaient. Et cette fois-ci, comme à l’accoutumée, il s’était bien gardé d’accorder un siège à Brendan qui rendrait ces séances hebdomadaires beaucoup moins pénible pour lui. « Combien de temps encore vas-tu continuer à me tourmenter de la sorte, père ? Est-ce là l’une de tes nouvelles méthodes éducatives de tortionnaire ? Ou bien continues-tu de me faire payer la mort de Jonas ? » rumina-t-il, tandis qu’il voyait son père confortablement installé dans son imposant fauteuil en chêne enrichi de dorures et tapissé de cuir noir, qui avait l’allure d’un trône. Avant chaque séance, Galiann intimait à son fils de n’intervenir sous aucun prétexte et d’observer attentivement comment il convenait d’exercer son office seigneurial. Et à chaque séance, Brendan ressentait une furieuse envie de confronter les villageois à la futilité de leurs préoccupations. Mais il se taisait et maintenait l’illusion d’un jeune seigneur à l’écoute de ses futurs sujets.
- « Mais mon bon seigneur, c’est ti pas injuste que ce maudit queutard reste impuni alors qu’il a troussé ma gueuse de bonne femme sous mon propre toit ?! » protesta de vive voix l’homme édenté qui se tenait devant Galiann, les mains liées.
- « Aux dernières nouvelles, c’est au seigneur qu’il incombe de rendre justice sur ses terres. Vous considérez vous comme un seigneur en ces lieux, messire ? » interrogea Galiann sur un ton toujours aussi neutre et impassible.
- « Je … heum … et bien … je ne suis pas un seigneur mais un mari, mon seigneur ! » bafouilla l’homme.
- « Et vous auriez dû agir comme tout mari qui se respecte : satisfaire votre femme quand il était encore temps et la corriger quand le mal était fait. Vous devrez verser à Sir Hector un dédommagement à hauteur de 30 argentées en compensation de ses trois cochons que vous avez fusillés. Au suivant ! »
L’homme sortit de la salle la tête basse et laissa place à un homme d’âge moyen, affublé d’une longue robe aux couleurs de l’Alliance et du fameux emblème du lion doré. Celui-ci se contenta d’un simple hochement de tête en guise de salutations, au lieu de la révérence habituellement de rigueur. Brendan ne put s’empêcher d’esquisser un léger sourire à l’idée que pour une fois, son père ne serait pas en position de domination. Et pour cause, il se doutait que cet homme venait réclamer la contrepartie de leur nouvelle allégeance à l’Alliance.
- « Seigneur Galiann Tolgrey, je me présente à vous en ce jour pour vous rappeler vos devoirs envers l’Alliance et la couronne de Hurlevent. Comme vous le savez, le fragile pacte de paix que nous avons autrefois conclu avec la Horde est rompu et la guerre est de nouveau à nos portes. Au nom du généralissime Fordragon, je vous somme de vous acquitter de ce devoir et d’apporter votre contribution à l’effort de guerre. »
- « Qu’est-ce que vous attendez de moi au juste ? Que je fournisse des bras armés ? Soyez lucides, mes hommes ne sont, pour la plupart, que des paysans et des pêcheurs. Ils ne savent même pas tenir une épée. »
- « L’Alliance ne vous demande pas tout un régiment mais simplement une contribution, aussi minime soit-elle, seigneur Tolgrey. J’ai entendu maintes louanges à propos de votre fils et héritier légitime, Jonas Tolgrey. Il serait habile de ses mains, en plus d’avoir l’esprit affûté. Pourquoi ne le feriez-vous pas quitter son nid ?
L’émissaire lança un regard scrutateur à l’attention de Brendan, dont le sourire s’effaça subitement. Galiann sembla quant à lui très contrarié par cette requête.
- « Vous voulez que j’envoie mon unique héritier sur le front ? J’ignore ce que vous avez entendu à son sujet mais l’envoyer affronter des mastodontes de la horde, c’est le condamner à une mort certaine. Lui et la maison Tolgrey par la même occasion. »
- « Vous vous méprenez, seigneur Tolgrey. Il n’est pas question de faire de votre fils un vulgaire fantassin. A vrai dire, il est fréquent que le jeunes hommes et femmes de son rang rejoignent l’académie des mages de Hurlevent pour y apprendre les rudiments de la magie arcanique et pour mettre ensuite leurs savoirs acquis au service de l’Alliance. N’est-ce pas une situation plus enviable que celle de rester cloitré ici, à regarder la pluie tomber ? Qu’en pensez-vous, jeune homme ? »
L’émissaire appuya son regard sur Brendan. Il avisa craintivement son père avant de revenir au visiteur.
- « Je … Je serais- … »
- « Il suffit ! » interrompit Galiann « cette décision revient à moi et à moi seul. Vous dites qu’il mettra ses connaissances au service de l’Alliance. De quelle manière ? »
- « De bien des manières, seigneur Tolgrey. Par exemple, en maintenant activés les portails menant aux principaux fronts ou encore en enchantant les armes de nos soldats. Vous êtes loin d’imaginer tout le travail qui est effectué en amont par nos mages. Un travail noble et indispensable. Votre fils en tirera beaucoup de prestige. Il pourra se faire une place privilégiée dans la société. »
Brendan voyait bien à l’expression de son père que la situation l’embarrassait et le plaçait dans une sérieuse impasse. Soit il acceptait de laisser partir son fils, au risque qu’il perde le contrôle sur ce dernier. Soit il refusait et briserait alors la promesse qu’il avait tenue envers l’Alliance. Sans compter qu’une telle décision susciterait l’incompréhension de son épouse, Luciana qui, depuis toujours, souhaitait que son enfant prodige rejoigne la capitale pour pouvoir exploiter pleinement son potentiel. Elle finirait par comprendre quelle sombre vérité se cache derrière le refus constant de Galiann de laisser leur fils prendre son envol. Après avoir pesé le pour et le contre, Galiann donna sa réponse sans grande conviction.
- « C’est entendu. Mon fils rejoindra la capitale et sera formé à l’Académie de Hurlevent … »
- « C’est une sage décision, qui sera bénéfique à votre famille, à n’en pas douter ! »
- « Bien, si vous me le permettez maintenant, je dois m’entretenir avec mon fils. »
- « Fort bien, seigneur Tolgrey. Vous me trouverez sur mon navire, si vous me cherchez ».
Galiann emmena ensuite son fils dans son bureau, à l’abri des oreilles indiscrètes. Quand il ferma la porte derrière lui, Brendan sentit son regard inquisiteur peser sur lui.
- « Je ne serai pas là pour te surveiller, mais si j’ai vent du moindre travers de ta part … de la moindre incartade, je peux t’assurer que le châtiment que je te réserve sera bien plus dur à encaisser que tout ce que tu as connu jusqu’à présent. L’honneur de la famille doit demeurer intact. Est-ce que c’est bien compris ? » menaça Galiann. Pour la première fois, Brendan soutint le regard de son père dans une expression de défi. Il ne se sentit pas intimidé par les menaces de son père. Au contraire, il crut discerner dans le regard de son père une lueur d’inquiétude, comme si ce dernier réalisa subitement que le moment qu’il redoutait tant était arrivé : celui où Brendan s’affranchirait inévitablement de son emprise.
- « Je ferai ce qui doit être fait, père » répondit sagement Brendan, tandis que ses prunelles pâles semblaient scruter la moindre faille chez son père
Galiann regarda fixement son fils un bref instant en crispant sa mâchoire.
- « A présent, Jonas, prépare tes affaires. Un long voyage t’attend. »
***
Depuis le pont supérieur du navire, Brendan regarda une dernière fois l’île qui l’avait vu naître sans éprouver aucune mélancolie à l’idée de la quitter. Il l’avait toujours vue comme un immonde caillou qui avait jusque alors fait office de prison pour lui mais qui lui reviendrait de droit à son retour. En outre, il se réjouissait d’échapper à la surveillance constante de son père, même s’il avait conscience qu’il devrait quand même se tenir à carreau à Hurlevent. Les corbeaux auraient tôt vite fait d’apporter à sa famille des nouvelles fâcheuses. Néanmoins, ce voyage était tout de même l’occasion pour lui de faire tomber partiellement le masque. Là-bas, personne ne le connaissait, si ce n’est peut-être de nom. Il allait ainsi pouvoir arrêter de forcer les traits de Jonas et se comporter plus naturellement.
« Votre sourire trahit vos pensées, jeune seigneur. Vous commenciez à vous enraciner à cet endroit sinistre et vous vous réjouissez à l’idée de découvrir le vrai monde, n’est-ce pas ? » Brendan reconnut la voix de l’émissaire qu’il avait vu plus tôt au manoir. Ce dernier se mit à côté de Brendan et s’accouda à la rambarde du navire en regardant dans la même direction que lui. Brendan resta silencieux et attarda un instant son regard sur l’homme. Il arborait une barbe épaisse et grisonnante, qui recouvrait l’entièreté de son cou. Brendan aperçut le grimoire volumineux qui pendouillait à sa ceinture.
- « Vous êtes un magicien, messire. Je me trompe ? » déduisit Brendan.
- « Qu’est-ce qui vous fait dire ça, jeune seigneur ? » interrogea l’homme au visage tiré, dans un sourire qui se voulait bienveillant.
Brendan remarqua alors la couleur de ses yeux qui étaient d’un violet surnaturel.
- « Votre tenue détonne avec celles des gens ordinaires … et mon père m’a toujours dit que la principale occupation des mages est de se faire remarquer. Et puis, je suppose que pour faire autant l’éloge de l’académie des mages, il faut y être allé. »
- « Effectivement, je peux difficilement me faire passer pour autre chose ! » dit-il en riant. « Je m’appelle Marius Bent et je suis chargé de dénicher des jeunes gens suffisamment talentueux pour devenir des mages au service de l’Alliance. Et on m’a fait écho de vos prédispositions, Jonas ».
- « Ne vous fiez pas aux rumeurs, messire. Elles ont tendance à déformer la réalité ».
- « Mon flair ne me trompe jamais, jeune seigneur. Vous avez le regard vif et curieux d’un mage en devenir. Une infinité de possibilités s’offre à vous, pour peu que vous vous en donniez les moyens ».
- « Une infinité de possibilités, vous dites ? Je serai libre d’utiliser les arcanes comme je l’entends ? »
- « Dès lors que vous servez les intérêts de l’Alliance et ne bafouez pas les principes de l’Eglise, oui. Quel pouvoir vous ferait rêver, jeune seigneur ? »
Brendan marqua un court instant de réflexion.
« Je veux faire pleuvoir le feu sur mes ennemis. »
« A partir de maintenant, tu seras Jonas Tolgrey. » Ces mots semblaient faire écho dans la crypte familiale, alors qu’il contemplait le visage sculpté dans le marbre de la sépulture. Son visage. Son père avait décrété que Brendan Tolgrey était mort dans un accident de chasse et s’était montré volontairement évasif sur les circonstances quand il dut en faire part aux habitants de l’île. Aussi, les théories allèrent bon train dans le village : de la simple chute à cheval en passant par l’attaque d’une bête cauchemardesque. Mais la rumeur la plus persistante - et la plus vraisemblable - voulait que Brendan eût été tué par un sanglier. « Triste ironie … hein, père ? De devoir laisser courir la rumeur que l’un de tes fils soit mort de la même manière que cet idiot de Billy. Sans doute préférais-tu cela à l’infamie d’un fratricide. » songea Brendan.
Cela faisait maintenant quatre ans que le drame était survenu et Brendan continuait de venir quotidiennement se recueillir auprès de la tombe de son frère. C’était l’occasion pour lui de se replonger dans le passé et de garder intact le souvenir de son frère mais aussi de sa propre identité. Car durant ces dernières années, il n’avait eu de cesse de renoncer à tout ce qui le définissait et de porter le masque d’une autre personne : celui de Jonas Tolgrey. Ce frère qu’il aimait tant mais qu’il n’était jamais parvenu à comprendre, comme en témoignaient les milliers de débats houleux qu’ils avaient pu avoir dans leur jeunesse sur des sujets tantôt absurdes tantôt essentiels. Parmi ces joutes verbales, Brendan s’en remémora une en particulier, qui portait sur la manière de gouverner. Jonas, en bon prince qu’il était, défendait une gouvernance fondée sur le dialogue et la négociation permanente avec le peuple. Brendan, moins conciliant, soulignait l’importance du respect dû au monarque et, à défaut, de la crainte qu’il doit inspirer pour s’assurer de l’obéissance de ses sujets. « On ne gouverne pas en palabrant mais en agissant. Et pour ça, il faut un unique homme, fort et inflexible. » pensa Brendan à voix haute, comme s’il revivait la scène. Il s’attendait à entendre Jonas et l’une ses fameuses répliques cinglantes dont il avait le secret. Mais au lieu de cela, il dut se contenter d’un silence, froid et solitaire. Pas une seule fois, depuis la mise en terre de son frère, Brendan n’avait croisé âme qui vive dans la crypte. Ni son père, sans doute trop occupé pour pleurer les morts. Ni sa mère, qui n’avait pas remarqué le subterfuge et remerciait chaque jour la Lumière d’avoir protégé le bon fils. Brendan avait l’impression que sa prétendue disparition n’était qu’un détail dans la vie de sa famille, voire un évènement favorable pour cette dernière. Comme si la famille s’était débarrassée d’une verrue disgracieuse qui entachait sa belle image. Du moins, officiellement. Brendan savait au fond de lui qu’il ne pourrait pas continuer ses simagrées indéfiniment et que sa véritable nature finirait par éclater au grand jour. Dès son plus jeune âge, il réalisa qu’il n’était pas comme les autres et que des concepts humains des plus basiques, comme l’altruisme ou l’empathie, lui apparaissaient nébuleux, incompréhensibles. Il avait le sentiment qu’un monstre le rongeait de l’intérieur. Cette part d’ombre se manifestait de manière plus ou moins spectaculaire, à travers sa fascination pour le feu et son potentiel destructeur. En temps normal, il ne faisait preuve de sadisme qu’à l’égard des animaux, notamment à l’égard des poules qu’il s’amusait à faire flamber et à regarder courir désespérément dans tous les sens. Mais parfois, le spectacle des flammes chancelantes le subjuguait tellement qu’il perdait toute lucidité et devenait dangereux pour la vie d’autrui. Seul Jonas parvenait alors à le tirer de cet état second. Brendan voyait en son frère un repère moral, un contrepoids à ses instincts les plus sombres. A présent que Jonas était mort, seule la peur que lui inspirait son père poussait Brendan à réprimer ses besoins malsains. Une garantie éphémère contre la folie de Brendan car ce dernier finirait tôt ou tard par succéder à son père. En attendant, Brendan restait une créature docile et fidèle à l’image honorable que renvoyait Jonas, comme le voulait son père. Mais le monstre, lui, restait tapi dans l’ombre et guettait le moment de sa délivrance.
Au terme d’une dernière prière, Brendan tourna le dos au visage de pierre et se dirigea vers les marches qui menaient à l’extérieur, prêt à revêtir de nouveau le déguisement de Jonas.
***
Brendan commençait à trouver sa position sérieusement inconfortable : ses jambes étaient prises d’engourdissements, ses paupières devenaient lourdes face à l’ennui des échanges auxquels il assistait et comme si cela ne suffisait pas, il ressentait l’envie pressante de satisfaire ses besoins naturels. Cela faisait maintenant des heures qu’il se tenait aux côtés de son père qui, comme au début de chaque semaine, recevait ses sujets dans la grande salle de réception du manoir pour entendre leurs doléances et régler les litiges qu’ils lui soumettaient. Et cette fois-ci, comme à l’accoutumée, il s’était bien gardé d’accorder un siège à Brendan qui rendrait ces séances hebdomadaires beaucoup moins pénible pour lui. « Combien de temps encore vas-tu continuer à me tourmenter de la sorte, père ? Est-ce là l’une de tes nouvelles méthodes éducatives de tortionnaire ? Ou bien continues-tu de me faire payer la mort de Jonas ? » rumina-t-il, tandis qu’il voyait son père confortablement installé dans son imposant fauteuil en chêne enrichi de dorures et tapissé de cuir noir, qui avait l’allure d’un trône. Avant chaque séance, Galiann intimait à son fils de n’intervenir sous aucun prétexte et d’observer attentivement comment il convenait d’exercer son office seigneurial. Et à chaque séance, Brendan ressentait une furieuse envie de confronter les villageois à la futilité de leurs préoccupations. Mais il se taisait et maintenait l’illusion d’un jeune seigneur à l’écoute de ses futurs sujets.
- « Mais mon bon seigneur, c’est ti pas injuste que ce maudit queutard reste impuni alors qu’il a troussé ma gueuse de bonne femme sous mon propre toit ?! » protesta de vive voix l’homme édenté qui se tenait devant Galiann, les mains liées.
- « Aux dernières nouvelles, c’est au seigneur qu’il incombe de rendre justice sur ses terres. Vous considérez vous comme un seigneur en ces lieux, messire ? » interrogea Galiann sur un ton toujours aussi neutre et impassible.
- « Je … heum … et bien … je ne suis pas un seigneur mais un mari, mon seigneur ! » bafouilla l’homme.
- « Et vous auriez dû agir comme tout mari qui se respecte : satisfaire votre femme quand il était encore temps et la corriger quand le mal était fait. Vous devrez verser à Sir Hector un dédommagement à hauteur de 30 argentées en compensation de ses trois cochons que vous avez fusillés. Au suivant ! »
L’homme sortit de la salle la tête basse et laissa place à un homme d’âge moyen, affublé d’une longue robe aux couleurs de l’Alliance et du fameux emblème du lion doré. Celui-ci se contenta d’un simple hochement de tête en guise de salutations, au lieu de la révérence habituellement de rigueur. Brendan ne put s’empêcher d’esquisser un léger sourire à l’idée que pour une fois, son père ne serait pas en position de domination. Et pour cause, il se doutait que cet homme venait réclamer la contrepartie de leur nouvelle allégeance à l’Alliance.
- « Seigneur Galiann Tolgrey, je me présente à vous en ce jour pour vous rappeler vos devoirs envers l’Alliance et la couronne de Hurlevent. Comme vous le savez, le fragile pacte de paix que nous avons autrefois conclu avec la Horde est rompu et la guerre est de nouveau à nos portes. Au nom du généralissime Fordragon, je vous somme de vous acquitter de ce devoir et d’apporter votre contribution à l’effort de guerre. »
- « Qu’est-ce que vous attendez de moi au juste ? Que je fournisse des bras armés ? Soyez lucides, mes hommes ne sont, pour la plupart, que des paysans et des pêcheurs. Ils ne savent même pas tenir une épée. »
- « L’Alliance ne vous demande pas tout un régiment mais simplement une contribution, aussi minime soit-elle, seigneur Tolgrey. J’ai entendu maintes louanges à propos de votre fils et héritier légitime, Jonas Tolgrey. Il serait habile de ses mains, en plus d’avoir l’esprit affûté. Pourquoi ne le feriez-vous pas quitter son nid ?
L’émissaire lança un regard scrutateur à l’attention de Brendan, dont le sourire s’effaça subitement. Galiann sembla quant à lui très contrarié par cette requête.
- « Vous voulez que j’envoie mon unique héritier sur le front ? J’ignore ce que vous avez entendu à son sujet mais l’envoyer affronter des mastodontes de la horde, c’est le condamner à une mort certaine. Lui et la maison Tolgrey par la même occasion. »
- « Vous vous méprenez, seigneur Tolgrey. Il n’est pas question de faire de votre fils un vulgaire fantassin. A vrai dire, il est fréquent que le jeunes hommes et femmes de son rang rejoignent l’académie des mages de Hurlevent pour y apprendre les rudiments de la magie arcanique et pour mettre ensuite leurs savoirs acquis au service de l’Alliance. N’est-ce pas une situation plus enviable que celle de rester cloitré ici, à regarder la pluie tomber ? Qu’en pensez-vous, jeune homme ? »
L’émissaire appuya son regard sur Brendan. Il avisa craintivement son père avant de revenir au visiteur.
- « Je … Je serais- … »
- « Il suffit ! » interrompit Galiann « cette décision revient à moi et à moi seul. Vous dites qu’il mettra ses connaissances au service de l’Alliance. De quelle manière ? »
- « De bien des manières, seigneur Tolgrey. Par exemple, en maintenant activés les portails menant aux principaux fronts ou encore en enchantant les armes de nos soldats. Vous êtes loin d’imaginer tout le travail qui est effectué en amont par nos mages. Un travail noble et indispensable. Votre fils en tirera beaucoup de prestige. Il pourra se faire une place privilégiée dans la société. »
Brendan voyait bien à l’expression de son père que la situation l’embarrassait et le plaçait dans une sérieuse impasse. Soit il acceptait de laisser partir son fils, au risque qu’il perde le contrôle sur ce dernier. Soit il refusait et briserait alors la promesse qu’il avait tenue envers l’Alliance. Sans compter qu’une telle décision susciterait l’incompréhension de son épouse, Luciana qui, depuis toujours, souhaitait que son enfant prodige rejoigne la capitale pour pouvoir exploiter pleinement son potentiel. Elle finirait par comprendre quelle sombre vérité se cache derrière le refus constant de Galiann de laisser leur fils prendre son envol. Après avoir pesé le pour et le contre, Galiann donna sa réponse sans grande conviction.
- « C’est entendu. Mon fils rejoindra la capitale et sera formé à l’Académie de Hurlevent … »
- « C’est une sage décision, qui sera bénéfique à votre famille, à n’en pas douter ! »
- « Bien, si vous me le permettez maintenant, je dois m’entretenir avec mon fils. »
- « Fort bien, seigneur Tolgrey. Vous me trouverez sur mon navire, si vous me cherchez ».
Galiann emmena ensuite son fils dans son bureau, à l’abri des oreilles indiscrètes. Quand il ferma la porte derrière lui, Brendan sentit son regard inquisiteur peser sur lui.
- « Je ne serai pas là pour te surveiller, mais si j’ai vent du moindre travers de ta part … de la moindre incartade, je peux t’assurer que le châtiment que je te réserve sera bien plus dur à encaisser que tout ce que tu as connu jusqu’à présent. L’honneur de la famille doit demeurer intact. Est-ce que c’est bien compris ? » menaça Galiann. Pour la première fois, Brendan soutint le regard de son père dans une expression de défi. Il ne se sentit pas intimidé par les menaces de son père. Au contraire, il crut discerner dans le regard de son père une lueur d’inquiétude, comme si ce dernier réalisa subitement que le moment qu’il redoutait tant était arrivé : celui où Brendan s’affranchirait inévitablement de son emprise.
- « Je ferai ce qui doit être fait, père » répondit sagement Brendan, tandis que ses prunelles pâles semblaient scruter la moindre faille chez son père
Galiann regarda fixement son fils un bref instant en crispant sa mâchoire.
- « A présent, Jonas, prépare tes affaires. Un long voyage t’attend. »
***
Depuis le pont supérieur du navire, Brendan regarda une dernière fois l’île qui l’avait vu naître sans éprouver aucune mélancolie à l’idée de la quitter. Il l’avait toujours vue comme un immonde caillou qui avait jusque alors fait office de prison pour lui mais qui lui reviendrait de droit à son retour. En outre, il se réjouissait d’échapper à la surveillance constante de son père, même s’il avait conscience qu’il devrait quand même se tenir à carreau à Hurlevent. Les corbeaux auraient tôt vite fait d’apporter à sa famille des nouvelles fâcheuses. Néanmoins, ce voyage était tout de même l’occasion pour lui de faire tomber partiellement le masque. Là-bas, personne ne le connaissait, si ce n’est peut-être de nom. Il allait ainsi pouvoir arrêter de forcer les traits de Jonas et se comporter plus naturellement.
« Votre sourire trahit vos pensées, jeune seigneur. Vous commenciez à vous enraciner à cet endroit sinistre et vous vous réjouissez à l’idée de découvrir le vrai monde, n’est-ce pas ? » Brendan reconnut la voix de l’émissaire qu’il avait vu plus tôt au manoir. Ce dernier se mit à côté de Brendan et s’accouda à la rambarde du navire en regardant dans la même direction que lui. Brendan resta silencieux et attarda un instant son regard sur l’homme. Il arborait une barbe épaisse et grisonnante, qui recouvrait l’entièreté de son cou. Brendan aperçut le grimoire volumineux qui pendouillait à sa ceinture.
- « Vous êtes un magicien, messire. Je me trompe ? » déduisit Brendan.
- « Qu’est-ce qui vous fait dire ça, jeune seigneur ? » interrogea l’homme au visage tiré, dans un sourire qui se voulait bienveillant.
Brendan remarqua alors la couleur de ses yeux qui étaient d’un violet surnaturel.
- « Votre tenue détonne avec celles des gens ordinaires … et mon père m’a toujours dit que la principale occupation des mages est de se faire remarquer. Et puis, je suppose que pour faire autant l’éloge de l’académie des mages, il faut y être allé. »
- « Effectivement, je peux difficilement me faire passer pour autre chose ! » dit-il en riant. « Je m’appelle Marius Bent et je suis chargé de dénicher des jeunes gens suffisamment talentueux pour devenir des mages au service de l’Alliance. Et on m’a fait écho de vos prédispositions, Jonas ».
- « Ne vous fiez pas aux rumeurs, messire. Elles ont tendance à déformer la réalité ».
- « Mon flair ne me trompe jamais, jeune seigneur. Vous avez le regard vif et curieux d’un mage en devenir. Une infinité de possibilités s’offre à vous, pour peu que vous vous en donniez les moyens ».
- « Une infinité de possibilités, vous dites ? Je serai libre d’utiliser les arcanes comme je l’entends ? »
- « Dès lors que vous servez les intérêts de l’Alliance et ne bafouez pas les principes de l’Eglise, oui. Quel pouvoir vous ferait rêver, jeune seigneur ? »
Brendan marqua un court instant de réflexion.
« Je veux faire pleuvoir le feu sur mes ennemis. »
Aidan Brahill
Re: [Histoire] Brendan Tolgrey
Chapitre 3 :
Hormis le bruit des grimoires qui se rangeaient automatiquement sur les étagères grâce aux enchantements de l’archiviste, Brendan profitait toujours d’un silence agréable et propice à l’apprentissage quand il se rendait à la bibliothèque de l’académie à cette heure-ci. Il savait que c’était le moment où la plupart des étudiants étaient soit en cours théorique dans les salles de conférence, soit en enseignement pratique à l’extérieur du bâtiment. Il pouvait ainsi éviter le raffut des heures de pointe et, par la même occasion, les indiscrétions de ses camarades de promotion qui le questionneraient sur ses actuels sujets d’étude. Car il n’avait aucun doute sur le fait que l’objet de ses recherches susciteraient des interrogations, voire des suspicions de la part de ses confrères, et que ceux-ci n’hésiteraient pas à compromettre sa réputation. En effet, s’il y avait bien une chose qu’il avait pu retenir de cette dernière année, c’était que la capitale -et en particulier l’académie des mages- était un véritable nid de vipères, qui n’ont aucun scrupule à vous planter leurs crocs lorsque vous avez le dos tourné. Les apprentis mages qui s’en sortaient le mieux étaient le plus souvent ceux qui se tenaient à l’écart des autres et de ces querelles intestines. Et Brendan comptait bien faire partie de ceux-là. Aussi, préférait-il le matin faire l’impasse sur les cours d’Abjuration qui, de toute façon ne l’intéressait pas, et approfondir en autonomie les disciplines qu’il jugeait dignes d’intérêt.
Ce matin-là, ses recherches ne portaient pas sur une forme de magie à proprement parlé mais sur les différents plans d’existence qui composent l’univers. Il avait à cœur de savoir si la réalité qu’il percevait avec ses yeux d’humain était la seule et l’unique ou bien si elle n’était qu’une strate au sein d’une vaste superposition de plans d’existence. Bien qu’il ne se l’était jamais posée en ces termes, cette question le taraudait depuis bien avant son entrée à l’académie. Depuis la mort de Jonas, en réalité. Outre un profond sentiment de culpabilité, celle-ci avait fait naître chez Brendan une certaine obsession pour la question de la mort et le devenir des âmes après celle-ci. « Où partent-elles ? » se martelait-il chaque soir avant de trouver péniblement le sommeil. « Disparaissent-elles dans le néant ? Ou bien s’en vont-elles dans un meilleur endroit, du moins pour les plus pures d’entre elles ? ». Si cette dernière hypothèse avait le mérite d’être juste et séduisante, elle ne convainquait pas Brendan. Selon lui, la morale était une invention des espèces d’Azeroth douées d’intelligence pour vivre en société. En aucun cas, elle n’entrait en ligne de compte dans les lois de l’univers. Partant de ce postulat, il voyait difficilement comment les actes commis par un individu de son vivant pouvaient déterminer le sort de son âme après sa mort. A ses yeux, toutes les âmes azérothiennes, de la plus vertueuse à la plus perfide, connaîtraient la même fin ou, plutôt, le même cheminement. Il tirait de cette conclusion un sentiment ambivalent. Le soulagement, d’une part, que son âme ne serait peut-être pas éternellement damnée pour son crime impardonnable. Mais la culpabilité, d’autre part, à l’idée qu’il aurait peut-être précipité son frère vers une existence moins enviable. Brendan s’aventura dans les recoins les plus reculés de la bibliothèque, où se dressaient de grandes étagères dans lesquelles étaient entreposées les vestiges du savoir d’Azeroth collecté par les humains au fil des siècles. Brendan ne tarda pas à se perdre dans ce dédale de savoir. Il avait beau venir régulièrement en ces lieux, il n’était aspirant mage que depuis peu et avait encore bien du mal à assimiler la classification faite par les archivistes. Il finit par se décourager face à la multitude d’ouvrages qui ne faisaient qu’effleurer la question, sans lui donner de véritables pistes de réponse. Il s’adossa à l’étagère et se laissa tomber nonchalamment sur le postérieur, complètement éreinté. Il remarqua alors assis à sa droite un autre étudiant qui avait le nez plongé dans un grimoire. Ce n’était pas la première fois qu’il le voyait mais sa discrétion était telle qu’il semblait se fondre dans le décor. Et pourtant, son apparence se démarquait de celle de ses confrères. Il était d’aspect chétif et nageait dans une robe d’initié qui paraissait bien trop ample pour lui. Ses yeux cernés, couplés à son teint blafard, trahissaient vraisemblablement de longues nuits blanches à étudier et contribuaient à lui donner un aspect négligé. A cela s’ajoutaient ses cheveux gras et désordonnés d’un noir profond qui accentuaient sa dégaine de savant fou peu soucieux de son hygiène.
Brendan se souvint que ce garçon faisait partie de sa promotion. Il l’avait déjà vu lors de ses cours d’invocation et se rappela qu’il excellait dans ce domaine. En effet, dès la fin de sa première année d’apprentissage, le jeune garçon était déjà capable d’invoquer de l’eau en quantité raisonnable. Une prouesse d’autant plus remarquable qu’il était le plus jeune des aspirants. « Il deviendra sans doute un hydromancien hors-pair. » pensa Brendan. Il se pencha pour déchiffrer le titre de l’ouvrage que le garçon lisait et crut lire « La conjonction des mondes ».
- « Les autres te colleraient immédiatement l’étiquette de paria s’ils te voyaient fouiner dans cette partie de la bibliothèque » dit le garçon, sans daigner lever le nez de son livre.
- « C’est en partie pour ça que je viens ici quand il n’y a personne. Mais j’imagine que toi aussi ? » rétorqua Brendan.
- « Peu m’importe le moment, j’ai gagné le mépris des autres dès lors qu’ils se sont rendus compte de mes aptitudes. Au moins, je n’ai pas à m’embarrasser de soigner ma réputation et je peux venir ici quand cela me chante. » répondit le garçon, d’une voix monocorde.
- « Tu t’appelles Anson Wilgard, c’est bien ça ? »
- « Oui. »
- « Tu ne vas pas au cours d’abjuration ? »
- « J’ai déjà de l’avance et je n’en vois pas l’intérêt »
Brendan esquissa un sourire discret en constatant qu’il n’était pas le seul à le penser.
- « Que lis-tu ? » demanda Brendan après un bref instant d’hésitation.
- « Quelque chose qui ne t’intéresse sûrement pas » répondit froidement Anson.
- « Tu veux parier ? » insista Brendan
Anson poussa un léger soupir d’agacement. Il était de toute évidence peu enclin aux interactions sociales et ce, d’autant plus quand elles avaient pour conséquence d’interrompre le cours de ses lectures.
- « Si tu cherches un ami, tu te doutes bien que t’as frappé à la mauvaise porte. »
- « Je n’ai pas besoin d’ami et je n’ai aucune envie d’échanger des banalités avec toi. Simplement, ton livre a attisé ma curiosité. Allez, réponds donc à ma question et je te laisserai tranquille. »
Anson se décida finalement à lever le nez de son bouquin et jaugea Brendan de son regard livide, comme s’il voulait s’assurer qu’il était digne d’entendre ce qu’il avait à dire.
- « Le livre s’intitule La conjonction des mondes. »
- « La conjonction des mondes ? Qu’est-ce que c’est ? »
- « Bon, tu me laisses parler ? »
Brendan fronça les sourcils, un brin offusqué, mais décida de mettre sa fierté de côté et d’opiner silencieusement.
- « La conjonction des mondes, donc. Il s’agit d’une théorie parmi tant d’autres sur le devenir des âmes après la mort physique. Je suppose que tu as déjà entendu parler du rêve d’Emeraude ? »
- « Pas vraiment, non. »
- « Pour faire simple, il s’agit d’un plan d’existence qui est parallèle à Azeroth. Une forme de calque de notre monde où se rendent les druides Kaldoreis quand ils se plongent dans leur sommeil. En principe, seuls les druides peuvent y aller. Mais il paraîtrait qu’il existe plusieurs portails vers cette dimension dans notre monde, notamment dans notre royaume. Tu vois où je veux en venir ? »
- « Je crois deviner » répondit Brendan de manière hésitante.
- « Le principe serait le même pour le lieu de destination des âmes. Les mages qui ont écrit cet ouvrage pensent qu’il pourrait exister un ou plusieurs plans spirituels où les âmes iraient se réfugier après la mort. Ainsi, dans l’éventualité où un mage se livrerait à de la nécromancie sur un cadavre, il arracherait à ce plan d’existence l’âme anciennement liée à ce cadavre. »
- « Donc cela accrédite l’idée d’une vie après la mort ? »
- « Ne va pas trop vite en besogne … Ce ne sont là que de pures spéculations faites par des mages en proie à l’ennui. C’est notre rôle en tant que mage d’émettre des théories sans les tenir tout de suite pour acquises. »
- « Aucune recherche n’est venue confirmer cette thèse ? »
- « Pas à ma connaissance. Mais je ne doute pas que les auteurs de ce livre aient obtenu une réponse à leurs interrogations, maintenant qu’ils sont morts et enterrés. Et nous aussi un jour, nous finirons par connaître cette vérité. »
Sur ces mots, Anson étira un sourire particulièrement dérangeant, même pour Brendan. Il referma son bouquin et le rangea à sa place initiale.
- « Si tu veux en savoir plus, libre à toi de consulter cet ouvrage. Mais ne t’avise plus de me faire perdre mon temps. » avertit Anson avant de quitter la pièce avec une démarche légèrement boiteuse.
***
Brendan passa toute l’après-midi dans la cour de l’académie à essayer de mettre en application ce qu’il avait lu dans son ouvrage sur les sorts d’évocation, mais l’exercice était plus difficile qu’il en avait l’air. Même s’il consacrait des heures supplémentaires aux entrainements pratiques, il ne parvenait pas à matérialiser ses sorts avec autant d’aisance que Wilgard et cela le frustrait profondément. Il avait l’impression de revivre les nombreux moments de sa jeunesse où il s’était senti médiocre face aux talents naturels de son frère. Un éternel recommencement qui lui donnait le sentiment d’être condamné à une triste fatalité : celle de son incapacité.
- « Tu n’es pas concentré, Jonas. Il te faut chasser les pensées parasites de ton esprit et te visualiser la forme que tu souhaites donner aux particules de mana qui t’entourent. » lui conseilla son tuteur, Marius Bent. Ce dernier n’avait eu de cesse de suivre avec intérêt le parcours de Brendan, depuis qu’il était venu le chercher sur l’île d’Elirias. Il voyait en lui un potentiel qu’aucun autre professeur ne semblait déceler. Pendant que tous n’avaient d’yeux que pour les jeunes prodiges qui remplissaient scrupuleusement tous les attendus de l’académie, lui s’intéressait aux élèves moins académiques et plus atypiques, à l’image de Brendan. En effet, selon lui, les qualités primordiales pour devenir un mage d’exception étaient la créativité et la curiosité.
- « Mais ça fait des heures que j’essaie et je n’arrive à invoquer rien de plus qu’une petite flammèche … Pourquoi ?! » s’écria Brendan en frappant des poings au sol.
- « Ce sont ton impatience et ton orgueil qui te bloquent. Rien d’autre. Tu étais convaincu en voyant le jeune Wilgard à l’œuvre que tu avancerais au même rythme, mais ce n’est pas le cas. Cesse donc de te comparer à lui. Vous êtes deux individus distincts, avec vos atouts et vos faiblesses propres. »
Brendan afficha une moue peu convaincue et s’apprêta à faire une nouvelle tentative quand Marius l’interrompit.
- « Ça suffit pour aujourd’hui, Jonas. Te surmener ne t’aidera pas à progresser. Bien au contraire. Tu devrais aussi t’accorder des moments de repos. J’ai remarqué que tu ne quittes jamais l’académie et que tu n’as aucune activité en dehors des études. Pourquoi ne te ferais-tu pas des amis avec qui passer du temps ? C’est normal à ton âge et puis … ça t’aiderait à chasser tous ses pensées négatives qui t’embrument l’esprit. »
- « Je n’ai aucune pensée négative ! » s’offusqua Brendan.
- « Jonas, tu arrives peut-être à tromper ton monde. Mais moi, je ne suis pas né de la dernière pluie. Je peux voir derrière le masque que tu t’évertues à porter. La solitude te ronge, mon garçon, et je suis convaincu que cela te freine dans ton apprentissage. »
Les mots de Marius firent mouche. Brendan ne put dissimuler son malaise et détourna instinctivement les yeux, comme s’il ne voulait pas que son mentor sonde davantage son for intérieur.
- « Sors donc, mon garçon ! Visite la capitale et profite de tout ce qu’elle a à t’offrir. Un mage doit aussi savoir s’ouvrir au monde. La sagesse ne s’acquiert pas dans les livres, mais dans les expériences de la vie, ne l’oublie pas. »
- « Mais … je ne sais même pas où aller ! »
- « Pourquoi faudrait-il forcément une destination ? Marche et laisse le hasard faire les choses, Jonas. Tu verras que ce sont ces moments-là qui nous réservent les plus belles surprises ! »
Marius lui adressa un clin d’œil et un sourire espiègle qui contrastaient avec son apparence de vieil érudit. S’il se montrait souvent intransigeant et froid dans sa manière d’enseigner, il savait aussi adopter une posture paternaliste à l’égard de ses élèves et leur témoigner une certaine bienveillance, en particulier avec Brendan.
- « A présent, file. C’est un ordre ! » intima-t-il avant de regagner l’enceinte de l’académie.
***
Cela faisait un an que Brendan avait débarqué à l’académie de Hurlevent et, depuis ce jour, il n’était pas sorti une seule fois du quartier des mages. Il était en effet réticent à l’idée de se plonger au cœur de la vie citadine, qui était bien différente de celle qu’il avait toujours connu sur l’île. La perspective de s’aventurer dans les rues étroites et emplies de monde de la capitale lui paraissait oppressante. Mais sur injonction de Marius, il dût s’y resigner et « s’ouvrir au monde » comme le disait si bien son mentor. Il traversa le pont menant au quartier commerçant mais s’épargna un premier bain de foule en faisant le choix de longer les canaux, plutôt que de s’engouffrer dans ce quartier où la moitié des hurleventois semblaient s’agglutiner. De là, il aperçut la flèche de la cathédrale qui dominait toute la ville et décida d’en faire sa destination. Après tout, la place de la cathédrale devait sûrement être l’endroit le plus calme de la ville, se disait-il. Et sa déduction s’avéra juste. La place ne comptait que quelques personnes, des gens d’église principalement. Un paladin en tenue d’apparat se tenait fièrement en bas des marches de la cathédrale et paraissait encore plus stoïque que le lampadaire qui lui tenait compagnie. « Peut-être est-ce une forme de méditation. » songea Brendan. Plus loin, une prêtresse marchait à vive allure aux abords de la cathédrale en regardant dans toutes les directions. Elle semblait chercher après quelqu’un et tenait un martinet dans sa main. La colère se lisait dans son regard. Brendan ne lui accorda pas plus d’attention et poursuivit son petit périple urbain en se dirigeant vers l’arrière de la cathédrale, où il découvrit le grand parc qui bordait l’un des lacs alimentant les canaux. Il profita alors du calme ambiant et se réjouit d’avoir trouvé un endroit où il pourrait s’isoler en plein air, loin du tumulte de la ville. Mais ce plaisir fut de courte durée. Il entendit des hurlements s’approcher derrière lui, qui appartenaient vraisemblablement à un vieil homme en colère. « Viens là p’tit galopin ! Rends-moi mes potirons ! » cria-t-il à bout de souffle. Brendan vit alors un petit garçon jaillir à sa droite et le dépasser. Il courait avec un potiron dans les mains comme s’il avait la mort à ses trousses. « Je vous rembourserai, promis ! » jura-t-il en adressant un sourire désolé au vieil homme, puis il se heurta en pleine course à une jeune fille qui venait dans la direction opposée. Il ne prit pas la peine de l’aider à se relever mais se contenta d’un rapide « Désolé ! » et reprit sa course effrénée vers les docks.
Brendan vint poliment demander à la jeune fille si tout allait bien, mais cette dernière était trop occupée à ramasser les friandises qui lui avaient échappé des mains pour lui répondre. « Noon ! Mes caramels ! » déplora-t-elle à genou et la tête basse en constatant qu’ils étaient couverts de boue. Ses mèches blondes voilaient le haut de son visage, tandis qu’elle semblait se lamenter sur la dépouille de ses friandises. Elle leva la tête et dévoila son visage dépité. Le cœur de Brendan se figea subitement. Elle avait beau avoir grandi depuis la fois où ils s’étaient rencontrés, il aurait reconnu ce visage entre mille. Ses yeux verts s’exorbitèrent quand elle le reconnut.
- « Brendan ?! » s’écria-t-elle d’un air abasourdi.
« Brendan », il n’avait plus entendu ce nom depuis les funérailles. Après ce jour, plus personne ne mentionna le nom de Brendan et celui-ci finit par tomber dans l’oubli. Du moins, jusqu’à cet instant. La simple pensée qu’elle se souvenait de son nom lui procura un réconfort indescriptible et en même temps, il n’était pas surpris de l’entendre de sa bouche. Après tout, elle avait été l’une des rares personnes durant sa courte vie à l’avoir considéré avec égard. Une amitié s’était tissée entre eux, ce fameux jour durant lequel ces deux-là osèrent se rebeller contre le despotisme de leurs parents respectifs. En dehors de Jonas, elle était la seule à qui Brendan avait dévoilé en partie sa personnalité. Le jour de leur rencontre, il avait eu le sentiment qu’elle lui ressemblait à bien des égards. Malheureusement, même avec elle, il ne pouvait pas prendre le risque de tomber le masque.
- « Panthéa ? Non, je … je suis Jonas. » dit-il à contrecœur.
- « Jonas ?! J’aurais juré que … » Panthéa s’interrompit subitement en regardant par-dessus l’épaule de Brendan. « Viens avec moi ! Il ne faut pas qu’elle me trouve ! »
Brendan se retourna et vit se profiler au loin la silhouette de la prêtresse qu’il avait vue quelques minutes plus tôt. De toute évidence, c’était Panthéa qu’elle cherchait. Cette dernière fila à toute vitesse et Brendan lui emboita le pas. Il se cachèrent derrière un arbre qui se situait sur la berge. Panthéa jeta un œil furtif vers la cathédrale pour s’assurer qu’ils l’avaient bien semée et souffla de soulagement quand elle vit qu’elle n’était plus là. Elle s’adossa à l’arbre et avisa Brendan en riant.
- « Rassure-toi, le châtiment ne sera que pour moi cette fois-ci. » lui déclara-t-elle dans un sourire mutin.
- « Laisse-moi deviner, tu n’as pas le droit d’être ici ? »
Panthéa opina d’un air coupable.
- « C’était cela ou passer ma journée à recopier 100 fois le sermon du Père Marcelin. »
- « Qu’est-ce que t’as fait pour mériter une telle punition ? »
- « J’ai eu le malheur de dire à notre préceptrice qu’elle bafouait la troisième vertu de la Lumière, pendant qu’elle infligeait un châtiment corporel à l’une de mes consœurs. Elle a ensuite fait preuve de la même compassion à mon égard. » dit-elle sur le ton de l’ironie. « Et elle a ajouté à cela cette punition supplémentaire. »
- « L’hypocrisie du culte de la Lumière à son paroxysme … Ils interprètent leurs fameux préceptes selon leur convenance et les brandissent pour justifier tous leurs actes. Comment as-tu pu te laisser embrigader par ces vermines ? »
- « Je n’ai pas vraiment eu le choix … » répondit Panthéa en baissant la tête.
A ce moment-là, Brendan comprit que, comme lui, elle n’était pas maîtresse de son destin et ne faisait qu’accomplir la volonté de ses parents. Pour la première fois, il pensa éprouver de l’empathie pour une autre personne.
- « Et toi, Jonas ? Je peux dire sans me tromper que tu as suivi la voie des arcanes ! » déduisit-elle en dardant un regard admiratif à Brendan.
- « Tu as vu juste. J’ai rejoint l’académie il y a un an maintenant. »
- « Ça doit être exaltant ! Tu peux me faire une démonstration ? »
- « Oh, Heum … et bien … oui. »
Dans un élan d’inspiration, Brendan tira un morceau de parchemin de sa sacoche et réalisa une petite sculpture d’origami en forme d’oiseau. Il murmura une brève incantation qui anima l’oiseau en papier et le fit s’envoler vers Panthéa. Elle le réceptionna et lui adressa en retour un sourire plein d’émerveillement.
- « Tu peux le garder, en guise de souvenir. » lui dit Brendan d’une voix dans laquelle on pouvait deviner une certaine tendresse.
- « Merci beaucoup, Jonas. » remercia-t-elle timidement, alors que ses joues rosissaient légèrement. « Brendan n’est pas avec toi ? »
- « Brendan est … il est décédé. Ça fera 6 ans l’été prochain. »
Panthéa se mura dans un long silence mais son visage ne laissa aucun doute quant à la peine que lui infligea cette terrible nouvelle. « Jonas, je suis dés.. » Panthéa n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’ils entendirent soudainement la voix de la prêtresse qui était à ses trousses.
- « Ah, vous voilà ! Vous n’échapperez pas à votre punition, mademoiselle Johnson ! »
La prêtresse tira Panthéa par le col de sa robe et fut contrainte de la trainer au sol face à son refus d’obtempérer. Opiniâtre, Panthéa se cramponna à une touffe d’herbe.
- « Très bien, comme vous refusez de vous montrer raisonnable, alors … vous subirez votre châtiment ici-même ! »
La prêtresse brandit le martinet qu’elle tenait dans sa main droite et commença administrer la punition à Panthéa. De son côté, Brendan était comme paralysé et observait la scène, impuissant. A ce moment précis, une multitude de souvenirs l’assaillirent dans lesquels il se voyait subir des punitions comparables de la main de son père. Il sentit monter en lui une intense colère, qu’il avait maintenu enfouie pendant si longtemps. Il ferma les yeux et se visualisa dans son esprit un immense brasier, semblable à celui qu’il avait provoqué à Castelfreux. Il ne se souvint pas ce de qui arriva juste après. Seulement qu’au moment où il retrouva ses esprits, il vit Panthéa en pleurs et tenant un corps calciné dans les bras. Elle se tourna vers lui. Brendan remarqua alors que le regard qu’elle lui réservait n’était plus le même. Il révélait toute l’horreur de ce à quoi elle venait d’assister.
Hormis le bruit des grimoires qui se rangeaient automatiquement sur les étagères grâce aux enchantements de l’archiviste, Brendan profitait toujours d’un silence agréable et propice à l’apprentissage quand il se rendait à la bibliothèque de l’académie à cette heure-ci. Il savait que c’était le moment où la plupart des étudiants étaient soit en cours théorique dans les salles de conférence, soit en enseignement pratique à l’extérieur du bâtiment. Il pouvait ainsi éviter le raffut des heures de pointe et, par la même occasion, les indiscrétions de ses camarades de promotion qui le questionneraient sur ses actuels sujets d’étude. Car il n’avait aucun doute sur le fait que l’objet de ses recherches susciteraient des interrogations, voire des suspicions de la part de ses confrères, et que ceux-ci n’hésiteraient pas à compromettre sa réputation. En effet, s’il y avait bien une chose qu’il avait pu retenir de cette dernière année, c’était que la capitale -et en particulier l’académie des mages- était un véritable nid de vipères, qui n’ont aucun scrupule à vous planter leurs crocs lorsque vous avez le dos tourné. Les apprentis mages qui s’en sortaient le mieux étaient le plus souvent ceux qui se tenaient à l’écart des autres et de ces querelles intestines. Et Brendan comptait bien faire partie de ceux-là. Aussi, préférait-il le matin faire l’impasse sur les cours d’Abjuration qui, de toute façon ne l’intéressait pas, et approfondir en autonomie les disciplines qu’il jugeait dignes d’intérêt.
Ce matin-là, ses recherches ne portaient pas sur une forme de magie à proprement parlé mais sur les différents plans d’existence qui composent l’univers. Il avait à cœur de savoir si la réalité qu’il percevait avec ses yeux d’humain était la seule et l’unique ou bien si elle n’était qu’une strate au sein d’une vaste superposition de plans d’existence. Bien qu’il ne se l’était jamais posée en ces termes, cette question le taraudait depuis bien avant son entrée à l’académie. Depuis la mort de Jonas, en réalité. Outre un profond sentiment de culpabilité, celle-ci avait fait naître chez Brendan une certaine obsession pour la question de la mort et le devenir des âmes après celle-ci. « Où partent-elles ? » se martelait-il chaque soir avant de trouver péniblement le sommeil. « Disparaissent-elles dans le néant ? Ou bien s’en vont-elles dans un meilleur endroit, du moins pour les plus pures d’entre elles ? ». Si cette dernière hypothèse avait le mérite d’être juste et séduisante, elle ne convainquait pas Brendan. Selon lui, la morale était une invention des espèces d’Azeroth douées d’intelligence pour vivre en société. En aucun cas, elle n’entrait en ligne de compte dans les lois de l’univers. Partant de ce postulat, il voyait difficilement comment les actes commis par un individu de son vivant pouvaient déterminer le sort de son âme après sa mort. A ses yeux, toutes les âmes azérothiennes, de la plus vertueuse à la plus perfide, connaîtraient la même fin ou, plutôt, le même cheminement. Il tirait de cette conclusion un sentiment ambivalent. Le soulagement, d’une part, que son âme ne serait peut-être pas éternellement damnée pour son crime impardonnable. Mais la culpabilité, d’autre part, à l’idée qu’il aurait peut-être précipité son frère vers une existence moins enviable. Brendan s’aventura dans les recoins les plus reculés de la bibliothèque, où se dressaient de grandes étagères dans lesquelles étaient entreposées les vestiges du savoir d’Azeroth collecté par les humains au fil des siècles. Brendan ne tarda pas à se perdre dans ce dédale de savoir. Il avait beau venir régulièrement en ces lieux, il n’était aspirant mage que depuis peu et avait encore bien du mal à assimiler la classification faite par les archivistes. Il finit par se décourager face à la multitude d’ouvrages qui ne faisaient qu’effleurer la question, sans lui donner de véritables pistes de réponse. Il s’adossa à l’étagère et se laissa tomber nonchalamment sur le postérieur, complètement éreinté. Il remarqua alors assis à sa droite un autre étudiant qui avait le nez plongé dans un grimoire. Ce n’était pas la première fois qu’il le voyait mais sa discrétion était telle qu’il semblait se fondre dans le décor. Et pourtant, son apparence se démarquait de celle de ses confrères. Il était d’aspect chétif et nageait dans une robe d’initié qui paraissait bien trop ample pour lui. Ses yeux cernés, couplés à son teint blafard, trahissaient vraisemblablement de longues nuits blanches à étudier et contribuaient à lui donner un aspect négligé. A cela s’ajoutaient ses cheveux gras et désordonnés d’un noir profond qui accentuaient sa dégaine de savant fou peu soucieux de son hygiène.
Brendan se souvint que ce garçon faisait partie de sa promotion. Il l’avait déjà vu lors de ses cours d’invocation et se rappela qu’il excellait dans ce domaine. En effet, dès la fin de sa première année d’apprentissage, le jeune garçon était déjà capable d’invoquer de l’eau en quantité raisonnable. Une prouesse d’autant plus remarquable qu’il était le plus jeune des aspirants. « Il deviendra sans doute un hydromancien hors-pair. » pensa Brendan. Il se pencha pour déchiffrer le titre de l’ouvrage que le garçon lisait et crut lire « La conjonction des mondes ».
- « Les autres te colleraient immédiatement l’étiquette de paria s’ils te voyaient fouiner dans cette partie de la bibliothèque » dit le garçon, sans daigner lever le nez de son livre.
- « C’est en partie pour ça que je viens ici quand il n’y a personne. Mais j’imagine que toi aussi ? » rétorqua Brendan.
- « Peu m’importe le moment, j’ai gagné le mépris des autres dès lors qu’ils se sont rendus compte de mes aptitudes. Au moins, je n’ai pas à m’embarrasser de soigner ma réputation et je peux venir ici quand cela me chante. » répondit le garçon, d’une voix monocorde.
- « Tu t’appelles Anson Wilgard, c’est bien ça ? »
- « Oui. »
- « Tu ne vas pas au cours d’abjuration ? »
- « J’ai déjà de l’avance et je n’en vois pas l’intérêt »
Brendan esquissa un sourire discret en constatant qu’il n’était pas le seul à le penser.
- « Que lis-tu ? » demanda Brendan après un bref instant d’hésitation.
- « Quelque chose qui ne t’intéresse sûrement pas » répondit froidement Anson.
- « Tu veux parier ? » insista Brendan
Anson poussa un léger soupir d’agacement. Il était de toute évidence peu enclin aux interactions sociales et ce, d’autant plus quand elles avaient pour conséquence d’interrompre le cours de ses lectures.
- « Si tu cherches un ami, tu te doutes bien que t’as frappé à la mauvaise porte. »
- « Je n’ai pas besoin d’ami et je n’ai aucune envie d’échanger des banalités avec toi. Simplement, ton livre a attisé ma curiosité. Allez, réponds donc à ma question et je te laisserai tranquille. »
Anson se décida finalement à lever le nez de son bouquin et jaugea Brendan de son regard livide, comme s’il voulait s’assurer qu’il était digne d’entendre ce qu’il avait à dire.
- « Le livre s’intitule La conjonction des mondes. »
- « La conjonction des mondes ? Qu’est-ce que c’est ? »
- « Bon, tu me laisses parler ? »
Brendan fronça les sourcils, un brin offusqué, mais décida de mettre sa fierté de côté et d’opiner silencieusement.
- « La conjonction des mondes, donc. Il s’agit d’une théorie parmi tant d’autres sur le devenir des âmes après la mort physique. Je suppose que tu as déjà entendu parler du rêve d’Emeraude ? »
- « Pas vraiment, non. »
- « Pour faire simple, il s’agit d’un plan d’existence qui est parallèle à Azeroth. Une forme de calque de notre monde où se rendent les druides Kaldoreis quand ils se plongent dans leur sommeil. En principe, seuls les druides peuvent y aller. Mais il paraîtrait qu’il existe plusieurs portails vers cette dimension dans notre monde, notamment dans notre royaume. Tu vois où je veux en venir ? »
- « Je crois deviner » répondit Brendan de manière hésitante.
- « Le principe serait le même pour le lieu de destination des âmes. Les mages qui ont écrit cet ouvrage pensent qu’il pourrait exister un ou plusieurs plans spirituels où les âmes iraient se réfugier après la mort. Ainsi, dans l’éventualité où un mage se livrerait à de la nécromancie sur un cadavre, il arracherait à ce plan d’existence l’âme anciennement liée à ce cadavre. »
- « Donc cela accrédite l’idée d’une vie après la mort ? »
- « Ne va pas trop vite en besogne … Ce ne sont là que de pures spéculations faites par des mages en proie à l’ennui. C’est notre rôle en tant que mage d’émettre des théories sans les tenir tout de suite pour acquises. »
- « Aucune recherche n’est venue confirmer cette thèse ? »
- « Pas à ma connaissance. Mais je ne doute pas que les auteurs de ce livre aient obtenu une réponse à leurs interrogations, maintenant qu’ils sont morts et enterrés. Et nous aussi un jour, nous finirons par connaître cette vérité. »
Sur ces mots, Anson étira un sourire particulièrement dérangeant, même pour Brendan. Il referma son bouquin et le rangea à sa place initiale.
- « Si tu veux en savoir plus, libre à toi de consulter cet ouvrage. Mais ne t’avise plus de me faire perdre mon temps. » avertit Anson avant de quitter la pièce avec une démarche légèrement boiteuse.
***
Brendan passa toute l’après-midi dans la cour de l’académie à essayer de mettre en application ce qu’il avait lu dans son ouvrage sur les sorts d’évocation, mais l’exercice était plus difficile qu’il en avait l’air. Même s’il consacrait des heures supplémentaires aux entrainements pratiques, il ne parvenait pas à matérialiser ses sorts avec autant d’aisance que Wilgard et cela le frustrait profondément. Il avait l’impression de revivre les nombreux moments de sa jeunesse où il s’était senti médiocre face aux talents naturels de son frère. Un éternel recommencement qui lui donnait le sentiment d’être condamné à une triste fatalité : celle de son incapacité.
- « Tu n’es pas concentré, Jonas. Il te faut chasser les pensées parasites de ton esprit et te visualiser la forme que tu souhaites donner aux particules de mana qui t’entourent. » lui conseilla son tuteur, Marius Bent. Ce dernier n’avait eu de cesse de suivre avec intérêt le parcours de Brendan, depuis qu’il était venu le chercher sur l’île d’Elirias. Il voyait en lui un potentiel qu’aucun autre professeur ne semblait déceler. Pendant que tous n’avaient d’yeux que pour les jeunes prodiges qui remplissaient scrupuleusement tous les attendus de l’académie, lui s’intéressait aux élèves moins académiques et plus atypiques, à l’image de Brendan. En effet, selon lui, les qualités primordiales pour devenir un mage d’exception étaient la créativité et la curiosité.
- « Mais ça fait des heures que j’essaie et je n’arrive à invoquer rien de plus qu’une petite flammèche … Pourquoi ?! » s’écria Brendan en frappant des poings au sol.
- « Ce sont ton impatience et ton orgueil qui te bloquent. Rien d’autre. Tu étais convaincu en voyant le jeune Wilgard à l’œuvre que tu avancerais au même rythme, mais ce n’est pas le cas. Cesse donc de te comparer à lui. Vous êtes deux individus distincts, avec vos atouts et vos faiblesses propres. »
Brendan afficha une moue peu convaincue et s’apprêta à faire une nouvelle tentative quand Marius l’interrompit.
- « Ça suffit pour aujourd’hui, Jonas. Te surmener ne t’aidera pas à progresser. Bien au contraire. Tu devrais aussi t’accorder des moments de repos. J’ai remarqué que tu ne quittes jamais l’académie et que tu n’as aucune activité en dehors des études. Pourquoi ne te ferais-tu pas des amis avec qui passer du temps ? C’est normal à ton âge et puis … ça t’aiderait à chasser tous ses pensées négatives qui t’embrument l’esprit. »
- « Je n’ai aucune pensée négative ! » s’offusqua Brendan.
- « Jonas, tu arrives peut-être à tromper ton monde. Mais moi, je ne suis pas né de la dernière pluie. Je peux voir derrière le masque que tu t’évertues à porter. La solitude te ronge, mon garçon, et je suis convaincu que cela te freine dans ton apprentissage. »
Les mots de Marius firent mouche. Brendan ne put dissimuler son malaise et détourna instinctivement les yeux, comme s’il ne voulait pas que son mentor sonde davantage son for intérieur.
- « Sors donc, mon garçon ! Visite la capitale et profite de tout ce qu’elle a à t’offrir. Un mage doit aussi savoir s’ouvrir au monde. La sagesse ne s’acquiert pas dans les livres, mais dans les expériences de la vie, ne l’oublie pas. »
- « Mais … je ne sais même pas où aller ! »
- « Pourquoi faudrait-il forcément une destination ? Marche et laisse le hasard faire les choses, Jonas. Tu verras que ce sont ces moments-là qui nous réservent les plus belles surprises ! »
Marius lui adressa un clin d’œil et un sourire espiègle qui contrastaient avec son apparence de vieil érudit. S’il se montrait souvent intransigeant et froid dans sa manière d’enseigner, il savait aussi adopter une posture paternaliste à l’égard de ses élèves et leur témoigner une certaine bienveillance, en particulier avec Brendan.
- « A présent, file. C’est un ordre ! » intima-t-il avant de regagner l’enceinte de l’académie.
***
Cela faisait un an que Brendan avait débarqué à l’académie de Hurlevent et, depuis ce jour, il n’était pas sorti une seule fois du quartier des mages. Il était en effet réticent à l’idée de se plonger au cœur de la vie citadine, qui était bien différente de celle qu’il avait toujours connu sur l’île. La perspective de s’aventurer dans les rues étroites et emplies de monde de la capitale lui paraissait oppressante. Mais sur injonction de Marius, il dût s’y resigner et « s’ouvrir au monde » comme le disait si bien son mentor. Il traversa le pont menant au quartier commerçant mais s’épargna un premier bain de foule en faisant le choix de longer les canaux, plutôt que de s’engouffrer dans ce quartier où la moitié des hurleventois semblaient s’agglutiner. De là, il aperçut la flèche de la cathédrale qui dominait toute la ville et décida d’en faire sa destination. Après tout, la place de la cathédrale devait sûrement être l’endroit le plus calme de la ville, se disait-il. Et sa déduction s’avéra juste. La place ne comptait que quelques personnes, des gens d’église principalement. Un paladin en tenue d’apparat se tenait fièrement en bas des marches de la cathédrale et paraissait encore plus stoïque que le lampadaire qui lui tenait compagnie. « Peut-être est-ce une forme de méditation. » songea Brendan. Plus loin, une prêtresse marchait à vive allure aux abords de la cathédrale en regardant dans toutes les directions. Elle semblait chercher après quelqu’un et tenait un martinet dans sa main. La colère se lisait dans son regard. Brendan ne lui accorda pas plus d’attention et poursuivit son petit périple urbain en se dirigeant vers l’arrière de la cathédrale, où il découvrit le grand parc qui bordait l’un des lacs alimentant les canaux. Il profita alors du calme ambiant et se réjouit d’avoir trouvé un endroit où il pourrait s’isoler en plein air, loin du tumulte de la ville. Mais ce plaisir fut de courte durée. Il entendit des hurlements s’approcher derrière lui, qui appartenaient vraisemblablement à un vieil homme en colère. « Viens là p’tit galopin ! Rends-moi mes potirons ! » cria-t-il à bout de souffle. Brendan vit alors un petit garçon jaillir à sa droite et le dépasser. Il courait avec un potiron dans les mains comme s’il avait la mort à ses trousses. « Je vous rembourserai, promis ! » jura-t-il en adressant un sourire désolé au vieil homme, puis il se heurta en pleine course à une jeune fille qui venait dans la direction opposée. Il ne prit pas la peine de l’aider à se relever mais se contenta d’un rapide « Désolé ! » et reprit sa course effrénée vers les docks.
Brendan vint poliment demander à la jeune fille si tout allait bien, mais cette dernière était trop occupée à ramasser les friandises qui lui avaient échappé des mains pour lui répondre. « Noon ! Mes caramels ! » déplora-t-elle à genou et la tête basse en constatant qu’ils étaient couverts de boue. Ses mèches blondes voilaient le haut de son visage, tandis qu’elle semblait se lamenter sur la dépouille de ses friandises. Elle leva la tête et dévoila son visage dépité. Le cœur de Brendan se figea subitement. Elle avait beau avoir grandi depuis la fois où ils s’étaient rencontrés, il aurait reconnu ce visage entre mille. Ses yeux verts s’exorbitèrent quand elle le reconnut.
- « Brendan ?! » s’écria-t-elle d’un air abasourdi.
« Brendan », il n’avait plus entendu ce nom depuis les funérailles. Après ce jour, plus personne ne mentionna le nom de Brendan et celui-ci finit par tomber dans l’oubli. Du moins, jusqu’à cet instant. La simple pensée qu’elle se souvenait de son nom lui procura un réconfort indescriptible et en même temps, il n’était pas surpris de l’entendre de sa bouche. Après tout, elle avait été l’une des rares personnes durant sa courte vie à l’avoir considéré avec égard. Une amitié s’était tissée entre eux, ce fameux jour durant lequel ces deux-là osèrent se rebeller contre le despotisme de leurs parents respectifs. En dehors de Jonas, elle était la seule à qui Brendan avait dévoilé en partie sa personnalité. Le jour de leur rencontre, il avait eu le sentiment qu’elle lui ressemblait à bien des égards. Malheureusement, même avec elle, il ne pouvait pas prendre le risque de tomber le masque.
- « Panthéa ? Non, je … je suis Jonas. » dit-il à contrecœur.
- « Jonas ?! J’aurais juré que … » Panthéa s’interrompit subitement en regardant par-dessus l’épaule de Brendan. « Viens avec moi ! Il ne faut pas qu’elle me trouve ! »
Brendan se retourna et vit se profiler au loin la silhouette de la prêtresse qu’il avait vue quelques minutes plus tôt. De toute évidence, c’était Panthéa qu’elle cherchait. Cette dernière fila à toute vitesse et Brendan lui emboita le pas. Il se cachèrent derrière un arbre qui se situait sur la berge. Panthéa jeta un œil furtif vers la cathédrale pour s’assurer qu’ils l’avaient bien semée et souffla de soulagement quand elle vit qu’elle n’était plus là. Elle s’adossa à l’arbre et avisa Brendan en riant.
- « Rassure-toi, le châtiment ne sera que pour moi cette fois-ci. » lui déclara-t-elle dans un sourire mutin.
- « Laisse-moi deviner, tu n’as pas le droit d’être ici ? »
Panthéa opina d’un air coupable.
- « C’était cela ou passer ma journée à recopier 100 fois le sermon du Père Marcelin. »
- « Qu’est-ce que t’as fait pour mériter une telle punition ? »
- « J’ai eu le malheur de dire à notre préceptrice qu’elle bafouait la troisième vertu de la Lumière, pendant qu’elle infligeait un châtiment corporel à l’une de mes consœurs. Elle a ensuite fait preuve de la même compassion à mon égard. » dit-elle sur le ton de l’ironie. « Et elle a ajouté à cela cette punition supplémentaire. »
- « L’hypocrisie du culte de la Lumière à son paroxysme … Ils interprètent leurs fameux préceptes selon leur convenance et les brandissent pour justifier tous leurs actes. Comment as-tu pu te laisser embrigader par ces vermines ? »
- « Je n’ai pas vraiment eu le choix … » répondit Panthéa en baissant la tête.
A ce moment-là, Brendan comprit que, comme lui, elle n’était pas maîtresse de son destin et ne faisait qu’accomplir la volonté de ses parents. Pour la première fois, il pensa éprouver de l’empathie pour une autre personne.
- « Et toi, Jonas ? Je peux dire sans me tromper que tu as suivi la voie des arcanes ! » déduisit-elle en dardant un regard admiratif à Brendan.
- « Tu as vu juste. J’ai rejoint l’académie il y a un an maintenant. »
- « Ça doit être exaltant ! Tu peux me faire une démonstration ? »
- « Oh, Heum … et bien … oui. »
Dans un élan d’inspiration, Brendan tira un morceau de parchemin de sa sacoche et réalisa une petite sculpture d’origami en forme d’oiseau. Il murmura une brève incantation qui anima l’oiseau en papier et le fit s’envoler vers Panthéa. Elle le réceptionna et lui adressa en retour un sourire plein d’émerveillement.
- « Tu peux le garder, en guise de souvenir. » lui dit Brendan d’une voix dans laquelle on pouvait deviner une certaine tendresse.
- « Merci beaucoup, Jonas. » remercia-t-elle timidement, alors que ses joues rosissaient légèrement. « Brendan n’est pas avec toi ? »
- « Brendan est … il est décédé. Ça fera 6 ans l’été prochain. »
Panthéa se mura dans un long silence mais son visage ne laissa aucun doute quant à la peine que lui infligea cette terrible nouvelle. « Jonas, je suis dés.. » Panthéa n’eut pas le temps de terminer sa phrase qu’ils entendirent soudainement la voix de la prêtresse qui était à ses trousses.
- « Ah, vous voilà ! Vous n’échapperez pas à votre punition, mademoiselle Johnson ! »
La prêtresse tira Panthéa par le col de sa robe et fut contrainte de la trainer au sol face à son refus d’obtempérer. Opiniâtre, Panthéa se cramponna à une touffe d’herbe.
- « Très bien, comme vous refusez de vous montrer raisonnable, alors … vous subirez votre châtiment ici-même ! »
La prêtresse brandit le martinet qu’elle tenait dans sa main droite et commença administrer la punition à Panthéa. De son côté, Brendan était comme paralysé et observait la scène, impuissant. A ce moment précis, une multitude de souvenirs l’assaillirent dans lesquels il se voyait subir des punitions comparables de la main de son père. Il sentit monter en lui une intense colère, qu’il avait maintenu enfouie pendant si longtemps. Il ferma les yeux et se visualisa dans son esprit un immense brasier, semblable à celui qu’il avait provoqué à Castelfreux. Il ne se souvint pas ce de qui arriva juste après. Seulement qu’au moment où il retrouva ses esprits, il vit Panthéa en pleurs et tenant un corps calciné dans les bras. Elle se tourna vers lui. Brendan remarqua alors que le regard qu’elle lui réservait n’était plus le même. Il révélait toute l’horreur de ce à quoi elle venait d’assister.
Aidan Brahill
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