Géométries
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Géométries
Les rires fusent, la pipe à feuillerêve passe de mains en mains, le piano joue tout seul un air romantique sur lequel un jeune homme éméché entonne des paroles obscènes. L’éclat bleu du lustre arcanique se diffuse à travers la fumée, évoquant un matin de brouillard ou un rêve qui sera oublié au réveil.
Les cinquième année fêtent la fin des examens.
Sur la table basse, les bouteilles de rouge et les verres à pied forment une sculpture de cygne qui devrait s’effondrer mais ne s’effondre pas, soutenue par une main d’Arcane invisible.
Les causeuses garnies de coussins ont été disposées en cercle autour ; les étudiants y sont assis serrés et se disputent avec entrain sur le calcul du point d’adhérence d’un flux de mana.
Virgyl ne prête pas attention au débat. Il tourne une page de son grimoire. Quand on le sollicite d’un coup de coude pour prendre position, il ne détache pas les yeux de sa lecture :
— “Vous avez tous tort et vous êtes tous idiots. Vous êtes les pires collègues et je vous hais.”
Elisen lui arrache l’ouvrage des mains en grognant.
— “Traité avancé de Géométrie des portails, par Methodius Burchard…”
Elle tourne quelques pages et lit en silence. Virgyl la foudroie du regard. Le débat ivre reprend. Au bout de quelques minutes, la jeune femme grince un rire moqueur qui interrompt les conversations :
— “Regardez-moi ce diagramme absurde ! Est-ce un livre de coloriage pour adultes ?”
Tarek intervient utilement :
— “Si cela plaît à Virgyl, c’est un livre de coloriage pour enfants.”
— “Ferme bien ta gueule.”
— “Tiens, Methodius Burchard… N’est-ce pas ce professeur de transmutation qui a fini au Fort pourpre après avoir menacé de détruire la ville en la téléportant à l’envers dans le cratère de l’Ancienne Dalaran ?”
Un sifflement appréciateur et des éclats de rire se font entendre. Virgyl reprend sèchement son grimoire.
Tarek gesticule, enchanté de capter l’attention :
— “Oui, c’est ancien ! Mon tuteur faisait partie de sa dernière classe. Au premier cours il a écrit une équation sur le tableau, il a attendu dix minutes, il a insulté tout le monde et il est parti. Il a fait pareil au deuxième cours, puis il n’est jamais revenu. Quand je me plains d’un professeur il me rappelle toujours cette histoire.”
— “Je le vois bien faire du coloriage avec Virgyl.”
— “Virgyl, tu devrais lui rendre visite au Fort pourpre. Il t’acceptera peut-être comme apprenti puisqu’il est fou.”
Les rires sont timides. Elisen grimace. Tarek jure.
Virgyl sourit de toutes ses dents et se relève lentement, repoussant les mains qui essaient de le retenir. Une voix ivre lui ordonne de rester ; une autre se réjouit de son départ.
Grimoire en main, il quitte la pièce.
La porte se fend et révèle une cour intérieure baignée par la lumière du jour. Une femme d’âge mûr attend sur un banc, à l’ombre d’un arbre à soie en floraison. Elle porte un uniforme du Kirin Tor et une longue cape blanche à la bordure d’argent. Elle se lève pour les accueillir.
— “Etudiant Wilson, je présume ? Bienvenue. Je suis le Magus Adda, et l’aile Mauve est mon domaine.”
Virgyl opine, absorbé par la contemplation de l’arbre : le vert tendre des feuilles, leur symétrie presque parfaite et le fin bruissement du vent entre les fleurs. Il lève la tête ; un nuage touffu s’étire sur le pan de ciel visible. Une hirondelle chante au loin. L’illusion est remarquable. Il doit lutter contre lui-même pour se rappeler qu’il se trouve dans l’enceinte du Fort pourpre.
— “Magus Adda, merci de me recevoir.”
— “Vous vous demandez pourquoi nous prenons la peine de maintenir une telle illusion ici.” L’évidence et le demi-sourire avec lesquels elle affirme cela le mettent légèrement mal à l’aise. “Beaucoup ignorent le rôle de l’aile Mauve. La plupart de nos prisonniers se sont livrés d’eux-même, et sont libres de partir quand ils le souhaitent.”
Effectivement, il l’ignorait. Par esprit de contradiction, il s’efforce de dissimuler sa surprise et se contente d’un hochement de tête indifférent.
— “Monsieur Burchard est… un cas particulier. Il déroge totalement au premier principe, comme vous devez vous en douter. Le second ne lui est pas applicable en l’état, pour l’instant. Soyez vigilant pendant votre visite ; c’est un homme créatif, et plutôt vigoureux. Le garde vous accompagnera. Moi aussi, mais vous ne me verrez pas.” Elle lui adresse un clin d’oeil. Virgyl se crispe. “Vous êtes sa première visite depuis très, très longtemps. Déjà parce que les volontaires ne se bousculent pas ; ensuite parce que Monsieur Burchard les refuse tous. Vos maints courriers ont peut-être contribué à son assentiment, mais ne vous attendez pas à le trouver bien disposé à votre égard pour autant.”
Virgyl s’enquiert avec une pointe d’indignation :
— “Vous lisez le courrier ?”
— “Evidemment, étudiant Wilson.” La réponse est ferme. Elle sourit sans humour, ne se cachant pas de trouver sa question stupide. “Suivez-moi.”
Ils traversent la cour ensemble et franchissent le porche sculpté d’une grande demeure, puis un vestibule dans lequel ils croisent une jeune femme boiteuse, entièrement vêtue de blanc, qui s’apprêtait à sortir. Elle ne porte pas d’insigne du Kirin Tor et Virgyl comprend qu’il s’agit une prisonnière. Le Magus Adda la gratifie d’un salut cordial, et fera de même pour les deux autres prisonniers qu’ils rencontreront dans l’escalier de pierre et dans le couloir des dortoirs au deuxième étage. Face à une porte banale sur laquelle est gravée le nombre quarante-trois, le Magus Adda lui fait signe de s’avancer, matérialisant une clef qu’elle tend au garde.
Quand Virgyl se retourne, le Magus Adda a disparu. Le garde toque et tourne la clef dans la serrure, pousse la porte et tous s’engagent. La porte se referme derrière eux en claquant.
La chambre est meublée sobrement : un lit poussé le long du mur, sans coussin ni couverture, une bibliothèque peu fournie sur laquelle quelques ouvrages aux couvertures arrachées sont posés en vrac, un bureau où s’entassent des liasses de papier et des pots d’encre vides.
En revanche les murs sont placardés de parchemins du sol au plafond. Ce sont surtout des schémas géométriques gribouillés d’équations, mais un pan entier se détache du reste. Il est consacré à un large dessin à l’encre noire, représentant une boîte crânienne ébréchée sous un amas de pierres, qui laisse paraître le cerveau sous l’os. Le trait est d’une précision anatomique, et le tout est agrémenté d’une légende illisible mais très fournie. Contrastant avec la froideur médicale de l’ensemble, des projections de sang à l’encre rouge sont représentées sous le crâne. Seules touches de couleur de la pièce, elles se détachent immédiatement.
L’homme est assis à son bureau et leur fait dos.
— “Monsieur Burchard, votre visiteur est arrivé.”
Il ne se lève pas, et ne tourne pas la tête. Il porte la robe blanche des prisonniers et ses longs cheveux sont emmêlés. Il est pieds nus. Aux chevilles et aux poignets, sur des cercles de métal, on devine l’éclat froid d’un enchantement qui entrave le flux de mana. Virgyl tend l’oreille, percevant un léger crissement de papier. L’homme trempe un doigt dans l’encrier et Virgyl réalise qu’il est en train d’écrire sans plume.
Sa voix monte, lente et un peu enrouée :
— “Un instant. Depuis qu’on m’a privé de mes instruments d’écriture, tout est tellement laborieux.”
Le garde grogne.
— “Vous nous avez forcé la main et vous le savez.”
Methodius Burchard soupire lourdement. Il semble y réfléchir, puis concède :
— “Vous avez sûrement raison, oui.”
Il prend son temps et referme l’encrier quand il a terminé. Virgyl attend devant la porte, le coeur battant soudain plus vite. Methodius Burchard essuie sa main sur sa robe. Il remue les liasses de papier — laissant partout des traces noires — pour s’emparer d’un parchemin, puis d’un autre, qu’il porte contre son torse. Il se redresse, leur faisant enfin face.
Virgyl frémit malgré lui. Le visage de l’homme est dénaturé, d’une laideur troublante : anormalement lisse et pâle, comme façonné dans la cire. Il est défiguré mais sans cause évidente ; on ne devine aucune cicatrice.
Il dévisage le visiteur sans retenue.
— “Bon… Pourquoi êtes-vous ici ?”
— “Vous ne répondez pas à mes courriers.”
— “J’ai lu le premier. Mais j’ai utilisé les autres comme brouillon.” Methodius Burchard énonce cela de façon très détachée.
Le garde dissimule un rire en reniflant. Virgyl serre un poing pour contenir son irritation :
— “Avez-vous accepté ma visite pour m’insulter ?”
— “Ah.” L’homme écarquille les yeux, l’air étonné. “Non, ce serait frivole.” Il s’avance d’un pas vers Virgyl. Le garde se redresse immédiatement, sur le qui-vive. Methodius Burchard lève ses mains vides devant lui comme pour montrer qu’il est inoffensif, tenant les parchemins serrés entre ses coudes. Le garde ne se détend pas pour autant.
Le prisonnier continue :
— “Vous m’avez proposé une ébauche de résolution pour le problème que je soumets à la fin de ma Géométrie. Seulement, votre cadre axiomatique est inadapté. Ce que vous construisez sur cette base ne peut pas aboutir.”
— “J’ai travaillé avec vos axiomes !”
— “Oui, voilà. Exactement : mes axiomes ne permettent pas de décrire la réalité de façon satisfaisante.” Son regard s’anime. Il y a une pointe de provocation dans sa voix, comme s’il mettait l’étudiant au défi de le contredire.
Virgyl déglutit malgré lui. Il perçoit que cet homme étrange, pourtant entravé par de lourds enchantements et brimé par un garde, n’obéit pas aux mêmes règles que les autres.
Et son oeil ne peut s’empêcher de lire en diagonale les calculs griffonnés sur les murs. Il réalise, avec un profond sentiment de malaise, qu’ils sont truffés d’erreurs.
L’homme s’approche encore d’un pas. Là, le garde lui fait signe de stopper net. Virgyl croit sentir brièvement l’Arcane vibrer autour de lui. Ce n’est pas le garde, et ce n’est pas le prisonnier. Il repense au Magus Adda. Il y a un instant de tension, d’expectation crispée, comme quand on assiste à la chute d’un objet fragile et précieux. Methodius Burchard part sur un petit rire, et tout se relâche.
— “D’accord, d’accord. Je n’avance plus.”
Son rire est faible et se mue brièvement en toux. Il plie les genoux ; fait rouler vers eux les deux parchemins qu’il portait contre son torse.
Virgyl se baisse pour les ramasser, mais le garde secoue la tête et les intercepte avant.
Methodius Burchard fixe Virgyl avec indifférence :
— “Bonne journée.”
Et il fait volte-face pour rejoindre son bureau.
On le fait attendre sur un banc de la cour à l’ombre de l’arbre à soie. Les prisonniers vaquent dehors, l’ignorent comme s’il était invisible. Une hirondelle se pose dans l'herbe en silence et l'observe.
Virgyl ne sait pas quoi tirer de l’entrevue. La fascination et la déception le tiraillent. Il décide qu’il ne reverra jamais Methodius Burchard, mais sa décision le frustre immédiatement et il s’en dédit. Une part de lui, un peu honteuse, veut faire ses preuves face au prisonnier.
Finalement, le garde revient et lui confie un unique parchemin.
— “Et l’autre ?”
— “Non.”
Virgyl s’apprête à protester, mais il sait déjà que l'homme armé qui fixe la sortie avec insistance ne prend pas les décisions en ce lieu. Il se ravise.
Il lève la tête vers la grande bâtisse de l'aile Mauve. Il imagine le Magus Adda, assise dans son opulent fauteuil de directrice. Elle relit minutieusement chaque symbole et chaque mot. Elle met de côté le second parchemin avec un rire dépité, pour le ranger dans le dossier de Methodius Burchard.
Que pouvait-il bien contenir ? Il essaie de le concevoir mais n’y parvient pas. Methodius Burchard semble exister au-delà de son imagination. À cet instant le parchemin qu’il tient en main l'intéresse moins que celui qu'on lui interdit de lire.
Le garde le raccompagne jusqu’au seuil du Fort pourpre.
Le parchemin contient une équation et rien d’autre. L'écriture est épaisse, irrégulière et maladroite ; les lettres ont été tracées avec le doigt.
Il en perd le sommeil. Elisen tambourine à sa porte au matin du troisième jour, menaçant d'y mettre le feu. Virgyl lui ouvre, l'air hanté et trop faible pour l'empêcher d'entrer avec un coup d'épaule.
— "Va. Te. Coucher."
Le sol de sa chambre est couvert de brouillons, de linge froissé, d'assiettes à demi-vides, de plumes cassées.
Il lève le bras, tente d'expliquer, bégaie et s'embrouille, rendu idiot par la fatigue. Elisen l'agonit d'insultes.
Finalement, il parvient à négocier : cinq minutes pour boucler son travail, cinq minutes pour relire, cinq minutes pour préparer le courrier. Il le remettra à Elisen, qui se chargera de le poster.
Intransigeante, elle ajoute :
— "Et tu viens à l'anniversaire de Tarek samedi."
Pendant qu'il oeuvre, elle décompte les secondes à voix haute avec un rictus mauvais.
Il descelle l'enveloppe qui porte le cachet du Fort pourpre.
Dedans, il trouve les mêmes parchemins qu'il a envoyé à Methodius Burchard pour démontrer son équation. Ils sont annotés frénétiquement avec la calligraphie grossière qu'il reconnaît de suite. Des passages entiers ont été barrés par des barbouillages insistants.
Dans la marge, rédigé au doigt : "Vous êtes un incapable."
Puis : "Vous me faîtes perdre mon temps."
Et : "Je n'ai jamais rien lu d'aussi bête, sauf une fois."
Il imagine le Magus Adda relire avant l'envoi avec un haussement de sourcil amusé et il frémit.
Mais sur l'avant-dernier parchemin, un extrait de son calcul a été encadré avec des traits épais. À l'encre rouge, et souligné, il est écrit : "OUI."
Toute la suite est grossièrement barrée jusqu'à une note pâteuse en bas de la dernière page : "Revenez-me voir."
Les cinquième année fêtent la fin des examens.
Sur la table basse, les bouteilles de rouge et les verres à pied forment une sculpture de cygne qui devrait s’effondrer mais ne s’effondre pas, soutenue par une main d’Arcane invisible.
Les causeuses garnies de coussins ont été disposées en cercle autour ; les étudiants y sont assis serrés et se disputent avec entrain sur le calcul du point d’adhérence d’un flux de mana.
Virgyl ne prête pas attention au débat. Il tourne une page de son grimoire. Quand on le sollicite d’un coup de coude pour prendre position, il ne détache pas les yeux de sa lecture :
— “Vous avez tous tort et vous êtes tous idiots. Vous êtes les pires collègues et je vous hais.”
Elisen lui arrache l’ouvrage des mains en grognant.
— “Traité avancé de Géométrie des portails, par Methodius Burchard…”
Elle tourne quelques pages et lit en silence. Virgyl la foudroie du regard. Le débat ivre reprend. Au bout de quelques minutes, la jeune femme grince un rire moqueur qui interrompt les conversations :
— “Regardez-moi ce diagramme absurde ! Est-ce un livre de coloriage pour adultes ?”
Tarek intervient utilement :
— “Si cela plaît à Virgyl, c’est un livre de coloriage pour enfants.”
— “Ferme bien ta gueule.”
— “Tiens, Methodius Burchard… N’est-ce pas ce professeur de transmutation qui a fini au Fort pourpre après avoir menacé de détruire la ville en la téléportant à l’envers dans le cratère de l’Ancienne Dalaran ?”
Un sifflement appréciateur et des éclats de rire se font entendre. Virgyl reprend sèchement son grimoire.
Tarek gesticule, enchanté de capter l’attention :
— “Oui, c’est ancien ! Mon tuteur faisait partie de sa dernière classe. Au premier cours il a écrit une équation sur le tableau, il a attendu dix minutes, il a insulté tout le monde et il est parti. Il a fait pareil au deuxième cours, puis il n’est jamais revenu. Quand je me plains d’un professeur il me rappelle toujours cette histoire.”
— “Je le vois bien faire du coloriage avec Virgyl.”
— “Virgyl, tu devrais lui rendre visite au Fort pourpre. Il t’acceptera peut-être comme apprenti puisqu’il est fou.”
Les rires sont timides. Elisen grimace. Tarek jure.
Virgyl sourit de toutes ses dents et se relève lentement, repoussant les mains qui essaient de le retenir. Une voix ivre lui ordonne de rester ; une autre se réjouit de son départ.
Grimoire en main, il quitte la pièce.
La porte se fend et révèle une cour intérieure baignée par la lumière du jour. Une femme d’âge mûr attend sur un banc, à l’ombre d’un arbre à soie en floraison. Elle porte un uniforme du Kirin Tor et une longue cape blanche à la bordure d’argent. Elle se lève pour les accueillir.
— “Etudiant Wilson, je présume ? Bienvenue. Je suis le Magus Adda, et l’aile Mauve est mon domaine.”
Virgyl opine, absorbé par la contemplation de l’arbre : le vert tendre des feuilles, leur symétrie presque parfaite et le fin bruissement du vent entre les fleurs. Il lève la tête ; un nuage touffu s’étire sur le pan de ciel visible. Une hirondelle chante au loin. L’illusion est remarquable. Il doit lutter contre lui-même pour se rappeler qu’il se trouve dans l’enceinte du Fort pourpre.
— “Magus Adda, merci de me recevoir.”
— “Vous vous demandez pourquoi nous prenons la peine de maintenir une telle illusion ici.” L’évidence et le demi-sourire avec lesquels elle affirme cela le mettent légèrement mal à l’aise. “Beaucoup ignorent le rôle de l’aile Mauve. La plupart de nos prisonniers se sont livrés d’eux-même, et sont libres de partir quand ils le souhaitent.”
Effectivement, il l’ignorait. Par esprit de contradiction, il s’efforce de dissimuler sa surprise et se contente d’un hochement de tête indifférent.
— “Monsieur Burchard est… un cas particulier. Il déroge totalement au premier principe, comme vous devez vous en douter. Le second ne lui est pas applicable en l’état, pour l’instant. Soyez vigilant pendant votre visite ; c’est un homme créatif, et plutôt vigoureux. Le garde vous accompagnera. Moi aussi, mais vous ne me verrez pas.” Elle lui adresse un clin d’oeil. Virgyl se crispe. “Vous êtes sa première visite depuis très, très longtemps. Déjà parce que les volontaires ne se bousculent pas ; ensuite parce que Monsieur Burchard les refuse tous. Vos maints courriers ont peut-être contribué à son assentiment, mais ne vous attendez pas à le trouver bien disposé à votre égard pour autant.”
Virgyl s’enquiert avec une pointe d’indignation :
— “Vous lisez le courrier ?”
— “Evidemment, étudiant Wilson.” La réponse est ferme. Elle sourit sans humour, ne se cachant pas de trouver sa question stupide. “Suivez-moi.”
Ils traversent la cour ensemble et franchissent le porche sculpté d’une grande demeure, puis un vestibule dans lequel ils croisent une jeune femme boiteuse, entièrement vêtue de blanc, qui s’apprêtait à sortir. Elle ne porte pas d’insigne du Kirin Tor et Virgyl comprend qu’il s’agit une prisonnière. Le Magus Adda la gratifie d’un salut cordial, et fera de même pour les deux autres prisonniers qu’ils rencontreront dans l’escalier de pierre et dans le couloir des dortoirs au deuxième étage. Face à une porte banale sur laquelle est gravée le nombre quarante-trois, le Magus Adda lui fait signe de s’avancer, matérialisant une clef qu’elle tend au garde.
Quand Virgyl se retourne, le Magus Adda a disparu. Le garde toque et tourne la clef dans la serrure, pousse la porte et tous s’engagent. La porte se referme derrière eux en claquant.
La chambre est meublée sobrement : un lit poussé le long du mur, sans coussin ni couverture, une bibliothèque peu fournie sur laquelle quelques ouvrages aux couvertures arrachées sont posés en vrac, un bureau où s’entassent des liasses de papier et des pots d’encre vides.
En revanche les murs sont placardés de parchemins du sol au plafond. Ce sont surtout des schémas géométriques gribouillés d’équations, mais un pan entier se détache du reste. Il est consacré à un large dessin à l’encre noire, représentant une boîte crânienne ébréchée sous un amas de pierres, qui laisse paraître le cerveau sous l’os. Le trait est d’une précision anatomique, et le tout est agrémenté d’une légende illisible mais très fournie. Contrastant avec la froideur médicale de l’ensemble, des projections de sang à l’encre rouge sont représentées sous le crâne. Seules touches de couleur de la pièce, elles se détachent immédiatement.
L’homme est assis à son bureau et leur fait dos.
— “Monsieur Burchard, votre visiteur est arrivé.”
Il ne se lève pas, et ne tourne pas la tête. Il porte la robe blanche des prisonniers et ses longs cheveux sont emmêlés. Il est pieds nus. Aux chevilles et aux poignets, sur des cercles de métal, on devine l’éclat froid d’un enchantement qui entrave le flux de mana. Virgyl tend l’oreille, percevant un léger crissement de papier. L’homme trempe un doigt dans l’encrier et Virgyl réalise qu’il est en train d’écrire sans plume.
Sa voix monte, lente et un peu enrouée :
— “Un instant. Depuis qu’on m’a privé de mes instruments d’écriture, tout est tellement laborieux.”
Le garde grogne.
— “Vous nous avez forcé la main et vous le savez.”
Methodius Burchard soupire lourdement. Il semble y réfléchir, puis concède :
— “Vous avez sûrement raison, oui.”
Il prend son temps et referme l’encrier quand il a terminé. Virgyl attend devant la porte, le coeur battant soudain plus vite. Methodius Burchard essuie sa main sur sa robe. Il remue les liasses de papier — laissant partout des traces noires — pour s’emparer d’un parchemin, puis d’un autre, qu’il porte contre son torse. Il se redresse, leur faisant enfin face.
Virgyl frémit malgré lui. Le visage de l’homme est dénaturé, d’une laideur troublante : anormalement lisse et pâle, comme façonné dans la cire. Il est défiguré mais sans cause évidente ; on ne devine aucune cicatrice.
Il dévisage le visiteur sans retenue.
— “Bon… Pourquoi êtes-vous ici ?”
— “Vous ne répondez pas à mes courriers.”
— “J’ai lu le premier. Mais j’ai utilisé les autres comme brouillon.” Methodius Burchard énonce cela de façon très détachée.
Le garde dissimule un rire en reniflant. Virgyl serre un poing pour contenir son irritation :
— “Avez-vous accepté ma visite pour m’insulter ?”
— “Ah.” L’homme écarquille les yeux, l’air étonné. “Non, ce serait frivole.” Il s’avance d’un pas vers Virgyl. Le garde se redresse immédiatement, sur le qui-vive. Methodius Burchard lève ses mains vides devant lui comme pour montrer qu’il est inoffensif, tenant les parchemins serrés entre ses coudes. Le garde ne se détend pas pour autant.
Le prisonnier continue :
— “Vous m’avez proposé une ébauche de résolution pour le problème que je soumets à la fin de ma Géométrie. Seulement, votre cadre axiomatique est inadapté. Ce que vous construisez sur cette base ne peut pas aboutir.”
— “J’ai travaillé avec vos axiomes !”
— “Oui, voilà. Exactement : mes axiomes ne permettent pas de décrire la réalité de façon satisfaisante.” Son regard s’anime. Il y a une pointe de provocation dans sa voix, comme s’il mettait l’étudiant au défi de le contredire.
Virgyl déglutit malgré lui. Il perçoit que cet homme étrange, pourtant entravé par de lourds enchantements et brimé par un garde, n’obéit pas aux mêmes règles que les autres.
Et son oeil ne peut s’empêcher de lire en diagonale les calculs griffonnés sur les murs. Il réalise, avec un profond sentiment de malaise, qu’ils sont truffés d’erreurs.
L’homme s’approche encore d’un pas. Là, le garde lui fait signe de stopper net. Virgyl croit sentir brièvement l’Arcane vibrer autour de lui. Ce n’est pas le garde, et ce n’est pas le prisonnier. Il repense au Magus Adda. Il y a un instant de tension, d’expectation crispée, comme quand on assiste à la chute d’un objet fragile et précieux. Methodius Burchard part sur un petit rire, et tout se relâche.
— “D’accord, d’accord. Je n’avance plus.”
Son rire est faible et se mue brièvement en toux. Il plie les genoux ; fait rouler vers eux les deux parchemins qu’il portait contre son torse.
Virgyl se baisse pour les ramasser, mais le garde secoue la tête et les intercepte avant.
Methodius Burchard fixe Virgyl avec indifférence :
— “Bonne journée.”
Et il fait volte-face pour rejoindre son bureau.
On le fait attendre sur un banc de la cour à l’ombre de l’arbre à soie. Les prisonniers vaquent dehors, l’ignorent comme s’il était invisible. Une hirondelle se pose dans l'herbe en silence et l'observe.
Virgyl ne sait pas quoi tirer de l’entrevue. La fascination et la déception le tiraillent. Il décide qu’il ne reverra jamais Methodius Burchard, mais sa décision le frustre immédiatement et il s’en dédit. Une part de lui, un peu honteuse, veut faire ses preuves face au prisonnier.
Finalement, le garde revient et lui confie un unique parchemin.
— “Et l’autre ?”
— “Non.”
Virgyl s’apprête à protester, mais il sait déjà que l'homme armé qui fixe la sortie avec insistance ne prend pas les décisions en ce lieu. Il se ravise.
Il lève la tête vers la grande bâtisse de l'aile Mauve. Il imagine le Magus Adda, assise dans son opulent fauteuil de directrice. Elle relit minutieusement chaque symbole et chaque mot. Elle met de côté le second parchemin avec un rire dépité, pour le ranger dans le dossier de Methodius Burchard.
Que pouvait-il bien contenir ? Il essaie de le concevoir mais n’y parvient pas. Methodius Burchard semble exister au-delà de son imagination. À cet instant le parchemin qu’il tient en main l'intéresse moins que celui qu'on lui interdit de lire.
Le garde le raccompagne jusqu’au seuil du Fort pourpre.
Le parchemin contient une équation et rien d’autre. L'écriture est épaisse, irrégulière et maladroite ; les lettres ont été tracées avec le doigt.
Il en perd le sommeil. Elisen tambourine à sa porte au matin du troisième jour, menaçant d'y mettre le feu. Virgyl lui ouvre, l'air hanté et trop faible pour l'empêcher d'entrer avec un coup d'épaule.
— "Va. Te. Coucher."
Le sol de sa chambre est couvert de brouillons, de linge froissé, d'assiettes à demi-vides, de plumes cassées.
Il lève le bras, tente d'expliquer, bégaie et s'embrouille, rendu idiot par la fatigue. Elisen l'agonit d'insultes.
Finalement, il parvient à négocier : cinq minutes pour boucler son travail, cinq minutes pour relire, cinq minutes pour préparer le courrier. Il le remettra à Elisen, qui se chargera de le poster.
Intransigeante, elle ajoute :
— "Et tu viens à l'anniversaire de Tarek samedi."
Pendant qu'il oeuvre, elle décompte les secondes à voix haute avec un rictus mauvais.
Il descelle l'enveloppe qui porte le cachet du Fort pourpre.
Dedans, il trouve les mêmes parchemins qu'il a envoyé à Methodius Burchard pour démontrer son équation. Ils sont annotés frénétiquement avec la calligraphie grossière qu'il reconnaît de suite. Des passages entiers ont été barrés par des barbouillages insistants.
Dans la marge, rédigé au doigt : "Vous êtes un incapable."
Puis : "Vous me faîtes perdre mon temps."
Et : "Je n'ai jamais rien lu d'aussi bête, sauf une fois."
Il imagine le Magus Adda relire avant l'envoi avec un haussement de sourcil amusé et il frémit.
Mais sur l'avant-dernier parchemin, un extrait de son calcul a été encadré avec des traits épais. À l'encre rouge, et souligné, il est écrit : "OUI."
Toute la suite est grossièrement barrée jusqu'à une note pâteuse en bas de la dernière page : "Revenez-me voir."
Dernière édition par Methodius le Ven 01 Juil 2022, 15:57, édité 1 fois
Methodius
Re: Géométries
Virgyl corrige les parchemins, penché sur son pupitre et soupirant beaucoup. Ses gestes sont calibrés et efficients. Il effleure chaque réponse du bout de la plume avant d'inscrire les points.
Un petit sablier contrôle le temps passé sur chaque page. Il lui jette des coups d'oeil en biais et accélère en conséquence. Il le retourne quand il prend un nouveau parchemin.
Sur certaines copies, la mécanique se grippe : il s'affale, grogne, laisse échapper des "ah" ou un "bien essayé" avant d'annoter la marge avec un crissement rageur. Et le sable s'écoule avant la fin de sa correction. Il soupire.
Le soleil pèse sur la lucarne de sa chambre.
Methodius Burchard, qui devrait être en train de corriger à sa place, est réfugié dans un pan d'ombre près de la porte. Il est assis à même le sol, le dos posé contre le mur. En silence, il trace des symboles géométriques avec le doigt dans les amas de poussière qui s'accumulent sous les meubles. Cela fait quelques heures. Virgyl commence à l'oublier.
Mais la voix lente et un peu rauque se rappelle à lui en détachant chaque syllabe :
— "J'ai envie de frapper quelqu'un."
De stupeur, Virgyl laisse tomber sa plume. Il se retourne et trouve Methodius Burchard debout, la tête penchée dans ses longs cheveux noirs, qui le fixe avec insistance. Qui semble attendre quelque chose. Et qui serre le poing.
Virgyl s'étrangle.
— "Quoi ? Non ! Absolument pas. N'y comptez pas."
L'autre homme renifle, visiblement désappointé, et se rassoit dans l'ombre.
Virgyl se masse les paupières avec les pouces en contemplant sa vie. Quand tous les grains du sablier sont écoulés, il en revient aux corrections.
Deux jours plus tard, pendant que Virgyl prend le thé avec Elisen dans un parc, Methodius Burchard se matérialise près d'eux avec un terrible grincement et l'odeur âcre du métal chauffé à blanc.
Elisen jure et tend le bras pour redresser la carafe de lait qui se déverse sur leur nappe, mais l'autre homme s'empresse déjà vers Virgyl en piétinant tout.
Il lui tend une affiche à moitié arrachée et lui annonce d'un ton plat :
— "Je veux ça. Inscrivez-moi."
Il n'attend ni réaction ni réponse. Il ne doute pas qu'on lui obéira. Dès que Virgyl saisit l'affiche, l'Arcane vibre et grince et Methodius Burchard disparaît, laissant derrière lui une nappe dévastée et un relent acerbe.
Grondant de frustration, Elisen lance sa cuillère là où l'homme se tenait un instant plus tôt.
Un petit sablier contrôle le temps passé sur chaque page. Il lui jette des coups d'oeil en biais et accélère en conséquence. Il le retourne quand il prend un nouveau parchemin.
Sur certaines copies, la mécanique se grippe : il s'affale, grogne, laisse échapper des "ah" ou un "bien essayé" avant d'annoter la marge avec un crissement rageur. Et le sable s'écoule avant la fin de sa correction. Il soupire.
Le soleil pèse sur la lucarne de sa chambre.
Methodius Burchard, qui devrait être en train de corriger à sa place, est réfugié dans un pan d'ombre près de la porte. Il est assis à même le sol, le dos posé contre le mur. En silence, il trace des symboles géométriques avec le doigt dans les amas de poussière qui s'accumulent sous les meubles. Cela fait quelques heures. Virgyl commence à l'oublier.
Mais la voix lente et un peu rauque se rappelle à lui en détachant chaque syllabe :
— "J'ai envie de frapper quelqu'un."
De stupeur, Virgyl laisse tomber sa plume. Il se retourne et trouve Methodius Burchard debout, la tête penchée dans ses longs cheveux noirs, qui le fixe avec insistance. Qui semble attendre quelque chose. Et qui serre le poing.
Virgyl s'étrangle.
— "Quoi ? Non ! Absolument pas. N'y comptez pas."
L'autre homme renifle, visiblement désappointé, et se rassoit dans l'ombre.
Virgyl se masse les paupières avec les pouces en contemplant sa vie. Quand tous les grains du sablier sont écoulés, il en revient aux corrections.
Deux jours plus tard, pendant que Virgyl prend le thé avec Elisen dans un parc, Methodius Burchard se matérialise près d'eux avec un terrible grincement et l'odeur âcre du métal chauffé à blanc.
Elisen jure et tend le bras pour redresser la carafe de lait qui se déverse sur leur nappe, mais l'autre homme s'empresse déjà vers Virgyl en piétinant tout.
Il lui tend une affiche à moitié arrachée et lui annonce d'un ton plat :
— "Je veux ça. Inscrivez-moi."
Il n'attend ni réaction ni réponse. Il ne doute pas qu'on lui obéira. Dès que Virgyl saisit l'affiche, l'Arcane vibre et grince et Methodius Burchard disparaît, laissant derrière lui une nappe dévastée et un relent acerbe.
Grondant de frustration, Elisen lance sa cuillère là où l'homme se tenait un instant plus tôt.
Methodius
Re: Géométries
Il ne s’évanouit pas. Il gît aveugle sous l’ombre infiniment pesante des murs effondrés. Tous les contours sont flous : son corps et la pierre broyés ensemble, le goût du sang et l’acidité des poudres d’enchantement dispersées. Les échardes qui le transpercent sont peut-être ses propres os, peut-être des éclats de débris. Il suffoque. L’air saturé d’Arcane et de sciure reflue hors de ses goulées frénétiques.
Pourquoi ne s’évanouit-il pas ? Il pousse un long cri qui s’éteint contre les décombres. Il se tord pour repousser la pierre qui l’écrase ; sa tête heurte le mur et retombe dans la flaque tiède et grumeleuse qu’elle venait de quitter. Il perçoit que son crâne se déverse mollement comme une outre percée.
Il voudrait s’évanouir mais il respire et son coeur bat et il y a du sang dans ses veines. Il perd la notion du temps. Ses cris se muent en râles. La douleur sature ses sens jusqu’à les déborder. Alors, il ne ressent plus vraiment. Il observe. Il observe ce amas de chair brisée qui palpite sous les gravats.
Il va mourir ici. À moins que…
Laborieusement, il retrouve ses mains. Il parvient à peine à plier quelques doigts. Il articule en silence et ses phalanges tremblent et se crispent en rythme pour tisser l’Arcane. Il ne pense pas droit mais il n’a pas besoin de penser : les gestes de l’incantation sont gravés dans ses muscles comme un réflexe.
Le projectile de mana illumine tout. Dans la brève lueur bleue, les poudres d’enchantement en suspension scintillent. L’Arcane bourdonne. Une terreur animale le saisit : il a commis une erreur atroce, stupide, irréversible.
L’ombre s’embrase. Les poudres d’enchantement éclatent et remontent le mana chauffé à blanc de son incantation. La déflagration part de ses mains et de sa bouche, qui ont manipulé l’Arcane. Le feu enchanté corrode la structure même des choses. Il sent sa peau bouillonner et fondre, suinter le long de son visage et de ses doigts.
Sa chair se solidifie soudain, figée en plein changement d’état. Il s’évanouit.
Il entrouvre les yeux et il retrouve les moulures et les courbes plaisantes du plafond de la coupole qui abrite son lit. Le soleil matinal perce sous un pan de rideau. Il s’étire et froisse la couverture de soie avec délice. Il perçoit le bond souple d’Eluros sur le matelas ; le félin approche pour gratter sa joue d’un coup de langue avant de se lover contre sa gorge. L’homme et son chat paressent en repensant aux victoires de la veille.
Au loin, il entend son nom. Le rayon de soleil s’épaissit jusqu’à devenir aveuglant. Des mains le saisissent. Eluros ronronne avec insistance. Il geint. Il ne veut pas quitter son lit. Il ne doit pas quitter sa chambre. Il se débat et cherche à s’accrocher. Ses doigts se ferment sur le matelas.
Ses doigts fondus se ferment sur la pierre. La souffrance le tire brutalement dans sa chair. Il sursaute avec violence. Ses perceptions crépitent et peinent à circonscrire son corps.
Une femme est penchée sur lui. Elle le tient par les épaules pour l’empêcher de remuer.
— “Methodius, cesse. Ne bouge pas. Ne cherche pas à parler.”
Comme il obéit, la poigne de la femme se relâche. Il la fixe sans comprendre à travers ses paupières gonflées. Elle s’éloigne. On le porte ailleurs. Il proteste faiblement. Il ne comprend plus rien. Une main vient effleurer son bras pour l’encourager.
Son esprit est pâteux. Des éclats de voix distants s’y engluent :
— “C’est vraiment Burchard ? Putain...”
— “Si c’était moi, je préfèrerais qu’on m’achève.”
La femme intervient sèchement :
— “Si c’était toi, tu serais mort.”
Puis plus rien.
Pourquoi ne s’évanouit-il pas ? Il pousse un long cri qui s’éteint contre les décombres. Il se tord pour repousser la pierre qui l’écrase ; sa tête heurte le mur et retombe dans la flaque tiède et grumeleuse qu’elle venait de quitter. Il perçoit que son crâne se déverse mollement comme une outre percée.
Il voudrait s’évanouir mais il respire et son coeur bat et il y a du sang dans ses veines. Il perd la notion du temps. Ses cris se muent en râles. La douleur sature ses sens jusqu’à les déborder. Alors, il ne ressent plus vraiment. Il observe. Il observe ce amas de chair brisée qui palpite sous les gravats.
Il va mourir ici. À moins que…
Laborieusement, il retrouve ses mains. Il parvient à peine à plier quelques doigts. Il articule en silence et ses phalanges tremblent et se crispent en rythme pour tisser l’Arcane. Il ne pense pas droit mais il n’a pas besoin de penser : les gestes de l’incantation sont gravés dans ses muscles comme un réflexe.
Le projectile de mana illumine tout. Dans la brève lueur bleue, les poudres d’enchantement en suspension scintillent. L’Arcane bourdonne. Une terreur animale le saisit : il a commis une erreur atroce, stupide, irréversible.
L’ombre s’embrase. Les poudres d’enchantement éclatent et remontent le mana chauffé à blanc de son incantation. La déflagration part de ses mains et de sa bouche, qui ont manipulé l’Arcane. Le feu enchanté corrode la structure même des choses. Il sent sa peau bouillonner et fondre, suinter le long de son visage et de ses doigts.
Sa chair se solidifie soudain, figée en plein changement d’état. Il s’évanouit.
Il entrouvre les yeux et il retrouve les moulures et les courbes plaisantes du plafond de la coupole qui abrite son lit. Le soleil matinal perce sous un pan de rideau. Il s’étire et froisse la couverture de soie avec délice. Il perçoit le bond souple d’Eluros sur le matelas ; le félin approche pour gratter sa joue d’un coup de langue avant de se lover contre sa gorge. L’homme et son chat paressent en repensant aux victoires de la veille.
Au loin, il entend son nom. Le rayon de soleil s’épaissit jusqu’à devenir aveuglant. Des mains le saisissent. Eluros ronronne avec insistance. Il geint. Il ne veut pas quitter son lit. Il ne doit pas quitter sa chambre. Il se débat et cherche à s’accrocher. Ses doigts se ferment sur le matelas.
Ses doigts fondus se ferment sur la pierre. La souffrance le tire brutalement dans sa chair. Il sursaute avec violence. Ses perceptions crépitent et peinent à circonscrire son corps.
Une femme est penchée sur lui. Elle le tient par les épaules pour l’empêcher de remuer.
— “Methodius, cesse. Ne bouge pas. Ne cherche pas à parler.”
Comme il obéit, la poigne de la femme se relâche. Il la fixe sans comprendre à travers ses paupières gonflées. Elle s’éloigne. On le porte ailleurs. Il proteste faiblement. Il ne comprend plus rien. Une main vient effleurer son bras pour l’encourager.
Son esprit est pâteux. Des éclats de voix distants s’y engluent :
— “C’est vraiment Burchard ? Putain...”
— “Si c’était moi, je préfèrerais qu’on m’achève.”
La femme intervient sèchement :
— “Si c’était toi, tu serais mort.”
Puis plus rien.
Methodius
Re: Géométries
Irelle dispense son cours d’Illusion pour la dernière année ; l’ampleur de ses recherches n’est plus compatible avec une activité d’enseignement pratique. À ce stade, il est attendu qu’elle se produise en cours magistraux, dans le silence religieux du grand amphithéâtre. L’enseignement des travaux dirigés de cette ultime promotion est déjà une transgression tacite.
Parce qu’il s’agit du premier jour de sa dernière année, une nostalgie à rebours la saisit : le chahut des étudiants qui se pressent dans les couloirs est presque mélodieux ; tout paraît tendre et lumineux, nimbé et romancé — un souvenir de jeunesse prêt à être ressassé. Elle se tient en retrait dans l’escalier, observant les étudiants qui affluent vers sa salle, savourant tranquillement la mélancolie de l’instant.
Quand elle perçoit le cliquetis lointain de l’horloge de la salle des professeurs, elle s’engage à son tour. Les étudiants sont déjà installés derrière les vieux pupitres écorchés. La clameur ambiante ne reflue pas immédiatement, mais Irelle ne s’en formalise guère.
Elle écrit au tableau d’un geste habitué, tenant sa main libre fermée en poing dans le dos : “Professeur Adda”.
Elle repose sa craie.
Elle les avise avec un sourire en coin, jusqu’à ce que les derniers murmures se taisent. Sans plus d’introduction, elle énonce les consignes du premier exercice. Des regards étonnés sont échangés dans l’auditoire. Elle retourne l’un des sabliers suspendus près du tableau, qui décompte dix minutes. Au bout du temps imparti, personne n’est parvenu à projeter l’illusion demandée — un double d’eux-mêmes, synchronisé sur leurs mouvements — ni même à l’esquisser. C’est attendu : il s’agit d’une application avancée, exigée lors de l’examen final, mais elle se garde bien de le préciser. Elle ne propose pas de correction. Un murmure se répand ; la classe est déstabilisée.
Un étudiant, assis tout au fond, laisse échapper un petit rire.
Elle leur confie un deuxième énoncé, nettement plus simple, qui consiste à répliquer un encrier et une plume. Pendant que le sablier s’égrène de nouveau, elle observe les jeunes gens. Sans surprise, cet exercice est plus à leur portée, et certains réussissent même dès la première minute.
Quand Irelle en revient à l’étudiant assis au fond, elle constate qu’il ne fait même pas semblant de travailler. Leurs regards se croisent, et elle jurerait qu’il lui adresse un clin d’œil. Elle hausse les sourcils — il mérite d’être recadré, mais elle pressent qu’il serait ravi de se donner en spectacle. Elle décide de l’ignorer tant qu’il ne participe pas.
Le reste du cours se déroule d’une façon similaire. Elle passe dans les rangs pour prodiguer des conseils et commenter les solutions. Tous les exercices qui suivent sont accessibles, mais elle est tellement exigeante que peu parviennent à la satisfaire sans recommencer plusieurs fois.
Percevant que la classe est déjà épuisée, elle les libère dix minutes avant l’heure. Les étudiants se hâtent de quitter la salle comme s’ils redoutaient que leur professeur se ravise. Elle suit leur fuite avec une pointe d’affection.
Bientôt, ils ne sont plus que deux dans la salle : elle-même, et l’étudiant assis tout au fond qui se lève pour venir à sa rencontre. Elle l’examine d’un œil critique. Il n’a pris part à aucun exercice. Il respire la confiance en lui, et, de façon dépassionnée, elle imagine aisément pourquoi : il est d’une beauté insolente.
Il commence, d’une voix claire et hachée par un accent d’Alterac dont elle devine qu’il surjoue :
— “Irelle, j’ai beaucoup apprécié vos travaux sur...”
Elle l’interrompt aussitôt, en haussant très haut les sourcils.
— “Professeur Adda pour vous.”
Il ne paraît pas déstabilisé ; il a peut-être même atteint l’effet recherché. Il révèle des dents blanches, et sa joue mince se plisse en fossette.
— “Professeur Adda, j’ai beaucoup apprécié vos travaux sur la détection d’illusions via l’étude de la chiralité du flux.”
— “Je crois qu’il y a un malentendu, étudiant...”
— “Burchard.”
— “Étudiant Burchard. Vous semblez croire que votre opinion sur mon travail m’intéresse. Vous faites erreur, et c’est mon opinion sur votre travail qui devrait plutôt vous inquiéter.”
— “Oh, mais elle m’inquiète beaucoup.”
Disant cela, il tire de son sac une liasse de vélins. Sur la première page, le professeur distingue un titre soigneusement calligraphié : “Détection d’illusions par estimation de la conductivité relative.” Elle sourit froidement.
— “Vous ne manquez pas d’audace, mais l’audace ne m’impressionne pas. Commencez par suivre mon cours ; prouvez-moi que vous êtes capable de marcher, si vous voulez me faire croire que vous savez courir.”
Il se fige un bref instant, et elle s’attend à l’entendre prononcer une phrase décevante — “savez-vous qui je suis ?” ou l’une des nombreuses variations déjà tentées par d’autres étudiants arrogants avant lui — mais il range ses parchemins en opinant. Il ne paraît ni découragé ni vexé.
— “C’est entendu, faisons ainsi. Bonne journée, Professeur.”
Avant de se détourner, il soutient son regard un peu trop longtemps et un peu trop intensément. Elle pince les lèvres ; il reviendra à la charge, et elle soupçonne que les problèmes ne font que commencer.
Parce qu’il s’agit du premier jour de sa dernière année, une nostalgie à rebours la saisit : le chahut des étudiants qui se pressent dans les couloirs est presque mélodieux ; tout paraît tendre et lumineux, nimbé et romancé — un souvenir de jeunesse prêt à être ressassé. Elle se tient en retrait dans l’escalier, observant les étudiants qui affluent vers sa salle, savourant tranquillement la mélancolie de l’instant.
Quand elle perçoit le cliquetis lointain de l’horloge de la salle des professeurs, elle s’engage à son tour. Les étudiants sont déjà installés derrière les vieux pupitres écorchés. La clameur ambiante ne reflue pas immédiatement, mais Irelle ne s’en formalise guère.
Elle écrit au tableau d’un geste habitué, tenant sa main libre fermée en poing dans le dos : “Professeur Adda”.
Elle repose sa craie.
Elle les avise avec un sourire en coin, jusqu’à ce que les derniers murmures se taisent. Sans plus d’introduction, elle énonce les consignes du premier exercice. Des regards étonnés sont échangés dans l’auditoire. Elle retourne l’un des sabliers suspendus près du tableau, qui décompte dix minutes. Au bout du temps imparti, personne n’est parvenu à projeter l’illusion demandée — un double d’eux-mêmes, synchronisé sur leurs mouvements — ni même à l’esquisser. C’est attendu : il s’agit d’une application avancée, exigée lors de l’examen final, mais elle se garde bien de le préciser. Elle ne propose pas de correction. Un murmure se répand ; la classe est déstabilisée.
Un étudiant, assis tout au fond, laisse échapper un petit rire.
Elle leur confie un deuxième énoncé, nettement plus simple, qui consiste à répliquer un encrier et une plume. Pendant que le sablier s’égrène de nouveau, elle observe les jeunes gens. Sans surprise, cet exercice est plus à leur portée, et certains réussissent même dès la première minute.
Quand Irelle en revient à l’étudiant assis au fond, elle constate qu’il ne fait même pas semblant de travailler. Leurs regards se croisent, et elle jurerait qu’il lui adresse un clin d’œil. Elle hausse les sourcils — il mérite d’être recadré, mais elle pressent qu’il serait ravi de se donner en spectacle. Elle décide de l’ignorer tant qu’il ne participe pas.
Le reste du cours se déroule d’une façon similaire. Elle passe dans les rangs pour prodiguer des conseils et commenter les solutions. Tous les exercices qui suivent sont accessibles, mais elle est tellement exigeante que peu parviennent à la satisfaire sans recommencer plusieurs fois.
Percevant que la classe est déjà épuisée, elle les libère dix minutes avant l’heure. Les étudiants se hâtent de quitter la salle comme s’ils redoutaient que leur professeur se ravise. Elle suit leur fuite avec une pointe d’affection.
Bientôt, ils ne sont plus que deux dans la salle : elle-même, et l’étudiant assis tout au fond qui se lève pour venir à sa rencontre. Elle l’examine d’un œil critique. Il n’a pris part à aucun exercice. Il respire la confiance en lui, et, de façon dépassionnée, elle imagine aisément pourquoi : il est d’une beauté insolente.
Il commence, d’une voix claire et hachée par un accent d’Alterac dont elle devine qu’il surjoue :
— “Irelle, j’ai beaucoup apprécié vos travaux sur...”
Elle l’interrompt aussitôt, en haussant très haut les sourcils.
— “Professeur Adda pour vous.”
Il ne paraît pas déstabilisé ; il a peut-être même atteint l’effet recherché. Il révèle des dents blanches, et sa joue mince se plisse en fossette.
— “Professeur Adda, j’ai beaucoup apprécié vos travaux sur la détection d’illusions via l’étude de la chiralité du flux.”
— “Je crois qu’il y a un malentendu, étudiant...”
— “Burchard.”
— “Étudiant Burchard. Vous semblez croire que votre opinion sur mon travail m’intéresse. Vous faites erreur, et c’est mon opinion sur votre travail qui devrait plutôt vous inquiéter.”
— “Oh, mais elle m’inquiète beaucoup.”
Disant cela, il tire de son sac une liasse de vélins. Sur la première page, le professeur distingue un titre soigneusement calligraphié : “Détection d’illusions par estimation de la conductivité relative.” Elle sourit froidement.
— “Vous ne manquez pas d’audace, mais l’audace ne m’impressionne pas. Commencez par suivre mon cours ; prouvez-moi que vous êtes capable de marcher, si vous voulez me faire croire que vous savez courir.”
Il se fige un bref instant, et elle s’attend à l’entendre prononcer une phrase décevante — “savez-vous qui je suis ?” ou l’une des nombreuses variations déjà tentées par d’autres étudiants arrogants avant lui — mais il range ses parchemins en opinant. Il ne paraît ni découragé ni vexé.
— “C’est entendu, faisons ainsi. Bonne journée, Professeur.”
Avant de se détourner, il soutient son regard un peu trop longtemps et un peu trop intensément. Elle pince les lèvres ; il reviendra à la charge, et elle soupçonne que les problèmes ne font que commencer.
Methodius
Re: Géométries
L’appariteur allume la lampe arcanique du couloir et il grogne. Un étudiant est assis à même le sol, adossé près de la porte close de la loge ; il se redresse à son approche, protégeant d’une main ses yeux habitués à la pénombre. Ses traits sont tirés et il porte l’uniforme boutonné jusqu’au col, comme peu de jeunes gens le pratiquent aujourd’hui.
L’appariteur le reconnaît en grimaçant : ce n’est pas la première fois qu’il le trouve ici à une heure indue, et cela doit cesser.
L’étudiant tente :
— “Bonjour.”
Mais l’appariteur ne le salue pas. Il fait tinter son lourd trousseau, se hâte de trouver la clef. Poussant la porte, il lui annonce d’un ton pincé :
— “Laissez-moi boire mon café. La loge n’est pas encore ouverte.”
Il entre aussitôt et referme derrière lui. Un instant plus tard, la poignée remue furieusement. La porte est verrouillée, alors l’étudiant toque, insistant à tue-tête :
— “Je dois accéder au laboratoire Barov. La réservation est pour le Professeur Burchard. Raaaah, putain, ouvrez !”
L’appariteur ne répond pas. Les coups finissent par se taire.
Quand l’appariteur entrouvre quinze minutes plus tard, l’étudiant est figé sur le seuil et récupère sans un mot la clef tendue par l’embrasure. Son bras et son épaule tremblent légèrement.
Aussitôt, il s’éloigne au pas de course.
Virgyl gravit l’escalier en jouant sa vie : il bondit les marches deux à deux, évite une chute de justesse, se rattrape à la rampe, cogne ses coudes dans les virages et ne ralentit pas. Il a rompu sa courte nuit pour patienter inutilement devant la loge, et il est en retard.
Face à l’appariteur, son cœur battait déjà la chamade et il se trouvait sur le point de sortir de son corps. Parvenu au dernier pallier, il peut sentir le sang pulser jusque dans ses doigts ; il tente de reprendre son souffle sans y parvenir, étourdi par l’effort et le manque de sommeil. Il faudrait qu’il s’allonge un instant et qu’il ferme les yeux. Il n’a pas le temps.
Près de la grande porte du laboratoire, il reconnaît la silhouette robuste et froissée de son maître faisant les cent pas. Virgyl se presse à sa rencontre avec un juron.
Burchard est contrarié ; il lui reproche durement son retard, remet en doute sa capacité à suivre des instructions simples — l’étudiant devait déverrouiller la salle et préparer les instruments — et son propos mord d’autant plus qu’il est parfaitement ingénu.
Virgyl grommelle sans tenter de se justifier. Le maître lui arrache la clef et le mène gauchement par le coude jusqu’aux tables d’enchantement.
Il lui ordonne d’un ton plat :
— “Préparez, aiguisez, chauffez.”
Virgyl s’avance pour obéir, mais Burchard le tire en arrière :
— “Ouvrez grand les fenêtres, et portez un masque.”
Il lui fourre dans la paume une étoffe soyeuse, roulée en boule. L’étudiant perçoit la vibration dissonante d’un matériau isolant à l’arcane. Il plisse les yeux — c’est la première fois qu’il voit son maître manifester de la prudence, mais c’est aussi la première fois que Virgyl enchante avec lui.
Il noue le masque sur son visage et, observant les doigts gourds de Burchard qui peinent sur les lacets du sien, il l’aide en silence. L’arcaniste le laisse faire mais ne le remercie pas.
L’étudiant ouvre les fenêtres, puis il prépare, aiguise, chauffe.
Quand tout est prêt, le maître aligne sur la table les ovales parfaits de deux pierres réceptacles, et les bocaux de verre et d’argent qui contiennent les poudres. Il tend à Virgyl un parchemin froissé sur lequel sont inscrites deux équations de position, l’une compacte, l’autre d’une complexité baroque.
— “Lisez mes équations. Y’a-t’il une erreur ?”
Virgyl ignore la première formule — c’est une expression bien connue, qui désigne la Tour des mages de Hurlevent. Il n’y a rien à en dire.
Il tente plutôt de suivre les méandres de la seconde, mais les notations sont inhabituelles, et certains symboles semblent même employés dans un sens contraire à celui qui est communément admis. Il se masse les tempes pour chasser les prémices d’un mal de crâne. Finalement, il croit remarquer qu’un terme disparaît sans contrepartie d’une ligne d’égalité à l’autre.
— “Il me semble que...”
— “Non. Il n’y a pas d’erreur. Relisez jusqu’à comprendre.”
Il relit donc en soupirant. Burchard commence à manipuler les poudres, s’aidant d’un bâtonnet et d’une lame préparés par son étudiant. Virgyl s’imagine relire sans comprendre jusqu’à la fin de la séance. Récalcitrant, il dépose le parchemin sur la table pour venir se pencher sur le travail de son maître.
— “Vous avez compris ?” Burchard ne détache pas le regard de la volute incandescente qu’il manipule.
— “Bien sûr.”
L’éclat des poudres se fige au-dessus du bâtonnet.
— “Venez ici.” Burchard s’écarte un peu, faisant place. “Prenez la lame.” Virgyl obéit. “Je pense que vous mentez. Vous m’agacez quand vous mentez.”
Virgyl hausse les épaules et oriente la pointe du couteau pour aider à diriger l’enchantement.
Burchard est en train de graver l’équation de position la plus compliquée. Cette complexité est coûteuse, en temps et en ressources, et à mesure que l’ouvrage progresse, les poudres chauffées saturent l’air et les émanations piquent la gorge malgré la protection du masque.
L’arcaniste tousse ; les quintes se succèdent et se rapprochent. Il finit par s’interrompre, tendant le bâtonnet à Virgyl, pour aller respirer près d’une fenêtre. L’étudiant maintient la nuée en suspension sans qu’il soit nécessaire de le lui demander.
Burchard revient, ignorant le regard appuyé du jeune homme, et il achève bientôt l’enchantement de la première pierre de foyer.
Par contraste, la gravure de la deuxième pierre paraît triviale. Le maître laisse son étudiant mener, n’intervient que pour calibrer les transitions et critiquer certains gestes. Virgyl s’étonne qu’on lui concède même la clôture de l’enchantement, et, considérant le mécontentement de Burchard à son égard, il soupçonne que l’arcaniste évite seulement de s’exposer aux poudres. D’ailleurs, dès qu’il en a terminé, le maître s’éloigne vers une fenêtre en attendant que les pierres tiédissent.
Virgyl commence à ranger. De plus en plus, la toux saccadée de Burchard le crispe et il se prend à espérer son départ. Quand l’arcaniste vient récupérer les pierres de foyer, le parchemin et les bocaux, l’étudiant l’aide à réunir ses effets, et, l’ayant assuré qu’il est capable de remettre le laboratoire en ordre, il l’encourage à quitter l’air vicié. Il le pousse presque vers la sortie.
Sur le seuil, Burchard avise le jeune homme d’un air méfiant et l’informe qu’il le trouve obséquieux. Virgyl confirme.
Quand la porte se renferme derrière son maître, il soupire de soulagement. Il s’affale sur la table, arrache son masque, plie les coudes, repose son front dans ses paumes. Du coin de l’oeil, il remarque qu’un amas de poudres froides, inutilisées, a été oublié près du bâtonnet. La quantité est infime, mais il s’agit d’un ingrédient de qualité, d’une puissance redoutable. Il se redresse vivement.
Soudain, les battements de son cœur résonnent contre ses tympans. Il se dirige vers la porte, l’ouvre et se penche pour vérifier que le couloir est vide. Il n’entend personne : Burchard est parti, les premiers cours de la journée sont encore loin.
Il revient vers son butin et le contemple douloureusement. Il plonge un doigt dans la poudre. Il inspire et porte ce doigt à sa bouche avec avidité, enduisant ses gencives et l’intérieur de ses joues. L’effet est tel qu’il doit se tenir au bord de la table pour rester debout.
L’appariteur le reconnaît en grimaçant : ce n’est pas la première fois qu’il le trouve ici à une heure indue, et cela doit cesser.
L’étudiant tente :
— “Bonjour.”
Mais l’appariteur ne le salue pas. Il fait tinter son lourd trousseau, se hâte de trouver la clef. Poussant la porte, il lui annonce d’un ton pincé :
— “Laissez-moi boire mon café. La loge n’est pas encore ouverte.”
Il entre aussitôt et referme derrière lui. Un instant plus tard, la poignée remue furieusement. La porte est verrouillée, alors l’étudiant toque, insistant à tue-tête :
— “Je dois accéder au laboratoire Barov. La réservation est pour le Professeur Burchard. Raaaah, putain, ouvrez !”
L’appariteur ne répond pas. Les coups finissent par se taire.
Quand l’appariteur entrouvre quinze minutes plus tard, l’étudiant est figé sur le seuil et récupère sans un mot la clef tendue par l’embrasure. Son bras et son épaule tremblent légèrement.
Aussitôt, il s’éloigne au pas de course.
Virgyl gravit l’escalier en jouant sa vie : il bondit les marches deux à deux, évite une chute de justesse, se rattrape à la rampe, cogne ses coudes dans les virages et ne ralentit pas. Il a rompu sa courte nuit pour patienter inutilement devant la loge, et il est en retard.
Face à l’appariteur, son cœur battait déjà la chamade et il se trouvait sur le point de sortir de son corps. Parvenu au dernier pallier, il peut sentir le sang pulser jusque dans ses doigts ; il tente de reprendre son souffle sans y parvenir, étourdi par l’effort et le manque de sommeil. Il faudrait qu’il s’allonge un instant et qu’il ferme les yeux. Il n’a pas le temps.
Près de la grande porte du laboratoire, il reconnaît la silhouette robuste et froissée de son maître faisant les cent pas. Virgyl se presse à sa rencontre avec un juron.
Burchard est contrarié ; il lui reproche durement son retard, remet en doute sa capacité à suivre des instructions simples — l’étudiant devait déverrouiller la salle et préparer les instruments — et son propos mord d’autant plus qu’il est parfaitement ingénu.
Virgyl grommelle sans tenter de se justifier. Le maître lui arrache la clef et le mène gauchement par le coude jusqu’aux tables d’enchantement.
Il lui ordonne d’un ton plat :
— “Préparez, aiguisez, chauffez.”
Virgyl s’avance pour obéir, mais Burchard le tire en arrière :
— “Ouvrez grand les fenêtres, et portez un masque.”
Il lui fourre dans la paume une étoffe soyeuse, roulée en boule. L’étudiant perçoit la vibration dissonante d’un matériau isolant à l’arcane. Il plisse les yeux — c’est la première fois qu’il voit son maître manifester de la prudence, mais c’est aussi la première fois que Virgyl enchante avec lui.
Il noue le masque sur son visage et, observant les doigts gourds de Burchard qui peinent sur les lacets du sien, il l’aide en silence. L’arcaniste le laisse faire mais ne le remercie pas.
L’étudiant ouvre les fenêtres, puis il prépare, aiguise, chauffe.
Quand tout est prêt, le maître aligne sur la table les ovales parfaits de deux pierres réceptacles, et les bocaux de verre et d’argent qui contiennent les poudres. Il tend à Virgyl un parchemin froissé sur lequel sont inscrites deux équations de position, l’une compacte, l’autre d’une complexité baroque.
— “Lisez mes équations. Y’a-t’il une erreur ?”
Virgyl ignore la première formule — c’est une expression bien connue, qui désigne la Tour des mages de Hurlevent. Il n’y a rien à en dire.
Il tente plutôt de suivre les méandres de la seconde, mais les notations sont inhabituelles, et certains symboles semblent même employés dans un sens contraire à celui qui est communément admis. Il se masse les tempes pour chasser les prémices d’un mal de crâne. Finalement, il croit remarquer qu’un terme disparaît sans contrepartie d’une ligne d’égalité à l’autre.
— “Il me semble que...”
— “Non. Il n’y a pas d’erreur. Relisez jusqu’à comprendre.”
Il relit donc en soupirant. Burchard commence à manipuler les poudres, s’aidant d’un bâtonnet et d’une lame préparés par son étudiant. Virgyl s’imagine relire sans comprendre jusqu’à la fin de la séance. Récalcitrant, il dépose le parchemin sur la table pour venir se pencher sur le travail de son maître.
— “Vous avez compris ?” Burchard ne détache pas le regard de la volute incandescente qu’il manipule.
— “Bien sûr.”
L’éclat des poudres se fige au-dessus du bâtonnet.
— “Venez ici.” Burchard s’écarte un peu, faisant place. “Prenez la lame.” Virgyl obéit. “Je pense que vous mentez. Vous m’agacez quand vous mentez.”
Virgyl hausse les épaules et oriente la pointe du couteau pour aider à diriger l’enchantement.
Burchard est en train de graver l’équation de position la plus compliquée. Cette complexité est coûteuse, en temps et en ressources, et à mesure que l’ouvrage progresse, les poudres chauffées saturent l’air et les émanations piquent la gorge malgré la protection du masque.
L’arcaniste tousse ; les quintes se succèdent et se rapprochent. Il finit par s’interrompre, tendant le bâtonnet à Virgyl, pour aller respirer près d’une fenêtre. L’étudiant maintient la nuée en suspension sans qu’il soit nécessaire de le lui demander.
Burchard revient, ignorant le regard appuyé du jeune homme, et il achève bientôt l’enchantement de la première pierre de foyer.
Par contraste, la gravure de la deuxième pierre paraît triviale. Le maître laisse son étudiant mener, n’intervient que pour calibrer les transitions et critiquer certains gestes. Virgyl s’étonne qu’on lui concède même la clôture de l’enchantement, et, considérant le mécontentement de Burchard à son égard, il soupçonne que l’arcaniste évite seulement de s’exposer aux poudres. D’ailleurs, dès qu’il en a terminé, le maître s’éloigne vers une fenêtre en attendant que les pierres tiédissent.
Virgyl commence à ranger. De plus en plus, la toux saccadée de Burchard le crispe et il se prend à espérer son départ. Quand l’arcaniste vient récupérer les pierres de foyer, le parchemin et les bocaux, l’étudiant l’aide à réunir ses effets, et, l’ayant assuré qu’il est capable de remettre le laboratoire en ordre, il l’encourage à quitter l’air vicié. Il le pousse presque vers la sortie.
Sur le seuil, Burchard avise le jeune homme d’un air méfiant et l’informe qu’il le trouve obséquieux. Virgyl confirme.
Quand la porte se renferme derrière son maître, il soupire de soulagement. Il s’affale sur la table, arrache son masque, plie les coudes, repose son front dans ses paumes. Du coin de l’oeil, il remarque qu’un amas de poudres froides, inutilisées, a été oublié près du bâtonnet. La quantité est infime, mais il s’agit d’un ingrédient de qualité, d’une puissance redoutable. Il se redresse vivement.
Soudain, les battements de son cœur résonnent contre ses tympans. Il se dirige vers la porte, l’ouvre et se penche pour vérifier que le couloir est vide. Il n’entend personne : Burchard est parti, les premiers cours de la journée sont encore loin.
Il revient vers son butin et le contemple douloureusement. Il plonge un doigt dans la poudre. Il inspire et porte ce doigt à sa bouche avec avidité, enduisant ses gencives et l’intérieur de ses joues. L’effet est tel qu’il doit se tenir au bord de la table pour rester debout.
Methodius
Re: Géométries
Dans le salon privé, Adda est assise à sa place habituelle, un bras posé sur l’accoudoir, parcourant de l’autre main le lourd dossier qu’elle a ouvert sur la table devant elle. Elle prend le temps de finir sa page avant de redresser la tête pour aviser Virgyl Wilson, qui attend sur le seuil, comme à chaque fois, impassible et très droit, alors que le serveur l’a mené jusqu’à la porte ouverte. Partagée entre l’amusement et l’exaspération, elle lui concède un bref sourire.
— “Étudiant Wilson, venez donc vous asseoir. Il me semble que vous connaissez bien le chemin.”
Il leur impose ce rituel de politesse guindée depuis le début, et il s’entête. Cette tentative de maîtriser les premières notes de la rencontre a d’abord suscité la méfiance d'Adda ; la démarche n’a pas manqué de lui rappeler un autre étudiant, rencontré vingt ans plus tôt, qui aurait mérité toute sa méfiance. Mais là où l’étudiant Burchard préméditait chaque méfait, elle a saisi depuis que l’étudiant Wilson est à peine conscient de manoeuvrer, et que c’est sa méfiance à lui qu’elle doit conquérir.
Elle referme le dossier et le repousse vers le coin de la table. Le jeune homme s’installe sur le bord du fauteuil qui lui fait face. Il cligne beaucoup, et quand un rayon de soleil perce le rideau entrebâillé, il plisse les paupières et détourne le regard. Adda tire le rideau pour l’occulter, sans en dire mot.
— “Comment allez-vous ?”
— “Très bien.” Il étire un sourire mécanique, peu investi dans son mensonge ; il considère toujours qu’elle s’enquiert par formalité.
Elle le questionne pourtant sur la reprise des cours, sur son choix de matières, sur son sujet de mémoire. Il répond sans étayer et elle le surprend même à mentir sur son emploi du temps — dont elle dispose déjà d’une copie, bien qu’il l’ignore.
Finalement, le serveur revient pour déposer un verre d’eau et un café au lait devant le jeune homme. Adda le remercie avec chaleur. Quand le serveur a refermé la porte après lui, elle sert son propre thé, en boit une gorgée et rouvre l’épais dossier de Methodius Burchard sur ses genoux.
— “J’écoute votre rapport du mois, Wilson.”
— “Étudiant Wilson, venez donc vous asseoir. Il me semble que vous connaissez bien le chemin.”
Il leur impose ce rituel de politesse guindée depuis le début, et il s’entête. Cette tentative de maîtriser les premières notes de la rencontre a d’abord suscité la méfiance d'Adda ; la démarche n’a pas manqué de lui rappeler un autre étudiant, rencontré vingt ans plus tôt, qui aurait mérité toute sa méfiance. Mais là où l’étudiant Burchard préméditait chaque méfait, elle a saisi depuis que l’étudiant Wilson est à peine conscient de manoeuvrer, et que c’est sa méfiance à lui qu’elle doit conquérir.
Elle referme le dossier et le repousse vers le coin de la table. Le jeune homme s’installe sur le bord du fauteuil qui lui fait face. Il cligne beaucoup, et quand un rayon de soleil perce le rideau entrebâillé, il plisse les paupières et détourne le regard. Adda tire le rideau pour l’occulter, sans en dire mot.
— “Comment allez-vous ?”
— “Très bien.” Il étire un sourire mécanique, peu investi dans son mensonge ; il considère toujours qu’elle s’enquiert par formalité.
Elle le questionne pourtant sur la reprise des cours, sur son choix de matières, sur son sujet de mémoire. Il répond sans étayer et elle le surprend même à mentir sur son emploi du temps — dont elle dispose déjà d’une copie, bien qu’il l’ignore.
Finalement, le serveur revient pour déposer un verre d’eau et un café au lait devant le jeune homme. Adda le remercie avec chaleur. Quand le serveur a refermé la porte après lui, elle sert son propre thé, en boit une gorgée et rouvre l’épais dossier de Methodius Burchard sur ses genoux.
— “J’écoute votre rapport du mois, Wilson.”
Methodius
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