Les ordalies du sauroctone
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Les ordalies du sauroctone
Les ordalies du sauroctone
Une grande ombre noire recouvrait la région, fendant la flamme rouge du soleil couchant. Pour l'homme qui suivait discrètement la piste des marécages, elle ressemblait à un symbole de mort et d'horreur, une menace latente et terrible, telle l'ombre d'un assassin furtif qui se projette sur un mur éclairé par une bougie. Pourtant, ce n'était que l'ombre des montagnes alentours qui se manifestaient sur les lieux. La piste qu'il suivait serpentait entre les mottes détrempées et les bourbiers des marécages, contournant des collines basses, à la fois pénible et dangereuse. Il marcha près d'une heure ainsi, ne s'arrêtant que pour vérifier la fraîcheur des traces suivies et la possible présence hostile de prédateurs sauvages aux alentours. Le soleil se couchait lorsque Trajan parvint sur le faîte de la colline basse. Énorme et rouge sang, il sombra derrière l'horizon maussade et parut embraser les feuillages et les hautes herbes.
L'espace d'un instant, Trajan crut contempler une mer de sang. Puis les ombres épaisses glissèrent sur le paysage ; la fournaise disparut vers l'Ouest et l'homme s'engagea d'un pas résolu dans les ténèbres qui s'amoncelaient autour de lui.
Le guerrier avait le visage hâlé et couvert de cicatrices, une expression résolue, les yeux réduits à des fentes, sur le qui-vive, et l'épée à la main. Il était un homme de grande taille, puissamment charpenté, portant un haubert de mailles d'acier noires et recouvert d'une cuirasse, des jambières brunies et un casque de métal aux reflets bleus d'où saillaient deux ailes de chiroptère luisantes. De ses épaules bardées de fer tombait une cape écarlate qui se gonflait au vent. Un large ceinturon de chagrin à boucle en acier retenait le fourreau de son épée à large lame et une hache plus petite. Sous le casque ailé, sa crinière noire constrastait avec ses yeux bruns jaunes volcaniques.
Pour lui, les marécages étaient comme des terrains de chasse encombrés, de nombreuses cachettes et aux courses poursuites impossibles, traquant une proie dans un labyrinthe assombri de verdure. Au bout d'une heure de traque, il l'aperçut enfin. Vers une trentaine de mètres de distance. Deux bras se déployaient depuis son torse massif, se terminant chacun par une main griffue. La partie inférieure de son corps paraissait semblable à celle d'un lézard massif, parcouru d'une musculature épaisse sous la chair cramoisie. Son visage était presque entièrement dédié à cette gueule immense, aux rangs ordonnées de sélachimorphe. Les veines enflaient sous sa peau, trahissant son pouls, ses yeux étaient enfoncés et sombre, enfouis dans un visage aux écailles crasseuses, leur couleur était du viride rappelant son appartenance aux reptiles.
La bête solitaire faisait près de six fois la taille et le poids de l'humain, marchant à une allure lente, inspectant constamment les environs à la recherche d'un gibier potentiel, et reniflant l'air comme un chien de chasse. Le raptor avait mis tout ses sens en action pour trouver une proie suffisamment imposante pour lui servir de consistance. Trajan se dissimula parmi les buissons et les hautes herbes, progressant à pas silencieux sur les feuilles et les brindilles jonchant le sol, continuant de poursuivre sa cible sans faire de bruit. Dans un environnement où le raptor avait peu voire aucun prédateur ou rival potentiel, affrontant rarement les dangers, il abandonnait facilement sa vigilance s'il n'était pas affamé.
La bête que l'homme pourchassait n'avait pas mangé depuis près de deux jours, ses babines laissaient échapper la salive tandis qu'elle continuait son chemin dans l'immensité des marécages sans se soucier de l'individu qui la suivait à la trace. Au bout d'une demie dizaine de minutes, Trajan s'était rapproché du raptor jusqu'à une distance de dix mètres, profitant de la végétation pour se camoufler, de l'obscurité du crépuscule déclinant pour ajouter à sa dissimulation, et de la cacophonie discordante de la nature environnante pour couvrir le bruit de ses pas. Il se plaça face au vent par rapport au reptile, évitant ainsi l'odorat de sa proie permettant de le débusquer. Lorsqu'il fut enfin en position d'attaquer, il s'immobilisa, son épée à large lame posée proche de ses genoux. Les dernières lueurs de lumière se reflétaient sur son armure d'acier bleuté et il ressemblait ainsi à une statue de métal... une force dynamique pour le moment inactive, non pas au repos mais immobile, attendant le signal pour se lancer dans quelque action terrifiante. Les flammes jouaient sur ses traits, donnant l'impression qu'ils étaient sculptés dans une substance immatérielle, et pourtant aussi dure que de l'acier. Ils étaient impassibles, mais au fond de ses yeux couvait une vie farouche. Ce n'était pas seulement un homme farouche ; il faisait partie des immensités sauvages, ne faisait qu'un avec les éléments indomptés de la vie ; une silhouette exotique qui montait la garde à proximité d'une bête qui paraissait pourtant plus terrifiante encore.
Soudain, il émit une vive expiration, assez grande pour attirer l'attention du reptile et assez petite pour indiquer la présence d'une bête plus petite, laissant ainsi sa proie venir à lui. Le raptor se mit à présenter son flanc, inspectant de nouveau les environs, avant de se baisser vers le sol pour sentir les odeurs et de baisser sa garde par la même occasion. Trajan Dornenkrone bondit sur l'opportunité. Le raptor tourna son attention soudaine, levant les yeux du sol, aperçut ce qu'il prit pour une proie se précipiter dans sa direction. Une terrible apparition surgissant de la végétation boueuse dans un cri de fureur inarticulé. Un éclair d'acier aveuglant dont les mouvements n'avaient de cesse de brouiller la vue du reptile à la vitesse où l'humain se rapprochait. Filant tel un javelot, la pointe de l'épée de l'arathorien alla se loger dans l'œil du reptile, éclaboussant l'air de sang, aveuglant l'homme par la même occasion, et arrachant un hurlement strident émanant de la bête qui mêlait à la fois la confusion et la douleur. Le raptor se débattit, cherchant à se débarrasser à tout prix de la forme qui s'accrochait à lui, faisant déchaîner coups de griffes et morsures de crocs. De l'autre côté, Trajan luttait pour creuser avec son épée dans la chair du reptile. Ils s'engagèrent immédiatement dans une lutte féroce, mêlée inextricable dans laquelle les deux adversaires se lacéraient et s'entre-déchiraient. Dans un tourbillon de coups et de lambeaux écarlate, ils roulèrent sur le sol à une vitesse fulgurante.
Trajan finit par lâcher son épée, laissant cette dernière à mi-chemin entre l'œil et le premier lobe du cerveau, il se désengagea en arrière d'un bond soudain. Le raptor, qui sentit immédiatement l'absence de poids sur lui, profita de l'occasion pour se tourner vers l'individu, apercevant enfin l'adversaire qui lui faisait face. Dans la seconde qui suivit, Dornenkrone agrippa sa hache, enfonça ses jambes dans le sol, et d'un puissant moulinet, enfonça sa lame dans l'un des genoux du reptile, plus épais que le corps d'un être humain, parvenant presque à le trancher net, et à fracasser le métal de sa propre arme dans le processus lorsque cette dernière vint heurter les os à l'intérieur de la chair. Le sang jaillit et inonda le sol. le reptile agonisant tomba à la renverse, s'obstinant à tenter de rester debout, le monstre qu'il venait de rencontrer brisa ce qui restait de sa hache contre la mâchoire du raptor. Puis, il lança cette dernière derrière lui pour se jeter sur l'épée toujours coincé dans la chair ensanglanté, appuyant de tout son poids sur la fusée. Le cri d'agonie du raptor cessa enfin lorsque le métal percuta enfin l'organe dissimulé sous les muscles et le crâne, et les marécages d'Âprefange reprirent le calme de la forêt naturelle lorsque les prédateurs finissent de chasser les proies. Sitôt le calme retombé, l'arathorien se mit à sectionner la jambe épargnée par le coup de hache, il avait découpé à travers la chair pour prélever la peau et les crocs du défunt reptile. L'un servant de plat de consistance, les deux autres à sa fortune personnelle.
Il abandonna la carcasse derrière lui, marchant quelques temps à travers les bourbiers et les marécages, finissant par s'engager sous les arches feuillues de grandes branches. Des champignons comestibles et une herbe drue recouvraient le sol, formant un coussin sous ses pieds. Il alluma un feu à l'aide de branchages et de galets récupérés sur le chemin, prépara un quart de la viande qu'il avait amassé dans une poêle simple, accompagnant le tout de truffes. Pendant la cuisson, il s'avança proche de l'eau suffisamment bleutée d'une mare avoisinante et procéda à ses ablutions. Il n'avait souffert que de blessures superficielles durant le bref combat, au fond de ses yeux couvait toujours une flamme inextinguible, mais ils n'étaient plus sombres ou injectés de sang. La souplesse féline de ses membres et l'aspect redoutable de sa physionomie n'avaient cependant guère changé.
Ses priorités enfin atteintes, il songea aux récents évènements qui le conduisirent à cette situation. Une demie année auparavant, un riche gobelin du cartel de Baie-du-Butin se convainquit d'avoir mit la main sur un filon d'or, le sonar d'un des navires du cartel perçut un objet métallique dans les eaux septentrionales de Kul'Tiras, d'une taille démesurée dépassant les cinq cents pieds. Selon leurs sources, il s'agissait d'un submersible gnome, mais d'une taille différente de tout ce qu'ils avaient vu jusqu'alors. Ils suspectèrent que les mécagnomes cherchaient à se bâtir une hégémonie maritime. Autrement dit, c'était le gros lot pour se servir en technologie de pointe. Leurs objectifs étaient donc d'atteindre et de piller cette épave avant de se faire doubler.
Malheureusement, avec toutes ces affaires d'expédition sur les îles aux dragons, la quasi-totalité des ports du cartel croulèrent sous la demande de civils venus des quatre coins du monde. Des artistes et des archéologues réputés s'étaient donné un mal fou pour apercevoir ne serait-ce qu'une écaille de dragon. Profitant de l'affaire du moment, ils eurent d'énormes difficultés à assembler des navires avec des équipages frais, l'argent coulaient à flot, certes, mais ils étaient bousculé par la pression de leurs clients innombrables.
Tout ce remue-ménage affectaient les autres activités que le cartel menait également. Ils n'eurent ni un budget ni une technologie suffisants pour mener cette expédition eux-mêmes. Alors ils ont contacté un marin de Kul'Tiras, un pirate qui travaillait pour les Corsandre puis qui s'est reconverti après la quatrième guerre dans la fouille d'épaves, acceptant de les aider à condition qu'on lui rapporte le crâne d'un de ses ancêtres. Ce "sale rat", comme l'avait appelé le gobelin avec qui Trajan avait discuté, faisait des demandes un peu trop exigeantes mais question prix et qualité, il n'avait pu pas mieux trouvé.
Le crâne se trouvait dans un vieux tombeau en ruine situé au cœur de la jungle de Nazmir. Le gobelin avait réquisitionné une frégate elfique qui servait habituellement pour le commerce entre la Pandarie et Lune d'Argent pour se dissimuler.
Dornenkrone s'était aventuré sur place avec un groupe d'aventuriers, affrontant les dangers de la jungle, s'enfonçant dans les ténèbres des tombes moroses et des autels à la gloire du Loa de la mort, bravant quelques spectres au repos troublé par les intrus au passage. Ils avaient regagné le navire elfique au bout de trois jours, lequel avait été, entretemps, rejoint par une douzaine de navires Kul'Tirassiens qui affichaient des pavillons et des voiles pirates pour éviter tout incident diplomatique.
Hélas, leur intrusion dans les tombeaux avait été assez remarquable pour que dans les heures qui suivirent leur retour sur la frégate, une flotte de renégats Zandalaris, dirigés par un puissant chaman et ancien candidat au poste de Dieu-Roi au service du défunt Roi-Tonnerre de Pandarie engagea les hostilités avec les Kul'Tirassiens. Le chaman Zandalari revenait d'une longue série de pillages sur un archipel situé au Nord de la Pandarie, la tête de capitaines pirates si proches de ses terres natales pouvaient lui offrir une chance de rédemption au sein de sa patrie.
Durant le combat, les Kul'Tirassiens, aidés des aventuriers, "encouragés" des gobelins, perdirent près des deux tiers de leur flotte mais ils parvinrent à repousser les Zandalaris et même à saisir les dix coffres aux centaines de pièces d'or que les trolls avaient amassés. Le Kul'Tiran qui dirigeait toutes les opérations à l'aide du gobelin entra dans une colère vive, seule la promesse d'un butin supposé en fouillant l'épave mécagnome parvenait à maintenir l'accord entre les deux individus. Le groupe d'aventuriers de l'Arathorien embarquèrent dans une cloche submersible, accompagnés d'ingénieurs gobelins et de marins humains, ils plongèrent durant de longues minutes pour sombrer dans les ténèbres des abysses.
Lorsqu'ils s'approchèrent enfin de la structure métallique, tous avaient enfilés des combinaisons permettant de résister aux puissances de la mer. Les gobelins se mirent à ouvrir une brèche dans la coque. Une fois à l'intérieur, ils découvrirent que le submersible disposait de poches d'air parfaitement respirables à l'intérieur, plus encore, des lueurs vertes inquiétantes ressemblant à des luminaires se distinguaient parfaitement et éclairaient davantage encore que le propre matériel des gobelins et des marins réunis. Mais ce qui étonnait le plus à bord de cette chose invraisemblable, c'était le gigantisme de ses salles, des murs recouverts d'arabesques aux formes incompréhensibles pour les esprits mortels d'Azeroth, des myriades d'apparitions impossibles qui faisaient paraître ce "submersible" pour un pur produit de cauchemars oubliés. Le seul évènement qui vint apporter une réponse amplement suffisante à ces troubles fut la révélation soudaine d'un passager à bord. Le capitaine de la structure vivait toujours, lorsqu'il apprit que des êtres inférieurs avaient pénétrés parmi les lieux, il massacra à l'aide d'une hache fantomatique et gigantesque près de trois quarts des individus présents.
Il était un Gangreseigneur nommé Hazzylkar, d'une force et d'une taille presque aussi grandes qu'un ancien de la nature de la divine Elune. Durant l'invasion de la Légion Ardente précédant la Quatrième Guerre, cette armature de métal qu'il appelait un "vaisseau" avait raté son entrée dans l'atmosphère de la planète. Les semaines, puis les mois défilants sans que son équipage ne trouve un moyen de sortir le vaisseau de l'emprise de la mer devinrent insupportable pour lui, l'un après l'autre, il renvoya chacun des siens dans le Néant Distordu en leur ôtant la vie du plan réel, restant seul pour chercher un moyen de détruire le vaisseau sans prendre le risque de voir sa technologie tomber entre des mains ennemies.
Cela lui permit aussi d'éviter à subir la répression d'un maître de sa hiérarchie démoniaque. Il passa les années suivantes, unique âme vivante, à attendre qu'un moyen se présente de lui-même. Lorsque les gobelins commencèrent leurs manipulations sur le vaisseau, ils avaient fini par réactiver involontairement les fonctionnalités principales de ce dernier. Le démon, qui s'apprêtait à activer l'autodestruction, voulut d'abord comprendre à quelle providence devait-il ce changement soudain. Enrageant de voir que des mortels avaient réussis là où lui avait échoué, il engagea le combat à vu, croisant le fer durant un bref moment avec le groupe d'aventuriers. Dornenkrone, qui vivait constamment proche de la mort pour être né en terre non civilisé, n'avait jamais manqué autant d'opportunités de se faire tuer jusqu'à ce moment-là. Chaque coup qu'il avait échangé avec le géant avait menacé de faire sauter son épée des mains. Lui qui savait égaler la vitesse d'un cobra et la force d'un bovin avait fait face à un talent et des capacités qui le dépassaient en tout point.
Finalement, les aventuriers avaient fait gagné suffisamment de temps aux derniers survivants gobelins et humains pour leur permettre de rejoindre la cloche submersible. Ce n'est que lorsqu'un d'eux se retourna pour constater que les autres commençaient à partir sans eux qu'ils s'enfuirent du combat suicidaire contre cet adversaire qui existait pour faire la guerre aux dieux. Hazzylkar se dirigea en marchant vers le centre de commande de son vaisseau, activa la procédure d'autodestruction, puis il fit à nouveau partie des siens pour de bon.
De retour à la surface, le Kul'Tiran fut furieux d'apprendre que ses efforts avaient menés à la catastrophe et la perte d'autant de ses biens personnels. Avec ses hommes de confiance, il s'était dressé contre le gobelin, lequel s'était entouré de cogneurs personnels. La dispute éclata entre les deux parties, le Kul'Tiran refusa de partager l'or des Zandalaris, attrapa une rapière et se mit à charger le riche membre de cartel. L'autre l'accusa de n'être qu'un incompétent en terme d'affaires, il dégaina un coutelas et attaqua l'humain à son tour. Le groupe de Dornenkrone, qui avait récupéré ses effets personnels, profita de l'occasion pour s'éclipser et sauter à la mer. Ils rejoignirent discrètement la petite caravelle qui abritait les trésors récemment acquis, grimpèrent à bord, éliminèrent les officiers du pont. Ils avaient pris le contrôle du navire. La clameur de l'équipage emplissait l'air, les vivats se mêlant aux râles d'agonie des officiers restés loyaux à leur capitaine. Et tout en haut, à la vigie, la silhouette de l'arathorien se balançait à la vue de tous tel un homme ivre, brandissant ses bras épais et riant à gorge déployée...
Ensuite, il avait fait voile pour Cabestan, s'était séparé de l'équipage pour continuer sa route seul et avait récupéré sa part du butin volé, lequel fut volé à son tour dans une bagarre de taverne suite à un combat face à quelque chaman cupide. Lui qui prenait soin de rester à l'écart de toute forme de magie avait fini par être surclassé par cette dernière lors d'une altercation inattendue. Désormais pauvre, humilié par la magie, et craignant les représailles du cartel Gentepression, il repartit aussitôt qu'il venait d'arriver pour se diriger vers le Sud du continent. Il était revenu dans un environnement sauvage, intouché par toute forme de civilisation depuis la destruction de Theramore. Ici, il avait eu tout le loisir de traquer, de temps en temps, les magiciens pilleurs de reliques, faiseurs d'illusion et de sorcellerie.
L'aube recouvrait de sa blancheur les marécages lorsque Dornenkrone se réveilla. Le souvenir de ses péripéties brûlait encore dans son esprit, il empoigna son épée instinctivement. Une source proche lui permit d'étancher sa soif et quelques baies sauvages apaisèrent sa faim. Il tourna la tête en direction du chemin qu'il avait emprunté la veille. Quelque présence inhabituelle se déplaçait le long de ce sinistre horizon. Pour l'arathorien, ce simple fait l'emplit de curiosité, de promesses potentielles pour noyer les douloureux cauchemars dans le sang et la fureur de la bataille.
Après une dizaine de minutes de marche, Trajan posa un regard grave sur la jeune elfe de sang qui gisait morte à ses pieds. Ce n'était guère qu'une enfant, mais ses membres mutilés et ses yeux ouverts et fixes indiquaient clairement qu'elle avait beaucoup souffert avant que la mort vienne mettre un terme miséricordieux à ses souffrances. Il remarqua les stigmates des chaines sur ses membres, les cicatrices zébrées dans son dos et la marque du joug sur son cou. Les yeux froids de l'humain se firent plus profonds, d'une étrange façon, révélant des étincelles et des lueurs ensanglantées.
-Que les démons les emportent ! Ils viennent jusque dans cette région perdue, s'écria-t-il. Les excès de leur cruauté sont plus forts que leur cupidité !
Il leva la tête et regarda vers le Sud. Des points noirs tournoyaient dans l'azur, décrivant des cercles. Des charognards jalonnaient leur progression.
Avide de bataille, il s'élança d'un pas rapide, mais prudent, vers le Sud. La main qui tenait son épée se crispa, devenant aussi dure que de l'acier. Après quelques heures d'une marche soutenue, il était à portée de voix de la caravane d'esclaves qui se frayait péniblement un chemin à travers la forêt. Les plaintes pitoyables des esclaves, les cris et les vociférations de ceux qui les menaient et le claquement des fouets parvenaient distinctement à ses oreilles. Une heure plus tard, il avait rattrapé la caravane. Se faufilant entre les hautes herbes et progressant parallèlement à la piste qu'empruntaient les gobelins, il put les observer sans danger.
Plus d'une centaine de jeunes elfes, kobolds, trolls, nains et divers autres humanoïdes, hommes et femmes, avançaient en titubant le long de la piste, entièrement nus, retenus prisonniers par de cruels instruments de bois qui ressemblaient à des jougs. Ces jougs, lourds et de fabrication grossière étaient passés autour de leurs cous, les maintenant deux par deux. Les jougs étaient à leurs tour reliés entre eux au moyen de chaînes, formant ainsi une longue file. Le groupe de gobelins était composé d'une quinzaine d'aristocrates et de quelques soixante-dix cogneurs, dont les armes et les parures montraient qu'ils appartenaient à Gadgetzan.
Cinq fortunés marchaient en tête de la colonne, accompagnés d'une trentaine de leurs guerriers. Cinq autres fermaient la marche avec le reste des combattants. Ils disposaient aussi d'un chariot rempli de vivres et de munitions, tiré par un kodo énorme. Les autres marchaient à côté des esclaves titubants, les pressant d'avancer par des cris et des vociférations, et avec leurs longs fouets cruels, qui faisaient jaillir le sang presque à chaque coup. Pour l'arathorien, pas plus de la moitié des esclaves survivraient aux rigueurs de ce voyage vers la côte de Tanaris. Il se demanda ce qu'ils faisaient là, car cette zone se trouvait en terre sauvage, loin des régions habituellement fréquentées par les gobelins. Mais la rapacité peut entraîner les individus très loin, comme l'homme le savait bien.
Il continua à avancer, suivant ses ennemis comme un fantôme, et tandis qu'il se faufilait dans la flore, il fouillait son cerveau à la recherche d'un plan. Comment pourrait-il l'emporter face à cette troupe ? Quasiment tous les gobelins étaient munis d'armes à feu. Il s'agissait de fusils à silex, longs et peu maniables, mais c'étaient néanmoins des armes suffisantes pour impressionner n'importe quelle force environnante à des lieues à la ronde qui voudrait s'opposer à eux. Certains aristocrates avaient dans leur ceinture de longs pistolets incrustés d'argent, bien plus efficaces.
Trajan Dornenkrone les suivait tel un prédateur. Sa colère rongeait son âme comme un chancre. Chaque claquement de fouet était comme un coup assené sur ses propres épaules. La chaleur et la cruauté des tropiques jouaient des tours étranges à l'homme pourtant sauvage d'éducation et familier de ces environnements. Les passions ordinaires prennent des proportions monstrueuses, l'irritation fait place à une rage folle, la colère se transforme soudain en démence et il tue dans une brume d'extase écarlate, restant ensuite indifférent à la vue de ce qu'il a fait. La rage que ressentait Trajan Dornenkrone aurait suffi à ébranler n'importe quel homme jusqu'aux tréfonds de son être, peu importe l'endroit ou le moment, et sa colère prit une aggravation monstrueuse. Trajan en frissonna comme si des griffes de fer glacées labouraient son cerveau.
Puis, l'un des esclaves, une frêle jeune fille, vacilla soudain et glissa à terre, entraînant son voisin zandalari - attaché au même joug qu'elle - dans sa chute. Un gobelin proche au nez crochu poussa un hurlement et la fouetta sans pitié. Le compagnon de la jeune fille se releva en titubant, mais celle-ci resta immobile, s'agitant faiblement sous les coups de fouet, mais de toute évidence, incapable de se relever. Elle poussait des gémissements pitoyables entre ses lèvres desséchées. Les autres esclavagistes s'approchèrent et leurs fouets s'abattirent, la cinglant de stries écarlates, meurtrissant sa chair frémissante.
Un cri de celui qui l'avait fouettée le premier amena les autres à se grouper autour d'elle, leurs visages fendus par des grimaces d'anticipation joyeuse, tandis que les aristocrates se rapprochaient peu à peu et que leurs yeux cruels s'illuminaient. Les malheureux esclaves devinèrent les intentions de leurs maîtres et un concert de lamentations s'éleva dans leurs rangs.
Trajan, révulsé, comprit lui aussi que la mort de la jeune fille n'allait pas être douce. Il sut ce que le gobelin avait l'intention de faire quand ce dernier se pencha au-dessus d'elle avec une lame acérée, semblable à celles que les gobelins utilisent pour dépecer le gibier. L'arathorien succomba à la folie. Il n'accordait que peu d'importance à sa propre vie, pourtant, il n'aurait jamais envisagé de gâcher de façon préméditée sa seule chance de sauver les malheureux de la caravane. Mais il agit sans pensée consciente. Une fronde située dans la main là où, jadis, reposait sa hache, fit un mouvement aveuglant et le boucher gisait dans la poussière sur la piste, son crâne fracturé par le violent choc d'un galet.
Les gobelins étonnés, qui restèrent pétrifiés quelques secondes, puis explosèrent dans un concert de hurlements. Plusieurs d'entre eux levèrent leur encombrant fusil à silex et firent feu, envoyant leurs lourdes balles s'écraser dans les arbres. Les cogneurs, s'imaginant sans doute qu'ils étaient pris dans une embuscade, se lancèrent à la charge dans la forêt. La soudaineté de ce geste causa la perte de Trajan. Ce fut avec une satisfaction féroce qu'il fit face à la horde hurlante de ses assaillants. Ils s'immobilisèrent, frappés d'étonnement, comme le grand guerrier sortait de derrière son arbre. Ils s'attendaient à tomber sur une tribu d'ogres brutale ou encore des centaures féroces vivants à la périphérie des Mille pointes.
Avec un cri de fureur, les cogneurs se ruèrent en direction de l'humain, l'un des plus grands en tête. Il chargea comme un taureau, tête baissée en avant, coutelas vers le bas, prêt à éviscérer. Trajan bondit pour lui faire face, et mit toute sa force de tigre dans un puissant moulinet. La grande lame décrivit un arc de cercle étincelant et alla s'écraser sur la tête du gobelin, faisant voler en éclats le contenu.
Alors la meute fut sur lui. Le fil d'une dague lui érafla les côtes, entre les plaques de son armure; une lame siffla devant son visage. Trajan écarta le premier assaillant de son bras gauche et de l'autre assena un formidable coup sur la tempe du second, se servant de son épée aussi comme masse. La cervelle du gobelin vint éclabousser son visage. L'homme profita d'un bref répit pour reculer, dos à un arbre, il considéra l'espace d'un instant le demi-cercle qui se refermait sur lui, puis se jeta dans la mêlée. Ce n'était pas dans sa nature de rester sur la défensive; même dans les situations les plus désespérées il portait toujours la guerre dans le camp opposé. Tout autre que lui aurait déjà succombé, et d'ailleurs Trajan ne pensait pas en réchapper; en revanche, il était envahi du désir féroce de causer le plus de dégâts possible dans les rangs de ses adversaires avant de mourir à son tour. Son âme barbare était embrasée et les chants des héros anciens résonnaient à ses oreilles.
S'élançant de l'arbre, il trancha l'épaule d'un gobelin d'un coup d'épée et, d'un puissant revers, fracassa le crâne d'un autre. Les armes sifflaient agressivement autour de lui, mais la mort ne faisait que le frôler de justesse. L'arathorien se déplaçait à une vitesse aveuglante, que l’œil avait peine à suivre. Il était comme un tigre entouré de babouins, bondissant, virevoltant, s'écartant, cible sans cesse en mouvement, tandis que son épée dessinait autour de lui un arc de cercle étincelant et mortel. A un moment les assaillants faillirent le submerger, frappant à l'aveuglette, gênés par leur propre nombre ; soudain, ils refluèrent : deux corps gisant à terre témoignaient de la fureur de l'homme, qui pourtant saignait de blessures aux bras, au cou et aux jambes.
-Couards ! hurla l'un des aristocrates dans la langue de leur espèce. Il se débarrassa de sa toque à plumes et contempla la scène de ses yeux fous. Il se rua à l'attaque tel un dément, écartant ses complices dans son impatience, se lança à la charge et porta un coup vicieux en direction du cou de Trajan. L'homme se balança le plus bas possible et la lame lui arracha une mèche de cheveux noirs en sifflant. Trajan pivota sur ses talons et frappa de côté. L'épée s'abattit, enfonçant le costume, et le gobelin s'écroula à terre, le flanc gauche en bouillie.
Trajan s'adossa à l'arbre et leva son épée. Image de la férocité élémentaire, invincible et irréductible, il se tenait les jambes plantées dans le sol, la tête en avant, une main appuyée sur l'arbre pour se soutenir, l'autre brandissant l'épée haut dans les airs, tous ses muscles tendus à l'extrême, ses traits figés en un masque de fureur mortelle. Ses yeux lançaient des éclairs terribles à travers un voile de sang. Les gobelins flanchèrent. Ils avaient beau être des criminels sans foi ni loi, ils restaient néanmoins de purs produits du monde civilisé. En face d'eux se dressait le barbare, le tueur naturel. Ils reculèrent, le tigre mourant pouvait encore donner la mort. Trajan sentit leur hésitation et eut un rictus féroce et sans joie.
-A qui le tour ? murmura-t-il dans leur propre langue à travers des lèvres tuméfiées et ensanglantées.
C'est alors qu'entre les lignes hurlantes et vociférantes surgirent les cinq aristocrates qui dirigeaient la caravane : un rassemblement de diverses canailles dont les vêtements allaient de la soie riche aux robes d'envoûteur. Des détrousseurs furtifs, kidnappeurs au regard salace, voleurs aux doigts agiles, forbans bravaches. Parmi eux, le premier gobelin au milieu de tous était le plus richement vêtu. L'aristocrate eut un sourire morne en apercevant ses camarades s'arrêter à une distance respectable de la sombre silhouette bardée d'acier qui se dressait sinistrement au-dessus des cadavres. Les plus braves tremblaient devant cet homme dont les féroces yeux jaunes lançaient des éclairs menaçants de sous son casque ailé et bosselé. Le visage sombre de Trajan devenait plus sombre encore dans sa furie. Son armure noire éclaboussée de sang tombait en morceaux; sa grande épée était rougie jusqu'à la garde. Les aristocrates se tenaient à bonne distance et l'un d'entre eux, un dénommé Taax Fysk, ordonna à ses cogneurs restés en arrière de cribler leur cible de loin avec leurs balles. Près d'une dizaine de gobelins cogneurs, entretemps, avaient été fauchés comme du blé mur par la grande épée de l'humain et le gobelin, avare de ses employés comme de son argent, écumait de rage. Mais le premier des gobelins, répondant du nom de Kosmac Filor, secoua la tête.
-Prenons-le-vivant.
-Facile à dire ! ragea Taax Fysk, mal à l'aise que le géant en armure parvienne d'une façon ou d'une autre à se frayer un chemin jusqu'à eux à travers la muraille de cogneurs. Qui pourrait capturer un fou pareil ? Il foule du talon les cous de nos plus fines lames ! Il a fallu dix ans et des monceaux d'or pour entraîner chacun d'entre eux, et les voilà à terre comme autant de charognes pour les vautours. Des balles, te dis-je !
-Et je te répète : non ! dit Kosmac d'un ton sec. (Il eut un rire glacé). N'as-tu pas encore appris que mon intelligence est bien plus puissante que n'importe quelle épée ?
Il traversa les rangs des cogneurs, et ces colosses portant armures et armes de fer s'écartèrent craintivement, de peur d'effleurer un pan de sa robe. Les autres aristocrates, légèrement moins fortunés, furent tout aussi prompts à lui faire place. Il enjamba les cadavres et se retrouva face à face avec le guerrier au visage sinistre et résolu. Gobelins et esclaves assistaient à la scène dans un silence tendu, retenant leur souffle. La grande épée de Trajan, dentelée et dégoulinante de sang brandie haut dans les airs, la silhouette en armure noire se dressait, menaçante, dominant la silhouette décharnée dans ses robes de soie.
-Je t'offre la vie, Trajan, dit Kosmac, d'une voix empreinte d'une joie cruelle.
-Je te donne la mort, sorcier, grogna le guerrier, suspectant qu'un sortilège quelconque avait permit à son ennemi de l'identifier aisément.
Mue par toute sa haine et toute sa force, l'épée de Trajan s'abattit pour sectionner le torse efflanqué de Kosmac. Une grande clameur secoua tous les spectateurs tout entiers. Bien trop rapide pour que l'œil puisse le suivre, le gobelin fit un pas en avant, et l'humain vit une chose issue des fosses oubliées de quelque enfer insoupçonné envahir son champ de vision. La température environnante atteignit de nouvelles extrémités alors que l'irréel se manifestait. Durant moins d'une seconde l'endroit fut baigné de la couleur de flammes vive, autour du gobelin jaillit la silhouette humanoïde d'un être dépourvu d'os, de chair, de muscle et de n'importe quel matériau qui semblait être capable d'abriter la vie. La chose, dont la forme égalait presque celle du gangreseigneur Hazzylkar, fit un mouvement fulgurant et assena un coup de poing brutal sur le buste de l'arathorien. Trajan lâcha son épée sous la puissance du choc, de sa bouche sortit du sang qui éclaboussa l'air et son propre corps fut rejeté en arrière. La force de l'impact l'envoya tel un projectile perforer l'arbre derrière lui. Il continua sa chute sur une dizaine de mètres avant de s'écrouler à terre, immobile et inconscient. Le géant disparut aussi rapidement qu'il avait émergé et Kosmac eut un rire étouffé.
-Emparez-vous de lui et ne craignez rien ; les crocs du fauve sont rentrés. Recouvrez-le de chaînes et mettez-le sur un chariot. Il est temps de reprendre notre route pour Gadgetzan.
Les aristocrates s'approchèrent et regardèrent avec stupéfaction le guerrier terrassé. Trajan gisait, raide mort, mais vivant.
Plus tard, sous la nuit étoilée, les quatre aristocrates et le chaman qui était plus puissant que n'importe quel gobelin avancèrent en direction de la capitale du cartel Gentepression, entourés de cogneurs, et suivis d'une longue ligne d'esclaves et de l'unique chariot. Dedans gisait Trajan, guerrier arathorien, lesté de chaînes, le goût amer de la défaite dans la bouche, la fureur du tigre déchaîné dans son âme.
Le coup qui avait figé ses membres puissants n'avait pas brisé ses os, mais l'avait assommé suffisamment longtemps pour être attaché. Une brume rouge obscurcit sa vision ; ses veines se gonflèrent de rage et ses tempes le martelèrent furieusement. De toute sa vie il n'avait jamais ressenti une telle colère mêlée d'impuissance. En une succession rapide de tableaux, les évènements glorieux de son existence défilèrent dans son esprit : barbare vêtu de peaux de bêtes ; guerrier mercenaire en cotte de mailles et casque à ailes ; corsaire à bord d'une frégate à la proue ornée, laissant derrière elle un sillage de sang et de rapine le long des côtes de Kul'Tiras. Mais les cahots et les grincements du chariot le ramenaient sans cesse à la fourberie des gobelins et à la sorcellerie de Kosmac. Le sang battait à ses tempes et les plaintes des blessés qui lui parvenaient du même chariot emplissaient son âme d'une satisfaction féroce.
Durant la journée, ils franchirent la frontière des Mille Pointes, puis de Tanaris avant minuit, et à l'aube, ils aperçurent les bâtiments rouages et teintés de jaune de Gadgetzan à l'horizon sud-est. Des murs de la ville, on pouvait contempler les rues larges, les échoppes, les maisons et les marchés. On pouvait apercevoir les palais fortunés et leurs vastes jardins, alimentés par des cours d'eau artificiels. Les puissantes portes de la place forte s'ouvrirent avec fracas et les aristocrates entrèrent dans leur capitale entourés des rangées de cogneurs, tandis que quelques administrateurs saluaient leur retour. Mais nulle foule ne se pressait pour venir saluer Kosmac, qui était pourtant l'un des dix gobelins les plus puissants de la ville. Les gens venaient tout juste de vaquer à leurs occupations, et ils restèrent bouche bée en apercevant l'un de leur maître de retour, accompagné de ses collaborateurs.
Trajan, qui commençait tout juste à pouvoir de nouveau se mouvoir, releva la tête et tendit le cou pour apercevoir les merveilles de cette ville qui était le centre culturel gobelin en Azeroth. Il avait caressé l'espoir de franchir un jour ces grandes portes à la tête de pilleurs avides de fortune. Et voilà qu'il y pénétrait enchaîné, dépouillé de son armure, gisant au fond d'un chariot comme un esclave. Sa rage fit place à une raillerie sarcastique, mais pour les cogneurs nerveux qui conduisaient son chariot, ce rire ressemblait davantage aux grognements d'un lion qui s'éveille.
Les histoires de la ville racontaient qu'au lendemain du grand cataclysme, l'océan avait inondé la ville, submergeant quelques quartiers au passage et détruisant le port par la même occasion. Un nombre conséquent de gobelins s'étaient brusquement appauvris par les aléas, contraint d'emprunter à un propriétaire foncier bien fortuné. Kosmac Filor, alors un petit chef d'entreprise ambitieux, se retrouva avec une main d'œuvre importante qui allait faire décoller sa carrière vers de nouvelles hauteurs. Du jour au lendemain, une grande partie des survivants devinrent esclaves par endettement. Plus tard, quand Kosmac était devenu un gobelin riche et l'une des figures dominantes de la ville, il ouvrit son commerce à Lumèche, situé dans les Terres ingrates, à la frontière du royaume de Khaz Modan. Là-bas, il avait pris contact avec les nains sombrefers de la Gorge des Vents brûlants. Il avait importé la communauté esclave qui était constamment entretenue par les esclavagistes sombrefers dans les mines, qu'il s'agisse de simples brigands, d'espèces locales au royaume de Khaz Modan ou tout simplement des esclaves de la guerre, et donc de la Horde, il l'avait partagé avec Gadgetzan. En échange de tels procédés, il donna les secrets des technologies gobelines qui étaient produites en Tanaris ainsi qu'un accès direct aux ressources du désert, notamment le pétrole, qui servait à faire fonctionner les terribles machines de guerre une fois raffiné. Ces affaires du commerce s'étaient révélés tellement fructueuses que les sombrefers offrirent au gobelin et à ses associés une partie de leurs connaissances ésotériques issues des profondeurs du terrible Mont Rochenoire. En plus d'être devenu l'un des gobelins les plus riches, il était également devenu l'un des plus puissants.
Trajan fut amené dans l'arène de combat, au centre-ville. Là-bas, Kosmac organisait régulièrement des combats avec les esclaves les plus farouches qu'il pouvait trouver dès son retour en ville. Il gagnait davantage d'or et d'argent à faire lutter les combattants robustes que de les vendre de manière individuelle. Il était interdit de tuer un esclave ni l'esclave d'un autre (sauf en cas de désobéissance) à Gadgetzan, mais Kosmac était passé maître dans l'art de présenter des excuses pour se débarrasser des gêneurs potentiels. L'argent lui ouvrait bien des portes à la capitale du cartel.
A l'intérieur de l'arène, la vue de Trajan fut envahie par un monde de bois, de sable et de grillage. Des gobelins de toutes les classes sociales et quelques étrangers s'étaient rassemblés partout autour de la scène et commençaient déjà à prendre des paris et à lancer des imprécations contre l'humain. Un promoteur des combats énumérait la liste des crimes que l'arathorien avait commis contre le cartel : le vol du trésor "gobelin" sur les côtes de Kul'Tiras, le meurtre des gobelins et la tentative de s'approprier les esclaves dans les marécages d'Âprefange. Trajan avait été dévêtu de son armure, remplaçant cette dernière par un pagne, pour être jeté dans l'arène, désarmé face à de futurs adversaires. Il n'eut pas à attendre longtemps avant de voir son ennemi arriver.
A l'autre bout de l'arène, une trappe d'environ deux mètres de hauteur comme de largeur s'ouvrit sur des ténèbres imperceptibles. L'homme eut la tentation de s'y faufiler avant que les gobelins ne la referme, il ne la saisit point lorsqu'il vit une gigantesque bouche ouverte et remplie de crocs acérés charger dans sa direction. Trajan fit une roulade sur le côté, apercevant cette bête qui avait refermé sa gueule là où il s'était retrouvé une seconde plus tôt. C'était un quadrupède dont les écailles trahissaient une origine amphibie. Sa couleur dominante était un vert grisâtre, mais il avait le ventre blanc. La peau luisante et lisse, à part une échine écailleuse. Ses yeux prodigieusement saillants ne se fermaient presque jamais. De chaque côté du cou palpitaient des ouïes, et ses quatre longues pattes étaient palmées. Face à lui se dressait un redoutable crocilisque de Tanaris, une espèce de reptile qui chassait le long des côtes de la région et qui avait vu son terrain de chasse s'agrandir lors du cataclysme. Il n'était pas rare d'en voir quelques uns rôder dans le milieu urbain en pleine nuit pour chasser des proies.
La bête qui faisait face à Dornenkrone avait été choisie spécifiquement pour combattre dans l'arène. Sa gueule, faite pour déchiqueter, promettait la mort à quiconque se retrouverait prisonnier à l'intérieur. Mais Trajan combattait des bêtes comme celle-ci depuis son plus jeune âge...
La créature s'immobilisa pour fixer les yeux de l'humain, lequel ne lui rendait pas son regard en retour. D'un coup de pied, il balaya le sol devant lui, projetant une traînée de sable à même la figure du crocilisque. La bête, immédiatement aveuglée, eut un mouvement de recul, et secoua sa tête comme pour se débarrasser des particules. Trajan profita de l'instant pour se pencher en avant, il se rua vers le reptile à la vitesse d'un tigre. A l'aide de son ouïe, la bête se retourna pour assener un violent coup de queue ascendant vers l'humanoïde. Trajan sauta pour éviter la frappe, et il replongea sur le corps du reptile, plaquant ses deux bras autour du cou de ce dernier.
De son point de vu, il essaya de saisir la gorge de la monstruosité qui tentait de le lacérer et de le déchirer avec une rage silencieuse. Une odeur âcre et fétide faillit le suffoquer; sa propre sueur l'aveuglait. Ses mains, échouant à se saisir d'une bonne prise finirent par se refermer sur l'une des pattes de devant et la brisa. Un glapissement rauque, le seul cri de toute cette sinistre bataille, jaillit de la gueule de l'animal estropié... un hurlement horrible et presque humain. Terrifié par ce cri poussé par un gosier animal, Trajan desserra involontairement sa prise.
Il s'éloigna d'un bond. L'autre, bondissant sur trois pattes, chercha à déchirer son ventre, comme le ferait un loup ; il manqua de peu de lacérer sa chair. Trajan saisit à bras-le-corps l'animal estropié ; en un effort surhumain qui amena un gémissement sur ses lèvres tachetées de sang, il le souleva, empoignant et écrasant entre ses bras le reptile qui se débattait et le fouaillait. Un instant, il tituba, déséquilibré ; le souffle fétide du monstre brûlait ses narines, les mâchoires claquaient dans le vide, visant son cou. Puis il le jeta loin de lui ; la tête de l'animal s'écrasa au sol, le choc lui brisant les os.
Comme il chancelait, les jambes écartées, suffoquant et cherchant convulsivement à recouvrer son souffle, l'arène et le sable tanguèrent de manière vertigineuse devant ses yeux, au sein d'une brume rouge... en même temps que le tir d'un fusil, servant à anesthésier les survivants des combats de l'arène.
Dernière édition par Vratra le Ven 15 Mar 2024, 00:16, édité 3 fois
Vratra- Personnages Joués : Trajan Dornenkrone
Re: Les ordalies du sauroctone
A la fin de la matinée, dans sa demeure, Kosmac Filor, aristocrate chaman gobelin et principal esclavagiste de Gadgetzan, parcourut de nouveau le parchemin richement décoré, frappé du sceau à l'effigie d'une tête gobeline. Il eut un rire sardonique et bref.
-Eh bien ? lui demanda abruptement son associé, Taax Fysk.
-Le Baron Brouillecaboche s'impatiente, dit-il en haussant les épaules. Il m'écrit en personne pour se plaindre amèrement de ce qu'il appelle mon échec à faire preuve d'éthique. Si je ne change pas ces habitudes avec les arènes et la basse condition des esclaves, mon commerce sera peut-être porté par quelqu'un d'autre.
Taax caressa pensivement son menton. Marin Brouillecaboche était l'un des gobelins les plus puissants du monde. Dans son palais s'entassait le butin de nombreux commerces. Sa force de cogneurs avait transformé Gadgetzan en un bastion surarmé. La péniche de course de Féplouf et Pozzik lui payait tribut pour sa protection contre les pirates, tout comme les habitants de Gadgetzan, proportionnellement à leur fortune et leur rang social. Rares étaient ceux, sur le continent, à ne pas s'incliner devant sa puissance.
-Cette situation devient de plus en plus risquée. Si j'améliore leur condition, je baisse aussi le nombre d'esclaves importés, je prend le risque soit de me couper de mes collaborateurs sombrefers et de me faire ruiner, soit de voir l'offre baisser tellement que j'en perdrai des clients. Il s'est montré de plus en plus nerveux ces derniers temps.
-C'est à cause de l'émeute qu'a provoqué ce fou qui a combattu dans l'arène, répondit Taax Fysk. Tu vois de qui je veux parler...
-Oh oui, rétorqua Kosmac sur un ton chargé d'émotion. Ce diable de Trajan. Radzzek ne m'a pas encore envoyé la prime qu'il me doit depuis Baie-de-Butin, sachant qu'il a lui-même mis un avis de recherche sur l'humain après cette affaire sur les côtes de Kul'Tiras.
-Il tient son talent davantage de l'instinct des bêtes sauvages que de l'intelligence. J'ai parié sur le crocilisque comme l'ont fait la majorité des spectateurs, espérant qu'il nous en débarrasserait.
-Et c'est un unique homme en robe ridicule qui a raflé la mise ! Il trempa son nez dans un verre de rhum, essuya l'écume sur ses lèvres et reprit la parole. Maudite soit la loi qui nous interdit de tuer de nos propres mains nos esclaves ou l'esclave d'un autre propriétaire ! Je ne peux pas laisser ce fou barbare traîner dans les environs de Gadgetzan, il finirait par revenir et finir ce qu'il a commencé dans les marécages. A la place, je vais faire de lui un exemple qui devrait calmer les tensions avec le Baron.
-Que veux-tu faire ? demanda Taax Fysk.
-J'ai une tâche pour toi. Appelles le trapézite, tu vas procéder à la vente de l'humain. Moi, je vais procéder à sa mort...
L'après-midi, à l'andrapoda, le lieu du marché où se vendent les bipèdes, et donc les esclaves, se vit venir foule. Beaucoup de gobelins et même d'étrangers avaient vu de leurs yeux l'exploit de cet individu terrifiant d'avoir vaincu à mains nues une bête aussi dangereuse qu'un crocilisque. Sur l'estrade, la silhouette de Trajan Dornenkrone contrastait avec la figure des autres esclaves, malmenés depuis bien plus longtemps que lui. Lorsque Taax Fysk n'était pas en train de s'adresser à un client potentiel, il jetait de temps en temps un regard derrière lui, inquiété par la présence de l'humain malgré l'épaisseur des chaînes qui servaient de liens. Il avait eu la tentation, à plusieurs reprises, d'aller vérifier leur résistance, avant de toujours se résigner lorsque ses yeux croisèrent ceux de l'arathorien. Pourtant, Taax Fysk était aussi un chaman, il avait apprit les secrets issus des nains sombrefers, mais il n'avait jamais eu véritablement l'occasion de mettre en pratique ses pouvoirs nouvellement acquis.
Le marché de Gadgetzan était protégé du soleil par une panoplie de tissus gigantesques, attachée en hauteur, destinée à faire de l'ombre tandis que frappaient les lueurs mortelles de l'étoile. Le commerce principal était la vente et la découverte constante de nouvelles technologies et d'essais en tout genres. Les professionnels de la technique avaient gagnés leur fortune par la réputation et le succès de leurs œuvres. Il y avait aussi divers autres produits qui étaient vendus : des soies, des épices, des bijoux, des équipements, des mets en tout genre, et bien d'autres encore. La vente d'esclave trouvait sa réussite auprès des artisans qui requéraient de la main-d'œuvre et de l'aide aux tâches domestiques. Kosmac Filor avait gagné le plus d'or en remplaçant continuellement la main-d'œuvre liée à ses propres activités, l'extraction de matières premières. Il dépensait moins d'argent à remplacer ses objets vivants tués à la tâche plutôt qu'à les entretenir.
Au bout de deux heures, Taax Fysk put enfin passer à la vente de l'arathorien. La joie l'envahit intérieurement, luttant pour ne pas sourire de réconfort, cherchant à maintenir un masque de professionnalisme. De tous les esclaves présents sur place, Trajan était celui qui disposait des chaînes les plus imposantes.
-Cinquante pièces d'argents ! dit un gobelin.
-Ah ! Deux pièces d'or, oui ! ajouta un autre.
-Je dis cinq pièces d'or ! rétorqua encore un suivant.
La demande ne cessait d'augmenter encore et encore, jusqu'à ce que finalement, un visage inattendu vint s'approcher et parler à son tour.
-Cinquante pièces d'or pour le guerrier. dit l'humain en robe.
Taax Fysk orienta son regard vers l'individu. Il était âgé d'une soixantaine d'années. Les cheveux longs qui entouraient son visage barbu. Ses yeux avaient le marron des coques de bois fraîchement assemblées, il portait une lourde tunique couleur grise et qui recouvrait la quasi totalité de ses jambes où était gravée avec minutie des devises héraldiques. Ses traits couverts de rides laissaient transparaître le regard vif du vieil homme. Tout dans sa démarche évoquait la stature d'un homme de lettres issu des académies prestigieuses des royaumes de l'Est. Durant quelques secondes, Taax hésita à continuer. Il n'avait pas l'habitude de vendre des esclaves à des humains.
-Cinquante pièces une fois, dit-il.
Personne ne rajouta le moindre mot.
-Cinquante pièces deux fois.
Le silence.
-Adjugé et vendu !
Taax Fysk ordonna à deux cogneurs d'emmener l'arathorien en attente, loin des regards, tandis que le trapézite, l'acheteur et lui procédèrent à l'accord. Pour un esclave acheté, le nouveau propriétaire achetait aussi les effets personnels qui avaient été récupérés lors de la mise au rang d'esclave. Trajan, qui avait autant de valeur qu'un objet animé aux yeux des gobelins fut emmené dans un entrepôt. L'un des cogneurs était resté dehors pour surveiller les alentours tandis que l'autre continua sa route seul avec le guerrier.
Quand le cogneur se retourna après s'être approché d'une cage grande ouverte préparée à cet effet, Trajan plaqua violemment ses mains sur la gorge de celui-ci. Le gobelin tomba en arrière, sous l'effet de la surprise, il tenta d'attraper le pistolet qui pendait à sa ceinture. Dornenkrone lui écrasa bras et mains sous ses genoux tout en lui ôtant la vie progressivement. Ses deux mains à la poigne d'acier formaient des étaux sur le cou du gobelin. L'arathorien maintint sa prise jusqu'à ce que sa proie cesse de se débattre et que ses yeux tressaillirent. Une fois le gobelin enfin ajouté à sa liste de victimes, il récupéra sur le cadavre les clés de l'entrepôt et de toutes les marchandises qui y étaient stockées. Autour de lui, l'entrepôt ressemblait à une vaste cave au sol humide, entouré de tonnelets, de barils et de barriques noires à l'air poisseux. Le plafond était soutenu par de lourdes poutres de chêne importées depuis Long-Guet dans le Berceau-de-l'Hiver. Sur certaines de ces poutres était suspendues des lanternes, lesquelles émanaient des lueurs rouges. Ces lumières baignaient l'entrepôt, mais ne parvenait à peupler ses recoins que d'ombres vacillantes. Une large volée de marches de pierres menaient à un souterrain sur un côté, un passage sombre que nulle lanterne n'éclairait.
Trajan balaya les environs du regard à la recherche de son équipement, mais ne le trouva point. Il attrapa une des lanternes. Il emprunta le passage et bifurqua dans un petit couloir, sinistre et inquiétant, et parvint devant une porte de cuivre surmontée d'une arche. Il ouvrit la porte de cuivre et entra dans la salle baignée dans l'obscurité qui se présentait devant lui. Des bruits effrayants et des murmures indistincts couraient tout autour de lui. Au bout de plusieurs mètres, il aperçut une barrière, une grille aux lourds barreaux d'acier. Derrière la grille, Trajan remarqua de multiples ombres se mouvoir. Il découvrit des visages de différentes espèces, des humanoïdes esclaves émanant de tout Azeroth qui murmuraient et reculaient en jetant des regards apeurés vers la lanterne. Ils étaient tous attachés à des anneaux scellés dans les parois de pierre.
L'arathorien les délaissa pour orienter sa lanterne vers les alentours. En face de la barrière, il finit par apercevoir une rangée de caisses proche du mur. Sa prudente lenteur s'éteignit immédiatement lorsqu'il vit ses propres effets personnels au milieu de guenilles et de quelques outils, notamment des marteaux, des pelles et des pioches, qui avaient été emmenés par les esclavagistes en même temps que chacun des malheureux présents dans la pièce avec lui. Il se débarrassa de son pagne, et l'échangea avec son équipement. Il enfila sa cuirasse, ses brassards et ses bottes. Il attacha son casque ailé et bosselé, presque inutilisable, à sa ceinture. Il revêtit sa longue cape écarlate et attrapa son épée. Le tueur barbare était de retour. A la lueur de la lanterne, du point de vu des esclaves, sa silhouette paraissait tel un guerrier effroyable issu des mythes anciens venu à eux pour se lancer dans quelque action violente.
Brusquement, un bruit technique et rauque retentit dans toute la pièce. A la périphérie de son champ de vision, Dornenkrone aperçut un mécanisme particulier. C'était une sirène d'alarme. Lui qui venait de la nature sauvage n'avait aucune idée du fonctionnement de la chose qui se manifestait sous ses yeux. Il suspectait là une manipulation magique issue de l'ingéniosité redoutable de l'esprit gobelin, capable d'enfermer les voix vivantes dans les objets. Le temps lui était compté. Il prit un long manteau à capuche qui le recouvrit de la tête aux pieds, puis il se dirigea vers la cellule gigantesque, les clés dans une main, l'épée dans l'autre.
Lorsque Trajan remonta l'escalier vers le rez-de-chaussée, il brandit son épée en entendant des bruits soudains qui indiquaient une présence, orientant vers celle-ci ses yeux flamboyants. Une vingtaine de silhouettes gobelines lui faisait face, des cogneurs vêtus de tuniques jaunes, de courtes masses de forces de l'ordre à la main. Comme il se jeta sur eux tandis qu'ils l'accueillaient avec des cris hostiles, il n'essaya pas de se les concilier. Rendu fou furieux par les récents évènements, le guerrier retourna à sa nature première.
Un grognement de satisfaction sanguinaire sortit sourdement de sa gorge de taureau alors qu'il bondissait. Le premier attaquant, sa courte masse n'ayant pas la portée de l'épée qui s'abattait en sifflant, s'effondra, sa cervelle jaillissant de son crâne fendu en deux. Se retournant avec l'agilité d'un chat, Trajan trancha net un poignet qui vient vers lui, et la main serrant la courte arme vola dans les airs, en répandant une averse de gouttes rouges. Mais Trajan n'arrêta pas et n'eut pas un seul instant d'hésitation. Se déplaçant avec la souplesse d'un félin, il évita l'attaque maladroite de deux escrimeurs à rapière, la lame de l'un manquant son objectif, trouva un étui dans la poitrine de l'autre. Un hurlement de terreur s'éleva devant cette mauvaise fortune, et Trajan se permit un bref éclat de rire, puis il bondit sur le côté, évitant un coup sifflant. Il trancha, plongeant sur la garde d'un autre gobelin. Une longue traînée rouge apparut derrière sa lame qui chantait, et le gobelin se plia en deux, les muscles du ventre tranchés.
Les gobelins eurent un mouvement de recul en entendant soudainement une cacophonie discordante émaner des escaliers. De l'autre côté du rez-de-chaussée, une charge de trolls et d'elfes en tout genres, des taurens, des troggs, et divers autres espèces jaillirent de l'escalier dans une parade démente qui paraissait tout droit sortie d'un enfer souterrain. Des malheureux en haillons, équipés de simples outils comme armes se ruèrent vers les gobelins qui les séparaient de la lumière du jour. La troupe de cogneurs en infériorité numérique vacilla sous l'assaut d'individus qui avaient été malmenés durant des semaines voire des mois et des années pour certains. Trajan laissa libre cours à la furie meurtrière des esclaves tandis qu'il les voyait déblayer l'entrée pour se frayer un chemin vers la sortie. Il se pressa vers un tonneau remplie de viande salée et de divers fruits exotiques, saisissant une grande partie dans un giron. Il lui était hors de question de déguster à nouveau le gruau immonde tant qu'il pouvait profiter de véritables mets délicieux.
Alors qu'il avait le dos tourné, Trajan réalisa que les voix s'étaient tuent du côté de l'entrée. Il se tenait immobile comme une statue, son regard fixé vers la lumière de l'extérieur, et il savait que d'un instant à l'autre l'horreur ultime allait en franchir le seuil. La pièce vira au sombre et à la cendre et les cheveux de Trajan se hérissèrent lorsqu'il aperçut une tête et une paire d'épaules gigantesques dans la pénombre. Il n'entendit aucun bruit de pas, mais la grande forme sombre se découpa rapidement avec de plus en plus de netteté jusqu'à ce que Trajan perçoive les contours de sa silhouette. Le corps de la chose était granuleux. Le regard de Trajan se porta sur l'envergure de ces épaules monstrueuses, la largeur de ce torse puissant et inhumain, et l'épaisseur de ces membres et de ce torse. Son visage était dépourvu de faiblesse et de pitié. Ces yeux étaient des boules sombres de feu. Et Trajan comprit qu'il s'agissait là d'un des terribles sortilèges gobelins qui venait de prendre vie sous son regard.
Aucun mot ne fut échangé. Ce n'était pas nécessaire. Le géant étendit ses grands bras ; les esclaves sur son chemin volèrent en éclat comme il se jetait sur eux dans un élan irrésistible. Les corps se heurtèrent et s'opposèrent, bras et jambes imbriqués les uns dans les autres. Les esclaves finirent par s'écarter du passage et allèrent se réfugier proche des murs, apeurés devant la chose. Dans ce bref moment où les corps s'étaient trouvés en contact, Trajan avait mesuré la folie ultime de la nature bafouée ; ce n'était pas une chair humanoïde qui avait éraflé celle des malheureux, mais du métal, vivant et doué de raison ; il était confronté à un corps de fer vivant. Et il n'y avait plus personne pour faire obstacle entre la créature et lui, excepté un gobelin en robe. Trajan jeta son regard vers lui, et reconnut l'un des cinq aristocrates qui avaient guidé la caravane à travers les marécages d'Âprefange. La vue de ce fourbe raviva la flamme belliqueuse qui brûlait dans ses yeux sauvages et il était plus que jamais prêt à combattre les magies et les manipulations qui pervertissaient les forces de la réalité.
La créature se dressa au-dessus du guerrier dans la demi-obscurité. Que ses doigts géants viennent à l'agripper et ils ne se relâcheraient que lorsque le corps de l'arathorien serait devenu inerte. C'était comme si un homme combattait un monstre de cauchemar dans une pièce crépusculaire. Jetant à terre son épée inutile, Trajan se saisit d'un banc massif et le projeta de toute sa force. C'était un projectile que bien peu d'hommes auraient pu soulever. Il se brisa en morceaux sur le torse puissant de la chose, qui ne vacilla même pas. Son visage perdit quelque peu de son aspect inexpressif et une auréole d'énergie malsaine dansa autour de sa tête impressionnante, et il se rua sur Trajan telle une tour d'acier.
D'un geste désespéré, Dornenkrone arracha d'un mur un pan entier de tapisserie et l'envoya s'enrouler autour de la tête du géant, dans une démonstration de force plus grande encore que celle qu'il lui fallut pour projeter le banc. Un instant, la chose chancela, gênée et aveuglée par cette matière qui s'attachait à elle et résistait mieux à ses efforts que du bois ou de l'acier, et Trajan en profita pour ramasser son épée et s'enfuir à toutes jambes vers la sortie. Cherchant à rattraper le fuyard, la chose aveuglée, d'un revers de main, brisa l'une des poutres qui retenait le plafond. Les pierres commencèrent à chuter et firent perdre l'équilibre à tous les individus présents dans la pièce. Comme Trajan devait retraverser tout l'entrepôt pour espérer sortir, il aperçut le gobelin fortuné qui se trouvait au sommet des marches de l'escalier, serrant une étrange pierre décorée de motifs inconnus entre ses bras.
Trajan chargea vers le gobelin en se penchant en avant. Alors, proche, il se redressa et poussa son épée vers le haut, ainsi qu'il aurait fait avec un couteau de boucher, de toute la force de ses puissantes épaules. Si terrible fut la poussée en avant de tout son corps que la résistance provoquée par son épée enfoncée jusqu'à la garde dans le ventre du gobelin ne l'arrêta même pas. Il heurta le corps du malheureux et rebondit contre lui, le projetant sur le côté. Le choc envoya Trajan s'écraser contre le mur. L'autre, le corps ouvert par l'épée, tomba la tête la première dans l'escalier, étripé jusqu'à l'épine dorsale de l'aine à son sternum fracassé. En un amas horrible d'entrailles qui se répandaient, le corps roula au bas des marches, venant disparaître dans l'obscurité.
A demi assommé, Trajan s'appuya contre le mur un instant, abaissant les yeux vers sa victime puis vers la chose gigantesque qui tombait en poussière. Comme son existence dans la réalité n'a été rendue possible que grâce à la magie manipulée par des êtres mortels, il devenait logique que sa raison d'être disparaissait avec la vie de son créateur. Trajan n'accorda plus la moindre attention à la scène, ni aux esclaves, ni à quoi que ce soit d'autre dans les environs. Il prit ses jambes à son cou et se mit à courir aussi loin qu'il put de l'entrepôt, de Gadgetzan. Il s'enfonça dans le désert en prenant la voie du Sud-d'Ouest. Il ne ralentit que lorsque les bâtisses gobelines disparurent loin dans l'horizon derrière lui, et que le crépuscule commençait à prendre forme.
-Eh bien ? lui demanda abruptement son associé, Taax Fysk.
-Le Baron Brouillecaboche s'impatiente, dit-il en haussant les épaules. Il m'écrit en personne pour se plaindre amèrement de ce qu'il appelle mon échec à faire preuve d'éthique. Si je ne change pas ces habitudes avec les arènes et la basse condition des esclaves, mon commerce sera peut-être porté par quelqu'un d'autre.
Taax caressa pensivement son menton. Marin Brouillecaboche était l'un des gobelins les plus puissants du monde. Dans son palais s'entassait le butin de nombreux commerces. Sa force de cogneurs avait transformé Gadgetzan en un bastion surarmé. La péniche de course de Féplouf et Pozzik lui payait tribut pour sa protection contre les pirates, tout comme les habitants de Gadgetzan, proportionnellement à leur fortune et leur rang social. Rares étaient ceux, sur le continent, à ne pas s'incliner devant sa puissance.
-Cette situation devient de plus en plus risquée. Si j'améliore leur condition, je baisse aussi le nombre d'esclaves importés, je prend le risque soit de me couper de mes collaborateurs sombrefers et de me faire ruiner, soit de voir l'offre baisser tellement que j'en perdrai des clients. Il s'est montré de plus en plus nerveux ces derniers temps.
-C'est à cause de l'émeute qu'a provoqué ce fou qui a combattu dans l'arène, répondit Taax Fysk. Tu vois de qui je veux parler...
-Oh oui, rétorqua Kosmac sur un ton chargé d'émotion. Ce diable de Trajan. Radzzek ne m'a pas encore envoyé la prime qu'il me doit depuis Baie-de-Butin, sachant qu'il a lui-même mis un avis de recherche sur l'humain après cette affaire sur les côtes de Kul'Tiras.
-Il tient son talent davantage de l'instinct des bêtes sauvages que de l'intelligence. J'ai parié sur le crocilisque comme l'ont fait la majorité des spectateurs, espérant qu'il nous en débarrasserait.
-Et c'est un unique homme en robe ridicule qui a raflé la mise ! Il trempa son nez dans un verre de rhum, essuya l'écume sur ses lèvres et reprit la parole. Maudite soit la loi qui nous interdit de tuer de nos propres mains nos esclaves ou l'esclave d'un autre propriétaire ! Je ne peux pas laisser ce fou barbare traîner dans les environs de Gadgetzan, il finirait par revenir et finir ce qu'il a commencé dans les marécages. A la place, je vais faire de lui un exemple qui devrait calmer les tensions avec le Baron.
-Que veux-tu faire ? demanda Taax Fysk.
-J'ai une tâche pour toi. Appelles le trapézite, tu vas procéder à la vente de l'humain. Moi, je vais procéder à sa mort...
L'après-midi, à l'andrapoda, le lieu du marché où se vendent les bipèdes, et donc les esclaves, se vit venir foule. Beaucoup de gobelins et même d'étrangers avaient vu de leurs yeux l'exploit de cet individu terrifiant d'avoir vaincu à mains nues une bête aussi dangereuse qu'un crocilisque. Sur l'estrade, la silhouette de Trajan Dornenkrone contrastait avec la figure des autres esclaves, malmenés depuis bien plus longtemps que lui. Lorsque Taax Fysk n'était pas en train de s'adresser à un client potentiel, il jetait de temps en temps un regard derrière lui, inquiété par la présence de l'humain malgré l'épaisseur des chaînes qui servaient de liens. Il avait eu la tentation, à plusieurs reprises, d'aller vérifier leur résistance, avant de toujours se résigner lorsque ses yeux croisèrent ceux de l'arathorien. Pourtant, Taax Fysk était aussi un chaman, il avait apprit les secrets issus des nains sombrefers, mais il n'avait jamais eu véritablement l'occasion de mettre en pratique ses pouvoirs nouvellement acquis.
Le marché de Gadgetzan était protégé du soleil par une panoplie de tissus gigantesques, attachée en hauteur, destinée à faire de l'ombre tandis que frappaient les lueurs mortelles de l'étoile. Le commerce principal était la vente et la découverte constante de nouvelles technologies et d'essais en tout genres. Les professionnels de la technique avaient gagnés leur fortune par la réputation et le succès de leurs œuvres. Il y avait aussi divers autres produits qui étaient vendus : des soies, des épices, des bijoux, des équipements, des mets en tout genre, et bien d'autres encore. La vente d'esclave trouvait sa réussite auprès des artisans qui requéraient de la main-d'œuvre et de l'aide aux tâches domestiques. Kosmac Filor avait gagné le plus d'or en remplaçant continuellement la main-d'œuvre liée à ses propres activités, l'extraction de matières premières. Il dépensait moins d'argent à remplacer ses objets vivants tués à la tâche plutôt qu'à les entretenir.
Au bout de deux heures, Taax Fysk put enfin passer à la vente de l'arathorien. La joie l'envahit intérieurement, luttant pour ne pas sourire de réconfort, cherchant à maintenir un masque de professionnalisme. De tous les esclaves présents sur place, Trajan était celui qui disposait des chaînes les plus imposantes.
-Cinquante pièces d'argents ! dit un gobelin.
-Ah ! Deux pièces d'or, oui ! ajouta un autre.
-Je dis cinq pièces d'or ! rétorqua encore un suivant.
La demande ne cessait d'augmenter encore et encore, jusqu'à ce que finalement, un visage inattendu vint s'approcher et parler à son tour.
-Cinquante pièces d'or pour le guerrier. dit l'humain en robe.
Taax Fysk orienta son regard vers l'individu. Il était âgé d'une soixantaine d'années. Les cheveux longs qui entouraient son visage barbu. Ses yeux avaient le marron des coques de bois fraîchement assemblées, il portait une lourde tunique couleur grise et qui recouvrait la quasi totalité de ses jambes où était gravée avec minutie des devises héraldiques. Ses traits couverts de rides laissaient transparaître le regard vif du vieil homme. Tout dans sa démarche évoquait la stature d'un homme de lettres issu des académies prestigieuses des royaumes de l'Est. Durant quelques secondes, Taax hésita à continuer. Il n'avait pas l'habitude de vendre des esclaves à des humains.
-Cinquante pièces une fois, dit-il.
Personne ne rajouta le moindre mot.
-Cinquante pièces deux fois.
Le silence.
-Adjugé et vendu !
Taax Fysk ordonna à deux cogneurs d'emmener l'arathorien en attente, loin des regards, tandis que le trapézite, l'acheteur et lui procédèrent à l'accord. Pour un esclave acheté, le nouveau propriétaire achetait aussi les effets personnels qui avaient été récupérés lors de la mise au rang d'esclave. Trajan, qui avait autant de valeur qu'un objet animé aux yeux des gobelins fut emmené dans un entrepôt. L'un des cogneurs était resté dehors pour surveiller les alentours tandis que l'autre continua sa route seul avec le guerrier.
Quand le cogneur se retourna après s'être approché d'une cage grande ouverte préparée à cet effet, Trajan plaqua violemment ses mains sur la gorge de celui-ci. Le gobelin tomba en arrière, sous l'effet de la surprise, il tenta d'attraper le pistolet qui pendait à sa ceinture. Dornenkrone lui écrasa bras et mains sous ses genoux tout en lui ôtant la vie progressivement. Ses deux mains à la poigne d'acier formaient des étaux sur le cou du gobelin. L'arathorien maintint sa prise jusqu'à ce que sa proie cesse de se débattre et que ses yeux tressaillirent. Une fois le gobelin enfin ajouté à sa liste de victimes, il récupéra sur le cadavre les clés de l'entrepôt et de toutes les marchandises qui y étaient stockées. Autour de lui, l'entrepôt ressemblait à une vaste cave au sol humide, entouré de tonnelets, de barils et de barriques noires à l'air poisseux. Le plafond était soutenu par de lourdes poutres de chêne importées depuis Long-Guet dans le Berceau-de-l'Hiver. Sur certaines de ces poutres était suspendues des lanternes, lesquelles émanaient des lueurs rouges. Ces lumières baignaient l'entrepôt, mais ne parvenait à peupler ses recoins que d'ombres vacillantes. Une large volée de marches de pierres menaient à un souterrain sur un côté, un passage sombre que nulle lanterne n'éclairait.
Trajan balaya les environs du regard à la recherche de son équipement, mais ne le trouva point. Il attrapa une des lanternes. Il emprunta le passage et bifurqua dans un petit couloir, sinistre et inquiétant, et parvint devant une porte de cuivre surmontée d'une arche. Il ouvrit la porte de cuivre et entra dans la salle baignée dans l'obscurité qui se présentait devant lui. Des bruits effrayants et des murmures indistincts couraient tout autour de lui. Au bout de plusieurs mètres, il aperçut une barrière, une grille aux lourds barreaux d'acier. Derrière la grille, Trajan remarqua de multiples ombres se mouvoir. Il découvrit des visages de différentes espèces, des humanoïdes esclaves émanant de tout Azeroth qui murmuraient et reculaient en jetant des regards apeurés vers la lanterne. Ils étaient tous attachés à des anneaux scellés dans les parois de pierre.
L'arathorien les délaissa pour orienter sa lanterne vers les alentours. En face de la barrière, il finit par apercevoir une rangée de caisses proche du mur. Sa prudente lenteur s'éteignit immédiatement lorsqu'il vit ses propres effets personnels au milieu de guenilles et de quelques outils, notamment des marteaux, des pelles et des pioches, qui avaient été emmenés par les esclavagistes en même temps que chacun des malheureux présents dans la pièce avec lui. Il se débarrassa de son pagne, et l'échangea avec son équipement. Il enfila sa cuirasse, ses brassards et ses bottes. Il attacha son casque ailé et bosselé, presque inutilisable, à sa ceinture. Il revêtit sa longue cape écarlate et attrapa son épée. Le tueur barbare était de retour. A la lueur de la lanterne, du point de vu des esclaves, sa silhouette paraissait tel un guerrier effroyable issu des mythes anciens venu à eux pour se lancer dans quelque action violente.
Brusquement, un bruit technique et rauque retentit dans toute la pièce. A la périphérie de son champ de vision, Dornenkrone aperçut un mécanisme particulier. C'était une sirène d'alarme. Lui qui venait de la nature sauvage n'avait aucune idée du fonctionnement de la chose qui se manifestait sous ses yeux. Il suspectait là une manipulation magique issue de l'ingéniosité redoutable de l'esprit gobelin, capable d'enfermer les voix vivantes dans les objets. Le temps lui était compté. Il prit un long manteau à capuche qui le recouvrit de la tête aux pieds, puis il se dirigea vers la cellule gigantesque, les clés dans une main, l'épée dans l'autre.
Lorsque Trajan remonta l'escalier vers le rez-de-chaussée, il brandit son épée en entendant des bruits soudains qui indiquaient une présence, orientant vers celle-ci ses yeux flamboyants. Une vingtaine de silhouettes gobelines lui faisait face, des cogneurs vêtus de tuniques jaunes, de courtes masses de forces de l'ordre à la main. Comme il se jeta sur eux tandis qu'ils l'accueillaient avec des cris hostiles, il n'essaya pas de se les concilier. Rendu fou furieux par les récents évènements, le guerrier retourna à sa nature première.
Un grognement de satisfaction sanguinaire sortit sourdement de sa gorge de taureau alors qu'il bondissait. Le premier attaquant, sa courte masse n'ayant pas la portée de l'épée qui s'abattait en sifflant, s'effondra, sa cervelle jaillissant de son crâne fendu en deux. Se retournant avec l'agilité d'un chat, Trajan trancha net un poignet qui vient vers lui, et la main serrant la courte arme vola dans les airs, en répandant une averse de gouttes rouges. Mais Trajan n'arrêta pas et n'eut pas un seul instant d'hésitation. Se déplaçant avec la souplesse d'un félin, il évita l'attaque maladroite de deux escrimeurs à rapière, la lame de l'un manquant son objectif, trouva un étui dans la poitrine de l'autre. Un hurlement de terreur s'éleva devant cette mauvaise fortune, et Trajan se permit un bref éclat de rire, puis il bondit sur le côté, évitant un coup sifflant. Il trancha, plongeant sur la garde d'un autre gobelin. Une longue traînée rouge apparut derrière sa lame qui chantait, et le gobelin se plia en deux, les muscles du ventre tranchés.
Les gobelins eurent un mouvement de recul en entendant soudainement une cacophonie discordante émaner des escaliers. De l'autre côté du rez-de-chaussée, une charge de trolls et d'elfes en tout genres, des taurens, des troggs, et divers autres espèces jaillirent de l'escalier dans une parade démente qui paraissait tout droit sortie d'un enfer souterrain. Des malheureux en haillons, équipés de simples outils comme armes se ruèrent vers les gobelins qui les séparaient de la lumière du jour. La troupe de cogneurs en infériorité numérique vacilla sous l'assaut d'individus qui avaient été malmenés durant des semaines voire des mois et des années pour certains. Trajan laissa libre cours à la furie meurtrière des esclaves tandis qu'il les voyait déblayer l'entrée pour se frayer un chemin vers la sortie. Il se pressa vers un tonneau remplie de viande salée et de divers fruits exotiques, saisissant une grande partie dans un giron. Il lui était hors de question de déguster à nouveau le gruau immonde tant qu'il pouvait profiter de véritables mets délicieux.
Alors qu'il avait le dos tourné, Trajan réalisa que les voix s'étaient tuent du côté de l'entrée. Il se tenait immobile comme une statue, son regard fixé vers la lumière de l'extérieur, et il savait que d'un instant à l'autre l'horreur ultime allait en franchir le seuil. La pièce vira au sombre et à la cendre et les cheveux de Trajan se hérissèrent lorsqu'il aperçut une tête et une paire d'épaules gigantesques dans la pénombre. Il n'entendit aucun bruit de pas, mais la grande forme sombre se découpa rapidement avec de plus en plus de netteté jusqu'à ce que Trajan perçoive les contours de sa silhouette. Le corps de la chose était granuleux. Le regard de Trajan se porta sur l'envergure de ces épaules monstrueuses, la largeur de ce torse puissant et inhumain, et l'épaisseur de ces membres et de ce torse. Son visage était dépourvu de faiblesse et de pitié. Ces yeux étaient des boules sombres de feu. Et Trajan comprit qu'il s'agissait là d'un des terribles sortilèges gobelins qui venait de prendre vie sous son regard.
Aucun mot ne fut échangé. Ce n'était pas nécessaire. Le géant étendit ses grands bras ; les esclaves sur son chemin volèrent en éclat comme il se jetait sur eux dans un élan irrésistible. Les corps se heurtèrent et s'opposèrent, bras et jambes imbriqués les uns dans les autres. Les esclaves finirent par s'écarter du passage et allèrent se réfugier proche des murs, apeurés devant la chose. Dans ce bref moment où les corps s'étaient trouvés en contact, Trajan avait mesuré la folie ultime de la nature bafouée ; ce n'était pas une chair humanoïde qui avait éraflé celle des malheureux, mais du métal, vivant et doué de raison ; il était confronté à un corps de fer vivant. Et il n'y avait plus personne pour faire obstacle entre la créature et lui, excepté un gobelin en robe. Trajan jeta son regard vers lui, et reconnut l'un des cinq aristocrates qui avaient guidé la caravane à travers les marécages d'Âprefange. La vue de ce fourbe raviva la flamme belliqueuse qui brûlait dans ses yeux sauvages et il était plus que jamais prêt à combattre les magies et les manipulations qui pervertissaient les forces de la réalité.
La créature se dressa au-dessus du guerrier dans la demi-obscurité. Que ses doigts géants viennent à l'agripper et ils ne se relâcheraient que lorsque le corps de l'arathorien serait devenu inerte. C'était comme si un homme combattait un monstre de cauchemar dans une pièce crépusculaire. Jetant à terre son épée inutile, Trajan se saisit d'un banc massif et le projeta de toute sa force. C'était un projectile que bien peu d'hommes auraient pu soulever. Il se brisa en morceaux sur le torse puissant de la chose, qui ne vacilla même pas. Son visage perdit quelque peu de son aspect inexpressif et une auréole d'énergie malsaine dansa autour de sa tête impressionnante, et il se rua sur Trajan telle une tour d'acier.
D'un geste désespéré, Dornenkrone arracha d'un mur un pan entier de tapisserie et l'envoya s'enrouler autour de la tête du géant, dans une démonstration de force plus grande encore que celle qu'il lui fallut pour projeter le banc. Un instant, la chose chancela, gênée et aveuglée par cette matière qui s'attachait à elle et résistait mieux à ses efforts que du bois ou de l'acier, et Trajan en profita pour ramasser son épée et s'enfuir à toutes jambes vers la sortie. Cherchant à rattraper le fuyard, la chose aveuglée, d'un revers de main, brisa l'une des poutres qui retenait le plafond. Les pierres commencèrent à chuter et firent perdre l'équilibre à tous les individus présents dans la pièce. Comme Trajan devait retraverser tout l'entrepôt pour espérer sortir, il aperçut le gobelin fortuné qui se trouvait au sommet des marches de l'escalier, serrant une étrange pierre décorée de motifs inconnus entre ses bras.
Trajan chargea vers le gobelin en se penchant en avant. Alors, proche, il se redressa et poussa son épée vers le haut, ainsi qu'il aurait fait avec un couteau de boucher, de toute la force de ses puissantes épaules. Si terrible fut la poussée en avant de tout son corps que la résistance provoquée par son épée enfoncée jusqu'à la garde dans le ventre du gobelin ne l'arrêta même pas. Il heurta le corps du malheureux et rebondit contre lui, le projetant sur le côté. Le choc envoya Trajan s'écraser contre le mur. L'autre, le corps ouvert par l'épée, tomba la tête la première dans l'escalier, étripé jusqu'à l'épine dorsale de l'aine à son sternum fracassé. En un amas horrible d'entrailles qui se répandaient, le corps roula au bas des marches, venant disparaître dans l'obscurité.
A demi assommé, Trajan s'appuya contre le mur un instant, abaissant les yeux vers sa victime puis vers la chose gigantesque qui tombait en poussière. Comme son existence dans la réalité n'a été rendue possible que grâce à la magie manipulée par des êtres mortels, il devenait logique que sa raison d'être disparaissait avec la vie de son créateur. Trajan n'accorda plus la moindre attention à la scène, ni aux esclaves, ni à quoi que ce soit d'autre dans les environs. Il prit ses jambes à son cou et se mit à courir aussi loin qu'il put de l'entrepôt, de Gadgetzan. Il s'enfonça dans le désert en prenant la voie du Sud-d'Ouest. Il ne ralentit que lorsque les bâtisses gobelines disparurent loin dans l'horizon derrière lui, et que le crépuscule commençait à prendre forme.
Dernière édition par Vratra le Ven 15 Mar 2024, 00:17, édité 2 fois
Vratra- Personnages Joués : Trajan Dornenkrone
Re: Les ordalies du sauroctone
Sa course le mena à travers les plaines ensablées et aveuglantes. Trajan courait avec la ténacité silencieuse de sa race. Ses bottes cuirassées écrasaient la surface du sol ; il s'enfonçait profondément dans les buttes de sable mais avançait tout de même, porté par sa seule énergie brute. Le froid de la nuit commençait à transpercer le manteau et la cuirasse de l'arathorien, le mordant cruellement, et ce, en dépit du feu qui irradiait dans ses veines. Les lèvres du guerrier se couvrirent d'écume. Il allait de plus en plus loin, vers des régions désolées. Le paysage se transforma. Les vastes plaines furent remplacées par des collines basses qui se succédaient et s'élevaient en un alignement irrégulier. Au-dessus de lui, le ciel se couvrit de nuages et il entrevit des faisceaux éclatants, lames bleutées de lumières irréelles, aux couleurs changeantes, et qui envahirent l'espace en dessinant un éventail toujours plus large.
Les cieux flamboyaient et crépitaient, emplis de lueurs et d'éclairs insolites. Le sable, par endroits, brillait étrangement, tantôt d'un bleu gelé, tantôt d'un écarlate glacé, et parfois d'un argent froid. Trajan courait toujours à travers ce royaume enchanté aux chatoiements multiples ; il s'enfonçait avec obstination dans un labyrinthe obscur où la seule réalité était sa propre personne.
Il ne se préoccupa pas un instant de la bizarrerie de tous ces phénomènes, trop occupé à courir comme si tous les démons de l'existence, de la réalité et des imaginations impossibles, avaient choisi de le pourchasser jusqu'à la fin. Sous ses yeux apparut, du ciel, une fine et longue traînée poudreuse, brillant dans l'espace comme la trace phosphorescente d'un serpent. Une incroyable déflagration secoua le désert lorsque le trait heurta le sol ; celui-ci parut s'ouvrir en deux en une terrible explosion de flammes bleues.
À cet instant, Trajan fut enveloppé par cet éclat aveuglant ; renversé au sol, il se tordit, jetant au loin son manteau brûlé et calciné par cette lueur comme un insecte s'approchant imprudemment d'une flamme. Avec une soudaineté épouvantable, la fuite s'était transformée en piège où la silhouette humanoïde se tenait seule au milieu d'un environnement hostile et aux effets terrifiants. Trajan se releva péniblement, couvert de brûlures, son épée en main et ses yeux qui scrutaient l'horizon cherchaient en vain un ennemi de chair qu'il pouvait taillader à loisir.
Dans le ciel, une brume nuageuse se déplaçait. Les étoiles sortirent les unes après les autres et les vents nocturnes hurlèrent à travers les fines couches de sable comme des spectres gémissants. Une lune apparut et commença à monter dans le ciel, blafarde et décharnée, tel un crâne parmi les étoiles. Soudain Dornenkrone s'immobilisa. Un écho étrange et mystérieux venait de retentir quelque part devant lui... ou quelque chose qui ressemblait à un écho. Un rire terrifiant venait de retentir au loin, assourdi par la distance. Il retentit de nouveau, plus près cette fois. Aucun être humanoïde n'avait jamais ri de la sorte. Ce rire n'exprimait aucune joie, seulement de la haine, de l'horreur et une terreur à glacer l'âme. Trajan n'avait pas peur, mais pour l'instant ses forces l'avaient presque abandonné. C'est alors que retentit un cri, incontestablement humain, qui transperça le rire terrifiant. Trajan allongea le pas. La lune montait dans le ciel et l'homme maudit les lueurs trompeuses et les ombres vacillantes qui voilaient la plaine, l'empêchant de voir correctement. Le rire retentissait toujours, désormais plus fort, tout comme les hurlements. Puis il entendit au loin un martèlement frénétique. Une chose était en train de courir. Trajan se mit à courir aussi.
Cette infernale pénombre voilait tout d'ombres sans cesse changeantes, de sorte que le paysage lui semblait une brume d'illusions floues. Les ombres fondirent et Trajan vit ! Tout d'abord, il crut qu'il s'agissait d'un voile de brume, de volutes du brouillard du pays qui ondoyait sur le sable autour de lui. Puis la chose commença à prendre forme, encore vague et indistincte. Deux yeux hideux s'allumèrent et le brûlèrent de leur regard, des yeux qui renfermaient toute l'horreur nue qui est l'héritage d'Azeroth depuis la terrifiante aube des temps, des yeux effrayants et déments, dont la folie manifestée transcendait la folie terrestre. La forme de la chose était brumeuse et imprécise, une parodie d'être vivant à faire chanceler la raison, et pourtant différente d'un homme. On apercevait clairement le sable à travers son corps.
Trajan sentit le sang battre ses tempes, mais il était froid comme de la glace. Qu'une créature aussi intangible que celle qui se balançait sous ses yeux puisse causer des dommages corporels était plus qu'il pouvait comprendre ; pourtant l'horreur de la frappe de tonnerre magique précédente était la preuve muette que la créature pouvait agir avec de redoutables conséquences matérielles.
Trajan sentit un violent battement d'air venir le fouetter... sentit des serres cruelles s'enfoncer profondément dans sa poitrine, perforant sa cuirasse ; puis il fut arraché au sol et sentit le vide sous ses pieds. La chose avait replié ses membres autour des jambes de l'humain, et les griffes qu'elle avait enfoncées dans les muscles de la chair de Dornenkrone le maintenaient comme des étaux munis de crochets ; un regard rapide indiqua à Trajan qu'ils se trouvaient déjà à hauteur d'arbre. L'arathorien ne s'attendait pas à survivre à ce combat, car même s'il parvenait à tuer son ennemi, il serait précipité vers la mort par sa chute. Mais avec la férocité innée qui est l'apanage du combattant humain, il se prépara farouchement à entraîner son ravisseur avec lui dans la mort.
Trajan parvint à enfoncer profondément son épée dans la tête du monstre, l'impact du coup réduisit cette dernière à un état de nuage qui se dispersa, perdant de sa forme originale. Trajan s'était momentanément débarrassé d'une partie de l'adversaire qui l'enveloppait. Ils avaient dérivé dans l'espace au-dessus du plateau et la forme inégale de la chose perdait rapidement en force, supportant avec peine leur poids combinés. Ils fonçaient vers le sol, mais Trajan, aveuglé par le sang et la fureur du combat, n'en savait rien. Un grand lambeau de cuir chevelu pendait de son crâne et son torse et ses épaules étaient tailladés et lacérés. Le monde s'était transformé en une chose rouge et aveugle dans laquelle il n'avait plus conscience que d'une seule sensation : le besoin bestial et irrésistible de tuer son adversaire. A travers une vague rouge, il aperçut les vagues de vents irrégulières soulever le sable et se jeter sur lui... Il les sentit cingler son visage tandis qu'il roulait dans le sable avec son adversaire. Les deux heurtèrent brusquement un amas de flammes sur leur chemin et Trajan, pour la première fois du combat, entendit un hurlement de douleur semblable à un grondement de tonnerre.
Une plainte bestiale et sourde s'échappa péniblement de l'endroit où convergeait les vents, vers la chose qui luttait contre la récente caresse du feu sur sa silhouette. Trajan regarda la scène, il avait l'impression qu'une centaine de jeunes filles hystériques s'étaient mises à hurler à l'unisson pour produire un son qui menaçait de percer ses tympans. Face à lui se trouvait un amalgame de nuage, de tonnerre et de poussière qui reprenait progressivement une forme humanoïde. L'homme, cette fois-ci, ne songea plus à comprendre l'origine de la volonté qui avait permit l'existence d'une créature pareille. A la place, il sourit d'un rictus sans joie qui révéla ses dents. Il cessa de regarder la chose comme un adversaire cauchemardesque mais plutôt comme une proie qui n'attendait que de tomber sous les coups d'un prédateur proche.
Alors que la créature commençait enfin à éteindre les flammes qui l'accablaient et à reprendre forme, Trajan se dévêtit de sa longue cape écarlate et il s'en servit pour recouvrir la lame de son épée d'un linceul rouge. Achevant le tout par un nœud grossier, il plongea le fer dans une mare de feu qu'un coup de tonnerre avait forgé.
La chose venait tout juste de se reformer lorsqu'un flot rouge de fureur meurtrière se déversa dans le cerveau de l'humain. Sa lame enflammée dessinait des arcs fantastiques à travers la nuit, il n'aurait pu dire s'il était en train de taillader des membres ou s'il ne faisait que fendre une masse qui se refermait, sitôt qu'il retirait son arme. Il oscillait d'avant en arrière sous la violence de ce terrible combat, et il avait l'impression troublante qu'il ne se battait pas contre un seul être, mais contre un ensemble de créatures fatales. Il sentait des griffes et des serres lacérer sa chair. Il entendit un concert discordant de voix hurlantes et qui souffraient chaque fois qu'il creusait une balafre à même les vents. Durant ce qui lui parut être une éternité, il combattit les forces de la nature dans une série d'explosions de couleurs qui paraissaient toutes droit sorties de la peinture d'un artiste fou. Il continua son œuvre violente jusqu'à ce que le cuir embrasé sur son épée finisse par se séparer, qu'il n'entendit plus rien d'autre que ses propres grognements, et qu'il n'aperçut aucune forme étrangère, rendant le tout à sa nature véritable, plongeant le désert dans un silence paisible. Et lui-même dans un sommeil profond en l'abîme de ténèbres insondables.
Trajan Dornenkrone s'enfuit durant un millier d'années le long de couloirs colossaux, noirs et basaltiques. De gigantesques abominations, terrifiantes dans les ténèbres absolues, fondaient sur lui dans un grand battement de leurs ailes aux formes imperceptibles. Il luttait dans l'obscurité comme un rat acculé confronté à un millier de dangers, tandis que des mâchoires décharnées susurraient des blasphèmes terrifiants et des secrets innommables à ses oreilles et que des crânes humains roulaient sous ses pieds incertains. Trajan revint soudainement du pays des délires et sa première vision saine fut celle du visage vieilli et amical d'un homme penché au-dessus de lui. Trajan vit qu'il se trouvait à l'intérieur d'une tente spacieuse, propre et bien aérée. A l'extérieur une marmite fumait et des odeurs appétissantes parvenaient aux narines de l'arathorien qui prit conscience de sa faim dévorante. Il était étrangement faible. Il vit que la main tremblante qu'il portait à sa tête entourée de bandages n'était plus aussi bronzée.
Le vieil homme parla dans la langue commune des Royaumes de l'Est avec un accent des Maleterres :
-Tu es enfin réveillé, et tu es sain d'esprit.
-Quel est cet endroit ? demanda Trajan dans la même langue, mais avec une voix plus dure. Depuis combien de temps suis-je étendu ici ?
-Ceci est mon campement. (Il l'obligea à se rallonger avec des mains aussi douces que celles d'une femme.) Je t'ai trouvé gisant sous le soleil, sur les pentes, gravement blessé et inanimé. Tu n'as pas cessé de délirer pendant des jours. Mange, maintenant.
Il lui tendit un bol en bois rempli de mets fumants. Trajan dévora la nourriture.
-Tu es comme un ours, dit-il sur un ton admiratif. Pas un homme sur mille n'aurait survécu avec de telles blessures.
Trajan s'appuya avec difficulté sur ses coudes.
-Je te reconnais ! s'exclama-t-il violemment. Tu es celui qui a acheté ma tête alors que j'étais ligoté par ces chiens verts.
Il tenta de se relever pour saisir le vieil homme, mais fut submergé par sa faiblesse. Pris de vertiges, il sentit la hutte tanguer et il retomba en arrière en haletant, sombrant rapidement dans un profond sommeil naturel. Quand il se réveilla, plus tard, il aperçut un mince jeune homme du nom de Willibard qui veillait sur lui. Il le fit manger. Se sentant désormais bien plus fort, Trajan lui posa des questions auxquelles il répondit timidement, mais de manière intelligente. Il se trouvait, à une demi dizaine de lieues, à l'Ouest de Gadgetzan, où vivaient Mérovée Peritus, l'ermite, et Willibard, son apprenti. Peu d'hommes s'aventuraient en Tanaris ces derniers mois. Trajan fut abasourdi lorsqu'il apprit le nombre de jours durant lesquels il était resté inconscient. Mais une bataille telle que celle qu'il avait livrée aurait suffi à tuer un homme ordinaire. Il s'étonna qu'aucun de ses os n'ait été brisé. Il demanda à parler avec Mérovée, qui vint le voir.
-Nous avons trouvé ton arme là où tu gisais, dit-il. Jadis, j'ai vu des créatures semblables à celle que tu as combattu. D'ordinaire, on ne les pourfend pas avec de l'acier. Comment t'y es-tu pris ?
-J'ai entendu un hurlement lorsque son corps a heurté un brasier au sol. Puisque cette chose était abstraite, je pouvais la toucher mais pas la blesser. J'ai recouvert la lame de mon épée avec le cuir de ma cape et j'ai trempé cette dernière dans les flammes. Puis, j'ai frappé jusqu'à que ce monstre meurt... ou disparaisse.
-Cette créature était un élémentaire, reprit Mérovée. Il est né des vents qui parcourent notre monde. Sa volonté est liée à la leur, tout comme son essence. Tu as éliminé un être aussi vieux que notre espèce !
Trajan Dornenkrone eut des sueurs froides en entendant les paroles du vieil ermite, pensant qu'il devait être à moitié fou. Ce dernier continua sur un ton fataliste :
-J'ai entendu ces histoires de créatures issues des forces de la nature en voyageant à travers le monde. On dit qu'elles apparaissent lorsque des formules sacrées sont prononcées en leur nom par des mortels. Ils ont leurs propres langages, leurs propres cultes, et même leurs propres maîtres. Autant d'éléments qui leur ont permis de se forger des communautés dissimulées aux yeux de nous autres mortels. Les ravages du temps et l'âge n'ont aucun impact sur eux. Ils étaient là avant nous et ils seront encore là quand nous aurons disparu.
-Pourtant, ils peuvent mourir. Trajan refusait de ne voir que l'invulnérabilité d'adversaires potentiels. Ils souffrent et se décomposent lorsqu'on les attaque avec des puissances similaires.
-Quel genre d'homme peut porter l'équivalent du pouvoir dont sont pourvues ces créatures ?
La question avait été posée par le jeune Willibard. Mais alors qu'il avait prononcé ces paroles à voix haute, aucun des deux hommes à côté de lui ne regardait dans sa direction. Les trois hommes se mirent à observer la structure terrifiante en forme de tour qui se trouvait à l'Ouest, plus imposante que les grands Mont Hyjal, Khaz Modan ou encore le Sans-Repos de Kun-Lai réunis. Ils frémissaient des mystères que le passé pouvait receler, et tremblaient des menaces que peut apporter l'avenir. Ce que suggéraient les propos des entités posthumaines sur le sort de l'humanité produisit sur eux un tel effet qu'ils préférèrent éviter la suite de la conversation.
Trajan fut le premier à briser le silence :
-Pourquoi t'es-tu donné autant de mal pour me trouver, vieil homme ? D'abord tu as payé les gobelins, puis tu as sorti ma carcasse du désert.
-J'attends quelque chose de toi. Quand je suis arrivé en ville après avoir achevé les mâtines, j'ai aperçu la caravane d'esclaves et ta figure enchaînée. Cela faisait des semaines qu'un aventurier n'avait pas été attrapé par ces esclavagistes. Aussi lorsque j'ai appris que des combats d'arène allaient avoir lieu, j'ai pris la liberté de parier sur toi. La petite fortune que j'ai amassé m'a permit d'acheter ta condition mais c'est là que tu t'es enfui. Nous avons suivi les mouvements non naturels des nuages pour te retrouver, car, pour un chaman, quoi de plus adapté que le vent pour retrouver un fuyard ?
>Le raffut causé à l'entrepôt a fait grand bruit en ville. Kosmac Filor a baissé davantage la situation des esclaves et il a doublé l'argent lui permettant d'acheter les administrateurs du cartel à Gadgetzan. Je soupçonne qu'il se sert du chamanisme comme un outil radical là où sa "modération" se révèle insuffisante. Toi seul dans les environs, avec le bon équipement, peut tenir tête à ces créatures.
Généralement, Trajan se moquait de la situation des esclaves. Pour lui, les vivants étaient tous leur propre responsable, il n'accordait aucune espèce d'importance au rang social qui était une création civilisée. Lui obéissait aux lois de la nature, à celle du plus fort. Si ce n'était pour chasser son repas, se battre devait venir d'un faible cherchant à défier et à vaincre plus fort que lui. Il songea à nouveau à son intervention dans les marécages d'Âprefange. Il avait vu trop de cadavres dans son existence pour se soucier d'une seule vie, inconnue parmi tant d'autres avant elle. Il n'avait pas supporté que des individus s'abaissent à de si bas instincts et prétendent être puissants en s'acharnant sur plus faibles qu'eux. Et Trajan savait au fond de lui qu'il tenait davantage du violent tueur assermenté que du héros humble doté d'une perfection naturelle, mais parfois, le sens des responsabilités pouvait trouver une corde sensible dans le cœur du plus sanguinaire des pillards.
-Quel est ton plan, Mérovée Peritus ?
Le soir, au cours d'une soirée festive, un jeune esclave humain en haillon vint se présenter à Taax Fysk. Ce dernier croisa le regard énigmatique de l'esclave et se demanda quelle intention secrète s'y dissimulait. Ils échangèrent peu de paroles, mais l'esclave s'inclina et tendit à Taax Fysk un tonnelet en prétextant que ce présent émanait de Kosmac Filor. L'aristocrate, sachant que le premier des esclavagistes ne faisait rien sans raison, retourna en hâte à son domicile. Là, il ouvrit le tonnelet, dans lequel il trouva une oreille gobeline, dont il reconnut le propriétaire en raison d'une cicatrice particulièrement reconnaissable. Il se mit à suer par tous les pores de sa peau, et suspecta que son associé cherchait à se débarrasser de lui.
En dépit de ses boucles noires parfumées et de ses accoutrements raffinés, Taax n'était pas un pleutre, et il n'allait pas offrir son cou au bourreau sans se battre. Il ignorait si Kosmac ne faisait que jouer avec lui ou s'il lui offrait une chance de pouvoir s'exiler, mais le simple fait qu'il soit encore en vie et libre de ses mouvements lui indiquait clairement qu'il avait quelques heures devant lui, sans doute le temps de méditer sur son sort. Mais il n'avait nul besoin de méditer pour prendre sa décision ; ce dont il avait besoin, c'était d'un instrument. Et tandis que le gobelin frémissait et cogitait dans cet endroit de la ville où s'élevaient les tours de marbre de l'aristocratie, le Destin amena le gobelin à orienter son regard vers les totems qui prenaient la poussière, lui fournissant son instrument. Combien de temps il resta penché sur le sinistre objet, immobile comme une statue, s'abreuvant de tout son être de son aura ensorcelée, même le gobelin n'aurait pu le dire. Quand il s'arracha de sa rêverie et ramena son âme des abîmes nocturnes où elle s'était aventurée, une lune se levait, projetant de grandes ombres dans la pièce.
-Plus jamais, Kosmac ! Plus jamais ! murmura le gobelin, dont les yeux s'illuminaient d'un bleu céruléen dans la pénombre. Il se pencha et recueillit un peu de sang coagulé de l'oreille ; il en barbouilla les inscriptions runiques du totem jusqu'à ce que les éclats métalliques soient recouverts par un masque écarlate.
-Voile tes yeux, aquosité mystique, psalmodia-t-il en un murmure à glacer le sang dans la langue du Kalimag. Voile tes yeux à la clarté lunaire et ouvre-les sur des gouffres plus obscurs ! Que vois-tu, ô eau des profondeurs ? Qui appelles-tu depuis les gouffres des Océans ? Quelle est cette puissance qui monte sur la terre vacillante ? Fais-la venir à moi, ô eau des profondeurs !
Caressant les formes du totem d'un mouvement singulier qui ramenait toujours ses doigts à leur point de départ, sa voix se fit plus basse encore. Dans son murmure, il invoqua des noms sinistres et conjura de terribles invocations oubliées depuis la chute du Marteau du Crépuscule, sauf dans les recoins les plus sombre d'Azeroth, là où des formes monstrueuses se meuvent dans l'obscurité du monde. L'air frémit autour de lui comme la surface d'un lac à l'approche d'une quelconque créature sous-marine. Un vent innommable et glacial le fit frissonner l'espace d'un instant, comme si une porte avait été ouverte. Taax sentit une présence dans son dos, mais il ne se retourna pas. Ses yeux étaient rivés sur le totem, sur lequel vint planer une ombre ténue. Tandis qu'il continuait à murmurer ses incantations, cette ombre prit du volume, ses contours devinrent plus distincts, pour enfin apparaître dans toute son horreur.
Une masse informe se vautra devant lui. Ses contours vacillants pouvaient rappeler ceux d'un arthropode, et la chose semblait composée d'une substance gélatineuse. Ce masque flasque et tremblotant se dressait sur ce qui ressemblait à un crâne d'ogre inexpressif. Le grand oeil gélatineux se fixa sur Taax Fysk, qui tira de son costume une montre appartenant à Kosmac - qu'il gardait toujours sur lui avec l'espoir infime de pouvoir un jour s'en servir de la sorte - et la jeta derrière lui.
-Regarde-la attentivement, esclave du totem ! s'exclama-t-il. Trouve celui qui la portait, et détruis-le ! Regarde-le au fond des yeux et foudroie son âme avant de lui arracher la gorge ! Tue-le et tue tous ceux que tu verras avec lui !
Sur le mur baigné par la clarté lunaire, l'horreur baissa sa tête difforme comme pour flairer l'odeur, tel un monstrueux molosse. Puis la sinistre tête se rejeta en arrière ; la créature pivota et disparut à travers la ville comme un nuage dans le vent. Une sentinelle en faction sur les murs poussa un cri d'horreur comme une grande ombre informe à l'oeil de gélatine bondissait par-dessus le rempart, la frôlant comme une bourrasque de vent. Mais la chose disparut si vite que la sentinelle déconcertée se demanda si cela avait été un rêve ou une hallucination.
Deux heures auparavant. Le soleil allait se coucher lorsque Trajan s'arrêta devant la porte massive, reconnaissant pour les ombres que lui donnaient les bâtiments tandis qu'il s'était faufilé jusqu'à la demeure de Kosmac. Au-dessus de lui, les murs s'élevaient à plus de trente pieds de hauteur, construite dans une substance lisse et jaune qui brillait presque comme du verre. Trajan examina avec soin les parapets, s'attendant à une sommation pour un endroit normalement surveillé, mais il ne vit personne. Impatient, il frappa la porte avec la poignée de son sabre. Seul lui parvint un écho sourd et moqueur. Trajan poussa la grande porte et fit un pas en arrière en tirant son épée comme celle-ci s'ouvrait silencieusement vers l'intérieur.
Juste derrière la porte était étendu un cogneur. Trajan l'examina attentivement, puis regarda au-delà. Il vit un grand espace vide, ressemblant à une cour, bordé par des portes voûtées donnant sur une maison bâtie dans le même matériau que les murailles extérieures. Ces constructions étaient de grande dimension, imposantes et surmontées par des dômes et des minarets étincelants. Aucun signe de vie ne lui parvint. Au milieu de la cour s'élevait la margelle carrée d'une fontaine cerné par un jardin artificiel.
Trajan regarda le gobelin à terre, il était grand et fort, apparemment dans la force de l'âge. En plus de l'uniforme, il portait une courte épée aux incrustations d'or, accrochée à sa ceinture. Trajan toucha le corps. Il était froid. Il ne montrait plus aucun signe de vie. Trajan délaissa le gobelin pour s'approcher de la fontaine. Il poussa un juron obscène, rendu furieux par l'opulence de la race des gobelins qui se servait de ses biens surabondants pour s'enorgueillir d'une légitimité absurde à la domination sur une partie du monde. Puis, il entendit un hurlement qui le fit se retourner.
Le mort présumé accourait vers lui, ses yeux brillant d'une vie indiscutable, sa courte épée étincelant dans sa main. Trajan jura, stupéfait, mais ne perdit pas son temps en conjectures. Il frappa son assaillant d'un revers terrible de son épée qui traversa la chair et les os. La tête du gobelin fit un bruit sourd en tombant sur les dalles, le corps chancela, comme ivre, un flot de sang jaillit de la jugulaire tranchée, puis il s'effondra lourdement. Dornenkrone regarda vers les arches voûtées qui s'ouvraient sinistrement dans les murs au-dessus de lui. Il ne décela aucun mouvement, n'entendit aucun bruit. D'une main il souleva le corps flasque par sa ceinture, et saisissant la tête par ses longs cheveux de l'autre, il amena les lugubres restes vers un buisson proche de la fontaine.
Le crépuscule était tombé, projetant des ombres pourpres sur la ville. Trajan franchit le seuil ouvert de la porte et pénétra dans une vaste pièce dont les murs étaient recouverts de tapisseries de velours, aux dessins finement brodés. Le sol, les murs et le plafond étaient fait de cette pierre jaune, lisse comme le verre. Les murs étaient décorés de frises d'or. Des fourrures et des coussins de satin étaient éparpillés sur le sol. Plusieurs portes donnaient sur d'autres pièces. Il continua et traversa ainsi plusieurs autres pièces, identiques à la première.
Il ne vit personne, mais l'arathorien grogna avec méfiance. Des divans conservaient encore la chaleur de corps gobelins. Des coussins de soie avaient gardés l'empreinte des hanches de ceux qui s'y était adossé. Et une légère odeur de parfum flottait dans l'air. Une atmosphère curieuse, irréelle, régnait sur ces pièces. La traversée de ce palais obscur et silencieux ressemblait à un rêve engendré par l'opium. Certaines pièces n'étaient pas éclairées, et il évita celles-ci. D'autres étaient baignées d'une douce et étrange lumière qui semblait émaner de pierres précieuses incrustées dans les murs, formant de fantastiques motifs. Trajan songea aux histoires racontant la montée en puissance de Kosmac Filor et à ses voyages dans les lointaines montagnes de braises à l'autre bout du monde, pensant que le gobelin s'était façonné un style à l'image de ses collaborateurs sombrefers.
Soudainement, il se positionna avec la vive agilité d'une panthère, l'épée en main, et faisant face à une porte. Quelque part derrière lui, dans l'une des pièces qu'il avait traversé, résonna un bruit de pas. C'était un pied gobelin, nu ou chaussé de sandales légères, qui avait fait ce bruit. Trajan n'avait pas encore traversé la pièce que le frémissement d'une tenture de soie le fit soudain se retourner. Devant une alcôve se tenait un gobelin qui le regardait attentivement. Il était presque identique à l'autre être qu'il avait rencontré : grand, bien fait, habillé de vêtements pourpres, avec une ceinture ornée de bijoux. Ses yeux couleur ambre n'exprimaient ni surprise ni hostilité. Ils étaient rêveurs, comme ceux d'un mangeur de stupéfiants. Il ne tira pas la courte épée qui pendait à son côté. Après un instant de grande tension, il parla sur un ton détaché :
-Qui es-tu ?
Dornenkrone, étonné par la situation, se mit à répondre.
-Je suis Trajan Dornenkrone, d'Arathie. Que se passe t-il, ici ?
Le gobelin ne répondit pas tout de suite. Son regard rêveur et sensuel s'attarda sur la silhouette de l'arathorien, et il dit d'une voix lente :
-De toutes mes visions exquises, celle-ci est la plus étrange ! Ô fille aux cheveux noirs, de quel lointain pays des rêves viens-tu ?
-Quelle folie est-ce là ? grogna l'arathorien durement, ne goûtant guère les paroles et les manières de l'individu.
L'autre ne fit pas attention à ses propos.
-J'ai rêvé de beautés encore plus parfaites, murmura-t-il, de femmes superbes de toutes les espèces, aux cheveux sombres comme la nuit et aux yeux noirs contenant des mystères insondables. Mais ta peau est blanche comme le lait, tes yeux sont aussi purs que l'aurore, et il y a en toi une fraîcheur et une délicatesse aussi exquises que le miel. Viens sur ma couche, petite fille de rêve !
Il s'avança et tendit la main vers l'humain, mais Trajan le repoussa avec une force qui aurait pu lui briser le bras. Le gobelin recula en chancelant, tenant son membre endolori, et ses yeux se voilèrent.
-Quelle rébellion d'esprits est-ce là ? murmura-t-il. Esclave, je te l'ordonne... Va-t'en ! Disparais ! Dissipe-toi ! Évanouis-toi !
-Je vais faire disparaître ta tête de tes épaules ! gronda furieusement l'arathorien, son épée étincelante dans sa main. Est-ce là le déclin que ton espèce se risque à atteindre ? Damnation ! Je vais couvrir de sang ces tentures !
La rêverie avait disparu des yeux de l'autre pour faire place à un regard déconcerté.
-Élémentaires ! proféra-t-il. Tu es réel ! D'où viens-tu ? Qui es-tu ? Que fais-tu ici ?
-Je viens du désert. Je suis entré dans ce domaine au crépuscule. Je cherche le maître de cet endroit. Le premier des chiens dans cette ville qui enchaîne les individus et les poussent à le servir jusqu'à ce que mort s'en suive !
-Ah ! Un assassin ! Je savais que ça finirait ainsi ! Il se mit à trembler comme une feuille.
-Eh bien ? Guide-moi jusqu'à lui ou dis-moi où il se trouve. J'ai l'intention de ne prendre qu'une tête ce soir, mais je suis bien disposé à prendre toutes celles qui me barreront la route !
L'effet de ces mots sur l'autre fut épouvantable. Avec un hurlement horrible, le gobelin fit demi-tour et sortit en courant de la pièce. Dans sa hâte aveugle, il heurta le chambranle de la porte et tomba, se releva, puis s'enfuit à travers les pièces voisines, criant toujours à tue-tête. Stupéfait, Trajan le suivit du regard. Il ne voyait plus la silhouette qui s'était enfuie, mais il entendait toujours ses horribles cris, diminuant avec la distance, répercutés par l'écho sur les plafonds voûtés. Soudain, un cri plus fort que les autres éclata, puis cessa, aussitôt suivi d'un silence déconcertant.
Trajan, cherchant à ne pas se laisser intimider, décida de suivre l'odeur de parfum à la manière d'un limier. Au bout de quelques minutes, il finit par entrer dans une vaste pièce aux multiples ateliers et laboratoires. Et il fut frappé par toute l'horreur de la situation. Le lotus noir, poussant dans les lointaines Steppes ardentes avait aussi été importé sur les territoires gobelins, poussant dans certaines fosses du palais. Au cours des siècles, il a été cultivé jusqu'à ce que son suc produise, au lieu de la mort, des rêves magnifiques et fantastiques. Les gobelins associés à Kosmac Filor consacraient la plus grande partie de leur temps à ces rêves. Leur vie est indéfinie, elle va à la dérive, sans aucun but précis. Ils rêvent, ils se réveillent, boivent, aiment, mangent et rêvent à nouveau, allant de temps en temps chercher des esclaves pour assurer leurs trésors. Ils finissent rarement ce qu'ils ont commencé, l'abandonnant en cours de route et retombant dans le sommeil que leur procure le lotus noir.
Ces gobelins étaient devenus esclaves de leurs propres passions, accordant peu d'intérêts à la vie éveillée, préférant rester étendus, plongés la plupart du temps dans un sommeil qui ressemble à la mort. Le mort devant le portail était certainement en train de dormir. Ceux qui dorment sous l'effet du lotus présentent les symptômes de la mort. Leur respiration est apparemment suspendue. Il est impossible de découvrir le moindre signe de vie. L'esprit a quitté le corps et erre à volonté à travers d'autres mondes merveilleux. Le gobelin devant le portail était un bon exemple de la vie irresponsable de ces gens. Il était de garde à la porte, car la coutume veut que les sentinelles soient désignées pour cette tâche, bien qu'aucun ennemi ne les ait jamais menacés au-delà. Dans d'autres partie du palais se trouvaient d'autres gardes, certainement en train de dormir aussi profondément que le cogneur devant le portail. Les gobelins étaient dispersés en différents endroits du domaine, étendus sur des couches, des divans de soie, dans des alcôves garnies de coussins, sur des baldaquins recouverts de fourrures ; tous enveloppés dans le voile radieux des rêves.
Trajan s'apprêtait à repartir quand il entendit un bruit soudain. A l'autre bout du palais se répercuta contre les pièces le fracas assourdissant d'une série de détonations qui fit trembler toute la structure. L'arathorien se rua à travers les pièces, faisant parfois face à des gobelins éveillés qui sortaient tout juste du sommeil à cause de l'agitation, et le prenaient pour quelque spectre obscur venu s'ajouter au tumulte qui menaçait d'embraser la demeure gigantesque. L'homme avait couru et passé une quinzaine de salles lorsqu'une multitude de murs à côté de lui situés en parallèle les uns par rapport aux autres, séparés par des pièces, furent percutés par un projectile difforme et imposant. Il avait filé à une vitesse qui dépassait l'œil mortel tandis que s'écroulaient des pans et des étages entiers désormais privés de leur soutien.
Dornenkrone chercha à courir dans le sens opposé d'où il était venu, il se résolu à continuer lorsqu'il vit de l'autre côté d'un couloir la silhouette en chemise de nuit pourpre de Kosmac Filor. Le gobelin tenait un sceptre richement décoré et orné d'or dans une main et un totem aux formes grossières et aux inscriptions runiques dans l'autre. Il lançait des imprécations et des insultes tandis qu'il marchait rapidement vers l'origine de la chose qui saccageait son domaine.
L'homme s'élança à la poursuite du gobelin dans une longue galerie sans dessus dessous. Des tapisseries et des peintures étaient tombées des murs pour venir se briser en morceaux au sol. Des parties du bâtiment s'étaient écroulées sur elles-mêmes, répandant des nuages de poussières. Des dizaines de gobelins de tout rang sociaux gémissaient de douleur ou gisaient morts tandis qu'ils étaient pris dans le capharnaüm. La chose difficilement perceptible, responsable de cette destruction, allait et venait de différents endroits en pulvérisant tout ce qui croisait son trajet incohérent. Sa course laissait parfois apercevoir les lueurs d'un orange enflammé puis se mettait à diminuer étrangement pour s'accentuer à nouveau durant quelques secondes. Les bruits de cette chose laissaient échapper l'impression d'une mêlée inextricable où luttaient des flammes vivantes contre une marée consciente, l'un menaçant d'engloutir son adversaire et l'autre de l'assécher.
Les forces de la nature se déchiraient lorsque Trajan s'apprêtait enfin à rattraper le gobelin. Kosmac l'entendit brusquement, il se retourna pour lui faire face. Il tendit son bras et pointa son sceptre, la seconde qui suivit se distingua par l'illumination soudaine d'un objet enflammé qui filait droit vers l'humain. Trajan esquiva le projectile d'un bond agile sur le côté, puis il assena un coup ascendant vers le chaman, lequel interrompit son attaque en manifestant un rocher créé par l'amalgame de poussières environnantes, venues faire barrage à la progression de l'arathorien.
Il se mit à rugir dans la direction de l'homme :
-Maudite soit cette journée des assassins ! Après m'être occupé de toi et de ce traître de Taax, ce sera le tour de ton espèce. J'enchaînerai tout ceux comme toi que je trouverai dans les mines des sombrefers et même au-delà. Je veillerai à ce que vous soyez tous dépassés et appauvris. Les miens dirigent les banques, les centrales et les intérêts du monde entier. Nous accrocherons notre blason sur les murs des châteaux et des banques, tout en laissant les mythes s'enrouler autour de nous, attachant votre salut à notre corde invisible. Nous passerons secrètement le noeud coulant autour de vos cous alors que vous penserez toujours que nous ne retenons pas la corde. Par la fraude, nous percevrons tous les impôts. Nous ferons appel à des laquais qui réclameront encore et toujours des postes dans nos gouvernements. Nous mettons en scène, trompant sans scrupule, car tout se passe et se passera selon notre plan et ainsi, vous ne verrez jamais nos visages ! Le temple de notre berceau s'étend depuis longtemps dans le monde parce qu'il est aussi vieux que lui ! Vous resterez dépendants de nous et de nos semblables car vous n'égalerez jamais notre arbre généalogique ! Nous nous nourrirons des souffrances de vos peuples, finançant les guerres dans tous les camps, gagnant notre argent en détruisant ceux qui se battent ! Et aussi longtemps que les tiens seront en cendres, notre caisse sonnera en espèces sonnantes et trébuchantes !
Trajan se hérissa. Son visage s'empourpra et ses yeux s'enflammèrent, pleins de cette stupéfaction qui envahit un homme prenant la pleine mesure de la folie d'un individu. Il redoutait que Kosmac Filor avait rêvé d'ambitions démesurées à force d'années passées à consommer les substances du lotus noir. A la vitesse d'un cobra, l'acier surgit dans les mains de l'humain, et d'une seule poussée de ses grandes épaules, il enfonça la lame dans le corps du gobelin. Le couinement suraigu de Kosmac Filor se transforma en un gargouillis étranglé et il s'effondra de toute sa masse comme une motte de beurre à moitié fondu. Drogué et stupide jusqu'à la dernière seconde, il mourut dans une terreur folle, enragé de ne pas goûter au succès de ses visions rêvées.
L'arathorien tourna les talons et s'enfuit, quittant les pièces et dévalant les escaliers. Il était si pressé qu'il ne lui vint même pas l'idée de vérifier l'état des élémentaires. Il descendit la structure et parvint dans les vastes pièces du rez-de-chaussée. Il venait d'atteindre la salle des cogneurs. Ils étaient avachis sur une table de banquet. D'autres gisaient à même le sol maculé de taches de vins, de dés, de gobelets renversés et de coussins. Il ne s'arrêta pas pour aider de potentiels survivants, la voie était toute dégagée et il s'était rué dans sa direction. L'homme sortit du palais et s'avança dans les frondaisons ondoyantes du jardin ; au moment où il sentit la fraîcheur de la brise matinale sur son corps, il eut un bref sursaut, comme s'il se réveillait, loin de l'emprise du lotus noir. Il se retourna, incertain, pour regarder le palais en ruine qu'il venait de quitter. Et comme il regardait le bâtiment dont la structure scintillait sous l'éclat du jour naissant, il le vit vaciller dans l'aube rougeoyante, puis se disloquer et s'écraser en une myriade de fragments.
Les flammes bondirent et vacillèrent dans la cheminée de l'auberge tandis que Trajan se frappa bruyamment la cuisse et éclata d'un rire grondant. Il regarda ses deux auditeurs et vida d'un trait le gobelet de vin posé à côté de son coude.
-Kosmac Filor, l'esclavagiste, qui faisait commerce des individus ! Versé dans le chamanisme ! Toute son abominable puissance n'a pas pu le sauver lorsque la mort est venue le prendre. Comment savais-tu que l'autre tenterait de l'assassiner ? demanda-t-il au vieil homme.
Mérovée et Willibard buvaient à la table de l'arathorien dans une auberge fréquemment visitée aux horaires de midi.
-Les histoires de la montée en puissance de Kosmac parlent aussi de la manière dont il a rencontré ses associés et des relations qu'il entretenait avec eux. En ce moment même, Taax Fysk a été mis aux arrêts par les autorités de la ville. Il est le principal suspect et il demeurait jusqu'à présent le plus proche collaborateur du défunt. Bien que la plupart des richesses devraient lui revenir, l'enquête sur les actions de Kosmac Filor ne fait que gratter la surface pour le moment. Au fur et à mesure que seront révélées la liste de tous les détails de ses outrages vont aussi s'agglomérer les richesses que le baron Brouillecaboche va confisquer. Taax Filor va devenir aussi riche que les malheureux gobelins le jour où Gagdetzan a été envahie par les eaux du cataclysme.
-Et les esclaves ? demanda Dornenkrone. Que va-t-il leur arriver ?
-Willibard et moi-même nous sommes portés garants de chacun d'entre eux. Leur situation d'esclave est passée à celle de dépendants endettés auprès de la ville. Ils ne travailleront plus pour un maître ignoble mais pour gagner les ressources nécessaires à leur liberté. Nous allons nous assurer qu'ils disposent de toutes les clés intellectuelles et financières qui leur permettront de regagner les sociétés dont ils sont issus. Le commerce d'esclaves va considérablement baisser et peut-être même disparaître.
Willibard orienta son attention vers le guerrier tandis que celui-ci finissait son verre de vin.
-Qu'allez-vous faire désormais, messire ?
-Je vais quitter cette ville de fous et m'en aller vers des horizons plus prometteurs. Ma bourse est toujours aussi vide et seule la nature sauvage de ce monde parvient à me séduire. Qu'en bien même Kosmac Filor n'est plus, il rêvait d'un plan de domination et de rapines qui dépassait tout ce que j'avais imaginé possible jusqu'alors. D'autres, comme lui, chercheront probablement à atteindre un objectif similaire et ceux-là passeront au fil de mon épée partout où je passerai.
Il se leva et commença à marcher en direction de la sortie avant de se retourner, s'adressant à nouveau :
-D'ailleurs, j'ai reconnu tes tours, prêtre. Jamais les blessures que m'avait infligé cette chose née des vents n'auraient pu disparaître sans laisser des traces de cicatrices.
-Es-tu mécontent que j'ai usé de pouvoirs pour te sauver ? répliqua l'autre.
-Je pense simplement que les magies doivent être utilisées pour accomplir que ce dont les hommes sont incapables de faire seuls.
Sur ces mots, il partit de la taverne en faisant un signe amical vers les deux hommes avant de disparaître dans les ruelles menant au désert. Willibard profita de l'instant pour aller commander de nouvelles boissons, laissant son maître seul.
Mérovée repensa aux paroles prononcées par le barbare pourtant originaire de la lointaine et noble Arathie. Il tira de sa longue robe un ouvrage vide et un matériel d'écriture, puis, réfléchissant longuement, il commença l'écriture d'un apophtegme et des récits d'un aventurier vivant par l'épée, affrontant les monstres, les dangereux excès de la civilisation. Et vivant pour garantir un équilibre d'aventure et de joie à l'instant présent dans un monde où la vie n'a pour seul sens que celui que lui donne ses acteurs.
Les cieux flamboyaient et crépitaient, emplis de lueurs et d'éclairs insolites. Le sable, par endroits, brillait étrangement, tantôt d'un bleu gelé, tantôt d'un écarlate glacé, et parfois d'un argent froid. Trajan courait toujours à travers ce royaume enchanté aux chatoiements multiples ; il s'enfonçait avec obstination dans un labyrinthe obscur où la seule réalité était sa propre personne.
Il ne se préoccupa pas un instant de la bizarrerie de tous ces phénomènes, trop occupé à courir comme si tous les démons de l'existence, de la réalité et des imaginations impossibles, avaient choisi de le pourchasser jusqu'à la fin. Sous ses yeux apparut, du ciel, une fine et longue traînée poudreuse, brillant dans l'espace comme la trace phosphorescente d'un serpent. Une incroyable déflagration secoua le désert lorsque le trait heurta le sol ; celui-ci parut s'ouvrir en deux en une terrible explosion de flammes bleues.
À cet instant, Trajan fut enveloppé par cet éclat aveuglant ; renversé au sol, il se tordit, jetant au loin son manteau brûlé et calciné par cette lueur comme un insecte s'approchant imprudemment d'une flamme. Avec une soudaineté épouvantable, la fuite s'était transformée en piège où la silhouette humanoïde se tenait seule au milieu d'un environnement hostile et aux effets terrifiants. Trajan se releva péniblement, couvert de brûlures, son épée en main et ses yeux qui scrutaient l'horizon cherchaient en vain un ennemi de chair qu'il pouvait taillader à loisir.
Dans le ciel, une brume nuageuse se déplaçait. Les étoiles sortirent les unes après les autres et les vents nocturnes hurlèrent à travers les fines couches de sable comme des spectres gémissants. Une lune apparut et commença à monter dans le ciel, blafarde et décharnée, tel un crâne parmi les étoiles. Soudain Dornenkrone s'immobilisa. Un écho étrange et mystérieux venait de retentir quelque part devant lui... ou quelque chose qui ressemblait à un écho. Un rire terrifiant venait de retentir au loin, assourdi par la distance. Il retentit de nouveau, plus près cette fois. Aucun être humanoïde n'avait jamais ri de la sorte. Ce rire n'exprimait aucune joie, seulement de la haine, de l'horreur et une terreur à glacer l'âme. Trajan n'avait pas peur, mais pour l'instant ses forces l'avaient presque abandonné. C'est alors que retentit un cri, incontestablement humain, qui transperça le rire terrifiant. Trajan allongea le pas. La lune montait dans le ciel et l'homme maudit les lueurs trompeuses et les ombres vacillantes qui voilaient la plaine, l'empêchant de voir correctement. Le rire retentissait toujours, désormais plus fort, tout comme les hurlements. Puis il entendit au loin un martèlement frénétique. Une chose était en train de courir. Trajan se mit à courir aussi.
Cette infernale pénombre voilait tout d'ombres sans cesse changeantes, de sorte que le paysage lui semblait une brume d'illusions floues. Les ombres fondirent et Trajan vit ! Tout d'abord, il crut qu'il s'agissait d'un voile de brume, de volutes du brouillard du pays qui ondoyait sur le sable autour de lui. Puis la chose commença à prendre forme, encore vague et indistincte. Deux yeux hideux s'allumèrent et le brûlèrent de leur regard, des yeux qui renfermaient toute l'horreur nue qui est l'héritage d'Azeroth depuis la terrifiante aube des temps, des yeux effrayants et déments, dont la folie manifestée transcendait la folie terrestre. La forme de la chose était brumeuse et imprécise, une parodie d'être vivant à faire chanceler la raison, et pourtant différente d'un homme. On apercevait clairement le sable à travers son corps.
Trajan sentit le sang battre ses tempes, mais il était froid comme de la glace. Qu'une créature aussi intangible que celle qui se balançait sous ses yeux puisse causer des dommages corporels était plus qu'il pouvait comprendre ; pourtant l'horreur de la frappe de tonnerre magique précédente était la preuve muette que la créature pouvait agir avec de redoutables conséquences matérielles.
Trajan sentit un violent battement d'air venir le fouetter... sentit des serres cruelles s'enfoncer profondément dans sa poitrine, perforant sa cuirasse ; puis il fut arraché au sol et sentit le vide sous ses pieds. La chose avait replié ses membres autour des jambes de l'humain, et les griffes qu'elle avait enfoncées dans les muscles de la chair de Dornenkrone le maintenaient comme des étaux munis de crochets ; un regard rapide indiqua à Trajan qu'ils se trouvaient déjà à hauteur d'arbre. L'arathorien ne s'attendait pas à survivre à ce combat, car même s'il parvenait à tuer son ennemi, il serait précipité vers la mort par sa chute. Mais avec la férocité innée qui est l'apanage du combattant humain, il se prépara farouchement à entraîner son ravisseur avec lui dans la mort.
Trajan parvint à enfoncer profondément son épée dans la tête du monstre, l'impact du coup réduisit cette dernière à un état de nuage qui se dispersa, perdant de sa forme originale. Trajan s'était momentanément débarrassé d'une partie de l'adversaire qui l'enveloppait. Ils avaient dérivé dans l'espace au-dessus du plateau et la forme inégale de la chose perdait rapidement en force, supportant avec peine leur poids combinés. Ils fonçaient vers le sol, mais Trajan, aveuglé par le sang et la fureur du combat, n'en savait rien. Un grand lambeau de cuir chevelu pendait de son crâne et son torse et ses épaules étaient tailladés et lacérés. Le monde s'était transformé en une chose rouge et aveugle dans laquelle il n'avait plus conscience que d'une seule sensation : le besoin bestial et irrésistible de tuer son adversaire. A travers une vague rouge, il aperçut les vagues de vents irrégulières soulever le sable et se jeter sur lui... Il les sentit cingler son visage tandis qu'il roulait dans le sable avec son adversaire. Les deux heurtèrent brusquement un amas de flammes sur leur chemin et Trajan, pour la première fois du combat, entendit un hurlement de douleur semblable à un grondement de tonnerre.
Une plainte bestiale et sourde s'échappa péniblement de l'endroit où convergeait les vents, vers la chose qui luttait contre la récente caresse du feu sur sa silhouette. Trajan regarda la scène, il avait l'impression qu'une centaine de jeunes filles hystériques s'étaient mises à hurler à l'unisson pour produire un son qui menaçait de percer ses tympans. Face à lui se trouvait un amalgame de nuage, de tonnerre et de poussière qui reprenait progressivement une forme humanoïde. L'homme, cette fois-ci, ne songea plus à comprendre l'origine de la volonté qui avait permit l'existence d'une créature pareille. A la place, il sourit d'un rictus sans joie qui révéla ses dents. Il cessa de regarder la chose comme un adversaire cauchemardesque mais plutôt comme une proie qui n'attendait que de tomber sous les coups d'un prédateur proche.
Alors que la créature commençait enfin à éteindre les flammes qui l'accablaient et à reprendre forme, Trajan se dévêtit de sa longue cape écarlate et il s'en servit pour recouvrir la lame de son épée d'un linceul rouge. Achevant le tout par un nœud grossier, il plongea le fer dans une mare de feu qu'un coup de tonnerre avait forgé.
La chose venait tout juste de se reformer lorsqu'un flot rouge de fureur meurtrière se déversa dans le cerveau de l'humain. Sa lame enflammée dessinait des arcs fantastiques à travers la nuit, il n'aurait pu dire s'il était en train de taillader des membres ou s'il ne faisait que fendre une masse qui se refermait, sitôt qu'il retirait son arme. Il oscillait d'avant en arrière sous la violence de ce terrible combat, et il avait l'impression troublante qu'il ne se battait pas contre un seul être, mais contre un ensemble de créatures fatales. Il sentait des griffes et des serres lacérer sa chair. Il entendit un concert discordant de voix hurlantes et qui souffraient chaque fois qu'il creusait une balafre à même les vents. Durant ce qui lui parut être une éternité, il combattit les forces de la nature dans une série d'explosions de couleurs qui paraissaient toutes droit sorties de la peinture d'un artiste fou. Il continua son œuvre violente jusqu'à ce que le cuir embrasé sur son épée finisse par se séparer, qu'il n'entendit plus rien d'autre que ses propres grognements, et qu'il n'aperçut aucune forme étrangère, rendant le tout à sa nature véritable, plongeant le désert dans un silence paisible. Et lui-même dans un sommeil profond en l'abîme de ténèbres insondables.
Trajan Dornenkrone s'enfuit durant un millier d'années le long de couloirs colossaux, noirs et basaltiques. De gigantesques abominations, terrifiantes dans les ténèbres absolues, fondaient sur lui dans un grand battement de leurs ailes aux formes imperceptibles. Il luttait dans l'obscurité comme un rat acculé confronté à un millier de dangers, tandis que des mâchoires décharnées susurraient des blasphèmes terrifiants et des secrets innommables à ses oreilles et que des crânes humains roulaient sous ses pieds incertains. Trajan revint soudainement du pays des délires et sa première vision saine fut celle du visage vieilli et amical d'un homme penché au-dessus de lui. Trajan vit qu'il se trouvait à l'intérieur d'une tente spacieuse, propre et bien aérée. A l'extérieur une marmite fumait et des odeurs appétissantes parvenaient aux narines de l'arathorien qui prit conscience de sa faim dévorante. Il était étrangement faible. Il vit que la main tremblante qu'il portait à sa tête entourée de bandages n'était plus aussi bronzée.
Le vieil homme parla dans la langue commune des Royaumes de l'Est avec un accent des Maleterres :
-Tu es enfin réveillé, et tu es sain d'esprit.
-Quel est cet endroit ? demanda Trajan dans la même langue, mais avec une voix plus dure. Depuis combien de temps suis-je étendu ici ?
-Ceci est mon campement. (Il l'obligea à se rallonger avec des mains aussi douces que celles d'une femme.) Je t'ai trouvé gisant sous le soleil, sur les pentes, gravement blessé et inanimé. Tu n'as pas cessé de délirer pendant des jours. Mange, maintenant.
Il lui tendit un bol en bois rempli de mets fumants. Trajan dévora la nourriture.
-Tu es comme un ours, dit-il sur un ton admiratif. Pas un homme sur mille n'aurait survécu avec de telles blessures.
Trajan s'appuya avec difficulté sur ses coudes.
-Je te reconnais ! s'exclama-t-il violemment. Tu es celui qui a acheté ma tête alors que j'étais ligoté par ces chiens verts.
Il tenta de se relever pour saisir le vieil homme, mais fut submergé par sa faiblesse. Pris de vertiges, il sentit la hutte tanguer et il retomba en arrière en haletant, sombrant rapidement dans un profond sommeil naturel. Quand il se réveilla, plus tard, il aperçut un mince jeune homme du nom de Willibard qui veillait sur lui. Il le fit manger. Se sentant désormais bien plus fort, Trajan lui posa des questions auxquelles il répondit timidement, mais de manière intelligente. Il se trouvait, à une demi dizaine de lieues, à l'Ouest de Gadgetzan, où vivaient Mérovée Peritus, l'ermite, et Willibard, son apprenti. Peu d'hommes s'aventuraient en Tanaris ces derniers mois. Trajan fut abasourdi lorsqu'il apprit le nombre de jours durant lesquels il était resté inconscient. Mais une bataille telle que celle qu'il avait livrée aurait suffi à tuer un homme ordinaire. Il s'étonna qu'aucun de ses os n'ait été brisé. Il demanda à parler avec Mérovée, qui vint le voir.
-Nous avons trouvé ton arme là où tu gisais, dit-il. Jadis, j'ai vu des créatures semblables à celle que tu as combattu. D'ordinaire, on ne les pourfend pas avec de l'acier. Comment t'y es-tu pris ?
-J'ai entendu un hurlement lorsque son corps a heurté un brasier au sol. Puisque cette chose était abstraite, je pouvais la toucher mais pas la blesser. J'ai recouvert la lame de mon épée avec le cuir de ma cape et j'ai trempé cette dernière dans les flammes. Puis, j'ai frappé jusqu'à que ce monstre meurt... ou disparaisse.
-Cette créature était un élémentaire, reprit Mérovée. Il est né des vents qui parcourent notre monde. Sa volonté est liée à la leur, tout comme son essence. Tu as éliminé un être aussi vieux que notre espèce !
Trajan Dornenkrone eut des sueurs froides en entendant les paroles du vieil ermite, pensant qu'il devait être à moitié fou. Ce dernier continua sur un ton fataliste :
-J'ai entendu ces histoires de créatures issues des forces de la nature en voyageant à travers le monde. On dit qu'elles apparaissent lorsque des formules sacrées sont prononcées en leur nom par des mortels. Ils ont leurs propres langages, leurs propres cultes, et même leurs propres maîtres. Autant d'éléments qui leur ont permis de se forger des communautés dissimulées aux yeux de nous autres mortels. Les ravages du temps et l'âge n'ont aucun impact sur eux. Ils étaient là avant nous et ils seront encore là quand nous aurons disparu.
-Pourtant, ils peuvent mourir. Trajan refusait de ne voir que l'invulnérabilité d'adversaires potentiels. Ils souffrent et se décomposent lorsqu'on les attaque avec des puissances similaires.
-Quel genre d'homme peut porter l'équivalent du pouvoir dont sont pourvues ces créatures ?
La question avait été posée par le jeune Willibard. Mais alors qu'il avait prononcé ces paroles à voix haute, aucun des deux hommes à côté de lui ne regardait dans sa direction. Les trois hommes se mirent à observer la structure terrifiante en forme de tour qui se trouvait à l'Ouest, plus imposante que les grands Mont Hyjal, Khaz Modan ou encore le Sans-Repos de Kun-Lai réunis. Ils frémissaient des mystères que le passé pouvait receler, et tremblaient des menaces que peut apporter l'avenir. Ce que suggéraient les propos des entités posthumaines sur le sort de l'humanité produisit sur eux un tel effet qu'ils préférèrent éviter la suite de la conversation.
Trajan fut le premier à briser le silence :
-Pourquoi t'es-tu donné autant de mal pour me trouver, vieil homme ? D'abord tu as payé les gobelins, puis tu as sorti ma carcasse du désert.
-J'attends quelque chose de toi. Quand je suis arrivé en ville après avoir achevé les mâtines, j'ai aperçu la caravane d'esclaves et ta figure enchaînée. Cela faisait des semaines qu'un aventurier n'avait pas été attrapé par ces esclavagistes. Aussi lorsque j'ai appris que des combats d'arène allaient avoir lieu, j'ai pris la liberté de parier sur toi. La petite fortune que j'ai amassé m'a permit d'acheter ta condition mais c'est là que tu t'es enfui. Nous avons suivi les mouvements non naturels des nuages pour te retrouver, car, pour un chaman, quoi de plus adapté que le vent pour retrouver un fuyard ?
>Le raffut causé à l'entrepôt a fait grand bruit en ville. Kosmac Filor a baissé davantage la situation des esclaves et il a doublé l'argent lui permettant d'acheter les administrateurs du cartel à Gadgetzan. Je soupçonne qu'il se sert du chamanisme comme un outil radical là où sa "modération" se révèle insuffisante. Toi seul dans les environs, avec le bon équipement, peut tenir tête à ces créatures.
Généralement, Trajan se moquait de la situation des esclaves. Pour lui, les vivants étaient tous leur propre responsable, il n'accordait aucune espèce d'importance au rang social qui était une création civilisée. Lui obéissait aux lois de la nature, à celle du plus fort. Si ce n'était pour chasser son repas, se battre devait venir d'un faible cherchant à défier et à vaincre plus fort que lui. Il songea à nouveau à son intervention dans les marécages d'Âprefange. Il avait vu trop de cadavres dans son existence pour se soucier d'une seule vie, inconnue parmi tant d'autres avant elle. Il n'avait pas supporté que des individus s'abaissent à de si bas instincts et prétendent être puissants en s'acharnant sur plus faibles qu'eux. Et Trajan savait au fond de lui qu'il tenait davantage du violent tueur assermenté que du héros humble doté d'une perfection naturelle, mais parfois, le sens des responsabilités pouvait trouver une corde sensible dans le cœur du plus sanguinaire des pillards.
-Quel est ton plan, Mérovée Peritus ?
Le soir, au cours d'une soirée festive, un jeune esclave humain en haillon vint se présenter à Taax Fysk. Ce dernier croisa le regard énigmatique de l'esclave et se demanda quelle intention secrète s'y dissimulait. Ils échangèrent peu de paroles, mais l'esclave s'inclina et tendit à Taax Fysk un tonnelet en prétextant que ce présent émanait de Kosmac Filor. L'aristocrate, sachant que le premier des esclavagistes ne faisait rien sans raison, retourna en hâte à son domicile. Là, il ouvrit le tonnelet, dans lequel il trouva une oreille gobeline, dont il reconnut le propriétaire en raison d'une cicatrice particulièrement reconnaissable. Il se mit à suer par tous les pores de sa peau, et suspecta que son associé cherchait à se débarrasser de lui.
En dépit de ses boucles noires parfumées et de ses accoutrements raffinés, Taax n'était pas un pleutre, et il n'allait pas offrir son cou au bourreau sans se battre. Il ignorait si Kosmac ne faisait que jouer avec lui ou s'il lui offrait une chance de pouvoir s'exiler, mais le simple fait qu'il soit encore en vie et libre de ses mouvements lui indiquait clairement qu'il avait quelques heures devant lui, sans doute le temps de méditer sur son sort. Mais il n'avait nul besoin de méditer pour prendre sa décision ; ce dont il avait besoin, c'était d'un instrument. Et tandis que le gobelin frémissait et cogitait dans cet endroit de la ville où s'élevaient les tours de marbre de l'aristocratie, le Destin amena le gobelin à orienter son regard vers les totems qui prenaient la poussière, lui fournissant son instrument. Combien de temps il resta penché sur le sinistre objet, immobile comme une statue, s'abreuvant de tout son être de son aura ensorcelée, même le gobelin n'aurait pu le dire. Quand il s'arracha de sa rêverie et ramena son âme des abîmes nocturnes où elle s'était aventurée, une lune se levait, projetant de grandes ombres dans la pièce.
-Plus jamais, Kosmac ! Plus jamais ! murmura le gobelin, dont les yeux s'illuminaient d'un bleu céruléen dans la pénombre. Il se pencha et recueillit un peu de sang coagulé de l'oreille ; il en barbouilla les inscriptions runiques du totem jusqu'à ce que les éclats métalliques soient recouverts par un masque écarlate.
-Voile tes yeux, aquosité mystique, psalmodia-t-il en un murmure à glacer le sang dans la langue du Kalimag. Voile tes yeux à la clarté lunaire et ouvre-les sur des gouffres plus obscurs ! Que vois-tu, ô eau des profondeurs ? Qui appelles-tu depuis les gouffres des Océans ? Quelle est cette puissance qui monte sur la terre vacillante ? Fais-la venir à moi, ô eau des profondeurs !
Caressant les formes du totem d'un mouvement singulier qui ramenait toujours ses doigts à leur point de départ, sa voix se fit plus basse encore. Dans son murmure, il invoqua des noms sinistres et conjura de terribles invocations oubliées depuis la chute du Marteau du Crépuscule, sauf dans les recoins les plus sombre d'Azeroth, là où des formes monstrueuses se meuvent dans l'obscurité du monde. L'air frémit autour de lui comme la surface d'un lac à l'approche d'une quelconque créature sous-marine. Un vent innommable et glacial le fit frissonner l'espace d'un instant, comme si une porte avait été ouverte. Taax sentit une présence dans son dos, mais il ne se retourna pas. Ses yeux étaient rivés sur le totem, sur lequel vint planer une ombre ténue. Tandis qu'il continuait à murmurer ses incantations, cette ombre prit du volume, ses contours devinrent plus distincts, pour enfin apparaître dans toute son horreur.
Une masse informe se vautra devant lui. Ses contours vacillants pouvaient rappeler ceux d'un arthropode, et la chose semblait composée d'une substance gélatineuse. Ce masque flasque et tremblotant se dressait sur ce qui ressemblait à un crâne d'ogre inexpressif. Le grand oeil gélatineux se fixa sur Taax Fysk, qui tira de son costume une montre appartenant à Kosmac - qu'il gardait toujours sur lui avec l'espoir infime de pouvoir un jour s'en servir de la sorte - et la jeta derrière lui.
-Regarde-la attentivement, esclave du totem ! s'exclama-t-il. Trouve celui qui la portait, et détruis-le ! Regarde-le au fond des yeux et foudroie son âme avant de lui arracher la gorge ! Tue-le et tue tous ceux que tu verras avec lui !
Sur le mur baigné par la clarté lunaire, l'horreur baissa sa tête difforme comme pour flairer l'odeur, tel un monstrueux molosse. Puis la sinistre tête se rejeta en arrière ; la créature pivota et disparut à travers la ville comme un nuage dans le vent. Une sentinelle en faction sur les murs poussa un cri d'horreur comme une grande ombre informe à l'oeil de gélatine bondissait par-dessus le rempart, la frôlant comme une bourrasque de vent. Mais la chose disparut si vite que la sentinelle déconcertée se demanda si cela avait été un rêve ou une hallucination.
Deux heures auparavant. Le soleil allait se coucher lorsque Trajan s'arrêta devant la porte massive, reconnaissant pour les ombres que lui donnaient les bâtiments tandis qu'il s'était faufilé jusqu'à la demeure de Kosmac. Au-dessus de lui, les murs s'élevaient à plus de trente pieds de hauteur, construite dans une substance lisse et jaune qui brillait presque comme du verre. Trajan examina avec soin les parapets, s'attendant à une sommation pour un endroit normalement surveillé, mais il ne vit personne. Impatient, il frappa la porte avec la poignée de son sabre. Seul lui parvint un écho sourd et moqueur. Trajan poussa la grande porte et fit un pas en arrière en tirant son épée comme celle-ci s'ouvrait silencieusement vers l'intérieur.
Juste derrière la porte était étendu un cogneur. Trajan l'examina attentivement, puis regarda au-delà. Il vit un grand espace vide, ressemblant à une cour, bordé par des portes voûtées donnant sur une maison bâtie dans le même matériau que les murailles extérieures. Ces constructions étaient de grande dimension, imposantes et surmontées par des dômes et des minarets étincelants. Aucun signe de vie ne lui parvint. Au milieu de la cour s'élevait la margelle carrée d'une fontaine cerné par un jardin artificiel.
Trajan regarda le gobelin à terre, il était grand et fort, apparemment dans la force de l'âge. En plus de l'uniforme, il portait une courte épée aux incrustations d'or, accrochée à sa ceinture. Trajan toucha le corps. Il était froid. Il ne montrait plus aucun signe de vie. Trajan délaissa le gobelin pour s'approcher de la fontaine. Il poussa un juron obscène, rendu furieux par l'opulence de la race des gobelins qui se servait de ses biens surabondants pour s'enorgueillir d'une légitimité absurde à la domination sur une partie du monde. Puis, il entendit un hurlement qui le fit se retourner.
Le mort présumé accourait vers lui, ses yeux brillant d'une vie indiscutable, sa courte épée étincelant dans sa main. Trajan jura, stupéfait, mais ne perdit pas son temps en conjectures. Il frappa son assaillant d'un revers terrible de son épée qui traversa la chair et les os. La tête du gobelin fit un bruit sourd en tombant sur les dalles, le corps chancela, comme ivre, un flot de sang jaillit de la jugulaire tranchée, puis il s'effondra lourdement. Dornenkrone regarda vers les arches voûtées qui s'ouvraient sinistrement dans les murs au-dessus de lui. Il ne décela aucun mouvement, n'entendit aucun bruit. D'une main il souleva le corps flasque par sa ceinture, et saisissant la tête par ses longs cheveux de l'autre, il amena les lugubres restes vers un buisson proche de la fontaine.
Le crépuscule était tombé, projetant des ombres pourpres sur la ville. Trajan franchit le seuil ouvert de la porte et pénétra dans une vaste pièce dont les murs étaient recouverts de tapisseries de velours, aux dessins finement brodés. Le sol, les murs et le plafond étaient fait de cette pierre jaune, lisse comme le verre. Les murs étaient décorés de frises d'or. Des fourrures et des coussins de satin étaient éparpillés sur le sol. Plusieurs portes donnaient sur d'autres pièces. Il continua et traversa ainsi plusieurs autres pièces, identiques à la première.
Il ne vit personne, mais l'arathorien grogna avec méfiance. Des divans conservaient encore la chaleur de corps gobelins. Des coussins de soie avaient gardés l'empreinte des hanches de ceux qui s'y était adossé. Et une légère odeur de parfum flottait dans l'air. Une atmosphère curieuse, irréelle, régnait sur ces pièces. La traversée de ce palais obscur et silencieux ressemblait à un rêve engendré par l'opium. Certaines pièces n'étaient pas éclairées, et il évita celles-ci. D'autres étaient baignées d'une douce et étrange lumière qui semblait émaner de pierres précieuses incrustées dans les murs, formant de fantastiques motifs. Trajan songea aux histoires racontant la montée en puissance de Kosmac Filor et à ses voyages dans les lointaines montagnes de braises à l'autre bout du monde, pensant que le gobelin s'était façonné un style à l'image de ses collaborateurs sombrefers.
Soudainement, il se positionna avec la vive agilité d'une panthère, l'épée en main, et faisant face à une porte. Quelque part derrière lui, dans l'une des pièces qu'il avait traversé, résonna un bruit de pas. C'était un pied gobelin, nu ou chaussé de sandales légères, qui avait fait ce bruit. Trajan n'avait pas encore traversé la pièce que le frémissement d'une tenture de soie le fit soudain se retourner. Devant une alcôve se tenait un gobelin qui le regardait attentivement. Il était presque identique à l'autre être qu'il avait rencontré : grand, bien fait, habillé de vêtements pourpres, avec une ceinture ornée de bijoux. Ses yeux couleur ambre n'exprimaient ni surprise ni hostilité. Ils étaient rêveurs, comme ceux d'un mangeur de stupéfiants. Il ne tira pas la courte épée qui pendait à son côté. Après un instant de grande tension, il parla sur un ton détaché :
-Qui es-tu ?
Dornenkrone, étonné par la situation, se mit à répondre.
-Je suis Trajan Dornenkrone, d'Arathie. Que se passe t-il, ici ?
Le gobelin ne répondit pas tout de suite. Son regard rêveur et sensuel s'attarda sur la silhouette de l'arathorien, et il dit d'une voix lente :
-De toutes mes visions exquises, celle-ci est la plus étrange ! Ô fille aux cheveux noirs, de quel lointain pays des rêves viens-tu ?
-Quelle folie est-ce là ? grogna l'arathorien durement, ne goûtant guère les paroles et les manières de l'individu.
L'autre ne fit pas attention à ses propos.
-J'ai rêvé de beautés encore plus parfaites, murmura-t-il, de femmes superbes de toutes les espèces, aux cheveux sombres comme la nuit et aux yeux noirs contenant des mystères insondables. Mais ta peau est blanche comme le lait, tes yeux sont aussi purs que l'aurore, et il y a en toi une fraîcheur et une délicatesse aussi exquises que le miel. Viens sur ma couche, petite fille de rêve !
Il s'avança et tendit la main vers l'humain, mais Trajan le repoussa avec une force qui aurait pu lui briser le bras. Le gobelin recula en chancelant, tenant son membre endolori, et ses yeux se voilèrent.
-Quelle rébellion d'esprits est-ce là ? murmura-t-il. Esclave, je te l'ordonne... Va-t'en ! Disparais ! Dissipe-toi ! Évanouis-toi !
-Je vais faire disparaître ta tête de tes épaules ! gronda furieusement l'arathorien, son épée étincelante dans sa main. Est-ce là le déclin que ton espèce se risque à atteindre ? Damnation ! Je vais couvrir de sang ces tentures !
La rêverie avait disparu des yeux de l'autre pour faire place à un regard déconcerté.
-Élémentaires ! proféra-t-il. Tu es réel ! D'où viens-tu ? Qui es-tu ? Que fais-tu ici ?
-Je viens du désert. Je suis entré dans ce domaine au crépuscule. Je cherche le maître de cet endroit. Le premier des chiens dans cette ville qui enchaîne les individus et les poussent à le servir jusqu'à ce que mort s'en suive !
-Ah ! Un assassin ! Je savais que ça finirait ainsi ! Il se mit à trembler comme une feuille.
-Eh bien ? Guide-moi jusqu'à lui ou dis-moi où il se trouve. J'ai l'intention de ne prendre qu'une tête ce soir, mais je suis bien disposé à prendre toutes celles qui me barreront la route !
L'effet de ces mots sur l'autre fut épouvantable. Avec un hurlement horrible, le gobelin fit demi-tour et sortit en courant de la pièce. Dans sa hâte aveugle, il heurta le chambranle de la porte et tomba, se releva, puis s'enfuit à travers les pièces voisines, criant toujours à tue-tête. Stupéfait, Trajan le suivit du regard. Il ne voyait plus la silhouette qui s'était enfuie, mais il entendait toujours ses horribles cris, diminuant avec la distance, répercutés par l'écho sur les plafonds voûtés. Soudain, un cri plus fort que les autres éclata, puis cessa, aussitôt suivi d'un silence déconcertant.
Trajan, cherchant à ne pas se laisser intimider, décida de suivre l'odeur de parfum à la manière d'un limier. Au bout de quelques minutes, il finit par entrer dans une vaste pièce aux multiples ateliers et laboratoires. Et il fut frappé par toute l'horreur de la situation. Le lotus noir, poussant dans les lointaines Steppes ardentes avait aussi été importé sur les territoires gobelins, poussant dans certaines fosses du palais. Au cours des siècles, il a été cultivé jusqu'à ce que son suc produise, au lieu de la mort, des rêves magnifiques et fantastiques. Les gobelins associés à Kosmac Filor consacraient la plus grande partie de leur temps à ces rêves. Leur vie est indéfinie, elle va à la dérive, sans aucun but précis. Ils rêvent, ils se réveillent, boivent, aiment, mangent et rêvent à nouveau, allant de temps en temps chercher des esclaves pour assurer leurs trésors. Ils finissent rarement ce qu'ils ont commencé, l'abandonnant en cours de route et retombant dans le sommeil que leur procure le lotus noir.
Ces gobelins étaient devenus esclaves de leurs propres passions, accordant peu d'intérêts à la vie éveillée, préférant rester étendus, plongés la plupart du temps dans un sommeil qui ressemble à la mort. Le mort devant le portail était certainement en train de dormir. Ceux qui dorment sous l'effet du lotus présentent les symptômes de la mort. Leur respiration est apparemment suspendue. Il est impossible de découvrir le moindre signe de vie. L'esprit a quitté le corps et erre à volonté à travers d'autres mondes merveilleux. Le gobelin devant le portail était un bon exemple de la vie irresponsable de ces gens. Il était de garde à la porte, car la coutume veut que les sentinelles soient désignées pour cette tâche, bien qu'aucun ennemi ne les ait jamais menacés au-delà. Dans d'autres partie du palais se trouvaient d'autres gardes, certainement en train de dormir aussi profondément que le cogneur devant le portail. Les gobelins étaient dispersés en différents endroits du domaine, étendus sur des couches, des divans de soie, dans des alcôves garnies de coussins, sur des baldaquins recouverts de fourrures ; tous enveloppés dans le voile radieux des rêves.
Trajan s'apprêtait à repartir quand il entendit un bruit soudain. A l'autre bout du palais se répercuta contre les pièces le fracas assourdissant d'une série de détonations qui fit trembler toute la structure. L'arathorien se rua à travers les pièces, faisant parfois face à des gobelins éveillés qui sortaient tout juste du sommeil à cause de l'agitation, et le prenaient pour quelque spectre obscur venu s'ajouter au tumulte qui menaçait d'embraser la demeure gigantesque. L'homme avait couru et passé une quinzaine de salles lorsqu'une multitude de murs à côté de lui situés en parallèle les uns par rapport aux autres, séparés par des pièces, furent percutés par un projectile difforme et imposant. Il avait filé à une vitesse qui dépassait l'œil mortel tandis que s'écroulaient des pans et des étages entiers désormais privés de leur soutien.
Dornenkrone chercha à courir dans le sens opposé d'où il était venu, il se résolu à continuer lorsqu'il vit de l'autre côté d'un couloir la silhouette en chemise de nuit pourpre de Kosmac Filor. Le gobelin tenait un sceptre richement décoré et orné d'or dans une main et un totem aux formes grossières et aux inscriptions runiques dans l'autre. Il lançait des imprécations et des insultes tandis qu'il marchait rapidement vers l'origine de la chose qui saccageait son domaine.
L'homme s'élança à la poursuite du gobelin dans une longue galerie sans dessus dessous. Des tapisseries et des peintures étaient tombées des murs pour venir se briser en morceaux au sol. Des parties du bâtiment s'étaient écroulées sur elles-mêmes, répandant des nuages de poussières. Des dizaines de gobelins de tout rang sociaux gémissaient de douleur ou gisaient morts tandis qu'ils étaient pris dans le capharnaüm. La chose difficilement perceptible, responsable de cette destruction, allait et venait de différents endroits en pulvérisant tout ce qui croisait son trajet incohérent. Sa course laissait parfois apercevoir les lueurs d'un orange enflammé puis se mettait à diminuer étrangement pour s'accentuer à nouveau durant quelques secondes. Les bruits de cette chose laissaient échapper l'impression d'une mêlée inextricable où luttaient des flammes vivantes contre une marée consciente, l'un menaçant d'engloutir son adversaire et l'autre de l'assécher.
Les forces de la nature se déchiraient lorsque Trajan s'apprêtait enfin à rattraper le gobelin. Kosmac l'entendit brusquement, il se retourna pour lui faire face. Il tendit son bras et pointa son sceptre, la seconde qui suivit se distingua par l'illumination soudaine d'un objet enflammé qui filait droit vers l'humain. Trajan esquiva le projectile d'un bond agile sur le côté, puis il assena un coup ascendant vers le chaman, lequel interrompit son attaque en manifestant un rocher créé par l'amalgame de poussières environnantes, venues faire barrage à la progression de l'arathorien.
Il se mit à rugir dans la direction de l'homme :
-Maudite soit cette journée des assassins ! Après m'être occupé de toi et de ce traître de Taax, ce sera le tour de ton espèce. J'enchaînerai tout ceux comme toi que je trouverai dans les mines des sombrefers et même au-delà. Je veillerai à ce que vous soyez tous dépassés et appauvris. Les miens dirigent les banques, les centrales et les intérêts du monde entier. Nous accrocherons notre blason sur les murs des châteaux et des banques, tout en laissant les mythes s'enrouler autour de nous, attachant votre salut à notre corde invisible. Nous passerons secrètement le noeud coulant autour de vos cous alors que vous penserez toujours que nous ne retenons pas la corde. Par la fraude, nous percevrons tous les impôts. Nous ferons appel à des laquais qui réclameront encore et toujours des postes dans nos gouvernements. Nous mettons en scène, trompant sans scrupule, car tout se passe et se passera selon notre plan et ainsi, vous ne verrez jamais nos visages ! Le temple de notre berceau s'étend depuis longtemps dans le monde parce qu'il est aussi vieux que lui ! Vous resterez dépendants de nous et de nos semblables car vous n'égalerez jamais notre arbre généalogique ! Nous nous nourrirons des souffrances de vos peuples, finançant les guerres dans tous les camps, gagnant notre argent en détruisant ceux qui se battent ! Et aussi longtemps que les tiens seront en cendres, notre caisse sonnera en espèces sonnantes et trébuchantes !
Trajan se hérissa. Son visage s'empourpra et ses yeux s'enflammèrent, pleins de cette stupéfaction qui envahit un homme prenant la pleine mesure de la folie d'un individu. Il redoutait que Kosmac Filor avait rêvé d'ambitions démesurées à force d'années passées à consommer les substances du lotus noir. A la vitesse d'un cobra, l'acier surgit dans les mains de l'humain, et d'une seule poussée de ses grandes épaules, il enfonça la lame dans le corps du gobelin. Le couinement suraigu de Kosmac Filor se transforma en un gargouillis étranglé et il s'effondra de toute sa masse comme une motte de beurre à moitié fondu. Drogué et stupide jusqu'à la dernière seconde, il mourut dans une terreur folle, enragé de ne pas goûter au succès de ses visions rêvées.
L'arathorien tourna les talons et s'enfuit, quittant les pièces et dévalant les escaliers. Il était si pressé qu'il ne lui vint même pas l'idée de vérifier l'état des élémentaires. Il descendit la structure et parvint dans les vastes pièces du rez-de-chaussée. Il venait d'atteindre la salle des cogneurs. Ils étaient avachis sur une table de banquet. D'autres gisaient à même le sol maculé de taches de vins, de dés, de gobelets renversés et de coussins. Il ne s'arrêta pas pour aider de potentiels survivants, la voie était toute dégagée et il s'était rué dans sa direction. L'homme sortit du palais et s'avança dans les frondaisons ondoyantes du jardin ; au moment où il sentit la fraîcheur de la brise matinale sur son corps, il eut un bref sursaut, comme s'il se réveillait, loin de l'emprise du lotus noir. Il se retourna, incertain, pour regarder le palais en ruine qu'il venait de quitter. Et comme il regardait le bâtiment dont la structure scintillait sous l'éclat du jour naissant, il le vit vaciller dans l'aube rougeoyante, puis se disloquer et s'écraser en une myriade de fragments.
Les flammes bondirent et vacillèrent dans la cheminée de l'auberge tandis que Trajan se frappa bruyamment la cuisse et éclata d'un rire grondant. Il regarda ses deux auditeurs et vida d'un trait le gobelet de vin posé à côté de son coude.
-Kosmac Filor, l'esclavagiste, qui faisait commerce des individus ! Versé dans le chamanisme ! Toute son abominable puissance n'a pas pu le sauver lorsque la mort est venue le prendre. Comment savais-tu que l'autre tenterait de l'assassiner ? demanda-t-il au vieil homme.
Mérovée et Willibard buvaient à la table de l'arathorien dans une auberge fréquemment visitée aux horaires de midi.
-Les histoires de la montée en puissance de Kosmac parlent aussi de la manière dont il a rencontré ses associés et des relations qu'il entretenait avec eux. En ce moment même, Taax Fysk a été mis aux arrêts par les autorités de la ville. Il est le principal suspect et il demeurait jusqu'à présent le plus proche collaborateur du défunt. Bien que la plupart des richesses devraient lui revenir, l'enquête sur les actions de Kosmac Filor ne fait que gratter la surface pour le moment. Au fur et à mesure que seront révélées la liste de tous les détails de ses outrages vont aussi s'agglomérer les richesses que le baron Brouillecaboche va confisquer. Taax Filor va devenir aussi riche que les malheureux gobelins le jour où Gagdetzan a été envahie par les eaux du cataclysme.
-Et les esclaves ? demanda Dornenkrone. Que va-t-il leur arriver ?
-Willibard et moi-même nous sommes portés garants de chacun d'entre eux. Leur situation d'esclave est passée à celle de dépendants endettés auprès de la ville. Ils ne travailleront plus pour un maître ignoble mais pour gagner les ressources nécessaires à leur liberté. Nous allons nous assurer qu'ils disposent de toutes les clés intellectuelles et financières qui leur permettront de regagner les sociétés dont ils sont issus. Le commerce d'esclaves va considérablement baisser et peut-être même disparaître.
Willibard orienta son attention vers le guerrier tandis que celui-ci finissait son verre de vin.
-Qu'allez-vous faire désormais, messire ?
-Je vais quitter cette ville de fous et m'en aller vers des horizons plus prometteurs. Ma bourse est toujours aussi vide et seule la nature sauvage de ce monde parvient à me séduire. Qu'en bien même Kosmac Filor n'est plus, il rêvait d'un plan de domination et de rapines qui dépassait tout ce que j'avais imaginé possible jusqu'alors. D'autres, comme lui, chercheront probablement à atteindre un objectif similaire et ceux-là passeront au fil de mon épée partout où je passerai.
Il se leva et commença à marcher en direction de la sortie avant de se retourner, s'adressant à nouveau :
-D'ailleurs, j'ai reconnu tes tours, prêtre. Jamais les blessures que m'avait infligé cette chose née des vents n'auraient pu disparaître sans laisser des traces de cicatrices.
-Es-tu mécontent que j'ai usé de pouvoirs pour te sauver ? répliqua l'autre.
-Je pense simplement que les magies doivent être utilisées pour accomplir que ce dont les hommes sont incapables de faire seuls.
Sur ces mots, il partit de la taverne en faisant un signe amical vers les deux hommes avant de disparaître dans les ruelles menant au désert. Willibard profita de l'instant pour aller commander de nouvelles boissons, laissant son maître seul.
Mérovée repensa aux paroles prononcées par le barbare pourtant originaire de la lointaine et noble Arathie. Il tira de sa longue robe un ouvrage vide et un matériel d'écriture, puis, réfléchissant longuement, il commença l'écriture d'un apophtegme et des récits d'un aventurier vivant par l'épée, affrontant les monstres, les dangereux excès de la civilisation. Et vivant pour garantir un équilibre d'aventure et de joie à l'instant présent dans un monde où la vie n'a pour seul sens que celui que lui donne ses acteurs.
Vratra- Personnages Joués : Trajan Dornenkrone
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