Coeur de sang

La chaleur filtre à travers l'étoffe, suintante, corrosive, comme si, douée de vie, elle cherchait à ronger les tissus vivants.
Le paquet n'est pas plus gros qu'un poing, inerte mais pas inoffensif pour autant.
Je double la protection en enveloppant le tout dans l'une de mes chemises, avant d'en nouer les coins, formant un balluchon de fortune.
Le soleil perce à peine à travers les épais nuages, baigne l'étage de la grange d'une luminosité timide, entre chien et loup.
Angron est déjà en service, je baille, m'étire, notre couche est encore agréablement tiède et son appel en résonne comme une divine tentation. Je revêt mon pelage de chat pour me protéger de la fraîcheur matinale. Parfum de silice et de basalte, de cuir fumé et de paille sèche, mes narines goûtent notre nuit, me permettant de la revivre une seconde fois.

Enfin je me décide à entamer mon périple. Le balluchon dans la gueule, je traverse la cité en éveil dans un trot feutré. Le portail vers Hyjal miroite bientôt devant moi... D'un bond souple je traverse les lieux qui séparent Hurlevent de Nordrassil, la Bête me fait remarquer qu'il est bien pratique d'avoir quelques deux pattes à sa disposition. Je ronronne mon assentiment avant de chercher Beara.

La druidesse est penchée au dessus d'un grand mortier, le récipient dégage des relents herbacés aux notes plus piquantes d'épice.
« - Ha mon enfant » m'interpelle t-elle en me donnant une petite tape sur le museau pour me faire reculer
« quel genre de soucis nous amènes tu là ? »
Je rentre la tête dans les épaules dans un grondement contrarié, sans m'approcher à nouveau du mortier. Beara étudie la gemme sans un mot, sans même ôter l'étoffe.
« - Et que souhaites-tu en faire Heliven ? Tu ne l'as pas amené ici sans avoir au moins une petite idée derrière la tête... »
Je penche la tête sur le côté, fermant les yeux longuement, puis dodeline, lui adressant un regard interrogateur.
« - Le Rêve est déjà assez instable sans que tu n'y ajoutes cette... haine cristallisée »

Les deux mains de la Gardienne se posent de part et d'autre de ma tête, m'empêchant de saisir la pierre entre mes mâchoires. Son regard plonge dans le miens, pénétrant, pâle, inquisiteur. Un moment d'absence s'ensuit, sans que je ne m'en inquiète. Je patiente, balayant l'air de ma queue tranquillement de droite à gauche comme le ferait un gentil chaton. La druidesse me gratifie d'un gratouillis derrière l'oreille avant de me faire signe de la suivre.

Nous sortons de la bâtisse et grimpons le long d'un coteau plus abrupt. Je porte toujours mon petit paquet tout en détaillant Beara. Cette dernière se déplace avec une aisance qui me pousse à réévaluer son âge.
« - Ne te fie pas aux apparences jeune fille » me morigène t-elle, le sourire plissant ses yeux rieurs.
Son index se tend vers un loup blanc aussi massif que moi... tête haute, l'animal nous attend en haut de la colline.

Je m'approche au petit trot, me déportant face au vent afin de percevoir sa marque olfactive. Le loup bondit sur moi, nous roulons dans les herbes hautes, jouant des épaules pour prendre le dessus. Lorsque nous nous figeons enfin, le loup est au dessus de moi, mes pattes juste sous son poitrail, prêtes à lui ouvrir le ventre proprement alors que ses mâchoires sont à deux doigts de se refermer sur ma gorge. Ses prunelles d'or liquide se rivent aux miennes.

~ Pourquoi ? ~
Parce que le Reptile hante encore ce monde, parce qu'Elle hait Angron de toute son âme, parce que cette pierre doit être cachée et protégée.

Les canines effilées caressent mon pelage, accrochent la peau, entaillent la chair.
~ Tu amènes ici un objet dangereux, qu'aurions-nous à gagner à le garder... ? ~
Je le garderai...
~ Oui... tu le garderas. ~

Une fumée âcre me fait tousser. Mon sang goutte sur la gemme écarlate, provoquant une étrange alchimie. Le poids du loup m'immobilise alors qu'au loin je crois percevoir le psaume entonné d'une voix berçante par la druidesse. Une colère violente, destructrice, enfle et s'élève, résonne dans mon corps tremblant. Le sentiment d'impuissance, l'impossibilité d'obtenir ce qu'Elle souhaite, la colère encore, telle qu'elle me consume et demande plus encore. Je n'entends plus, je ne sens plus rien, je n'existe plus. Exister n'a jamais suffit à sauver quiconque.

La haine du dragon m'enchaîne, me disloque, Elle me hait car je l'ai volé à Elle.
Je... ne suis pas une voleuse. J'ai suivi mes sentiments tout comme lui a suivi les siens. Nous... n'avons rien fait de mal.
~ Tu lui donnes l'espoir. Il n'y a rien de pire... que l'espoir. ~
Le rire tinte, tranchant, tailladant chacune de mes veines. J'ai froid, je suis glacée de l'intérieur, et j'ai peur... de me dissoudre dans la volonté d'une autre conscience.

Une langue râpeuse lèche les larmes sur ma joue. Je suis allongée sur le dos, humaine sans avoir le souvenir d’avoir changé de forme. Ma gorge est intacte, le loup est toujours au dessus de moi, attentif, serein.
Beara murmure et je m’assoupis.

Beara observait avec attention cette jeune femme qui bataillait avec ses lanières de cuir, impatiente au point de les mordiller comme si elle pouvait les discipliner de cette manière. Les mèches sombres comme le plumage d'une corneille voletaient au rythme de sa vindicte, indisciplinées et sauvages, reflétant dans le soleil couchant quelques lueurs incandescentes.

- Heliven...

La féline interrompit son assaut pour tourner vers la druidesse ses prunelles d'un brun de tourbe, opalescent et exaspéré.

- Si tu veux offrir ce cadeau à ton compagnon, sois patiente et recommence calmement. Regarde plutôt, les lanières portent déjà les marques de tes dents. Tu ne veux quand même pas lui donner une chose informe et toute mâchouillée n'est-ce pas ?

Un ronronnement contrit répondit à la druidesse alors que les doigts maladroits d'Heliven étalaient les lanières fines, tâchant de tresser les trois brins de manière régulière. L'opération fût longue, le chat sous sa forme humaine se montrant étonnamment perfectionniste.
Beara lui indiqua ensuite comment réunir les deux tresses, formant une boucle sur l'une des extrémités du futur bracelet, agençant un petit "T" de métal sur l'autre pour la fixation.

Pendant qu'Heliven travaillait assidument, Reyn le loup blanc se rapprocha de la druidesse.
- Je ne ressens pas la corruption en elle. murmura t-il en reprenant forme humaine
- Pourtant son pelage était sur le point de crépiter lorsqu'elle est arrivée ici, et l'Essence ne maîtrise pas la gemme...
Mais je suis d'accord avec toi, elle est ici depuis le début de l'après midi et n'a nullement cédé à cette fureur destructrice qui caractérise les druides de la flamme.

Heliven souffla brutalement, soulevant une mèche qui lui tombait en travers des yeux. Elle pouvait être précise avec des griffes c'était quand même autre chose avec des phalanges, la capacité de préhension et la minutie nouvelle dont il lui fallait faire preuve. Toute sa concentration se focalisait sur son ouvrage... qu'elle fût l'objet d'une observation minutieuse était le cadet de ses soucis.
Le soleil était très bas lorsqu'elle en eut terminé, la lumière naturelle remplacée par les feux des braseros.

Beara consentit à lui fournir une petite aide, consolidant les attaches de ses doigts habiles sous le regard scrutateur de la féline.
Plus tard encore, après les remerciements d'usages, Heliven reprit le portail pour Hurlevent, la précieuse offrande dans le creux de sa paume.