[Divers récits] Gassan Bellodore
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[Divers récits] Gassan Bellodore
Le bout plat du burin suivait méticuleusement les bords de la larme solide rattachée au reste de la statue de jade. Coup après coup, il parvint finalement à la retirer du visage immobile presque sans défaut. Il la posa sur son épais bureau en bois brut en s'asseyant dans son fauteuil de cuir brun. Un bout de mousse dépassant d'un trou dans le cuir lui caressait l'épaule comme la main d'un spectre ironique.
Il fixait la statue posée là, debout devant lui, à l'autre bout de sa cabine. Il l'observait en silence, la regardant dans ses yeux cristallisés. Le grincement du bateau, qui d'habitude le berçait, ressemblait davantage à la complainte d'un vaisseau fatigué par le chemin du retour. Ce bruit l'agaçait.
Nora était un matelot de confiance. Elle savait maintenir à la fois une bonne ambiance à bord et effectuer du bon travail. Cela faisait quelques années qu'ils se connaissaient. Deux, peut-être trois. Il n'était pas encore capitaine à cette époque. Simples matelots, elle n'hésita pourtant pas à le suivre lorsqu'il fut nommé à ce prestigieux poste, devenant ainsi sa subordonnée et lui, son supérieur. Elle suivait ses ordres à la lettre. Au fond, malgré la hiérarchie, ils n'oubliaient pas que deux pirates de valeurs seront toujours égaux.
Nora, maintenant, était là, toute de jade constituée, dans sa cabine, à le regarder avec ce même air résigné, presque serein, qu'elle arborait au moment où cela se produisit. Une malédiction juste mais cruelle. Malheureuse mais nécessaire. Malvenue, mais opportune. Cette idée d'équilibre, d'ambivalence, de frontière vague, cela travaillait l'esprit de Gassan. Lui qui, en premier lieu, se morfondait à considérer cet événement comme un échec, commençait désormais à en tirer une certaine satisfaction.
Il se demanda un instant si c'était cela qui l'empêchait, lui, de verser une larme.---
Le navire allait arriver à Strangleronce, et il fallait diriger les hommes. Il prit la larme de jade sur son bureau et regarda Nora encore une fois avant de quitter la pièce.
Ce faisant, il pensait à ces mots qu'il lui murmura à l'oreille, et qui furent les derniers qu'elle entendit. Ces mêmes mots que beaucoup de pirates se disent à eux-mêmes avant de partir.
"A moi forban, que m'importent la gloire, les lois du monde, et qu'importe la mort
Sur l'océan j'ai planté ma victoire, et bois mon vin dans une coupe d'or."
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il tuait un homme.
A l'instant où il enfonça son poignard dans la chair nerveuse et vivace du large cou de ce vigoureux capitaine de La Fulgurante, un beau brigantin alors aux mains d'un équipage de commerçants Tirassiens, il ne put s'empêcher de se remémorer la première fois qu'il ôta une vie.
C'était il y a dix ans, à un ou deux mois près -il n'aurait su le dire , et c'était une considération qu'il mettait de côté. Alors âgé de dix huit ans, il venait d'être recruté dans l'équipage du capitaine Olcan, très correctement surnommé "Blackgun". Il se souvint qu'à cette époque, il était -paradoxalement peut-être- un peu moins perdu qu'aujourd'hui, mais déjà tout aussi ambitieux. Tuer un homme ? Il n'en avait jamais pressenti l'intérêt, mais ce jour-là, il comprit que s'il voulait être respecté en tant que tel par ses nouveaux compères, et que s'il voulait s'imprégner totalement de leur monde, il devrait tuer.
Ce fut lors d'une bataille en mer entre le navire du Blackgun, le Ravage, un puissant vaisseau de ligne au bois sombre, et un navire de guerre de l'Alliance, l'Écumeuse, où il lui fut ordonné de ne pas participer à l'abordage et de rester à bord, qu'il en saisi l'occasion. L'arrivée propice d'un soldat de la Marine, prêt à en découdre avec le Blackgun, fut cette opportunité. Son sang ne fit qu'un tour avant qu'il ne se jette sur le dos du brave combattant et ne l'égorge avec un calme qui le surprit autant lui-même que son capitaine. Il ne sut si c'était l'effet de cet assassinat, ou bien les regards teintés de reconnaissance du capitaine et de son quartier-maître Jackham, mais il ressentit un évident plaisir suite à cet acte morbide.
En enfonçant son poignard dans la chair nerveuse et vivace du large cou de ce vigoureux capitaine de La Fulgurante, il ne put s'empêcher de se remémorer le bruit creux de la chute de cet homme en armure légère à ses pieds. Il savait bien que cet événement fut décisif dans ce qu'il concevait comme sa carrière.
En retirant son poignard des convulsions sanglantes du cou désormais ramolli du malheureux capitaine, il se rappela vite la raison de la présence de ce sang Tirassien sur la lame du poignard. Jackham, depuis devenu capitaine, lui avait alors accordé récemment le droit de gérance d'un équipage et d'un navire, avec pour seule et unique condition qu'il se serve lui-même.
Encore une mise à l'épreuve.
Encore une occasion de gagner la reconnaissance d'un homme qu'il respectait et qui, d'une certaine manière, le respectait.
Encore un pas en avant dans sa carrière.
Avec encore la mort comme instrument.
Et si c'était aussi ça, la mort ? Et si, dans un monde de guerres, où l'Histoire dépend des morts et de qui les provoque, la mort n'était qu'un instrument ?
Un instant, à califourchon sur le cadavre encore chaud, Gassan se perdit dans ces réflexions. Mais le temps n'était pas à la raison. Il venait de tuer le capitaine, il devait désormais en investir le navire et le faire sien. En fouillant la modeste cabine de sa victime, son attention se porta sur la photographie en noir et blanc d'une magnifique jeune femme aux côtés d'un homme qui avait l'air d'être le capitaine Tirassien quelques années auparavant. Il songea un instant en regardant cette jolie femme bientôt éplorée.---
Le regard dégageant une détermination plus forte que jamais, il se tient fièrement à la barre du fameux brigantin. A son sommet, un pavillon noir frappé en blanc de la délicate silhouette d'un visage de femme triste, claquant au vent avec amertume. Fièrement, orgueuilleusement, il savoure sa vie de forban, tuant, pillant sans réserve sous les yeux de cette funeste mais pourtant belle image.
Désormais, la Belle Veuve, anciennement Fulgurante, est aux mains du cruel capitaine Gassan Bellodore.
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
Il sortit de la demeure, la tête vrombissante. Une sensation de buée sur les parois de son esprit. Le rhum vieux, peut-être. La beauté troublante de cette femme sans doute. La discussion qu'il venait d'avoir avec elle, à coup sûr.
Il regarda autour de lui, après avoir parcouru quelques rues d'un pas incertain et inhabituellement hâtif. Adossé à un mur, isolé, il se mit à tasser un peu de tabac brun dans le foyer de sa pipe en bois d'Olemba. Ses gestes étaient lents, prenant à travers eux le temps de respirer, et focalisant la majeure partie de son énergie à la réflexion. Celle-ci s'accrocha un instant au puissant parfum du tabac. Gassan aimait ce tabac, il ne fumait que celui-là. Une histoire de goût peut-être. Amer. Il ressentait à chaque bouffée la chaude fumée presque liquide lui caresser sournoisement la gorge.
Ce tabac avait quelque chose de féminin. D'ailleurs, au-delà du fait de lui trouver un goût si particulier, il l'avait rencontré en même temps qu'une femme, quelques années auparavant. Ce jour-là, l'homme à qui appartenait ce tas de miettes brunes était planté dans le cœur de cette femme autant qu'au bout de l'épée du pirate. Lorsqu'après un vain duel de représailles elle prit la fuite, ce dernier prit quant à lui le temps de dépouiller le malheureux.
Si aujourd'hui chaque bouffée a comme un arrière goût de réminiscence, ce jour-là, elles dégageaient de fortes effluves de victoire. C'est en déviant ses pensées vers cette femme qu'il recentra son attention sur celle avec laquelle il venait de s'entretenir.
Elles sont toutes les deux brunes.
Il secoua la tête. Les murs de la Cité commençaient à l'oppresser. Il quitta la ruelle et en emprunta d'autres pour se rendre jusqu'au maître de vol.--
Quelques heures plus tard, au cœur de la Baie-du-Butin engluée de nuit, Gassan remettait en activité son esprit alors mis au repos le temps du trajet aérien. Il n'aimait pas être au contact du sol, et même s'il préférait à toute autre chose l'instabilité d'une houle légère, il affectionnait l'idée de se mouvoir dans les airs, l'idée de voir de là-haut ses congénères en des formats si petits, si insignifiants, et l'idée de pouvoir mourir rien que par la malchance d'un coup de vent un peu trop fort entraînant une chute fatale. A quoi bon ne pas regarder en bas ? L'évidence de la mort est trop belle pour en avoir le vertige.
Assis sur les tuiles rugueuses du toit de la prestigieuse banque gobeline, les genoux relevés afin d'y reposer ses coudes, il regardait l'horizon. S'il aimait le brouhaha chaleureux et le vivant de la taverne pour réfléchir, il préférait le silence de la mer lorsqu'il souhaitait simplement penser. La menace apaisante du silence de la mer.
Les images qui s'amusaient à danser dans sa boîte crânienne finissaient toutes par s'entretuer et n'en laisser plus qu'une. Quel que fut l'axe de pensée qu'il prenait, quel que fut l'ordre dans lequel il essayait de les aménager, elles finissaient toujours par laisser revenir la seule même et unique image.
Une image floue. Mouvante. Instable. Embrumée. Enténébrée. Sans bruit. Sans odeur. Sans visage. Et avec de beaux cheveux noirs.
Excédé par ce qu'il considérait comme une faiblesse, il fini par faire ce qu'il avait pour habitude de faire lorsqu'il se sentait tourner en rond, chose qu'il détestait par-dessus tout. Il quittait la baie, armé de son poignard, et allait se fondre dans la jungle à la rencontre de sa faune. Presque nu, armé de ce seul poignard, il partait trouver les nids de tigres pour y tuer les petits et attirer les mères afin de les tuer à leur tour.
Des nuits de lutte sanglante à même la nature la plus primordiale. Regagner son état de nature. L'état de nature. Se focaliser sur l'essentiel. Voir la mort au fond de la gueule d'une tigresse et lui trancher la gorge. Oublier ce qui fait oublier l'essentiel. Tuer pour mieux vivre. Se focaliser sur l'essentiel. Faire couler le sang pour préserver le sien. L'essentiel.
Sauvage thérapie, seule solution qu'il connaissait pour se recentrer sur lui-même et viser l'efficacité.--
Le lendemain matin, il allait se coucher, le corps encore sale de ses rouges heures nocturnes, mais l'esprit nettoyé.
La sérénité morbide plutôt que le Vivant anxieux.
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
Humides. C'est le moins que l'on put dire. Ces statuettes étaient humides.---
Ce matin, il s'était levé de bonne heure, bien avant le soleil hivernal. Il devait être quatre heures du matin au plus tard. Soit il dormait bien et longuement, soit il ne dormait pas. Ceci était inhabituel.
Il entendit rapidement le bourdonnement étrange qui flottait dans l'air, et le tint aussitôt pour responsable de son réveil prématuré. Il sorti de sa cabine pour se rendre sur le pont supérieur et scruter les environs. Dans la crique caverneuse où était amarré le navire, pourtant, aucune activité. Pas une poulie ne bougeait. Même le vent dormait encore et n'était pas venu fricoter avec les cordages. Rien n'était responsable du bourdonnement discret mais assez tenace pour l'extirper du sommeil. Il réalisa d'ailleurs que ce vrombissant bruit de fond avait disparu.
Après être un instant resté perplexe, immobile sur son bâtiment, il retourna se coucher et se réveilla paisiblement aux habituelles alentours de dix heures.---
L'horlogère arriva à la Baie-du-Butin sur les coups de la vingtième heure. Demandant à droite à gauche quelques renseignements, elle fini par se faire indiquer le dernier étage de la taverne du Loup de mer, là où le capitaine Bellodore passerait le plus clair de son temps lors qu'il est présent à la Baie.
Poussant le volet de la salle dans un grincement joyeux, elle tomba face à face avec le pirate, assis dos au mur à la table du fond, un verre et une bouteille de rhum entamés sur la table, un livre entre les mains.
Le pas léger, ce n'est que lorsqu'elle posa -non sans le faire exprès- sèchement la montre simple en bronze sur la table que Gassan leva les yeux sur elle.
-Ha. Miss Beckett. Vous êtes là plus tôt que je ne l'espérais.
Elle sourit.
-J'ai d'intéressantes nouvelles pour vous, capitaine.
Sans y être invitée, elle prit place face à lui.
-Votre montre. Ce n'est pas un problème mécanique.
Ils se regardèrent en silence un instant.
-Le bourdonnement ne vient pas d'elle ?
Elle marqua un temps.
-Oui et non. Laissez moi vous expliquer...---
Plusieurs jours de navigation, ça vous fatigue un homme. Gassan était ce soir-là dans sa cabine, enfoncé dans le cuir brun de son fauteuil. Une carte étalée sur la table trônait au centre d'une multitude d'ouvrages de différentes tailles et épaisseurs. "Contes et Légendes Antiques", "Folklore Marin", "Communiquer dans l'Ombre", "Lumière sur les Abysses", et autres titres dans ce registre. Il les avait parcourus méthodiquement, frénétiquement parfois, disposant ça et là nombre de marque-pages.
Mais ce soir-là, il était aussi silencieux qu'immobile. Songeur, il tripotait vaguement le bracelet de cuir et de cheveux noirs tissés qu'il porte au poignet droit. Sur sa carte des côtes du Sud-Ouest Kalimdor, de nombreuses annotations. Des croix, des cercles, des lettres, des chiffres, des traits, ajoutés nerveusement de sa propre main.
Ce soir-là, Gassan était pourtant calme. Le regard sombre. Si concentré sur ses pensées qu'il ne portait aucune attention à la foudre qui étincelait de l'autre côté de la large baie vitrée dans son dos, éclairant la nuit noire en criant ses orages. Il ne remarquait pas les aboiements de ses quartiers-maîtres qui faisaient fonctionner la machine en son "absence".
Ce soir-là, Gassan était calme, silencieux et immobile. Fraîchement arrivés sur les eaux froides de la mer Voilée, le cap se rapprochait, et ce fichu bourdonnement de lui envahir incessamment le crâne.---
Le clair de lune était propice aux retrouvailles. Assis sur un des plus hauts toits de la Baie-du-Butin, la jeune gilnéenne aux longs cheveux noirs regardait Gassan avec inquiétude. Le visage parcouru de légers et irréguliers tics nerveux, il regardait le large comme on regarde un ami dont on ne comprend plus les agissements.
Elle brisa le silence, sa voix se faisant plus forte et plus douce que le ressac.
-Vous l'entendez toujours ?
Il hocha doucement la tête. Elle fronça un sourcil soucieux.
-Ce n'est pas ça qui me préoccupe. Ce n'est pas ça. Ça, je peux le supporter. Je m'y habitue à vrai dire.
-Faites attention, Gassan. Ce n'est pas le genre de choses auxquelles il faut s'habituer. Mais alors, si ce n'est pas ça... Qu'est-ce qui vous tourmente ?
Il tourna la tête pour la regarder droit dans les yeux, la machoîre serrée.
-Humides. C'est le moins que l'on puisse dire... Ces statuettes sont humides.
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
Le caporal Cornell... Le lieutenant Shephard... Agate... Azarov... Jackham... Finker... Miss Beckett... Cul-de-Fer... Ruby... Ashley...
Autant de noms qui se mettent en place et se déplacent dans son esprit comme les rouages d'une montre, comme des pions sur l'échiquier de son intellect, plateau de jeu sur lequel, bien sûr, il trône en roi noir. Ses mouvements sont limités, mais tout et tous tournent autour de lui. Cependant on ne peut être à la fois pion et joueur. Qui, dans le fond, le pousse à faire tout ça ? Qui, ou plutôt... Quoi ? A partir de quel tour le jeu n'en est plus un, sachant quelle importance et quelle dimension prennent certains des pions ?
Assis au modeste bureau d'une chambre de l'auberge de la Baie-du-Butin, dos à la sublime femme brune qui dort encore dans le lit tiède et froissé à l'autre bout de la pièce, Gassan réfléchit à tout ça, se demandant s'il y a bel et bien un sens à y trouver.
Dans sa course effrénée vers ses objectifs, se serait-il distancé lui-même ? Il savait qu'il était temps. Temps d'arrêter là, de saisir cette ultime occasion d'éviter le pire, et à la fois temps de verrouiller la porte qu'il était en train de fermer derrière lui et d'aller jusqu'au bout de ses idées.
Jusqu'au bout...
Il observait le poignard planté dans le bureau, les pupilles rétractées, et la bouche déformée par un fin sourire. Dans le reflet de la lame, il vit quelque chose bouger. Alors il sentit des lèvres chaudes se poser sur le "V" tatoué dans le creux de son cou. Il ferma les yeux et appuya son sourire."Jusqu'au bout..."
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
Je n'aurais jamais pensé, comme n'importe qui d'un tant soit peu sensé sans doute, que la susceptibilité d'un homme pouvait le pousser à de telles choses. Depuis ce jour, quelque chose en moi a changé. Ce fut une longue mutation de mon état d'esprit vis à vis de mon prochain, mais je ne peux qu'admettre qu'à terme, ma façon de me comporter à l'égard d'autrui a radicalement changé.
Ce jour-là, je m'en souviendrai longtemps. J'étais jeune et innocent à cette époque. Un marin engagé sur uun navire à l'équipage moins innocent certes, mais comme je l'ai dis, depuis ce jour, j'ai bien changé. Ce jour-là, je devais avoir entre quatorze et quinze printemps, car c'était il y a déjà une dizaine d'années. Notre navire venait de mouiller au port de Ratchet, en plein milieu d'une expédition de plusieurs mois, à la recherche de vieilles richesses prétendument enfouies sous les eaux brumeuses au large de Feralas. Nous avions une journée de repos avant de repartir.
Ce devait être aux alentours de la dix-septième heure, car nous entamions à peine l'hiver et que le soleil déclinait déjà doucement. Les habitudes de mes frères nous amenèrent dans un premier temps à l'auberge de la Quille Brisée afin d'y achever en une soirée l'équivalent de quatre-vingt treize jours de dur labeur sans voir une seule femme. Les préparatifs attendraient le lendemain matin.* * *
Alors que nous étions déjà au cœur de la nuit glaciale, je me souviens être sorti de là pour prendre un peu d'air vivifiant, le rhum et la Don Carlos ne faisant pas bon ménage dans mon ventre creux depuis trop longtemps et rempli à la hâte de fruits de mer et de pain aux céréales. Arrivé sur la terrasse, j'aperçus un peu plus loin un peu d'agitation ressemblant à un genre de rixe. J'y reconnus trois de mes frères, ainsi qu'une dizaine de types qui m'étaient inconnus. Le ton avait l'air de monter particulièrement fort entre un nain hideux et un de mes rares frères à ne pas boire d'alcool pendant les escales.
-"Répète un peu, enfant d'salope, que j't'enfonce mon poignard dans la gorge !
-HARHARHAR ! Tout doux mon garçon ! Je n'fais que dire la vérité...
-Alors répète là ta vérité d'mes deux, répète là j'te dis ! Tu vas voir !!"
Je me souviens du rouge qui recouvrait le visage de mon frère. Le rouge de sa peau, le rouge aux coins de ses yeux écarquillés, le rouge de la perle naissante sur sa lèvre qu'il mordait, comme on appuie sur une gâchette bloquée, n'attendant que la possibilité de lâcher les flammes. Face à lui, le nain et ce qui devait être une partie de son équipage, se fendaient de rires tous plus moqueurs et gras les uns que les autres.
"-Aller Gassan, viens, ça sert à rien. Rappelle toi c'qu'a dit le capitaine : pas d'esclandre..."
Osborn était un brave matelot. Un jeune trentenaire qui avait déjà l'air d'un vieux loup de mer. Il avait rejoint l'équipage bien des années avant ce soir-là, et a fini sa vie dans l'écume de la Grande Mer, un matin de tempête. Il était le plus âgé des trois qui faisaient face au nain et sa bande. Le capitaine nous avait ordonné de ne pas nous faire remarquer ce soir-là. Notre expédition était relativement secrète en raison de notre objectif, apte à nous enrichir pendant plusieurs semaines -ce qui s'est avéré exact les semaines qui ont suivi- et mieux fallait rester le plus discret possible. Alors, il saisit Gassan par le bras qui par réflexe et par irrationalité, s'en dégagea d'un geste brusque et nerveux. Il planta ses yeux assassins dans ceux d'Osborn, la respiration haletante et les narines frémissantes.
"-On va vous laisser hein, vous êtes trop mignons..."
Le nain parti d'un autre éclat de rire suite à sa réplique qu'il estima excellente et, après un geste de la tête à ses camarades, qui le suivirent en ricanant, s'engouffra dans la cité portuaire encore grouillante et lumineuse à cette heure pourtant tardive. Bouillonnant sur place, Osborn et Lucky Joe parvinrent finalement à le calmer un peu et à le ramener à l'intérieur.
Je me souviens avoir vu le regard inquisiteur de Jackham, notre capitaine, qui avait discrètement assisté à la scène depuis le seuil de l'auberge, suivre Gassan qui passa devant lui la tête baissée comme un chien qui vient de faire une bêtise, avant d'aller noyer sa colère et sa frustration dans la moiteur d'une chienne locale et de sa niche.***
Pendant les années qui suivirent, cette histoire avait naturellement fini par être oubliée de tous. Même Cul-de-Fer le nain n'avait sans doute aucun souvenir de cette puérile incartade. Mais moi, moi je m'en suis souvenu. Gassan avait cette manie de m'en parler de temps en temps. Je ne sais pas pourquoi, surement parce qu'il avait remarqué ma présence et mon regard ce soir-là. Toujours est-il qu'il n'avait de cesse, toutes les deux ou trois semaines, parfois plus régulièrement, parfois moins, de me reparler de cette histoire.
"Ce vaurien... Je me vengerai... Il verra... Je lui ferai payer... Tu verras... Tout le monde verra... Je me vengerai..."
A force, et m'inquiétant que ça devienne aussi récurrent, mes lèvres répétaient le mouvement de ses mots lorsqu'il les prononçait.
Je crois que je ne comprendrai jamais pourquoi le capitaine avait décidé de léguer un navire et un équipage à Gassan. Ce garçon a toujours été instable. Nerveux. Sujet à la névrose et à la paranoïa. Et d'une rancune défiant la logique. Sans doute le capitaine avait, et a-t-il toujours une idée derrière la tête, car malgré tout, Gassan est et a toujours été un fidèle matelot autant qu'un très bon marin.
Aujourd'hui, nous sommes en l'an trente-six, et j'apprends que Cul-de-Fer est désormais derrière les barreaux d'Hurlevent. Étant donné ses quarante ans de crimes, il ne risque pas de connaitre une année de plus. Les rumeurs racontent ue Gassan a à voir là-dedans. Dix ans. Dix longues années de rancune à l'égard du capitaine de La Rancune. Savoureuse ironie, mais pas assez savoureuse pour me retirer ce malaise que je me traîne depuis ce jour-là.
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
***
Des statuettes, des expéditions aux quatre coins du monde, des butins, des attaques, des jours et des jours en mer... Pour en arriver là.
Deux coffres remplis de trésors inestimables, une otage libérée, puis... Cette immense baleine, à nouveau, sortie de je n'sais quelles profondeurs maléfiques. Une vie de crimes, de délits, de solitude, de rejet, jusqu'à ce que je trouve ma place sur ce navire. Et c'est une créature innommable des océans -ou d'ailleurs, allez savoir- qui fini par avoir ma peau. Quel étrange constat... Je crois être le seul à n'avoir pas survécu à ce naufrage. Moi, Tobias Lutherson, fils de pute et de soldat, alias Tobey l'eunuque, me voilà mort en mer.
Je crois que le capitaine n'a pas été ravi de la nouvelle. La perte d'un homme, et d'un navire... Ca ne fait jamais plaisir. Pourtant, dans le malheur un peu de réconfort ; Ses coffres sont intacts et le reste de l'équipage a survécu. Même Barbak ! Sale bête... Enfin. Je me demande bien ce qui peut lui passer par la tête, maintenant. Des naufrages, il en a déjà connus, du temps du Ravage et de la Voile de Brume. Et bien pire encore sans doute. Mais là... Là... C'est lui, le capitaine. C'est lui, le responsable. Et je commence à le connaître le Gassan. A mon avis, il doit être foutrement frustré. Mais bon. J'ai jamais rencontré quelqu'un d'aussi déterminé. Ca m'a toujours fais un peu baliser d'ailleurs... Alors, il va surement se remettre dans la course. De toutes façons, c'est plus mon problème. Moi, je vais passer l'éternité auprès de mes vieux amis, maintenant. Olcan, Rook, Eldèn, Nora, et les autres... Je vais couler mes jours heureux dans les profondeurs sereines, en me disant que moi aussi, d'une certaine façon, j'aurais laissé une belle veuve derrière moi.
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
L'horizon orangé du crépuscule tombant sur le cap Strangleronce se reflète dans les iris pâles du capitaine. Son regard est plus déterminé que jamais, animé de cette lueur qu'on qualifierait, sans trop savoir pourquoi mais sans hésiter, de malsaine. Les mains enroulées avec la délicatesse du tyran qui caresse son esclave autour des manches de son gouvernail, une grosse bague en or éraflée à l'effigie d'un lion ne reflétant plus rien, fièrement vissée autour de son majeur, tremblent imperceptiblement. Elles tremblent, oui, détail que seuls les yeux les plus avisés pourraient remarquer. Le vrombissement discret de ces mains assassines signifie sans doute cette impatience, cette instabilité profonde, ce désir brûlant de conquête absolue. Les muscles de la mâchoire noués, serrés les uns contre les autres, les narines à peine relevées par intermittence... Chaque partie de son corps trahit le cataclysme qui se cache au fond de cette âme tumultueuse, consumée par les volontés les plus fortes et les plus néfastes.***
Sur les eaux chaudes et tranquilles des Mers du Sud, le somptueux vaisseau de l'Alliance s'approche de la Baie du Butin, apparaissant maintenant dans l'horizon comme autant de constellations flottantes, jaillissant des profondeurs du soir grâce à ses mille et unes lumières, lampes au pétrole et bougies de toutes tailles, disposées dans un désordre organisé, symboles d'une vie incessante et grouillante sur ce petit bout de terre sauvage.***
Le vaisseau à la coque épaisse, au château peint de bleu et d'arabesques d'or, à la figure de proue rutilante, approche silencieusement de ces côtes. A bord de cette belle bête, un bataillon de démons rumine ses envies de sang et d'or, les crocs serrés luisant dans de drôles de sourires. Les armes cliquetant contre les ceintures, les flammes de la mort dansant dans les regards, les matelots de la Belle Veuve s'approchent à grandes enjambées de la terre ferme, prêts à en découdre avec ces promesses mortelles qui les y attendent.
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
"Si innocent, si... Loin des réalités de ce monde. Quelques jours d'existence à peine, à quoi cela peut-il bien rimer ? Rien n'a encore été assimilé par ce petit corps que je regardais dormir paisiblement. Aucune idée, aucune saveur, aucune peine, aucune envie ni remord, aucune peur ni plaisir... Cet être là est un condensé de vide, un réceptacle creux et lisse prêt à recevoir ce que le monde, cruel bâtard, s'apprête à lui donner. Ce sourire inconscient sur la bouche molle et fine de ce nourrisson ne sait pas les subtilités qu'il pourra exprimer par ce geste...
Si innocent...
C'est incontestable, tous avons traversé ce stade au commencement de notre vie. Nous avons tous été cet enfant muet, cet être aveugle et sourd aux couleurs et aux bruits du dehors. Toi, qui balbutie au bout de mon poignard en ce moment même, des bulles de sang dans la bouche et les yeux révulsés par la peur, hein, oui, toi, tout comme moi, accroupi sur ton corps en train de se vider de ses derniers souffles, avons été cet enfant magnifique, lavé de tout vice, un jour.
Alors, dis moi toi, comment expliques tu que deux enfants inoffensifs et innocents, se retrouvent ce soir dans notre position ? Hein ? T-tu arriverais à l'expliquer, TOI ?!"
***
Parcourant le tunnel d'entrée de la Baie du butin, regardé d'un drôle d'air par les cogneurs taciturnes, Gassan rejoint ses hommes, perturbé par ces questionnements existentiels. Quelque part dans la jungle aux abords de la cité gobeline, entre deux grands arbres, un homme termine de mourir, une plaie encore chaude à l'abdomen, les joues caressées par les doigts innocents de la lune. Si innocents...
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
An 29, quelque part sur les eaux de la Grande Mer
- Bordel, ça fait combien de temps qu'ils sont enfermés là-dedans ?
- Ça fait au moins deux heures...
- Faut croire que l'gamin est obstiné.
Je regardai Wagner un instant. Il épluchait du bois pour sculpter une figurine rudimentaire avec son couteau large. Assis à la même petite table que lui, je posai finalement les yeux sur la porte fermée de la cabine au bout du couloir.
- Qu'est-ce qu'il est allé demander au capitaine, exactement ? Lui ai-je demandé.
- J'sais pas trop. Apparemment il veut devenir capitaine.
- A son âge ?
- Oh bah tu sais, ça peut commencer tot. Regarde le capitaine. Ça fait plus de dix ans maintenant.
- Mmh...
Wagner se mit à me regarder en continuant machinalement ses gestes de sculpture.
- Qu'est c'qui t'chiffonne, mon grand ?
- Eh bien, on s'entend tous très bien avec Gassan ainsi qu'avec le capitaine. Et entre eux, ça va aussi. Je le vois pas tenter une mutinerie...
- Mais non rassure toi garçon. Je t'ai pas dis qu'il voulait le remplacer. Mais qu'il voulait devenir capitaine.
- De son propre navire ?
Wagner haussa les épaules et reporta son attention sur son travail minutieux.
Pendant les quelques minutes de silence qui suivirent, je regardais la porte en bois sombre. Je me demandais ce qu'ils se disaient. Finalement, brûlant d'en savoir plus, je brisais ce silence.
- Le capitaine t'a parlé de quelque chose ?
Il ne leva que les yeux vers moi, mettant ses gestes en suspend. Il me répondit quelques secondes plus tard.
- A propos de Gassan ?
- Oui par exemple.
Il fit non de la tête.
- Tout c'que j'ai capté, ce sont des regards. Cette façon qu'il a parfois de le regarder... C'est entre la bienveillance et la méfiance. On dirait qu'il attend quelque chose de lui, tout en redoutant ce qui peut arriver. Parfois je l'ai vu avoir un regard noir. Et pour que le capitaine pose un tel regard sur quelqu'un...
Il n'eut pas le temps de terminer, la porte de la cabine lui coupa la parole en s'ouvrant dans un brutal battement. Gassan sorti de là, rouge de fureur, et gagna à grands pas énervés le pont supérieur. Je pensai n'aller lui parler qu'un peu plus tard, alors qu'il se serait calmé.
Au loin au bout du couloir, au fond de la cabine, le capitaine Jackham était assis sereinement sur son fauteuil en velours, le regard dans le vague et un étrange sourire animant son visage.
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
Dans la nuit du 13ème au 14ème jour du quatrième mois de l'an 36
Le noir du ciel parvenait à peine à calmer les ardeurs de l'esprit de Gassan. Il se trouvait à l'entrée du tunnel qui l'emmènerait hors de la Baie. Il jetait un dernier œil vague à la cité lacustre, animée par ses activités flamboyantes et incessantes. De là haut, il entendait les échos des voix les plus criardes des habitants, en train de se perdre dans le jeu, l'alcool, l'amour et la violence. Holger, "Stone" et Jones regardaient le capitaine, attendant son ordre. C'est une brève moue qui mit fin à son amère contemplation. Il tourna alors la tête et talonna les flancs du cheval qu'il montait. Ses trois gaillards, montant eux aussi de fières bêtes lourdement bâtées, hochèrent la tête pour eux-mêmes et lui emboîtèrent le pas. Tous trois traversèrent le tunnel et s'enfoncèrent dans la jungle au galop, sous le regard neutre d'un quart de lune.
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
Quelque part dans la forêt d'Elwynn
"-Et trois autres pintes et deux poulets pour la six ! C'est parti !"
Le vieux tavernier sinuait entre les clients avec la verve et la souplesse d'un jeune homme.
Rapidement il apporta la commande scandée à travers la pièce bruyante. Trois chopes remplies de bière mousseuse et deux poulets rôtis bien juteux ornaient désormais la table des trois voyageurs. Holger se mit à découper les poulets pour que chacun se serve ensuite selon son appétit. Jones et "Stone" attendirent qu'il finisse son office et enfin tous trois trinquèrent à leur santé et à celle de leur capitaine.
"- Eh beh. On attend demain, et c'est à l'aube suivante qu'on l'retrouve c'est ca ?" Jones posait son regard interrogatif sur le barbare, plantant ses dents dans une cuisse.
"- Ouais." Lui répondit Holger. "On passe la nuit ici, demain on s'occupe du repérage, on repasse la nuit ici, et à l'aube on va chercher le capitaine à l'endroit indiqué sur la carte. C'est toi qui l'a ?"
Il fit non de la tete.
Holger regarda "Stone". Le nain hocha doucement la tête et bu une gorgée.
Alors qu'Holger acquiesçait et se mettait à songer tout en attaquant plus sérieusement la volaille, Jones se permit une intervention.
"- Pourquoi c'est nous qu'il a choisi, 'pensez ?
- Comment ca.
- Eh ben, j'veux dire, pour cette mission. Il aurait pu prendre n'importe qui d'autre.
- Si tu parles de Calaghan, Bernulf, Racha ou encore du p'tit Farner, ils ont déjà des ordres. Et les autres, j'pense qu'il a pas confiance. Pas assez pour cette mission.
- Mmh..."
Jones se tut un instant, réfléchissant aux propos de son confrère. Puis après une gorgée il reprit.
"- C'est vrai qu'on est les rares à être au courant pour lui et la duchesse.
- Ouais mon pote. C'est un secret qu'il faut pas lâcher.
- Tu penses sincèrement que c'est un secret si bien gardé ?
- Va savoir. Ce qui compte, déjà, cest que si ca se sait, ca vienne pas d'nous. Si j'apprends que quelqu'un dans cette taverne est au courant, j'vous fais porter le chapeau et j'vous engueule.
- Et tu nous buterais ?"
Jones et Holger croisèrent un regard intense.
"- J'buterais tous les clients et le tôlier. Vous j'ai juste dis que j'vous engueulerais !"
Ils se mirent à rire tous les deux, à gorge déployée. Le nain souriait franchement sous sa moustache claire, les joues bien roses et les yeux plissés.
Les trois camarades finirent leur soirée comme il se dut, accompagnés de femmes de bières et de viandes froides.
Le lendemain, ils partirent en repérage dans la forêt et revinrent en début de soirée pour manger et se coucher tôt. Une journée encore plus longue les attendait, et mieux valait ne pas faire attendre le capitaine.
Alors ils se contèrent deux ou trois histoires près du feu de cheminée, sous l'oreille attentive et rêveuse des clients du soir, et partirent dormir.
Le lendemain à l'aube, au lieu indiqué, ils ne virent personne. Alors qu'ils patientèrent près d'une heure, tenant leurs chevaux par la bride, Gassan fini par arriver au trot. Son air reposé, presque souriant, mais néanmoins déterminé, empêchait toute volonté de remarque quant à son retard. De toutes façons, on savait bien qu'il ne valait mieux pas lui faire de remarque, surtout pas après une nuit pareille. Alors le cortège se mit en route, Holger et Jones se jetant un bref coup d'œil. "Stone" suivi en silence, comme à son habitude.
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
Les deux hommes achevèrent leur conversation par une solide poignée de mains. A les avoir vus discuter comme je les ai vus, on aurait pu croire qu'ils se connaissaient depuis un certain temps. Pourtant ils n'ont eu l'air de ne parler que d'affaires. Les quelques bribes que j'ai pu attraper au vol semblaient évoquer des histoires de "contrat", de "lois" et d'autres termes assez vagues pris hors d'un contexte bien précis. Lorsque celui qui était déjà assis depuis une bonne demi-heure à la table dans le coin de la salle, un verre de rhum à peine touché et un vieux livre posés devant lui, aperçut l'autre arriver, avec sa démarche tellement discrète que moi même je ne l'avais pas senti passer à côté de moi, il se leva pour le saluer avec cette même poignée de main qu'à leurs au revoir. Chaleureuse, ferme, franche.
Leur discussion ne dura pas moins d'une heure. Ils échangèrent d'abord quelques propos discrets et somme toute anodins, avant d'entrer dans le vif du sujet. Encore une fois, je n'ai pas pu déterminer concrètement de quoi ils parlèrent pendant ces une ou deux heures, malgré mon oreille fine et ma curiosité aiguisée. Je n'ai pas osé m'approcher d'une table, bien que j'y ai pensé. Je sais que si javais tenté quoi que ce soit d'un peu risqué, l'homme déjà assis à la table avant que l'autre n'arrive aurait fini par me le faire payer. Après l'avoir bien étudié du regard, j'ai vite mis un nom sur ce visage. Je l'ai déjà vu sur un tableau d'affichage, à Hurlevent, il y a quelques jours. Un pirate, dit-on. Si la plupart d'entre eux étaient rustres et stupides, certains spécimens faisaient preuve d'un véritable danger. Je n'aurais pas particulièrement cru ça de cet homme, au premier regard. Un avis de recherche, ça ne veut rien dire.
Pourtant maintenant que je suis là, les pieds noués à une lourde roche au fond de l'eau sale de la Baie-du-Butin, décharge publique pleine de canettes de Kaja'Cola et de mégots en tous genres, à quelques convulsions d'écart entre la mort et moi, je ne peux qu'affirmer que je m'étais trompé.
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
-
Il est toujours bon d'écouter les vieillards dans les ports. Ceux qui moisissent au fond des bars sont les meilleurs. Leurs histoires permettent aux errants solitaires de voyager un peu. Ils prennent les mots au pied de la lettre et s'aventurent dans leur imaginaire, accordant au vieil homme un crédit et une fascination aussi vains qu'étranges. Les alcools tourbés se déversent à flots et entraînent dans leur houle de plus en plus d'incroyables histoires.
L'air était lourd ce soir là, sur ce port gobelin d'Azshara. Épais nuages poisseux et bruits de fond assourdissants. L'eau grise et grasse, ne daignant pas refléter le ciel bleu sombre. Dans la taverne, un vieil homme était parvenu à s'entourer d'une petite foule d'auditeurs, à une table du fond, simplement éclairée par une lampe à huile grinçante.
Je n'ai pas bu ce soir là. Je me tenais à une table proche, partageant un poulet froid avec mon second. Écouter le vieil homme est intéressant, mais plus parlants encore sont ses yeux. Ses rides. Les poils blanc cassé et rêches de sa moustache usée par des kilogrammes de tabac brun. Les imperceptibles tremblements de ses mains crochues et fermes comme celles d'un cadavre. Non ce n'est pas le whisky ni le rhum qui fait trembler ces mains. C'est le froid. Le froid en dedans. Celui qui le ronge, celui qui dort en lui, et qu'aucune eau de feu ne saurait dissiper.
Alors, tout en désossant la carcasse de la volaille, je regardais ce vieil homme. Le bruit des petits os de l'aile que je brisais sous mes doigts couverts de gras et de sel accompagnait parfaitement ses mouvements lents et ses discrets soubresauts.
J'entendais sa voix fluette raconter, mais je me concentrais sur son regard, plantant mes yeux dans les siens. Quel frisson m'a parcouru ce soir là. Je sentis comme une lame glaciale caresser ma colonne vertébrale de bas en haut, avec le son horrible du raclement sur chacun des os. Ses yeux étaient malades. Il ne regardait personne dans l'assistance. Il ne regardait ni son verre, ni sa troisième bouteille, ni rien de ce qui se trouvait dans cette pièce poisseuse. Ni rien de ce qui se trouve dans les limites de notre imaginaire. Il fixait avec attention et fascination un vide terrifiant. Ses sourcils tremblotaient et sa voix se faisait par moments hésitante, comme s'il avait le flingue poussiéreux d'un spectre pointé entre les deux yeux, et que tout autour de lui, au lieu de l'humide tiédeur du bar, se trouvait un espace noir infini tout constellé de gueules béantes et de musiques inhumaines.
J'ai cru le rejoindre dans cet enfer le temps d'un instant, jusqu'à ce que mon second me sorte de là d'une petite tape sur l'épaule. J'ouvris alors grand les yeux, comme pour capter un maximum de lumière, mon corps se comportant par réflexe comme à la sortie d'une étrange noyade. Je ne lui ai pas répondu quand il m'a demandé si ça allait. D'un signe de la tête je lui fis comprendre que nous partions. Alors nous partîmes, avec un cap pour notre prochain départ.
Ce soir là, je n'ai pas vu qu'un enfer glacial et noir dans le regard de ce vieil homme. J'ai vu une immense étendue d'eau. J'ai vu une haute tour. J'ai vu un trône, sculpté à même l'obsidienne le plus pur. Et sur ce trône, je me suis vu.
Je n'ai pas vu qu'un enfer glacial et noir dans le regard de ce vieil homme. J'ai vu tant de choses... Il est toujours bon d'écouter les vieillards dans les ports.
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
Quelque part en mer, les premiers jours du neuvième mois de l'an 36.
-"Plus de deux mois capitaine... C'est beaucoup plus que prévu.
-Il n'y avait pas de durée prévue.
-Peut être. Mais un trésor, ça ne vaut pas deux mois d'errance.
-Tu ne comprends pas gamin... C'n'est pas qu'un simple trésor. C'est un trésor légendaire. Je te l'ai déjà dis, je leur ai tous déjà dis !"
Gassan se leva de son fauteuil en frappant son bureau d'une paume sèche et nerveuse. L'encrier, heureusement presque vide, s'en retrouva renversé, les quelques gouttes qui y restaient encore s'étalant sur un coin de parchemin en un chapelet noir.
-"Un trésor, même légendaire, ça ne coûte pas des promesses impossibles à tenir. Ça ne coûte pas la confiance d'un équipage !"
Le jeune quartier-maître fronça ses sourcils, son visage expressif avait mûri avec le temps, et l'expérience.
Gassan le fixa pourtant un long moment de silence suite à cette invective. Il s'approcha de lui lentement, contournant son bureau en le frôlant du bout de ses doigts victimes de quelques tremblements. Il s'approcha de lui comme un serpent s'approcherait d'une souris qui aurait osé combattre au lieu d'essayer de fuir.
-"Qu'est ce que tu viens de dire, gamin...?
-Vous n'me faites pas peur capitaine. Et me tuer parce que je vous ai offensé ne fera qu'aller dans le sens de ce que je viens de dire."
Il ferma les poings lentement tout en tenant le regard de son capitaine, la témérité et le sens de sa responsabilité allant outre la tension dans la pièce qui, malgré son courage, ne le rassurait pas. Il brisa lui-même le silence devenu trop pesant.
-"Vous avez vu les mêmes choses que moi, capitaine. Le début de l'expédition pouvait encore passer, malgré la stérilité de vos recherches entêtées pour ce trésor. Mais ces dernières semaines... Vous avez vu les mêmes choses que moi oui ou non ?! Tout le monde a vu ces choses là ! C'est beaucoup trop à supporter pour la plupart de l'équipage. Certains n'en dorment toujours pas. Et vous, vous vous enfermez dans votre bureau à longueur de journée, n'en sortant que pour donner l'ordre de foncer vers un cap d'où ces choses horribles semblent provenir. La peur et l...
-La peur ?" S'étonna Gassan en lui coupant la parole. Il souffla un bref rire par le nez. "Tu n'sais même pas c'que c'est qu'la peur..."
Un long moment de silence intervint à nouveau, les deux hommes échangeant un regard si intense qu'on aurait pu croire à la venue imminente d'un duel à mort. Fort heureusement personne n'était là pour assister à ca. Jusqu'à ce qu'on vienne tambouriner à la porte, au même instant où la voix de la vigie se mit à résonner dans tout le navire.
-"TERRE EN VUE CAPITAINE ! TERRE INCONNUE !"
Gassan sourit brièvement à Clay. Il hurla si fort ses ordres, sans bouger, que Clay en plissa les yeux, les oreilles agressées. On entendit l'homme derrière la porte détaler à toute vitesse une fois les ordres donnés. Le capitaine poussa Clay d'un revers du bras et quitta son bureau à grandes enjambées, rejoignant son équipage.
Quelques secondes passèrent avant que le jeune quartier-maître ne se mit à bouger. Il resta planté là un instant avant de poser son attention sur le bureau de Gassan, recouvert d'un chaos de documents et d'outils de navigation.
Il s'approcha doucement du bureau, avec la prudence de l'explorateur qui s'approche d'un tombeau sacré scellé depuis des siècles et enfin accessible.
Ce n'est pas de la peur, ni de l'horreur, qu'exprima le visage du jeune homme, lorsqu'il parcourut rapidement les documents posés sur le bureau. Si quelqu'un avait pu assister à ce qui se passait dans le regard du quartier-maître à ce moment précis, il n'aurait pas su d'écrire avec des mots justes ce sentiment. Clay lui-même n'aurait su décrire avec exactitude le frisson qui le traversa à ce moment là.
Toujours est-il que pendant que le jeune homme restait là, coi, le visage pâle, la Belle Veuve, aux mains nerveuses de son capitaine, approchait des côtes d'Azsuna.
Jackham
Re: [Divers récits] Gassan Bellodore
Taverne de la Quille Brisée, Cabestan, an 29
https://luciobukowski2.bandcamp.com/track/tman
-Et à la santé du capitaine !
-Yaaaarr !!
Tous les matelots de la Voile de Brume se mirent à chanter et à rire de concert, animés par l'ivresse de la victoire et du bon vin. Chacun d'entre eux profitait pleinement de ce moment, aboutissement temporaire d'une vie d'efforts rudes et sans promesse. Au fond de la taverne pleine à craquer de l'équipage fort joyeux et fort bruyant, deux jeunes hommes firent tinter leurs chopines de fer en riant.
-À la tienne, Gassan.
-À la tienne Rouge-gorge !
-Ça a été une sacré prise eh.
-Ça... j'étais vraiment pas sur de notre coup mais j'suis agréablement surpris. Qui aurait cru qu'un orphelinat abandonné pouvait contenir autant d'or ?! Haha !
Hölger sourit brièvement.
-Il faut toujours écouter son capitaine, Gassan. Le capitaine Jackham a peut-être une grande gueule, mais il tient toujours ses promesses. C'est pour ça qu'on est là ce soir. Toi moi et tous les autres.
-J'sais bien Rouge-gorge j'sais bien. Mais imagine si on avait rien trouvé ou pire, si on s'était fait piéger...
-Et alors ? Ton capitaine est un homme, rien de plus. Tu l'écoutes et tu l'suis, même dans ses erreurs. Et s'il cherche à attenter à ta vie, à t'entourlouper, ou quoi... il faut le suivre quand même. La loyauté, c'est ça qui fait tenir un équipage.
Quelque part, an 37
Des gouttes froides glissent doucement le long des stalactites noires comme des morts sensuels jusqu'à une chute libre silencieuse, avant d'enfin éclater contre le sol rocheux dans un écho sonore. Au bout de cette caverne difforme et béante, la seule ouverture donne directement sur la mer, grise et pleine de sel, dont l'écume vient s'allonger lascivement sur le sol-même de la caverne, dans un ressac envoûtant.
Au fond de cette grotte peu profonde mais noire comme la mort un homme se tient là, assis, les bras enroulés autour de jambes tremblotantes. Ses cheveux, longs et collants, lui couvrent une partie du visage, rideau organique cachant la honte enfouie que les ténèbres apportent toujours avec eux. Non loin de là, un autre homme est allongé au sol, les yeux vitreux vers le plafond constellé de stalactites crochus, doigts minéraux hideux de mains infernales semblant chercher à s'approprier l'âme du mort juste en-dessous d'elles. L'homme allongé est marqué au plexus, sous son collier de crocs de tigre, d'une profonde plaie rouge et noire, déjà pourrie, et laissant au corps sans vie le plaisir de se vider d'un sang qui s'échappe vers la mer en de fins et sinueux circuits brillants, allant se mêler à l'écume dansante.
Baie-du-Butin, an 36
Les deux hommes se serrèrent la main à la façon de certains guerriers, en se saisissant mutuellement l'avant-bras. Chose importante pour eux car ces mêmes avant-bras étaient frappés d'un tatouage sans équivoque, une représentation plus ou moins artistique d'un bateau pirate sillonnant des flots agités. Par ce symbole de reconnaissance, ils savaient que l'un pouvait compter sur l'autre en route réciprocité, attachés et fidèles malgré les tempêtes, sous l'égide du pavillon noir.
Gassan et Hölger, surnommé Rouge-gorge en raison de ses manies d'égorgement et de décapitation qu'il réservait à ses ennemis, se serrèrent ainsi l'avant-bras avant de se lancer dans une de leur plus incroyable aventure. Des mois de navigation incertaine sur des eaux dangereuses, des ennemis coriaces à défaire, des îles terrifiantes à explorer jusqu'au plus profond souterrain, avec pour seule motivation une promesse de richesse, et pour seul réconfort cette éternelle poignée de main. Et cette aventure là, par la grâce de la chance ou par le pouvoir de cette poignée de main, s'acheva en beauté, car à nouveau, ils revinrent à terre riches et victorieux.
Quelque part, an 37
Les stalagmites observent, silencieux, les ruisselets de sang disparaître à mesure que la mer vient les ramener à elle à l'aide de ses mains écumeuses.
Au fond de la caverne, l'homme auparavant assis est désormais debout, entre deux de ces stalagmites rigides, la main appuyée sur l'un d'eux. Fébrile, l'homme regarde l'autre homme, qui a été déplacé, allongé près de l'eau, l'écume venant lui caresser les cheveux blonds dans toute sa délicieuse perversion.
Puis il relève le regard vers la lune, la marée montant peu à peu, jusqu'à engloutir le visage de l'homme allongé.
Plus tôt
-Gassan... C'est pas sérieux et tu le sais...
-Rien n'est sérieux, Rouge-gorge.
-Je comprends plus rien à tes délires, ça devient n'importe quoi. T'as toujours eu ces pensées macabres au fond de toi, je l'sais, je l'sais depuis aussi longtemps qu'toi peut-être, mais là tu vas trop loin. Qu'est-c'que c'est qu'cet endroit ? Comment tu l'as trouvé ?
Hölger regardait autour de lui, faisant les cent pas. Enfermé dans cette caverne peu profonde mais noire comme la mort, le barbare ne se sentait pas dans son élément. Il bloqua son attention sur un stalactite humide quelques instants, puis fronça les sourcils.
-D'ailleurs... Comment on est arrivés ici ? Gassan... Qu'est-c'que t'as f... Il se retourna vers Gassan, et ouvrit grand les yeux en poussant un cri bref et silencieux. Son ami et capitaine se tenait là, tout près de lui, le regard vitreux planté dans le sien, la dague plantée dans son torse.
-G... Gassan... Il serra la machoîre, la douleur envahissant son corps rapidement. Le coeur avait été visé, et touché.
-Merci de ta loyauté, Rouge-gorge. On se reverra au fond.
Il sorti doucement la dague du corps de son ami, qui tomba à genoux, et s'écroula sur le dos, de tout son long.
Plus tard
https://luciobukowski2.bandcamp.com/track/proko-was-a-thug
La nuit est noire, et la lune n'éclaire plus l'ouverture de la caverne désormais presque à moitié remplie de mer. S'il y eut un semblant de présence de rouge dans l'eau à un moment donné, celle-ci est désormais redevenue grise et blanche, repue du corps qu'elle venait d'engloutir.
Gassan se tient là, debout, l'eau jusqu'à la ceinture. Il regarde droit devant lui, vers l'horizon flou séparant le ciel et la mer, une énergie étrange animant vaguement son visage pâle et partiellement recouvert par ses cheveux imbibés de sel.
La nuit est noire, et une nuée d'oiseaux passe dans le ciel éteint. La caverne, vide, avale ses derniers litres d'eau. Quelque part sur les océans, les ténèbres voguent.
Jackham
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