Poésie à Hurlevent

On les voyait agglutinés autour du kiosque comme des guêpes autour d'un cadavre. Un mariage ? songeai-je. Non, c'était plus laid encore que ça. C'était un récital de poèmes. Hurlevent, cité embourgeoisée jusqu'à la racine, vivait de ce genre de prestations médiocres qui arrivaient toujours à arracher quelques larmes aux tartuffes et aux personnes suffisamment malentendantes pour en trouver la moindre qualité.

Aujourd'hui, c'était une pucelle le huit-clos aussi étroit qu'un trou de serrure qui s'y mettait ; je m'étais toujours demandé comment certains pouvaient vivre si peu et écrire autant sur la vie, sur des choses qu'ils n'avaient pas vécues. Ils devaient avoir beaucoup d'imagination.

Dans le silence opiniâtre digne d'un cercle d'érudits, on entendit :

"Aux fleurs se succèdent les saisons,
Aux saisons, les fleurs se succèdent.
Ta raison est colorée,
Ta joie palpable,
Comme un Lys adoré,
Ou une grenouille à table."

Sous les applaudisements de ces esthètes à l'esprit manchot, la pucelle s'inclina, rouge de joie. Seule une voix, - la mienne - mit un terme à cette mascarade.

"C'est mauvais."

Vous les auriez vu se figer ! ça n'avait pas de prix. Droits et stoïques comme des rangées de soldats. Je m'approchai, et tous levèrent la tête pour me dévisager - car j'étais bien plus grand qu'eux. Quelques commentaires sur la droite, que je pulvérisai en un regard.

"Lothar, Uther, Varian, Antonidas... Tous morts pour ça ? Une ère de médiocrité où on ovationne des emmanchés pas foutus de nous pondre un seul vers de probant ?
- C'est de la poésie ! riposta l'un.
- Oui, et de la très mauvaise. Tout droit sortie de la cervelle d'une pucelle qui n'a sans doute jamais rien connu d'autre que l'amour épistolaire avec un autre cul étroit de son espèce. J'ai tort ?"

Je la dévisageai ; elle rougissait pour autre chose, désormais, les lèvres pincées, murée dans la circonspection. Elle n'osait pas moufter, et on la comprenait.

Alors, un jeune homme perça la foule comme un prophète hébreux, quoique la comparaison biblique s'arrêta là : les jambes torses, une poitrine simiesque, - pectoraux gras et ventre rond - des poignets de choriste et un visage saillant digne des plus grands herbivores d'Un Goro. Il était d'une laideur blasphématrice. Quelque chose, entre son crâne démesuré et ses genoux qui tricotaient maladroitement comme les gambettes d'un crabe, évoquait la posture d'un orc. D'un péon orc.

"Il dit vrai, gémit-il à l'insu de la foule, tu n'es qu'une poseuse ! Moi j'ai souffert, moi j'ai vécu... Moi je...
- Prouve-le ! fit une voix.
- Je vais le faire."

Je reculai pour le laisser passer, dans une déférence anxieuse. Quelque chose n'allait pas chez lui, de façon symptomatique. Il sortit un vieux papier de sa poche, le défroissa et le lut, cérémonieusement :

"Vous me brûlez tous, tous,
Mais elle plus que vous.
Ton derche prostré sur ton trône d'ignorance.
Le pire c'est que tu ne le sais pas !
VOUS ME BRÛLEZ TOUS BEAUCOUP TROP FORT.
J'sais que je suis qu'un trimard,
Mes mains te serrent, mes couilles te bâillonnent..."

"C'est de la merde, fis-je, sidéré.
- Mais... Ça vient des tripes !
- C'est bien ce que je dis.
- C'est... C'est authentique ! Ça pue, je sais, mais c'est la vie... Pas de gazon, que du bitum... Les hommes triment pour payer leurs tombes, les femmes accouchent dans la douleur...
- Putain.
- La vie est une souffrance née de la souffrance... Un cadeau empoisonné né du pêché.
- Et tu as déniché ça avant ou après ta troisième cuite ? A moins que ce ne soient les chapeluisants de Draenor qui t'aient inspiré cette prose.
- Ce n'est pas de la prose si c'est de la poésie.
- Ce n'est pas de la poésie si c'est sans rythme ni rime. L'un ou l'autre ; ou les deux. Bon sang, on a une esthète qui fait dans le baragouinage et un autre qui croit détenir le génie rimbaldien avec une écriture automatique inspirée de ses matinées en slibard empoissées d'herbes hallucinogènes.
- Et toi alors ? s'empourpra le poète, qu'est-ce que tu proposes ?
- Moi ? rien, vous êtes trop nuls, j'en ai ma claque.
- Conseille-nous si tu es si doué que ça.
- Il y a deux genres d'arts dans la vie : celui qu'on fait et celui qu'on imite. Toi, la bourgeoise, tu écris pour plaire : aucun fond, aucune substance. Tes vers sont complètement unilatéraux. Toi, le mocheton, c'est pire : tu forces le subversif pour attirer les regards sur toi ; les mêmes regards que tu répudies pourtant. Vous êtes dans le déni total tous les deux, or il n'y a rien de plus substantiel que la poésie. Mais bon...
- Mais bon ? tenta la pucelle.
- Le talent est dans les yeux de celui qui lit. Vous plaisez à cette foule de mollusques : profitez-en, continuez ce que vous faites et ils finiront bien par vous convaincre que vous êtes doués."

Et je partis sur ce viatique, vanné. Quelle ville troublante, tout de même.

-

Bien dit.

Un homme entend un badaud s'extasier… et des gens débattre, il sourit.
Au moins ses créations décousues circulent et font mousser !
Son humeur s'améliora d'un coup, et son envie de faire encore d'autres poésies médiocres et rigolotes le rendit songeur,
Aveugle à son environnement, il heurta un lampadaire auprès duquel il s'excusa.


(Moi je remercie "la fille" d'avoir repris un de mes brefs poèmes humoristiques, en rp, ce plagiat volatile !!! et Le Sheitan, très drôle ton petit texte :p)

Mes remerciements à toi, mon bon ami.