Avant l'ombre
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Avant l'ombre
Quand l’étranger se présente au monastère, il y a dans son regard une flamme que Bethen reconnaît pour l’avoir vue brûler dans l’oeil du maître de son maître.
Il porte un long manteau et dessous, un habit trop riche, poussiéreux et déchiré par endroits ; pas d’arme, aucun bagage.
Il s’appelle Tristan. Il ne donne pas de nom. Il s’exprime en phrases courtes et en sourires tranquilles.
Des jeunes lèvent la tête de leurs travaux pour l’observer. Il est troublant, cet homme. Il a une dignité lumineuse, mais aussi quelque chose de brut, de fragile, d’inachevé ; comme un acier pendant la trempe, qui pourrait s’affiner encore ou se briser d’un coup.
Il se met à genoux dans la poussière et il demande à être fait apprenti. Il paraît cinq ans plus vieux que leur plus vieil apprenti, mais Bethen accepte, combattant l’impulsion de s’agenouiller à son tour.
Des mois plus tard, il réalise son erreur.
Louve quitte la longue table en chêne avant la fin du repas. Depuis quelques temps, elle s’assoit toujours à l’extrémité du banc afin de se lever sans faire lever d’autres. Elle tient un bras serré contre elle pour dissimuler sous le pan de sa tunique d’apprentie un torchon en lin noué qui contient un gros morceau de pain, du fromage, des noix.
Longeant le mur de pierres, elle croise le regard de Bethen, qui dîne à l’autre table parmi les moniales et les moines. Coupe de vin en main, il ne se cache pas de suivre son départ. Elle se demande s’il sait. Il sait sûrement, décide-t’elle. Et de penser, avec une pointe d’amertume : il sait beaucoup, il fait rarement.
Les vitraux rustiques du réfectoire projettent des barreaux de lumière colorés devant la porte ; Louve les franchit sans hésiter, sentant encore le regard de l’abbé sur sa nuque. Le chauffoir est vide et il y fait frais pendant l’été. Elle s’engage dans le jardin par un accès que peu connaissent, parce qu’il est presque obstrué par le vieux pilier éventré que Bethen refuse qu’ils réparent.
Dehors, l’air embaume le thym et les pêches mûres du verger. Après s’être assurée qu’on ne la regarde pas, elle en cueille deux. Elle glisse la première dans son baluchon et elle croque l’autre.
Derrière le verger, il y a une route de terre battue, et derrière cette route, un vaste champ d’herbes folles fendu par un ruisseau. Elle traverse le champ avec des enjambées prudentes, laissant les grenouilles s’échapper loin avant de poser le pied. Louve remonte le ruisseau, et lui abandonne le noyau rongé de sa pêche.
Elle croise de grands aulnes sur la berge. Elle s’en écarte, laissant le cours d’eau dans son dos, et elle trouve bientôt une béance ouverte par des racines qui ont pulvérisé la pierre. Elle tend l’oreille, à la recherche d’un signe de présence. Elle perçoit un froissement d’étoffe.
Sur le seuil de la grotte, elle annonce :
— “C’est moi, Louve.” Et elle entre dans l’ombre creuse.
Elle y distingue une forme étirée, dos posé contre la paroi et jambes étendues. Dans sa paume, Louve convoque une lueur pour éclairer. Tristan sourit, plissant les yeux à cause de la Lumière. Son long manteau est posé sur lui comme une couverture. Non loin, la poignée ternie de son épée rougeoie sous un voile de terre sèche.
Il ne se redresse pas quand elle approche ; elle devine qu’il s’est déjà redressé, autant qu’il le peut, en entendant son pas.
—“Je t’ai apporté à manger.” Elle s’assoit à ses côtés, déposant le torchon noué.
L’odeur moussue de la grotte et l’encens qui imprègne encore son manteau ne couvrent pas la note maladive qui flotte autour de lui.
— “Merci.” Il parle à voix basse, le front penché de gratitude. “Mais j’y ai réfléchi, tu devrais arrêter. Bethen…”
— “Se doute sûrement déjà. Je m’absente pendant le dîner, pour ne pas manquer les Vêpres.” Comme Tristan n’esquisse aucun geste, elle déplie elle-même le balluchon. “Mange.”
Il détaille douloureusement les quelques mets, sans dire mot, avant de goûter une noix. Il mâche longtemps, semblant absorbé par la tâche.
— “Il ne te laissera pas revenir parmi nous, tu sais. Même si tu insistes.”
— “Je sais.” Il opine avec tristesse.
— “Mais tu restes. Tu dors par terre et tu bois l’eau du ruisseau, alors que tu es souffrant.” Elle l’avise. Sous la barbe, elle le trouve maigre et grisâtre. “Presque aussi malade qu’après la résurrection d’Emony.”
— “Oui.”
— “Si tu acceptais de rejoindre la Cathédrale, je pense que Bethen t’y emmènerait lui-même. En te portant sur ses grosses épaules.” Tristan émet un faible rire. Du bout des dents, il mange une autre noix.
Louve ne force pas la conversation. Elle repense à la première fois où ils ont arpenté le cloître ensemble. L’âge et la présence si particulière de Tristan intimidaient les autres apprentis ; il n’insistait pas et se trouvait souvent seul. Elle était venue vers lui, non pas pour le tirer de sa solitude, mais par défi, afin d’accomplir ce que personne n’osait. Elle l’avait pris par le bras, il s’était laissé faire et ils avaient marché tous deux en silence.
Il lève finalement la tête vers elle. Elle voit croître une flamme vacillante dans son oeil.
— “Si je pars maintenant…” Il cligne. La flamme crépite. “L’un d’entre vous sera emporté par une bête.” Il l’affirme sans l’ombre d’un doute. Le visage de Louve se ferme.
— “Là, je comprends Bethen.” Elle le dit sans animosité, mais Tristan se recroqueville d’un air coupable. Elle s’avance pour l’étreindre ; à travers la tunique d’apprenti et le manteau déployé par-dessus, elle perçoit la raideur anormale de ses muscles. “Je prie pour toi.”
Elle s’écarte, désignant du menton l’en-cas à peine entamé. Il offre un sourire rassurant et récupère sur ses genoux le baluchon déplié, en gage de bonne volonté.
— “Que la Lumière te garde, Louve.”
— “Qu’Elle te rende de temps en temps, Tristan.”
Il n’y a rien à ajouter. Louve quitte la grotte et ferme le poing pour éteindre sa lueur. Sur le chemin du retour, elle observe le ciel encore pâle, s’interdisant d’être triste. Elle a saisi depuis longtemps que Tristan n’est pas vraiment parmi eux, qu’il ne l’a jamais été, ne le sera jamais ; mais elle s’est parfois sentie capable de le rejoindre, comme lorsqu’elle remportait leurs duels à l’épée ou qu’elle le faisait rire à gorge déployée. C’est de moins en moins vrai.
Quand elle atteint le verger, des voix indistinctes lui parviennent, entrecoupées de claquements de sabots. Elle monte sur la clôture pour guetter : un apprenti mène un cheval gris, encore harnaché, vers l’écurie. L’animal ne partage rien avec les vieilles rosses que les moniales et les moines chevauchent pour descendre en ville. Louve comprend que le monastère reçoit de la visite.
Au lieu de se diriger vers le chauffoir, elle saute par-dessus la clôture, faisant claquer son épée dans son dos. Elle marche le long de la façade sombre et minérale de l’église jusqu’à apercevoir l’entrée principale.
Sur le porche, elle reconnaît la forme large de Bethen, de dos, en soutane sous sa cuirasse. Il fait face à une femme brune qui porte une robe immaculée et un bâton de voyage en argent. La femme recule d’un pas pour étudier le monastère sous plusieurs angles, avec un air de propriétaire. L’abbé se tient très droit.
Louve vient se glisser derrière lui, innocemment, en faisant mine de vouloir emprunter la grande porte. Là, elle s'arrête pour détailler l’inconnue du coin de l’oeil : ses longs cheveux, son visage mat et grave, l’opulence sobre de son habit d’une parfaite blancheur, les ailes qui ornent son bâton. La femme perçoit presque aussitôt qu’on l’observe ; elle examine Louve en retour, avec un intérêt soutenu.
— “Cette apprentie semble prometteuse. Qu’en pensez-vous, Bethen ?” Elle parle d’une belle voix grave.
L’abbé se retourne sèchement vers Louve, faisant claquer son armure.
— “Rentre. Tout de suite.” La dureté de son ton est si inhabituelle que l’apprentie tressaille.
Pour une fois, elle se contente d’obéir : tirant l'anneau de la lourde porte, elle s’engouffre à l’intérieur de l’église. Dans le vestibule, des mots étouffés lui parviennent encore, sans qu’elle puisse en distinguer le sens. L’intonation de la femme est légère ; les réponses de Bethen sont brèves et heurtées.
Il porte un long manteau et dessous, un habit trop riche, poussiéreux et déchiré par endroits ; pas d’arme, aucun bagage.
Il s’appelle Tristan. Il ne donne pas de nom. Il s’exprime en phrases courtes et en sourires tranquilles.
Des jeunes lèvent la tête de leurs travaux pour l’observer. Il est troublant, cet homme. Il a une dignité lumineuse, mais aussi quelque chose de brut, de fragile, d’inachevé ; comme un acier pendant la trempe, qui pourrait s’affiner encore ou se briser d’un coup.
Il se met à genoux dans la poussière et il demande à être fait apprenti. Il paraît cinq ans plus vieux que leur plus vieil apprenti, mais Bethen accepte, combattant l’impulsion de s’agenouiller à son tour.
Des mois plus tard, il réalise son erreur.
Louve quitte la longue table en chêne avant la fin du repas. Depuis quelques temps, elle s’assoit toujours à l’extrémité du banc afin de se lever sans faire lever d’autres. Elle tient un bras serré contre elle pour dissimuler sous le pan de sa tunique d’apprentie un torchon en lin noué qui contient un gros morceau de pain, du fromage, des noix.
Longeant le mur de pierres, elle croise le regard de Bethen, qui dîne à l’autre table parmi les moniales et les moines. Coupe de vin en main, il ne se cache pas de suivre son départ. Elle se demande s’il sait. Il sait sûrement, décide-t’elle. Et de penser, avec une pointe d’amertume : il sait beaucoup, il fait rarement.
Les vitraux rustiques du réfectoire projettent des barreaux de lumière colorés devant la porte ; Louve les franchit sans hésiter, sentant encore le regard de l’abbé sur sa nuque. Le chauffoir est vide et il y fait frais pendant l’été. Elle s’engage dans le jardin par un accès que peu connaissent, parce qu’il est presque obstrué par le vieux pilier éventré que Bethen refuse qu’ils réparent.
Dehors, l’air embaume le thym et les pêches mûres du verger. Après s’être assurée qu’on ne la regarde pas, elle en cueille deux. Elle glisse la première dans son baluchon et elle croque l’autre.
Derrière le verger, il y a une route de terre battue, et derrière cette route, un vaste champ d’herbes folles fendu par un ruisseau. Elle traverse le champ avec des enjambées prudentes, laissant les grenouilles s’échapper loin avant de poser le pied. Louve remonte le ruisseau, et lui abandonne le noyau rongé de sa pêche.
Elle croise de grands aulnes sur la berge. Elle s’en écarte, laissant le cours d’eau dans son dos, et elle trouve bientôt une béance ouverte par des racines qui ont pulvérisé la pierre. Elle tend l’oreille, à la recherche d’un signe de présence. Elle perçoit un froissement d’étoffe.
Sur le seuil de la grotte, elle annonce :
— “C’est moi, Louve.” Et elle entre dans l’ombre creuse.
Elle y distingue une forme étirée, dos posé contre la paroi et jambes étendues. Dans sa paume, Louve convoque une lueur pour éclairer. Tristan sourit, plissant les yeux à cause de la Lumière. Son long manteau est posé sur lui comme une couverture. Non loin, la poignée ternie de son épée rougeoie sous un voile de terre sèche.
Il ne se redresse pas quand elle approche ; elle devine qu’il s’est déjà redressé, autant qu’il le peut, en entendant son pas.
—“Je t’ai apporté à manger.” Elle s’assoit à ses côtés, déposant le torchon noué.
L’odeur moussue de la grotte et l’encens qui imprègne encore son manteau ne couvrent pas la note maladive qui flotte autour de lui.
— “Merci.” Il parle à voix basse, le front penché de gratitude. “Mais j’y ai réfléchi, tu devrais arrêter. Bethen…”
— “Se doute sûrement déjà. Je m’absente pendant le dîner, pour ne pas manquer les Vêpres.” Comme Tristan n’esquisse aucun geste, elle déplie elle-même le balluchon. “Mange.”
Il détaille douloureusement les quelques mets, sans dire mot, avant de goûter une noix. Il mâche longtemps, semblant absorbé par la tâche.
— “Il ne te laissera pas revenir parmi nous, tu sais. Même si tu insistes.”
— “Je sais.” Il opine avec tristesse.
— “Mais tu restes. Tu dors par terre et tu bois l’eau du ruisseau, alors que tu es souffrant.” Elle l’avise. Sous la barbe, elle le trouve maigre et grisâtre. “Presque aussi malade qu’après la résurrection d’Emony.”
— “Oui.”
— “Si tu acceptais de rejoindre la Cathédrale, je pense que Bethen t’y emmènerait lui-même. En te portant sur ses grosses épaules.” Tristan émet un faible rire. Du bout des dents, il mange une autre noix.
Louve ne force pas la conversation. Elle repense à la première fois où ils ont arpenté le cloître ensemble. L’âge et la présence si particulière de Tristan intimidaient les autres apprentis ; il n’insistait pas et se trouvait souvent seul. Elle était venue vers lui, non pas pour le tirer de sa solitude, mais par défi, afin d’accomplir ce que personne n’osait. Elle l’avait pris par le bras, il s’était laissé faire et ils avaient marché tous deux en silence.
Il lève finalement la tête vers elle. Elle voit croître une flamme vacillante dans son oeil.
— “Si je pars maintenant…” Il cligne. La flamme crépite. “L’un d’entre vous sera emporté par une bête.” Il l’affirme sans l’ombre d’un doute. Le visage de Louve se ferme.
— “Là, je comprends Bethen.” Elle le dit sans animosité, mais Tristan se recroqueville d’un air coupable. Elle s’avance pour l’étreindre ; à travers la tunique d’apprenti et le manteau déployé par-dessus, elle perçoit la raideur anormale de ses muscles. “Je prie pour toi.”
Elle s’écarte, désignant du menton l’en-cas à peine entamé. Il offre un sourire rassurant et récupère sur ses genoux le baluchon déplié, en gage de bonne volonté.
— “Que la Lumière te garde, Louve.”
— “Qu’Elle te rende de temps en temps, Tristan.”
Il n’y a rien à ajouter. Louve quitte la grotte et ferme le poing pour éteindre sa lueur. Sur le chemin du retour, elle observe le ciel encore pâle, s’interdisant d’être triste. Elle a saisi depuis longtemps que Tristan n’est pas vraiment parmi eux, qu’il ne l’a jamais été, ne le sera jamais ; mais elle s’est parfois sentie capable de le rejoindre, comme lorsqu’elle remportait leurs duels à l’épée ou qu’elle le faisait rire à gorge déployée. C’est de moins en moins vrai.
Quand elle atteint le verger, des voix indistinctes lui parviennent, entrecoupées de claquements de sabots. Elle monte sur la clôture pour guetter : un apprenti mène un cheval gris, encore harnaché, vers l’écurie. L’animal ne partage rien avec les vieilles rosses que les moniales et les moines chevauchent pour descendre en ville. Louve comprend que le monastère reçoit de la visite.
Au lieu de se diriger vers le chauffoir, elle saute par-dessus la clôture, faisant claquer son épée dans son dos. Elle marche le long de la façade sombre et minérale de l’église jusqu’à apercevoir l’entrée principale.
Sur le porche, elle reconnaît la forme large de Bethen, de dos, en soutane sous sa cuirasse. Il fait face à une femme brune qui porte une robe immaculée et un bâton de voyage en argent. La femme recule d’un pas pour étudier le monastère sous plusieurs angles, avec un air de propriétaire. L’abbé se tient très droit.
Louve vient se glisser derrière lui, innocemment, en faisant mine de vouloir emprunter la grande porte. Là, elle s'arrête pour détailler l’inconnue du coin de l’oeil : ses longs cheveux, son visage mat et grave, l’opulence sobre de son habit d’une parfaite blancheur, les ailes qui ornent son bâton. La femme perçoit presque aussitôt qu’on l’observe ; elle examine Louve en retour, avec un intérêt soutenu.
— “Cette apprentie semble prometteuse. Qu’en pensez-vous, Bethen ?” Elle parle d’une belle voix grave.
L’abbé se retourne sèchement vers Louve, faisant claquer son armure.
— “Rentre. Tout de suite.” La dureté de son ton est si inhabituelle que l’apprentie tressaille.
Pour une fois, elle se contente d’obéir : tirant l'anneau de la lourde porte, elle s’engouffre à l’intérieur de l’église. Dans le vestibule, des mots étouffés lui parviennent encore, sans qu’elle puisse en distinguer le sens. L’intonation de la femme est légère ; les réponses de Bethen sont brèves et heurtées.
Tristan
Re: Avant l'ombre
Tristan stagne dans le demi-sommeil pour préserver ses forces. Les heures se fondent les unes dans les autres ; sa mesure du temps est la soif, qui le pousse à quitter la grotte pour s’abreuver au ruisseau. Il ne parvient pas toujours à marcher ; le sol de la forêt accueille tendrement ses chutes. Il fait ses ablutions tant bien que mal, et il retourne se calfeutrer dans l’ombre.
Louve le visite souvent, toutes les trois ou quatre sorties, avec des vivres et des paroles simples qui le nourrissent. Son estomac se tord traîtreusement quand il mange, mais il se force. Il se reproche d’accepter l’aide de Louve ; il redoute qu’elle s’aliène Bethen.
Les visions s’espacent depuis qu’il a saisi son rôle. Il attend patiemment, laissant la torpeur habiter à sa place son corps indocile. Jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux dans la pénombre, traversé par la certitude qu’il est temps, qu’il faut prendre l’épée, se lever et rencontrer le monstre.
Il passe sur ses épaules le manteau dont il s’enveloppait comme d’un linceul. Il fouille la terre sèche à tâtons ; ses doigts trouvent et remontent le fil de la lame pour en saisir la poignée. Il se hisse debout en s’aidant de la paroi. Ses jambes ne le trahissent pas, et il ne s’en étonne guère. Tout paraît évident.
Il marche résolument vers le matin, dehors. Il se penche sur le ruisseau pour prendre une gorgée hâtive et rincer son visage. Le chant des premiers oiseaux sonne fort et clair comme un timbre de cloche ; il lui semble qu’il l’entend pour la première fois.
Il sait qu’il doit regarder près des grands aulnes. Contre les troncs, il distingue une forme tordue de la taille d’un homme, d’une noirceur d’ombre, qui se rétracte et se détend sans cesse, ignorant ses propres contours. La forme palpite, et Tristan sent qu’elle le jauge un instant avant de s’éloigner le long de la berge. Il étend sa foulée pour la rattraper, le poing serré sur son épée ; il tangue un peu, mais ne ralentit pas. La forme progresse vite. Elle s’écoule dans les aspérités du terrain et en dégorge comme de la poix.
Elle traverse bientôt le champ d’herbes folles. Tristan s’élance. C’est ici qu’il la rejoindra, et qu’importent la douleur épineuse qui transperce ses muscles et le vertige, il y est presque. Il ferme la deuxième main sur la poignée de son épée et il fond sur l’ombre. Un lueur blanche se diffracte sur la pointe de sa lame et l’embrase, tandis qu’il brandit l’arme. Il porte un estoc d’acier et de Lumière pour fendre l’ombre en deux.
Et l’ombre se fend : elle se déverse dans l’herbe, la consume comme un acide et se répand jusqu’à ses pieds, formant une flaque lisse et polie, un miroir sombre dans lequel il aperçoit son reflet. Ce reflet lui sourit faiblement, la bouche ruisselante de sang. Tristan y plante son épée un instant trop tard : le miroir vole en éclats, le sol consacré crache l’ombre, mais une poigne si froide qu’elle brûle a déjà capturé sa cheville, et le fait chuter rudement.
Son menton heurte le sol ; ses dents percent sa langue. Le sang afflue et s’écoule hors de ses lèvres. Il n’a pas lâché son épée. Il roule sur l’épaule pour repousser l’assaut d’un pan d’ombre acéré comme un tesson qui allait s’abattre sur sa nuque. L’ombre résiste brièvement et cliquète contre l’éclat blanc de sa lame, avant de se briser d’un coup. Elle projette sur lui des débris dentelés, qui font éclore une tiédeur moite sur son flanc.
Il bascule sur les genoux pendant que l’ombre se reconstitue par à-coups saccadés. Il lève son épée — la Lumière rayonne, s’épaissit, prend une consistance de pierre — et l’abat sur la forme inégale, encore branlante.
Il cligne et il se trouve soudain avachi, la tête enfouie dans une chose molle et soyeuse, saisi par une puissante effluve animale et chargée de sang frais. Il redresse le cou ; il se tient dans l’herbe, jambes pliées sous lui, devant le corps inerte et tailladé d’un grand loup. Son épée dépasse des côtes de la bête.
Il baisse le regard sur son propre torse : sa tunique est gorgée de sang, l’étoffe et son flanc déchirés par une morsure profonde. Sa langue palpite dans sa bouche ; il crache un filet sombre et gluant.
Derrière lui, il entend des claquements de sabots qui approchent. Il veut se retourner mais son flanc le foudroie. Il l’effleure d’une main tremblante, murmurant une courte prière. La Lumière coule, pliable et abondante entre ses doigts. Elle lave la douleur, puis la plaie elle-même ; l’efface progressivement comme l’eau dissout la crasse. Sous la croûte de sang, la peau redevient presque intacte, à peine rose et tendre.
Les sabots ne claquent plus. Il pivote sur ses genoux. À quelques pas, une femme trône en amazone sur un cheval gris. Elle l’observe curieusement, haussant le sourcil, sans paraître émue par la scène. Elle pose pied à terre d’un bond souple ; le mouvement gonfle ses cheveux et le pan de son habit immaculé. Tristan retient son souffle. La femme le surplombe, digne et magnanime. Il a la tête qui tourne. De façon irrésistible, il faut qu’il s’explique auprès d’elle.
— “Ce n’était pas un loup. C’était une ombre. Un monstre.” Il articule péniblement.
La femme le détaille encore, sans se presser, s’attardant sur son flanc et son menton ensanglantés. Elle lui répond avec une conviction parfaite.
— “Non, c’était un loup.”
Il vacille.
Louve le visite souvent, toutes les trois ou quatre sorties, avec des vivres et des paroles simples qui le nourrissent. Son estomac se tord traîtreusement quand il mange, mais il se force. Il se reproche d’accepter l’aide de Louve ; il redoute qu’elle s’aliène Bethen.
Les visions s’espacent depuis qu’il a saisi son rôle. Il attend patiemment, laissant la torpeur habiter à sa place son corps indocile. Jusqu’à ce qu’il ouvre les yeux dans la pénombre, traversé par la certitude qu’il est temps, qu’il faut prendre l’épée, se lever et rencontrer le monstre.
Il passe sur ses épaules le manteau dont il s’enveloppait comme d’un linceul. Il fouille la terre sèche à tâtons ; ses doigts trouvent et remontent le fil de la lame pour en saisir la poignée. Il se hisse debout en s’aidant de la paroi. Ses jambes ne le trahissent pas, et il ne s’en étonne guère. Tout paraît évident.
Il marche résolument vers le matin, dehors. Il se penche sur le ruisseau pour prendre une gorgée hâtive et rincer son visage. Le chant des premiers oiseaux sonne fort et clair comme un timbre de cloche ; il lui semble qu’il l’entend pour la première fois.
Il sait qu’il doit regarder près des grands aulnes. Contre les troncs, il distingue une forme tordue de la taille d’un homme, d’une noirceur d’ombre, qui se rétracte et se détend sans cesse, ignorant ses propres contours. La forme palpite, et Tristan sent qu’elle le jauge un instant avant de s’éloigner le long de la berge. Il étend sa foulée pour la rattraper, le poing serré sur son épée ; il tangue un peu, mais ne ralentit pas. La forme progresse vite. Elle s’écoule dans les aspérités du terrain et en dégorge comme de la poix.
Elle traverse bientôt le champ d’herbes folles. Tristan s’élance. C’est ici qu’il la rejoindra, et qu’importent la douleur épineuse qui transperce ses muscles et le vertige, il y est presque. Il ferme la deuxième main sur la poignée de son épée et il fond sur l’ombre. Un lueur blanche se diffracte sur la pointe de sa lame et l’embrase, tandis qu’il brandit l’arme. Il porte un estoc d’acier et de Lumière pour fendre l’ombre en deux.
Et l’ombre se fend : elle se déverse dans l’herbe, la consume comme un acide et se répand jusqu’à ses pieds, formant une flaque lisse et polie, un miroir sombre dans lequel il aperçoit son reflet. Ce reflet lui sourit faiblement, la bouche ruisselante de sang. Tristan y plante son épée un instant trop tard : le miroir vole en éclats, le sol consacré crache l’ombre, mais une poigne si froide qu’elle brûle a déjà capturé sa cheville, et le fait chuter rudement.
Son menton heurte le sol ; ses dents percent sa langue. Le sang afflue et s’écoule hors de ses lèvres. Il n’a pas lâché son épée. Il roule sur l’épaule pour repousser l’assaut d’un pan d’ombre acéré comme un tesson qui allait s’abattre sur sa nuque. L’ombre résiste brièvement et cliquète contre l’éclat blanc de sa lame, avant de se briser d’un coup. Elle projette sur lui des débris dentelés, qui font éclore une tiédeur moite sur son flanc.
Il bascule sur les genoux pendant que l’ombre se reconstitue par à-coups saccadés. Il lève son épée — la Lumière rayonne, s’épaissit, prend une consistance de pierre — et l’abat sur la forme inégale, encore branlante.
Il cligne et il se trouve soudain avachi, la tête enfouie dans une chose molle et soyeuse, saisi par une puissante effluve animale et chargée de sang frais. Il redresse le cou ; il se tient dans l’herbe, jambes pliées sous lui, devant le corps inerte et tailladé d’un grand loup. Son épée dépasse des côtes de la bête.
Il baisse le regard sur son propre torse : sa tunique est gorgée de sang, l’étoffe et son flanc déchirés par une morsure profonde. Sa langue palpite dans sa bouche ; il crache un filet sombre et gluant.
Derrière lui, il entend des claquements de sabots qui approchent. Il veut se retourner mais son flanc le foudroie. Il l’effleure d’une main tremblante, murmurant une courte prière. La Lumière coule, pliable et abondante entre ses doigts. Elle lave la douleur, puis la plaie elle-même ; l’efface progressivement comme l’eau dissout la crasse. Sous la croûte de sang, la peau redevient presque intacte, à peine rose et tendre.
Les sabots ne claquent plus. Il pivote sur ses genoux. À quelques pas, une femme trône en amazone sur un cheval gris. Elle l’observe curieusement, haussant le sourcil, sans paraître émue par la scène. Elle pose pied à terre d’un bond souple ; le mouvement gonfle ses cheveux et le pan de son habit immaculé. Tristan retient son souffle. La femme le surplombe, digne et magnanime. Il a la tête qui tourne. De façon irrésistible, il faut qu’il s’explique auprès d’elle.
— “Ce n’était pas un loup. C’était une ombre. Un monstre.” Il articule péniblement.
La femme le détaille encore, sans se presser, s’attardant sur son flanc et son menton ensanglantés. Elle lui répond avec une conviction parfaite.
— “Non, c’était un loup.”
Il vacille.
Tristan
Re: Avant l'ombre
Les images abondent, se répandent en torrent sans trouver d’obstacle. Les scènes se mêlent, se suivent, tournoient. Il ne contrôle plus rien, à tel point qu’il n’est même pas capable d’avoir peur. Son esprit déborde.
Tristan voit les visages de fantômes qui ne sont pas les siens. Une vieille femme ramasse, le coeur lourd, un bouquet de thym en fleurs. Deux enfants font la course jusqu’au ruisseau. Des louveteaux aveugles et roses gémissent en tremblant dans leur tanière. Ils périssent tous, desséchés par la faim, et les vers polissent bientôt leurs os fins comme des bijoux.
Il distingue parfois des odeurs ou des sons qui lui semblent provenir de cet ailleurs lointain où il a laissé son corps : un effluve d’écurie, puis d’encens liturgique ; une voix grave de femme, des murmures inquiets, un pas de course qui fait claquer une armure. Ces sensations marquent la progression de son corps, traîné, passé de mains en mains, posé à même le sol, étendu sur un lit.
— “C’en est assez. Je le mène à la Cathédrale. Emony, préparez un attelage.”
— “Allons, Bethen. Ils ne sauraient pas quoi en faire. Ce jeune homme n’est pas malade, seulement inexploité.”
— “Dame Marthe, sauf votre respect…” L’abbé ne lui porte aucun respect et la femme le sait et Tristan, inexplicablement, le sait.
La phrase continue mais lui s’en détourne, tiré sous un ciel crépusculaire. Un camp rudimentaire a été dressé à la lisière du bosquet. Deux chevaux fouissent la terre en quête de racines tendres. Le feu crépite doucement. Non loin, une femme et un homme s’étreignent, s’embrassent, halètent.
La femme pousse l’homme contre le tronc d’un frêne ; il la laisse faire, et son armure claque contre l’écorce. Dame Marthe sourit de ses dents très blanches et de son oeil très noir. Bethen se penche encore pour l’embrasser, mais elle le repousse de nouveau, retenant d’une main sa large épaule. De l’autre, elle commence à défaire les sangles de la cuirasse.
La scène se fige, le crépuscule dégorge ; tout se froisse et pâlit, jusqu’à devenir un drap de coton fraîchement lavé qu’on remonte sur le corps de Tristan.
— “Vous savez, Bethen, comme je hais l’oisiveté et le gaspillage. Avec moi, il sera bien mieux, et apprécié à sa juste valeur. J’ai trouvé ce que je venais chercher ici.”
— “Il n’est pas en état. Vous le tueriez.”
— “Bien sûr, il y a aussi cette adolescente effrontée qui fait, paraît-il, des prouesses à l’épée. Il me semble que c’est votre meilleure apprentie. Comment s’appelle-elle ? Louve, je crois.”
Au loin, un linge humide effleure le visage de Tristan. Plus proche, le vent lui griffe les joues tandis qu’il s’avance sur la jetée, fixant l’horizon flou et agité de vagues. Il se sent creux et si lourd de regrets. Il marche lentement vers le rebord et il l’enjambe, sans un regard pour l’eau glacée. Il sombre. Sous la surface, Dame Marthe est une forme diaphane. Elle le saisit par le col avec un sourire mystérieux et l’océan le recrache malgré lui.
Des sabots ferrés et des roues heurtent un chemin de pierre. On force le goulot d’une gourde entre ses lèvres.
— “Ne sois pas si dramatique, Tristan.” La voix de la femme paraît légère, mais elle ordonne.
Un filet d’eau ruisselle dans sa bouche. Son corps déglutit avec peine. Le débit augmente, l’eau coule le long de son menton sans diminuer jusqu’à ce qu’il s’étouffe en toussant. De longs doigts lui caressent les cheveux pendant ce temps.
— “Je te mène chez moi, dans mon église. Bethen n’a pas de place pour un apprenti qui ne tient pas debout. Mais moi, je suis patiente. Je peux t’apprendre à gérer ces visions et à les mettre au service de la Lumière.”
Il ne parvient pas à acquiescer. Il perçoit de façon incertaine que son corps est recroquevillé sur le banc d’une voiture d’attelage, dans une posture inconfortable.
Le banc se dérobe et Tristan fait maintenant face à une cabane misérable. La porte s’ouvre avec un hurlement de rage. Un homme au visage mat et à la barbe broussailleuse en jaillit, tirant une enfant par le bras. Il la jette dans la poussière avec violence et disparaît de nouveau à l’intérieur. L’enfant sanglote, se tasse, couvrant son genou esquinté de sa paume. Elle porte une robe déchirée et ses cheveux bruns sont sales et noués.
L’homme revient en brandissant une bouteille à demi-vide. Il répand des postillons et des mots inintelligibles, déformés par la colère. L’enfant se ramasse plus étroitement pour encaisser les coups, mais au lieu de frapper, l’homme débouche sa bouteille et déverse l’eau-de-vie sur elle. Les pleurs redoublent, entrecoupés de hoquets. De l’autre main, l’homme claque un briquet à silex qui produit une flamme haute et vive.
Soudain, un mot siffle à l’oreille de Tristan : non. L’image se déchire hors de son esprit, comme une page que l’on arrache. Le mot se prolonge, gagne en intensité jusqu’à devenir un cri inhumain. La douleur explose et résonne jusque dans ses os.
Son esprit retombe dans son corps ; son corps se tord et chute rudement du banc. Le cri se tait d’un coup et la souffrance atroce reflue. Tristan distingue une respiration saccadée, qu’il finit par reconnaître comme la sienne, et la piqure du sol hérissé d’échardes.
— “Fais attention. Je ne veux pas que tu te blesses en tombant.” La voix de la femme est terriblement froide.
Elle le hisse sur le banc sans ménagement, avec une aisance surprenante. Sa tête frappe le mur du coche. Il fixe la peinture écaillée du plafond. Pour la première fois depuis longtemps, il se sent totalement ancré dans le présent et dans sa propre chair. Au lieu de le rassurer, cette impression lui noue la gorge. De façon confuse, il comprend qu’une fonction importante vient de se fracturer en lui. L’image d’un chardonneret battant en vain d’une aile tordue s’imprime sur le plafond. Il tend l’esprit dans sa direction, mais l’image vacille et s’éteint.
Une main saisit le menton de Tristan pour lui faire baisser la tête. La femme l’examine, penchée sur lui, en fronçant les sourcils.
— “Regarde ce que tu t’es fait…” Elle le dit d’un ton de reproche, mais sa voix est sensiblement plus tiède. Sans en être bien certain, il croit percevoir de l’inquiétude.
— “Qu’est-ce que je me suis fait ?” Il balbutie. Tout lui paraît pesant, d’une solidité oppressante.
La femme ne répond pas. Il tend le bras vers elle sans l’atteindre ; elle ne lui accorde même pas un regard. Il n’est pas capable de faire plus pour attirer son attention. Le tintement des fers sur la route fait éclore un mal de crâne brûlant derrière sa tempe gauche.
Fermant les yeux, il s’endort presque aussitôt. Le sommeil qui l’accueille est creux et mou, parfaitement statique, dépourvu de couleurs et de son.
Quand Dame Marthe arrive au monastère, elle est flanquée d’un grand homme que Bethen ne reconnaît pas de suite.
Sous un long manteau, il porte une armure lourde et une épée sanglée dans le dos. Il la suit à une distance respectueuse, en inclinant sa tête sombre.
Bethen réalise qui il est quand Louve s’exclame et s’élance en hâte à la rencontre de cet homme.
Tristan voit Louve qui approche, et ne s’élance pas, lui. Il se penche vers Dame Marthe ; elle lui glisse quelques mots avec un sourire en coin. Alors, seulement, il s’écarte pour rejoindre la jeune femme pendant que Dame Marthe salue froidement Bethen.
Louve serre Tristan dans ses bras ; il referme les siens autour d’elle en riant. Elle recule d’un pas pour l’observer, et le sourire de la jeune femme se fige.
Il paraît en bien meilleure forme que la dernière fois qu’elle l’a vu. Plus épais, moins pâle. Et pourtant, Louve le trouve trouble, estompé comme un vieux dessin à la pointe de plomb.
Les larmes lui montent aux yeux. Tristan la réconforte en silence.
Bethen repense aux derniers jours du maître de son maître.
Tristan voit les visages de fantômes qui ne sont pas les siens. Une vieille femme ramasse, le coeur lourd, un bouquet de thym en fleurs. Deux enfants font la course jusqu’au ruisseau. Des louveteaux aveugles et roses gémissent en tremblant dans leur tanière. Ils périssent tous, desséchés par la faim, et les vers polissent bientôt leurs os fins comme des bijoux.
Il distingue parfois des odeurs ou des sons qui lui semblent provenir de cet ailleurs lointain où il a laissé son corps : un effluve d’écurie, puis d’encens liturgique ; une voix grave de femme, des murmures inquiets, un pas de course qui fait claquer une armure. Ces sensations marquent la progression de son corps, traîné, passé de mains en mains, posé à même le sol, étendu sur un lit.
— “C’en est assez. Je le mène à la Cathédrale. Emony, préparez un attelage.”
— “Allons, Bethen. Ils ne sauraient pas quoi en faire. Ce jeune homme n’est pas malade, seulement inexploité.”
— “Dame Marthe, sauf votre respect…” L’abbé ne lui porte aucun respect et la femme le sait et Tristan, inexplicablement, le sait.
La phrase continue mais lui s’en détourne, tiré sous un ciel crépusculaire. Un camp rudimentaire a été dressé à la lisière du bosquet. Deux chevaux fouissent la terre en quête de racines tendres. Le feu crépite doucement. Non loin, une femme et un homme s’étreignent, s’embrassent, halètent.
La femme pousse l’homme contre le tronc d’un frêne ; il la laisse faire, et son armure claque contre l’écorce. Dame Marthe sourit de ses dents très blanches et de son oeil très noir. Bethen se penche encore pour l’embrasser, mais elle le repousse de nouveau, retenant d’une main sa large épaule. De l’autre, elle commence à défaire les sangles de la cuirasse.
La scène se fige, le crépuscule dégorge ; tout se froisse et pâlit, jusqu’à devenir un drap de coton fraîchement lavé qu’on remonte sur le corps de Tristan.
— “Vous savez, Bethen, comme je hais l’oisiveté et le gaspillage. Avec moi, il sera bien mieux, et apprécié à sa juste valeur. J’ai trouvé ce que je venais chercher ici.”
— “Il n’est pas en état. Vous le tueriez.”
— “Bien sûr, il y a aussi cette adolescente effrontée qui fait, paraît-il, des prouesses à l’épée. Il me semble que c’est votre meilleure apprentie. Comment s’appelle-elle ? Louve, je crois.”
Au loin, un linge humide effleure le visage de Tristan. Plus proche, le vent lui griffe les joues tandis qu’il s’avance sur la jetée, fixant l’horizon flou et agité de vagues. Il se sent creux et si lourd de regrets. Il marche lentement vers le rebord et il l’enjambe, sans un regard pour l’eau glacée. Il sombre. Sous la surface, Dame Marthe est une forme diaphane. Elle le saisit par le col avec un sourire mystérieux et l’océan le recrache malgré lui.
Des sabots ferrés et des roues heurtent un chemin de pierre. On force le goulot d’une gourde entre ses lèvres.
— “Ne sois pas si dramatique, Tristan.” La voix de la femme paraît légère, mais elle ordonne.
Un filet d’eau ruisselle dans sa bouche. Son corps déglutit avec peine. Le débit augmente, l’eau coule le long de son menton sans diminuer jusqu’à ce qu’il s’étouffe en toussant. De longs doigts lui caressent les cheveux pendant ce temps.
— “Je te mène chez moi, dans mon église. Bethen n’a pas de place pour un apprenti qui ne tient pas debout. Mais moi, je suis patiente. Je peux t’apprendre à gérer ces visions et à les mettre au service de la Lumière.”
Il ne parvient pas à acquiescer. Il perçoit de façon incertaine que son corps est recroquevillé sur le banc d’une voiture d’attelage, dans une posture inconfortable.
Le banc se dérobe et Tristan fait maintenant face à une cabane misérable. La porte s’ouvre avec un hurlement de rage. Un homme au visage mat et à la barbe broussailleuse en jaillit, tirant une enfant par le bras. Il la jette dans la poussière avec violence et disparaît de nouveau à l’intérieur. L’enfant sanglote, se tasse, couvrant son genou esquinté de sa paume. Elle porte une robe déchirée et ses cheveux bruns sont sales et noués.
L’homme revient en brandissant une bouteille à demi-vide. Il répand des postillons et des mots inintelligibles, déformés par la colère. L’enfant se ramasse plus étroitement pour encaisser les coups, mais au lieu de frapper, l’homme débouche sa bouteille et déverse l’eau-de-vie sur elle. Les pleurs redoublent, entrecoupés de hoquets. De l’autre main, l’homme claque un briquet à silex qui produit une flamme haute et vive.
Soudain, un mot siffle à l’oreille de Tristan : non. L’image se déchire hors de son esprit, comme une page que l’on arrache. Le mot se prolonge, gagne en intensité jusqu’à devenir un cri inhumain. La douleur explose et résonne jusque dans ses os.
Son esprit retombe dans son corps ; son corps se tord et chute rudement du banc. Le cri se tait d’un coup et la souffrance atroce reflue. Tristan distingue une respiration saccadée, qu’il finit par reconnaître comme la sienne, et la piqure du sol hérissé d’échardes.
— “Fais attention. Je ne veux pas que tu te blesses en tombant.” La voix de la femme est terriblement froide.
Elle le hisse sur le banc sans ménagement, avec une aisance surprenante. Sa tête frappe le mur du coche. Il fixe la peinture écaillée du plafond. Pour la première fois depuis longtemps, il se sent totalement ancré dans le présent et dans sa propre chair. Au lieu de le rassurer, cette impression lui noue la gorge. De façon confuse, il comprend qu’une fonction importante vient de se fracturer en lui. L’image d’un chardonneret battant en vain d’une aile tordue s’imprime sur le plafond. Il tend l’esprit dans sa direction, mais l’image vacille et s’éteint.
Une main saisit le menton de Tristan pour lui faire baisser la tête. La femme l’examine, penchée sur lui, en fronçant les sourcils.
— “Regarde ce que tu t’es fait…” Elle le dit d’un ton de reproche, mais sa voix est sensiblement plus tiède. Sans en être bien certain, il croit percevoir de l’inquiétude.
— “Qu’est-ce que je me suis fait ?” Il balbutie. Tout lui paraît pesant, d’une solidité oppressante.
La femme ne répond pas. Il tend le bras vers elle sans l’atteindre ; elle ne lui accorde même pas un regard. Il n’est pas capable de faire plus pour attirer son attention. Le tintement des fers sur la route fait éclore un mal de crâne brûlant derrière sa tempe gauche.
Fermant les yeux, il s’endort presque aussitôt. Le sommeil qui l’accueille est creux et mou, parfaitement statique, dépourvu de couleurs et de son.
Quand Dame Marthe arrive au monastère, elle est flanquée d’un grand homme que Bethen ne reconnaît pas de suite.
Sous un long manteau, il porte une armure lourde et une épée sanglée dans le dos. Il la suit à une distance respectueuse, en inclinant sa tête sombre.
Bethen réalise qui il est quand Louve s’exclame et s’élance en hâte à la rencontre de cet homme.
Tristan voit Louve qui approche, et ne s’élance pas, lui. Il se penche vers Dame Marthe ; elle lui glisse quelques mots avec un sourire en coin. Alors, seulement, il s’écarte pour rejoindre la jeune femme pendant que Dame Marthe salue froidement Bethen.
Louve serre Tristan dans ses bras ; il referme les siens autour d’elle en riant. Elle recule d’un pas pour l’observer, et le sourire de la jeune femme se fige.
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