Une voie de flammes dans le Néant.

Dans la nuit du 1er jour du troisième mois de l'an 31.

Dans une petite maison de Forgefer, entre la Garde Militaire et les Communs, un jeune humain dormait. Ou du moins essayait. Ses souvenirs le harcelaient, tels des hyènes enragées sur une charogne. Il tournait et s'agitait dans ses draps, les griffes bleues de sa main gauche traçant des sillons dans le tissu à chaque mouvement ...

Il revoyait le visage défait de Tsilath Dallyn, enchaîné dans sa cage, alors qu'il se précipitait sur lui, griffes tendues ... Corwin savait que quelque chose s'était brisé en lui quand il avait appris que cet homme-là avait emmené Stella, sa future épouse, si loin ... Il était loin de se douter que cette énième blessure infligée à son esprit douloureux serait la plus terrible de toutes ... Elle avait ouvert la voie à sa colère. Une rage si puissante qu'elle le possédait quasiment. Le transformant en un homme instable et terrifiant ... Sa voix aussi changeait lorsqu'il sombrait dans la fureur, grave et profonde, comme parlerait la tempête ...

 "Corwin commence à sombrer ... Il est en train de perdre son humanité" avait dit Rislon, juste après qu'il ait exécuté Tsilath. Massacré serait plus approprié apparemment, au vu de la réaction de l'informateur. Et Stella ... Sa demande en mariage ...

Maintenant, Corwin commence à approcher ce qui hante son cœur. Cette émotion primaire, la colère, devenue léviathan enflammé semblait animée de sa propre volonté ... Rugissement furieux alors qu'il tente de percer ce mystère. Son âme brûle, prise au piège dans sa propre immatérialité. Et en lui résonne la voix du léviathan, grondement igné : 
 _ Brûle avec moi ...

Son esprit s'emballe, refusant cette fatalité. Et choisit de se taire, possédé. Alors que sa colère le démonte, pièce par pièce, des souvenirs d'une époque passée remontent, bulles éclatant dans le magma infernal de ses perceptions ...

 Derrière ses paupières étroitement closes, Corwin revoit, dans la brume de la malédiction worgen le visage de son frère Brand, à l'agonie. Il revoit aussi l'espace d'un instant la sévérité des traits de son père, le vrai, Arkhat, alors qu'il le confiait aux Soortan ...

 Flux et reflux du pouvoir de l'Ombre dans ses veines, alors qu'il se débat contre la première malédiction qui lui vole son énergie et sa volonté ... La chute, toujours plus bas, vers l'infini et l'abîme alors que l'épée d'Urai Fen se plante dans son ventre et ressort dans son dos ... La nuit où il a perdu ses yeux originels ... Douleur et souffrance, encore et toujours ... Tout tourne autour de lui, comme un manège devenu fou ... Comme lui, avant qu'Il ne vienne ... Le démoniste croyait avoir déjà atteint la limite de sa résistance à la douleur ...

  Une miette en comparaison de ce qu'il a ressenti ce quinzième jour du premier mois de l'an 31 ... Lumière inquisitrice s'enfonçant telle une lame chauffée à blanc dans l'espace infiniment ombreux de son esprit affolé ... Démontant pièce par pièce le réseau de ses perceptions à la recherche de cette toile invisible tissée par la Hendrake ... Et brûlant tout, jusqu'à la racine du mal ... Et le silence qui s'en est suivi ... Le paladin est parti, le laissant brisé ... Avec l'espoir de se reconstruire ... 

 Ses démons, intérieurs et extérieurs... Et Frakir ... Et les Moqueurs ... Et l'attente ... Et ...

Réveil. Il était dans son lit défait, à Forgefer. Sous sa peau brûlante Elle remuait, paresseusement. Comme pour lui rappeler qu'Elle le surveillait, depuis la citadelle de son cœur. Corwin se recoucha, posant dans la pénombre son regard fendu sur un petit objet en face de lui. Une fiole de sang. Celui de Tsilath ...
 Il se rendormit, épuisé. Son mariage approchait.

...

Brûle avec moi ...