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Visions de poussière

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Message  Tristan Lun 02 Mai 2022, 15:54

Tristan avance le long de la berge, évitant les flaques bulbeuses et les gros champignons pâles qui palpitent comme des organes malades. Au loin il reconnaît le toit cassé de la scierie, dépassant d’une colline nue. L’air est saturé d’une fumée jaune et visqueuse qui brûle la gorge et le nez. Il prend des inspirations courtes dans l’étoffe épaisse du col de son manteau, plaquée contre sa bouche.

Plus le temps passe et plus son pas traîne sur la terre grasse qui semble s’agripper à l’acier de sa botte pour la retenir. Il sait qu’il doit bientôt atteindre le lieu du rendez-vous ; sinon, il ne l’atteindra peut-être pas.
La plaie d’il y a deux jours, sur son flanc gauche, s’est rouverte pendant la marche. Un filet de sang ruisselle lentement hors de son plastron. Parfois, des gouttes viennent nourrir la terre morte, qui les absorbe aussitôt. Il n’a pas la force de s’en occuper.
Il est pisté depuis la dernière heure par une meute famélique attirée par l’effluve. A travers le vent strident, il entend les halètements des chiens qui se rapprochent.

Tristan ferme les yeux un instant, sans s’arrêter, et murmure une courte prière.
Quand il rouvre les yeux, il remarque un monceau de pierres lisses posé devant un flanc de coteau brunâtre. La pente est recouverte d’un tapis d’aiguilles brûlées ; le amas a été construit dessus récemment. Il s’approche, laissant la berge derrière lui. Il longe le coteau et dans le renflement d’une butte voisine, il trouve soudain un mur de roches libres sous une arche bâtie dans la terre, comme une porte close. Il le déconstruit péniblement, ôtant juste assez de pierres pour pouvoir s’y engouffrer.

Il entre avec fracas, l’acier de son armure cognant contre la roche.
A l’intérieur du tertre, l’éclat flottant d’une lanterne enlumine un aménagement improvisé mais chaleureux : une tenture d’un bleu profond a été suspendue sur un mur au-dessus d’une cassette ornementée, deux tabourets sont posés près d’un réchaud alchimique qui grésille sous une casserole, et au fond une paillasse tiédit sous une épaisse couverture. L’air y est respirable, légèrement parfumé de cèdre. Des mots de pouvoir liturgiques ont été tracés au sol à la craie.

Une femme, qui lisait debout face à la tenture — un ciel nocturne tissé d’étoiles d’argent — referme son livre et se tourne vers lui avec nonchalance. Elle porte une robe immaculée qui contraste avec ses longs cheveux et sa peau mate.
Il pose le genou à terre pour la saluer, malgré son flanc écorché. Il en tressaille et exhale :
— “Dame Marthe.”
Sans attendre de réponse, il se tourne à genoux vers le mur défait de l’entrée pour reconstruire.

Dame Marthe claque la langue. Quelques enjambées suffisent à parcourir la pièce. Elle le saisit par l’épaule, d’une poigne légère mais assurée ; celle d’une femme qui a l’habitude d’être obéie. Il se redresse en tremblant sous l’effort.
— “Va t’asseoir. Vide ton sac, et surveille notre repas. Cela ne doit pas bouillir.” Elle plisse les yeux, avisant d’un oeil critique la croûte de sang coagulée sur son armure. Elle n’ajoute rien.

Il s’installe lourdement sur un tabouret et défait la sangle épaisse et tordue de son havresac, qu’il laisse glisser au sol. Il soulève le couvercle de la casserole ; les vapeurs aromatiques du civet tordent son estomac vide. Il touille doucement et referme le couvercle.

Pendant ce temps, Dame Marthe colmate l’entrée avec des gestes vifs et précis, comme si la roche ne pesait rien.
Il commence à vider son sac : il en extrait un long fémur, calciné d’un côté, blanc comme l’émail de l’autre ; un morceau d’écu brisé, bosselé, sur lequel on devine à peine l’emblème de Lordaeron ; un licol en corde tressée, maculé de sang bruni ; un caillou recouvert de mousse ; la poignée rongée d’une épée d’entraînement pour enfant…
Il dispose le rang d’objets face à son tabouret. Dame Marthe parcourt la collection. Elle observe avec détachement :
— “Il manque le collier de grelots.”
— “Je sais.” Il passe sa main gantée sur son visage avec un soupir contrarié.
— “Qu’est-ce ? Ce n’était pas sur la liste.” Elle a saisi le caillou moussu et le fait rouler dans sa paume.
— “Depuis la dernière fois, Browman s’est installé dans une vieille taverne de la Croisée. J’ignore comment il y survit. Il m’a offert ce… présent pour avoir purgé sa cave de toutes les goules qui l’occupaient. Je n’ai pas réussi à le persuader de partir.”

Elle dépose le caillou à l’écart, et entreprend d’emballer chaque objet dans un drap blanc qu’elle a tiré de la cassette, avant de tous les y ranger. Tristan touille encore, puis elle s’enquiert :
— “De nouvelles visions ?”
— “Non.”
— “Des traces de l’Autre ?”
— “Peut-être…”
Elle n’insiste pas.

Il est éreinté, et le grésillement du réchaud et la tiédeur sereine du lieu le ramollissent presque jusqu’à l’assoupissement.
— “Ne t’endors pas encore. Tu dois manger un peu, et défaire ton armure. Je ne peux pas te porter jusqu’au lit.”
Il sursaute et se redresse sur son tabouret.
— “Je soignerai tes plaies, mais tu as besoin de repos. Je ne t’attendrai pas. Nous partons au Sud, et j’ouvre la voie.”

Il hoche lentement la tête pendant qu’elle lui offre un bol de civet épais et fumant. Il se brûle sur la première cuillère et tousse. La viande boisée du chevreuil est imbibée de beurre et fond en bouche. Les aromates et le vin rouge chassent le goût bileux de l’air des Maleterres. Sa fatigue est telle qu’il se force pourtant à manger.

Du coin de l’oeil, il observe Dame Marthe sortir de la cassette un flacon opaque qu’il reconnaît immédiatement. Il tend son bol, dans lequel elle verse une goutte sans un mot. Elle glisse ensuite le flacon dans le havresac de Tristan et referme la cassette.
— “Tu as de quoi tenir un mois. Une goutte par jour ; une tous les deux jours si tu dois rationner.”

Elle se sert enfin une louche de civet, reprenant la lecture de l’ouvrage qu’elle a posé sur son genou pendant que le bol tiédit. Le bruissement des pages répond au raclement de la cuillère de Tristan, puis il dépose sa gamelle vide près du réchaud.
Il ôte ses gants en s’aidant de ses dents et commence à détacher les sangles de son gorgerin. Le battement de son coeur enfle petit à petit dans ses oreilles, jusqu’à devenir assourdissant.

Il se réveille étendu sur la paillasse, en braies et chemise, enroulé dans l’épaisse couverture. La flamme de la lanterne danse encore mais la pièce a été presque entièrement vidée. Son armure est disposée nettement à la place du réchaud. Le caillou moussu de Browman à été abandonné à côté.

Tristan se redresse, tâtonnant son flanc gauche dont la plaie est devenue une bande de chair tendre, sensible mais intacte.
Il peut tendre le bras pour attraper son sac. Un morceau de parchemin a été épinglé sur la sangle. Il le déplie :
LISTE 122
Hautes-terres Arathies
- Ferme des Dabyrie. Pour Elohis : un ornement traditionnel de la noblesse de Strom, tombé en la possession d’une Hurleuse.
…”
Tristan
Tristan


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Visions de poussière Empty Re: Visions de poussière

Message  Tristan Dim 12 Juin 2022, 16:52

Devant la porte close de son étroite cellule de la Cathédrale, il sait déjà. Tristan entre, la tête courbée par anticipation. Il trouve la femme debout près du vitrail, sublimée par les derniers rayons de l’aurore à travers le verre teint. Elle est vêtue d’un habit liturgique, paré de fines chaînes dorées et d’améthystes, les épaules drapées de cheveux sombres. Elle tient un grand bâton de cérémonie orné d’un aigle. Il ne peut s’empêcher de retenir son souffle quand elle se tourne vers lui.
Elle fixe la porte en haussant un sourcil ; il la referme aussitôt. Elle fait un geste de main vers le centre de la pièce ; il s’avance. Il pose le genou à terre — les plates de son armure claquent. Il montre la nuque dans une posture de dévotion parfaite.
— “Dame Marthe.”
Elle l’ignore un instant, revenue au vitrail qu’elle caresse du bout des doigts avec un soupir. Puis :
— “Debout.”
Il s’exécute. Dame Marthe approche et lui fait face. Il pourrait tendre le bras pour l’effleurer, s’il osait. Il la dépasse de deux têtes, mais elle parvient à le regarder de haut.
— “Que fais-tu, Tristan ?”
Il lui raconte tout. La demeure du 5 bis, la Troupe, Monsieur Linessa. Ici, elle lui demande plus de détails ; là, elle l’interrompt sèchement pour qu’il résume. Quand il en a terminé, elle l’avise en silence et il comprend qu’elle est déçue. L’estomac noué, il se force à soutenir son regard.
— “Je te trouve bien distrait.”
Elle marche maintenant autour de lui, en faisant claquer son bâton sur la pierre.
— “Faire don de onze jours de service à un démon ? Tu aurais mieux fait de lui concéder onze ans de ta santé. Et cette Troupe qui lui est liée…”
Elle s’arrête dans son dos.
— “Tu t’es attaché à ces gens. Cela ne te ressemble guère.” Il sent son regard glacé sur sa nuque. “Te voilà aujourd’hui devant moi, sans rien à m’offrir.”
— “Je n’ai pas reçu de liste.”
Elle émet un fredonnement contrarié.
— “Cela ne t’arrêtait pas, jadis. Tu composais ta propre liste et tu oeuvrais pour la Lumière sans qu’il soit nécessaire de t’en persuader.”
— “Je vais me rattraper.” Il joint les mains devant lui avec une ferveur pénitente.
Dame Marthe reprend sa déambulation. La cadence du bâton est abrupte.
— “Ils rejoignent les Hinterlands, dis-tu ?” Il opine. Elle passe de nouveau devant lui, impassible. “Suis-les, si tel est ton souhait.”
Quand elle l’annonce, il réalise à quel point il le souhaite. Elle doit le réaliser aussi.
— “N’oublie pas qui tu es, Tristan. Tu occupes un rôle mineur mais crucial.”
Dame Marthe se tient sur son flanc. Il sent le pied métallique du bâton qui frôle le creux de son genou, là où l’armure s’articule et offre un pan de jambe vulnérable.
Elle ajoute, avec une certaine douceur :
— “Nous avons besoin de toi.”
Le pied métallique s’éloigne. Puis le bâton siffle en fendant l’air, et l’acier frappe sèchement l’articulation fragile qu’il venait de quitter. Sa jambe se plie ; la douleur remonte le long du nerf jusqu’à la cuisse. Près de lui, il entend le soupir las de Dame Marthe.

Il cligne, et il se trouve devant la porte close de son étroite cellule de la Cathédrale. Son genou le lance et palpite. Il entre en boitant dans la pièce vide.
Tristan
Tristan


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