Flaque rouge
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Flaque rouge
Elle marchait, les larmes pleuvant le long de ses joues comme un cascade millénaire et ne voulant cesser de couler. La gorge sèche, le regard vide, ses pieds se traînaient avec difficulté sur les pavés clairs de Hurlevent, crissant au moindre pas. Les bras balans, l’œil terne, elle ne regardait pas devant elle, ne s’excusait pas lorsqu’elle bousculait les passants. Elle ne faisait que traîner ce qu’il restait d’elle vers un endroit calme, un endroit où il serait facile de s’abandonner complètement, un endroit où personne ne pourrait la voir. Les ruines alentours du parc.
Elle se laissa tomber contre une pierre, les pieds dans l’eau, les yeux rivés sur le ciel. Bleu. Trop bleu.
J’aime tes yeux… Ils me font penser au ciel !
Elle n’avait rien mangé depuis la veille, mais cela ne l’empêcha pas d’être prise d’un haut le cœur. Son visage changea, la tristesse commença à s’y dessiner, petit à petit. Elle s’immisça dans la courbure de ses lèvres et dans la ligne de ses sourcils, illuminant ses yeux. C’était dix ans de malheurs qui remontaient, d’un coup. Tous ses efforts pour vivre, anéanti en une fraction de seconde, par un simple geste, un simple regard, une simple phrase. Et cette phrase qui revenait, cette même phrase, prononcée par des voix si différentes. Sois heureuse. Sois heureuse. Sois heureuse. Sois heureuse. Sois heureuse. Sois heureuse. Sois heureuse. Sois heureuse. Huit voix, huit départs, huit séparations. La dernière voix, c’était la sienne. Il n’avait pas compris qu’en la laissant, il avait anéanti toutes ses chances de bonheur ?
Elle retira les doigts de sa bouche pour laisser la bile en sortir, se mettant à tousser. Sa gorge la brûlait, mais ça ne s’arrangeait toujours pas. Rien ne changeait. Elle remonta ses genoux contre elle et les enserra de ses bras, enfonçant ses ongles dans la chair de ses bras, les yeux rivés sur le vide. Quatre points rouges apparurent bien vite sur chacun des bras et mirent à suinter. Elle se mordit la lèvre et continua jusqu’à ce que la flaque à ses pieds se teinte de carmin. Elle observa les volutes écarlates danser au gré du courant. Rouge.
Rouge.
Quand elle le voit, elle devient toute rouge !
Elle agrippa ses cheveux et hurla. Les voix continuaient. Les voix s’intensifiaient. Son cri se mourrait. Elle se laissa glisser en arrière, ses jambes désormais à moitié dans l’eau et ne put empêcher les soubresauts de venir secouer son corps tout entier alors qu’elle hoquetait. Et dans sa tête, une petit voix dominait les autres.
Je n’en peux plus, je n’en peux plus…
« Je n’en peux plus… » Lâcha-t-elle d’une voix sourdes. Elle détacha l’un des couteaux fixé sur sa poitrine et dirigea la pointe vers son poignet gauche, contractant tout son bras.
Tu as la vie devant toi… Vis pour toi
Trois voix assourdirent les autres. Elle avait promis, c’est vrai. Elle leur avait promis. Elle retourne la couteau et observa la lame aiguisée, sombre. Elle l’appuya sur son avant-bras et la fit lentement glisser. Un filet rouge dansa jusqu’à son coude pour venir s’élancer dans le vide, rejoignant la flaque et les autres volutes. Elle retira la lame et observa la plaie, poussant un soupir de soulagement. Elle était plus calme, maintenant. Elle continua, appliquant des entailles peu profondes sur son avant-bras, adossée à la pierre, réfléchissant. Se rappelant.
Il avait menti, ça n’avait été qu’un jeu. C’est ce qu’il lui avait dit.
Il mentait encore, elle en était sûre. Tout cela ne pouvait pas être vrai.
Je t’aime…
Elle hurla et plaqua ses mains sur ses oreilles, lassant le couteau tomber dans la flaque. Mais il continuait de le lui dire, sans cesse, sans cesse, de sa voix basse et douce, son souffle chaud se fracassant contre ses oreilles et sa nuque, secouant les mèches de sa chevelure. Elle laissa échapper un autre hoquet et vint compresser les plaies de son bras, ravivant une vive douleur qui fit taire les voix. Elle regarda sa main. Rouge. Elle hurla à nouveau.
« MERDE ! »
Il fallait vivre. Supporter ce calvaire. Attendre que la douleur passe, et un jour se venger. Si elle ne l’aimait plus. Mais réussirait-elle à ne plus l’aimer ?
Elle songea à nouveau à ses gestes, à ses lèvres, à ses mots. Ses doigts s’entrelaçant aux siens. Ses yeux se plongeant dans les siens. Ses lèvres se mêlant aux siennes. Tout son corps se tendit et se respiration s’intensifia. Quand Al’ est mort, il avait été là. Il avait toujours été là, lorsqu’elle en avait besoin. Il l’avait défendue, il l’avait écoutée, il l’avait comprise et réconfortée. Elle ne pouvait pas, ne voulait pas, croire que tout cela n’avait été qu’un jeu, qu’un vulgaire mensonge. Un passe-temps.
Elle farfouilla son sac et sortit une petite bouteille de rhum qu’elle versa sur son bras, se mordant la lèvre. Etonnament, la douleur lui faisait du bien. Elle faisait taire les voix et les souvenirs. Elle la ramenait à la réalité. Elle la rendait lucide.
Il ne fait peut-être ça que pour te protéger.
Si ce qu’elle connaissait d’Akhal n’était pas un mensonge, ce devait être le cas. Le Renard ne l’aurait jamais laissée se faire embarquer dans une telle mascarade. Et les yeux d’Akh étaient les pages d’un livre complexe qu’elle avait appris à déchiffrer, et elle voulait croire qu’elle les avait correctement interprétées. La bouteille retourna dans le sac et fut remplacée par un rouleau de bandage qu’elle appliqua sur le bras, impassible, les yeux rouges, simplement. Elle nettoya ses mains et s’en fut, ne laissant derrière elle qu’une flaque rouge.
Pipeau/Frehda
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