Les Aspects de la Grande Bête

Cinq jours, déjà.

Cinq jours que cette traque avait commencé, et Towann n’avait que brièvement aperçu des ailes couvrir les rayons du soleil pendant un bref instant. Il tenait une piste, c’était certain, mais comme Garin Crin-de-Fer le lui avait si bien expliqué c’était une piste que l’on mettait quelques jours à trouver et quelques secondes à perdre.
Le chasseur pouvait apercevoir Havran’Iliz se rétrécissant toujours plus alors qu’il gravissait cette montagne sacrée pour les Marteau-Hardi. Les pisteurs qu’il y avait rencontré avant d’entamer son ascension avaient éclaté de rire en apprenant le but de sa venue. Seuls les meilleurs d’entre eux avaient pu voir de leurs yeux les grands aigles du pic, et ceux qui étaient parvenus à en apprivoiser un se comptaient sur les doigts d’une main. Il allait donc de soi qu’un elfe arrivé de nulle part sans aucune connaissance de ces terres ni de la noblesse de ces oiseaux était bien incapable d’en dompter un.

Mais c’était l’un d’eux qu’il fallait pour sa Meute.



« - Tous les belluaires de Sin’kala ne parviennent pas au point que tu viens d’atteindre Towann, tu as franchi un cap pour désormais passer ce que l’on appelle l’Epreuve de Sin’kala. Tu dois maintenant former ta propre meute en domptant chaque aspect de la grande Bête. J’ai vu mon maître passer cette épreuve il y a des siècles de cela, et pour y parvenir il a suivi un ordre précis : Le Serpent, l’Oiseau, le Loup, le Félin et enfin l’Ours. Tu ne pourras dompter chacun qu’après être entré en parfaite osmose avec le précédent. »


Lorsqu’Altanil lui avait expliqué dans quelle impasse – ou presque – il se trouvait, Towann n’aspirait qu’à une chose, tisser à nouveau le lien perdu avec Keyna, sa tigresse. Mais à présent il prenait bien plus au sérieux la quête de sa Meute, réalisant que son maître lui-même n’avait pas eu la chance d’être choisi pour l’Epreuve.
Akesh, son serpent volant, était rapidement devenu une extension de lui-même comme Keyna avant lui. Le lien était différent, les sensations partagées également, mais tout cela s’était aussi passé bien plus vite. Il savait maintenant ce que voyait le Serpent, sa façon de percevoir le monde dans laquelle les sons ne s’entendent pas mais se ressentent par chaque pore de la peau. Il voyait désormais les obstacles différemment et songeait plus à trouver une solution de facilité plutôt que de charger avec tout son orgueil.

Si le Serpent et le Félin étaient si radicalement différents, et s’il en allait de même pour chaque aspect de Sin’kala, comment verrait-il le monde après s’être lié à chacun d’eux ?
Depuis toujours Towann craignait que la Bête ne lui fasse perdre sa conscience ou sa lucidité, et il réalisait toujours plus à quel point Elle pouvait l’influencer. Mais il essayait malgré tout de se convaincre que cette quête était une voie vers la sagesse, l’ouverture d’esprit ou quoi que ce fut de positif. Et cet optimisme ne lui ressemblait pas, une raison de plus de s’inquiéter.

Mais pour l’heure, il noyait ses doutes dans la méditation.
Il devait limiter ses mouvements au maximum non seulement pour économiser ses forces mais aussi parce que ce pic était dépourvu de toute cachette pour se dissimuler à l’œil perçant des grands aigles. Les rares buissons qui parsemaient cette montagne tannée par le soleil lui arrivaient au genou tout au plus. Sa traque se résumait alors à attendre sans bouger, se fondre dans le décor comme s’il en était une composante aussi immuable que les affleurements de roche, jusqu’à apercevoir l’ombre fugace d’une paire d’ailes perturber la lumière cuisante, et alors poursuivre l’ascension en les suivant avant de se figer à nouveau à sa disparition.
La nuit était synonyme de repos et de restauration, grâce à Akesh qui chassait de petits rongeurs durant la journée. Le serpent leur injectait une légère dose de venin suffisamment mortelle pour en venir à bout, et Towann s’y était découvert une heureuse immunité probablement due à leur lien.

Jusqu’ici les choses se passaient comme le nain les lui avait décrites. L’oiseau le mettait à l’épreuve et le guidait lentement jusqu’au sommet pour un face-à-face.


Akesh apparut subitement dans le champ de vision de Towann, et il se félicita intérieurement de ne pas se laisser distraire tandis que haut dans le ciel, la silhouette de l’oiseau de proie se découpait, minuscule mais salvatrice pour ses membres ankylosés. Le sommet était plus proche que jamais, il était hors de question de perdre la piste maintenant.
D’une pensée, le chasseur intima à son serpent volant de revenir s’enrouler autour de son cou. Il gravit rapidement le flanc de la montagne sans lâcher le ciel des yeux. Son souffle se coupa quand il vit l’ombre de l’oiseau grandir et s’éloigner du soleil qui commençait à décliner.

Il descendait, de plus en plus vite, et Towann put enfin détailler la bête. Un jeune mâle qui n’avait rien à envier même aux plus majestueux aigles d’Hyjal. Le plumage étincelant plaqué par le vent dans sa descente en piqué ne laissait pas de place au doute quand à la taille impressionnante de l’animal, il était facile de deviner avec quelle puissance il pouvait prendre son envol ou saisir une proie.
Mais le belluaire perdit vite l’animal de vue lorsque celui-ci disparut derrière le pic de la montagne. Pris de sueurs froides à l’idée de perdre le fruit de sa chasse si près du but, il se mit à courir en pestant contre ses membres engourdis pour franchir le peu de distance qui le séparait encore du sommet.

C’est en franchissant un affleurement rocheux à l’aspect tranchant que Towann réalisa que la montagne était surplombée d’un petit plateau et non d’un pic comme la vue d’en bas le laissait présager. Au centre de celui-ci, un immense rocher était parsemé de gravures et de parures sans doute laissées là par des pèlerins Marteau-Hardi venus chercher un de ces aigles ou dieu sait quoi d’autre.
A l’arrivée de l’elfe, un griffon sauvage prit son envol pour quitter le sommet mais l’attention du nouveau venu était focalisée sur le regard de l’oiseau perché sur le grand rocher. Des yeux dorés qui dévisageaient le chasseur alors que les plumes gonflées de l’aigle lui donnaient un aspect encore plus imposant à l’approche de l’affrontement.

Le belluaire approcha alors à pas lents, sans que lui ou l’aigle n’ose ciller ou détourner le regard même un bref instant. Akesh sifflait doucement, affecté par l’impatience de son maître. De violents coups de vent balayaient le plateau qui semblait avoir été déserté par toute vie, spécialement pour le face-à-face du chasseur et de l’oiseau de proie.
Puis le cri menaçant de l’aigle stoppa net Towann dans son avancée. A peine cinq mètres les séparaient désormais, aussi l’elfe leva très lentement une main devant lui.

Il était temps de voir s’il était suffisamment en osmose avec Akesh pour dompter l’oiseau de sa meute, mais une once de doute le parcourut alors. Jamais il n’avait lié son esprit à celui de plusieurs bêtes à la fois et il en redoutait les conséquences. Mais au point où il en était désormais, il ne pouvait plus reculer.


A la seconde où il effleura l’esprit de l’aigle, Towann sentit qu’il était capable de le dompter mais ne put s’en réjouir. Le rapace avait subitement déployé ses ailes et fondait déjà sur lui, serres en avant.
Le cuir du gantelet droit du chasseur subit la première griffure, mais l’autre vint lacérer la chair laissée visible par son armure alors qu’une lutte mentale s’engageait. Se focalisant sur celle-ci, il ne sentit pas Akesh glisser lentement autour de sa gorge, ni le lien avec le serpent faiblir.

L’aigle frappa alors du bec, plus acéré qu’il n’en avait l’air, mais Towann réagit en conséquence. Son bras servant actuellement de perchoir au rapace, il n’eut qu’à l’écarter rapidement au moment propice pour éviter de se faire crever les yeux.
C’est alors qu’il sentit la pression sur sa gorge croître à mesure qu’il commençait à percevoir les sensations de l’oiseau. Akesh s’était glissé sous sa capuche et tentait de l’étouffer. Grondant, il saisit les anneaux du serpent de sa main libre pour le tirer devant lui mais vit alors les crocs empoisonnés se planter au-dessous de son poignet. Et déjà, l’aigle bondissait pour lui lacérer le visage.


La situation lui échappait.

Towann commençait à comprendre en quoi il s’agissait d’une épreuve. Il avait naïvement cru que son familier l’aiderait lors du nouveau domptage, mais il devait maintenant gérer deux bêtes enragées sans pouvoir compter sur d’autres compétences que les siennes.

Alors que sa capuche de mailles lui évitait de finir borgne sous le nouvel assaut des serres, l’elfe saisit alors Akesh à deux mains pour l’arracher de son cou avant que le venin ne l’handicape sérieusement. Le serpent volant retira ses crocs avec un sifflement courroucé tandis qu’il ne parvenait plus à tenir sa prise sur la gorge de son dompteur.

Le Serpent a des atouts mais la force n’est pas l’un d’eux…

Ayant enfin une poigne ferme sur Akesh, Towann l’écarta en gardant une prise de la main gauche tandis que de l’autre, il chassa l’aigle d’un revers, non sans que ce dernier ne lui laisse une nouvelle estafilade. C’est là qu’un choc terrible brouilla sa vision, alors qu’il pensait obtenir un bref répit le serpent avait vu le moment idéal pour le foudroyer. Il perdit sa prise sur le reptile et tituba un instant tandis que ses idées se remettaient en place, un bourdonnement aigu dans les oreilles.
Mais ce n’était pas le choc qui le causait, ce son caractéristique devenait familier et ce fut instinctivement qu’il tendit la main droite vers Akesh. Le générateur tazik se déchargea immédiatement et après s’être activé sous la secousse électrique du serpent il ne manqua pas de lui rendre la monnaie de sa pièce.

A cet instant, le lien que Towann avait commencé à former avec l’aigle lui fit savoir que ce dernier arrivait dans son dos. Malgré l’électrochoc, le plus clair de la soumission de l’esprit était faite mais il devait en finir vite. Se retournant brusquement, l’elfe plaça à nouveau son gantelet de manière à accueillir les serres et saisit la tête de l’oiseau de son autre main sans se soucier de la griffure au poignet sous son gant en lambeaux.

Arrête-toi IMMEDIATEMENT !!

L’esprit de l’aigle était revêche, si le travail avait paru presque terminé Towann avait sous-estimé la résistance de l’animal. Lorsque celui-ci retira ses serres du bras ensanglanté du belluaire pour tenter d’atteindre son visage, il se fit brusquement plaquer au sol.
Le chasseur avait de plus en plus de mal à se concentrer sur l’asservissement par l’esprit alors que le venin d’Akesh commençait à le lui engourdir. Mais enfin, l’aigle cessa de se débattre et son regard s’intensifia lorsque le lien entre l’elfe et l’oiseau acheva de se créer.

Towann se releva en lâchant sa prise sur le rapace et se tourna vers le serpent volant qui revenait à la charge. Il sentait ses forces l’abandonner tandis que la toxine progressait dans ses veines mais ce n’était pas encore terminé.
Il parvenait à ressentir deux liens à présent, malgré son état. Celui de l’aigle, fort et fraichement formé, et celui du serpent, sur le point de se rompre. Il fallait maintenant trouver un équilibre avant de perdre connaissance.
Quand Akesh chargea, l’oiseau prit son envol avec un cri aigu et saisit le corps de l’assaillant entre ses serres, stoppant immédiatement sa course. C’était là l’opportunité que Towann attendait pour saisir d’une main sa mâchoire et de l’autre ses anneaux pour l’empêcher de l’étouffer.

Sa vision s’obscurcissait de plus en plus vite. Lorsque ses genoux, puis son dos heurtèrent le sol, il n’en prit même pas conscience. Le peu de lucidité qu’il lui restait était réservé au rétablissement du lien d’Akesh et il était alors incapable de penser à autre chose.

Jusqu’à chuter dans le noir le plus total.

Le réveil eut un goût de poussière et une odeur de sang.

Lorsque Towann rouvrit les yeux il fut ébloui par le soleil de nouveau haut dans le ciel, alors qu’il était en train de se coucher dans ses derniers souvenirs. Il fut soulagé de ressentir les deux liens équilibrés, mais pas tout à fait.
Il percevait les vibrations du sol comme il l’avait appris après avoir dompté Akesh, mais les sensations de l’aigle lui restaient inaccessibles. Se redressant avec une grimace pour ses bras meurtris, il se souvint du venin qui lui avait fait perdre conscience et comprit que son corps l’avait purgé grâce aux attributs du serpent.

C’est alors que son nouveau compagnon vint se poser près de lui, battant de ses larges ailes. Si ce dernier semblait tout à fait docile, Towann sentait la possibilité d’affermir leur lien. Il décida de s’y risquer et sursauta immédiatement.
Le sol ne lui transmettait soudain plus la moindre vibration, mais alors qu’il observait l’oiseau, il le vit différemment. Il crut comprendre et tourna le regard vers une extrémité du plateau où il se trouvait. Et en effet, l’escarpement rocheux qu’il avait franchi pour arriver avait beau se trouver à une bonne vingtaine de mètres, il le percevait aussi clairement que s’il s’était trouvé juste sous ses yeux. L’aigle partageait avec lui sa vue, bien plus développée.

Songeant que cette acuité pouvait être une bonne opportunité d’empoigner un arc pour la première fois depuis bien longtemps, il assimila lentement le fait qu’il ne pouvait partager les attributs que d’un seul membre de sa meute à la fois.
La perspective d’avoir toute une meute lui parut soudain bien moins inquiétante pour son intégrité mentale.

Towann se redressa alors en grognant tandis que ses blessures de la veille se rappelaient à son bon souvenir avec insistance.


« - Venez vous deux, vous m’en avez suffisamment fait baver comme ça… »


Alors qu’Akesh se mit à planer en cercle au-dessus de lui, il vit l’aigle venir se percher sur son épaulière, lui adressant un regard étincelant. Après une brève réflexion il marmonna.


« - Bienvenue dans la meute Naluris. »