Ganimha Lamenuit, mémoires

An 625, l'hiver, au cours de la Troisième guerre.

Depuis le petit promontoire où nous nous trouvions, le village semblait désert. La peste, comme partout dans la région, avait emporté la plus grande partie des habitants. Une infâme odeur de putréfaction montait jusqu'à nous, et nous apercevions entre les maisons les corps de dizaines de victimes.

Aucun autre mouvement que les centaines de corbeaux festoyant sur les cadavres, qui piaillaient en sautillant d'un corps à l'autre.

Une vision d'épouvante.

Ce n'était pas la première fois que nous assistions à un tel spectacle, mais nos estomacs ne s'étaient jamais endurcis au point de ne plus se soulever d'horreur.

Lunna s'était adossée à un arbre. "Aucun survivant, dit-elle. Passons notre chemin et poursuivons vers le nord".

- Comment être sûres, répondis-je ? Certains pourraient s'être cachés. Il y a des caves dans certaines maisons. Ce ne serait pas la première fois...

- Ganimha a raison, souffla Méliande. Rappelle-toi cette enfant que nous avons trouvée il y a deux semaines, à Aldof.

- La belle affaire, répliqua Luuna en se redressant et en ajustant son carquois. Elle est morte trois jours plus tard, emportée par la maladie.

- Elle est morte entourée d'amis, répliquais-je, et pas seule, terrorisée au fond d'une cave.

Je réfléchissais quelques instants, mais ma décision était prise. Des humains auraient sans doute évité le village. Les humains sont pragmatiques, et ils estiment toujours le gain potentiel lorsqu'ils prennent un risque. Des humains n'auraient pas engagé la vie d'une escouade de soldats pour quelques villageois.

Mais nous étions des elfes. S'il n'y avait qu'un seul être vivant dans ce gigantesque charnier, nous ne pouvions poursuivre notre route sans nous en assurer. "Nous descendons", dis-je en me mettant en mouvement.

Que n'avais-je écouté Luuna, ce matin là...

Nous descendîmes donc. Avec prudence, attentives, arcs en main, flèches encochées ; prêtes, pensions-nous, si le danger surgissait.

Nous étions des sentinelles d’Orneval. Nous n'avions pas peur pour nos vies.

Ce matin là, nous sommes toutes mortes.

Lorsque tous les corbeaux se sont envolés, dans un même mouvement, nous avons compris que tout le village n’était qu’un piège.

Les corps entre lesquels nous marchions s’animèrent soudainement, comme mus par la volonté d’un unique maître.

Des dizaines de cadavres se transformèrent en autant de morts-vivants avides ; ils tentaient de nous faire trébucher, de nous agripper, leurs dents claquaient, cherchant nos jambes, leurs griffes battaient l’air, à la recherche de chair à lacérer.

Des maisons, d’autres morts-vivants se joignirent à la curée, animés d’une parodie de vie ; ils surgissaient de partout.

Nos flèches étaient impuissantes à contenir le flot de créatures ; bientôt, nous combattions au corps à corps. Nous n’étions pas préparées. Dagues contre crocs, poings contre griffes, ce n’était pas là le terrain où pouvait s’exercer notre force.

Sans l’initiative du combat, nous ne pouvions contenir un tel déchainement de violence.  

L’une après l’autre, nous sommes tombées. J’entendais mes sœurs hurler alors que les monstres les rouaient de coups, les dévoraient mêmes vivantes.

Je suis tombée à mon tour. Je me souviens d’une douleur fulgurante dans mon dos. Je trébuchais, puis m’écroulais, à genoux, l’esprit tanguant sous la violence du coup. Je sombrais. Mon visage heurta le sol. La boue avait un goût de sang.

Il faut plusieurs dizaines d’années pour achever l’entrainement d’une sentinelle d’Orneval.

Quelques instants suffisent à la tuer.

Mon erreur de jugement avait coûté en quelques minutes la vie à douze d’entre elles.

Je mourais l’âme inondée de larmes.